Notes sur la finance, une perspective marxiste.

mercredi 8 avril 2015, par Suzanne de Brunhoff *

Dans le cadre de la séance du Séminaire d’études marxistes qui s’est tenue le 2 juin 2005, deux points sont abordés [1] :

  1. Que nous apporte la référence à Marx dans une étude de la finance contemporaine ? Non seulement il y a un décalage historique, mais, de plus, Marx n’a traité la question que dans des manuscrits, y compris celui du Livre 3 du Capital publié en 1894 par Engels. Je voudrais reprendre cette question en examinant le rapport de Marx avec l’école classique, principalement Ricardo, et l’apport original de Marx sur le lien entre « capital réel » productif et « capital-argent ».
  2. Quelques remarques à propos de questions contemporaines sur l’analyse de la finance et de son considérable essor depuis les années 1980. Seront évoquées les recherches de marxistes américains (dont Paul M. Sweezy), et des indications sur l’état des lieux, notamment fournies par The Economist, cet hebdomadaire – néolibéral – que Marx lisait à la Bibliothèque de Cambridge pour s’informer sur le monde des affaires.

I- Les questions de Marx sur « le système de crédit » du capitalisme

Marx emploie à plusieurs reprises cette expression de système de crédit pour désigner le mode de financement du capitalisme de son temps. C’est une structure financière particulière, héritage de « l’accumulation primitive » du capital « marchand » et du capital de « prêt », qui a un nouveau statut par rapport au capital de production, seul créateur de valeur réelle. Marx utilise des éléments trouvés chez Ricardo, mais il le fait à sa façon.

1. L’héritage des classiques

Ricardo, « le grand économiste de la production », a développé la théorie de la valeur-travail héritée d’Adam Smith. Il n’y a que trois « facteurs de production » la terre, le capital, le travail, qui fondent la distribution des revenus – rente, profit, salaire. Le taux d’intérêt est un revenu secondaire, dérivé du profit. Dans ses écrits monétaires, Ricardo prend part aux discussions sur la politique monétaire de la Banque d’Angleterre en se rangeant du côté de la currency school : la valeur de la monnaie, même quand elle est d’or, dépend de sa quantité. L’idée d’un capital-argent n’a pas de sens ici.

Par ailleurs, il existe un groupe social de money men, ces propriétaires de fonds à placer, qui ont besoin d’une monnaie bien gérée, c’est-à-dire sans inflation Au plan international, en régime d’étalon or, et de libre circulation des marchandises et de l’or, il arrive que le taux de change de la monnaie nationale soit défavorable pour l’Angleterre. Cela « ne peut être corrigé que par l’exportation de marchandises, par un transfert de lingots, ou par une réduction du papier en circulation ». Cette conception de l’équilibre des balances de paiements est à la racine de celle des « avantages par rapport aux coûts comparatifs de production », est encore dominante dans les idées du libéralisme actuel sur le libre-échange international des marchandises, des services et des capitaux.

Marx adopte l’idée classique du taux d’intérêt dérivé du profit. Qu’il s’agisse du crédit bancaire ou des titres boursiers, le produit en est distribué aux créanciers à partir du profit de production des capitalistes industriels. Par contre, le crédit fait à l’État, pour financer la dette publique, est rémunéré par la fiscalité, revenu étatique prélevé sur ceux de l’économie réelle. Les économistes classiques ont beaucoup discuté de la répartition des impôts sur « les facteurs de production », en cherchant celle qui affecterait le moins « l’économie réelle ». Cette question n’est pas traitée ici, mais elle devra l’être dans le cadre des institutions financières, notamment les banques.

2. Capital-argent et capital réel selon Marx

La notion de capital-argent est propre à Marx, en relation avec celle de plus-value. Elle est liée à sa conception de la monnaie, qui exclut la théorie quantitative. Marx reprend à sa façon l’histoire décrite par Adam Smith. Il décrit, dans Le Capital, l’accumulation d’argent en Europe et son caractère mondial, incluant « le pillage » des ressources en biens en or et en hommes des continents non européens. L’essor du « capital commercial » et du « capital-argent », soutenu par les politiques publiques, a été une des conditions historiques du capitalisme.

