Un capital de mauvaise foi
Pour tenter de clarifier à un niveau abstrait et général ce qui se joue, je propose de faire un détour par la notion de mauvaise foi abordée par Jean-Paul Sartre dans L’Être et le néant. La mauvaise foi, écrit Sartre, c’est « un certain art de forger des concepts contradictoires, c’est-à-dire qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée. Le concept de base qui est ainsi engendré utilise la double propriété de l’être humain, d’être une facticité et une transcendance. Ces deux aspects de la réalité humaine doivent être susceptibles d’une coordination valable. Mais la mauvaise foi, à laquelle on n’échappe jamais tout à fait, ne veut ni les coordonner ni les surmonter dans une synthèse. Il s’agit pour elle d’affirmer leur identité, tout en conservant leurs différences. Il faut affirmer la facticité comme étant la transcendance et la transcendance comme étant la facticité, de façon qu’on puisse, dans l’instant où on saisit l’une, se trouver brusquement en face de l’autre. » (Sartre, 1992, p. 91)
Cette fusion impossible de la facticité et de la transcendance, à laquelle la conscience des individus se refuse, ressemble à l’opération que produit la finance libéralisée lorsqu’elle forge des titres qui aspirent à produire des effets de valorisation immédiats à partir de valeurs espérées. L’impératif de liquidité sur lequel reposent les marchés financiers contemporains, c’est-à-dire, la possibilité pour un titre de trouver à tout moment sur le marché un acheteur, est à cet égard essentiel. La liquidité implique en effet qu’il existe en permanence et pour chaque titre une valeur présente – sa facticité dans le langage de Sartre –, alors même