Au début du Capital, Livre 1, Marx expose sa conception de circulation des marchandises en relation avec celle des valeurs d’échange et de la monnaie. En rupture avec toutes les théories quantitatives, il introduit la monnaie comme « équivalent général », avec sa valeur, et ses différentes formes et fonctions. Cela ouvre la voie à deux notions originales par rapport aux analyses des classiques. D’une part, il existe un capital-argent A, qui sera un élément de l’accumulation capitaliste. Mais, d’autre part, la formule A-A’ est absurde, car l’argent en tant que tel ne crée pas de valeur dans la circulation des valeurs d’échange. D’où l’introduction de la marchandise « force de travail » salariée, seule créatrice de plus-value et de profit.

C’est l’usage de cette marchandise ouvrière particulière qu’achète « l’homme aux écus », le capitaliste industriel, à sa valeur de reproduction en marchandises à consommer. Les biens-salaires indispensables, énumérés par Smith et Ricardo, sont ici des marchandises à acheter contre un salaire monétaire, qui entérine la valeur d’usage de la marchandise force de travail. L’exploitation du salariat n’est pas du vol, c’est le mécanisme capitaliste de base, conforme à l’échange d’équivalents et ratifié par contrat entre deux individus sur le marché du travail.

Quels que soient les avatars de la notion de capital-argent, relevés par les précédents intervenants de ce séminaire, c’est une forme du capital essentielle chez Marx. Elle signifie que le capital-argent est ambivalent par rapport à la production capitaliste : indispensable, mais incapable de se mettre en valeur par lui-même.

Cependant cette sphère de « capital fictif », augmente de façon cumulative pendant certaines périodes, point sur lequel on reviendra plus loin, comme si elle se nourrissait d’elle-même, alors qu’elle ne crée pas de valeur. La recherche par Marx d’un statut de la finance capitaliste se manifeste dans les notes du Livre 3 du Capital édité par Engels (sous réserve de la nouvelle édition allemande des œuvres de Marx et des erreurs des diverses traductions en français, anglais, etc.). Pourtant, le Livre 1 du Capital a déjà introduit le rôle du « système de crédit » dans « La loi générale de l’accumulation du capital » (chapitre 25). Ce système, d’abord modeste, selon Marx, est devenu, dans le capitalisme développé « une arme nouvelle et terrible dans la bataille de la concurrence, et s’est finalement transformé en un énorme mécanisme social pour la centralisation des capitaux ». C’est aussi le système de crédit qui a permis la construction des chemins de fer et d’autres investissements lourds.

Ce système de financement est en rupture avec l’ancienne pratique de l’usure, au plan économique et institutionnel – voir l’instauration, en Angleterre, du plafonnement légal du taux d’intérêt. Et il « rassemble les ressources monétaires disponibles, qui sont placées en actions, prêts bancaires, titres étrangers... ». Marx donne çà et là des indications sur le caractère international de ce système de crédit. Celui-ci est concentré dans les pays riches, où se forme une place monétaire et financière dominante. Celle de Londres est aussi devenue la plus importante au plan de la finance internationale, en raison de l’avance du développement industriel anglais par rapport aux autres pays européens. L’Angleterre a été l’initiatrice du régime monétaire international de l’étalon or, en y liant officiellement sa monnaie, ainsi que du libéralisme monétaire, ce qui a conforté le rôle dominant de la livre sterling dans les transactions mondiales – en relation avec la domination des mers et l’Empire colonial. Mais, dans des notes, Marx se montre attentif à l’essor industriel américain, susceptible de donner un jour la place prédominante à l’Amérique.

Ces points d’histoire monétaire et financière sont tous intéressants et suggestifs. Cependant, le statut du capital de finance par rapport au « capital réel » reste un problème, qui est abordé à plusieurs reprises dans le Livre 3 du Capital. L’augmentation de la sphère financière et son rôle par rapport à l’accumulation de capital productif relèvent d’une dynamique du « système du crédit ». Même les épargnes des travailleurs, si difficilement constituées par eux, sont placées dans des caisses spécifiques ou comme dépôts bancaires. « Fil d’or » qui accentue la dépendance des salariés par rapport au capitalisme, dit Marx. Cependant le statut des banques et autres éléments constitutifs de la finance reste le plus difficile à préciser.

Banques et marchés financiers ne créent pas de valeur, comme l’ont déjà indiqué les classiques. Les titres sur une partie du produit réel ne sont que des droits de propriété sur une partie des futurs produits du travail, selon Marx. C’est un développement de l’idée exposée plus haut, selon laquelle le taux d’intérêt est un prélèvement sur le profit. Cependant cette répartition du profit de production pose des problèmes particuliers, notamment sur la nature des relations entre les money men et les entrepreneurs, ainsi qu’entre leurs sphères respectives de développement. Marx souligne à plusieurs reprises que les variations du taux d’intérêt dépendent de l’offre et de la demande d’argent sur un marché spécifique, où d’ailleurs l’institution Banque centrale, puissance privée et pouvoir d’État, joue un rôle important. Ce marché monétaire diffère de celui des titres boursiers, bien que l’un et l’autre communiquent.

D’autre part, les banquiers et autres financiers sont souvent traités par Marx de parasites, spéculateurs, voire d’escrocs. Cependant ils ont aussi une fonction dans l’accumulation du capital de production, comme on l’a vu plus haut à propos du « système de crédit ». Leur activité crée l’illusion du capital « fictif », mise en valeur de l’argent par son propre placement, développement de la sphère financière par elle-même. On retrouve ici l’idée de l’impossible « A-A’ » présentée plus haut.

Marx revient longuement là-dessus, en particulier dans les chapitres 29 à 33 du Livre 3 du Capital. Comment articuler l’existence de deux sortes de capitalistes, l’entrepreneur et le financier, alors que seul le capital productif est créateur de plus-value ? Quel est le fondement réel de la répartition entre eux du profit de production ? Il me semble que l’extrait suivant est un des plus clairs. Marx indique que les actions des entreprises de chemin de fer, charbonnages, compagnies maritimes, etc. « représentent du capital réel. Quoi qu’il en soit, le capital n’existe pas deux fois, comme titre financier (action) et comme capital investi dans l’entreprise. L’action n’est ici qu’un titre de propriété sur une partie de la plus-value réalisée par le capital de l’entreprise.  » (Le Capital, 3, chapitre 29, Éd. sociales, tome 7 p. 129). Cependant, ces titres ont leur propre prix de marché, et leur « valeur de capitalisation » est en relation avec le taux d’intérêt, lui-même variable et sujet à la spéculation. Il n’y a qu’un seul capital producteur de profit, mais deux sortes de capitalistes qui se complètent et qui s’affrontent éventuellement pour le partage de la plus-value créée par le travail salarié. Mais il n’y a pas entre eux de règle de répartition de cette plus-value.

Le rapport établi entre crises de crédit et cycles du capital serait aussi à examiner, à partir des notes de Marx, mais ce n’est pas abordé ici.

II- Analyses contemporaines de la finance

1.

Un point qui sera développé dans la version finale : la notion de capital, issue de l’école classique et de Marx, n’existe pas dans les théories économiques dominantes, qu’elles soient de J.M. Keynes ou néoclassiques, bien que celles-ci diffèrent beaucoup les unes des autres. Elle a disparu avec la notion de la valeur-travail. Quant à la notion de monnaie, importante pour comprendre le rôle économique des money men, elle est devenue un sous-produit de l’économie « réelle », avec les indices statistiques des prix indiquant stabilité ou inflation. La théorie quantitative de la monnaie est devenue dominante, ainsi que l’examen de la politique de taux d’intérêt des banques centrales. La signification du rôle international de l’étalon dollar est peu analysée. Keynes, dans son Treatise on Money de 1930, a été un des derniers à s’en préoccuper au plan théorique, avec le souci politique de préserver un rôle international pour les monnaies européennes.

La conception dominante actuelle est éclectique : monnaie moyen de règlement, actif de placement individuel des ménages, quantité en circulation dépendant en dernier de la banque centrale. On trouve cette mixture chez M. Friedman, un des inspirateurs de la fin du régime de Bretton Woods, des changes flottants des monnaies et de la libéralisation des marchés financiers.

Il faudrait analyser l’essor des techniques de gestion de portefeuille, en relation avec des instruments mathématiques sophistiqués, pour évaluer le rendement par rapport au risque des placements. Ainsi que celui des cabinets de conseils en gestion d’actifs, comptabilité, droit des affaires ; c’est un aspect de « l’externalisation » du coût des services financiers par les grandes entreprises et banques. Il faudrait voir aussi la fonction des institutions privées de notation du crédit des grandes entreprises américaines, ainsi que le rôle des institutions publiques qui sont censées veiller sur la véracité des comptes des entreprises cotées en Bourse.

L’analyse hétérodoxe de la finance s’est déplacée vers deux thèmes principaux. Le premier est celui de l’excès du développement de la sphère financière dans les pays capitalistes riches, depuis les années 1980 et la libéralisation des mouvements de capitaux des pays occidentaux. Les critiques ont porté sur les politiques des institutions financières internationales, notamment celles du FMI, et sur le rôle prédateur de l’endettement considérable des pays du « Tiers-Monde ». À la fin du XXe siècle, il y a eu de nombreux projets de réformes, comme celui de la taxe Tobin sur les transactions des banques.

Un second thème est celui de l’instabilité propre à la finance libéralisée : succession de bulles et de crises. Cette idée est susceptible de plusieurs interprétations. La théorie orthodoxe de la rationalité des marchés évoque des pulsions irrationnelles, mais ne peut pas les expliquer selon sa propre logique. Des conceptions hétérodoxes rapportent le développement excessif de la finance à l’économie réelle de production – économies riches devenues « rentières », qui exploitent les ressources en biens et en force de travail des pays en voie de développement.

Il s’agit, dans ces critiques, de la finance privée internationale libéralisée. La finance d’État est peu discutée. La critique hétérodoxe des règles européennes de stabilité promues par le traité de Maastricht a surtout visé le biais favorable à la finance privée. Mais, depuis, il y a eu peu de discussions sur ce point, en Europe, alors que les dettes de tous les grands États capitalistes, y compris celles du Royaume-Uni, ont augmenté. Autre point peu abordé, en France par exemple, l’évolution des institutions financières publiques, Caisse des Dépôts, Caisses d’épargne, et projet de Banque de la Poste : évolution du secteur financier public vers une privatisation, qui est en phase avec celle des entreprises publiques, mais qui suscite moins d’analyses et de contestation. Pourtant, si une alternative politique à la dérégulation financière est proposée, elle devrait aussi s’occuper de cette forme de privatisation.

2. Une tentative d’analyse marxiste de l’essor de la finance en relation avec l’économie réelle

Le développement considérable de la finance depuis le début des années 1980 a été en relation avec la baisse du taux de profit pendant les années 1970 (P.M. Sweezy, 1994). Le procès d’accumulation n’est plus centré sur le capital productif. Et « la relation inverse entre capital réel et capital financier est la clé de la compréhension des nouvelles tendances mondiales ». P.M. Sweezy est proche des théories de la stagnation de M. Kalecki et J. Steindl. Il pense que la croissance américaine de 1946 à 1960 n’a été qu’un épisode de la reconstruction postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Les années 1970 de stagnation et d’inflation, ou de « stagflation » ont fait place au « triomphe du capital financier » qui ne s’est pas démenti ensuite.

Malgré mon désaccord avec Sweezy, j’évoque ici cette thèse pour deux raisons. La première est l’inquiétude qui se manifeste dans différents numéros de The Economist depuis 2003 sur la reprise des investissements des grandes entreprises américaines. Ainsi les profits ont été considérables en 2004 et dans la première moitié de 2005, mais ils sont trop peu investis en innovations réelles. Autre crainte, celle d’une nouvelle « stagflation » en raison des prix du pétrole et des matières premières. Selon cette revue, les entreprises ont réussi la compression de leurs coûts, notamment celui du travail, mais leurs investissements tardent trop.

Deuxième inquiétude, celle de l’émergence de la Chine, dont le taux d’accumulation réelle et de croissance surpasse de loin celui de l’Occident.

Il me semble que l’on ne peut pas négliger la discussion de ces idées. Principalement, celle de la nouvelle situation du salariat dans les pays capitalistes développés. Il y a eu beaucoup d’illusions sur l’actionnariat salarié, le « capitalisme patrimonial » de demain, dont certaines se dissipent (celle de l’ownership society, préconisée par Bush pour privatiser les pensions des salariés, est impopulaire aux États-Unis). Une mise à jour des idées de Marx sur le capital financier par rapport au capital réel et au travail salarié nous aiderait.

Brefs éléments de bibliographie

  • K.J. Arrow (1982), « Real and nominal magnitudes in economics », dans D. Bell and I. Kristol (eds), The crisis in economic theory, Basic Books, New York.
  • R. Hilferding (1910), Das Finanzcapital, traduction française, 1970, Éditions de Minuit.
  • Karl Marx (1894), Le Capital, Livre 3, Éd. d’Engels, traduction française, 1970, Éditions sociales.
  • P.M. Sweezy (1994) The Triumph of Financial Capital, Monthly Review, june.

Notes

[1Ce texte figure également sur le site « tendance claire » du NPA. Le titre original est « Notes sur la finance », nous ajoutons « une perspective marxiste » (JMH).

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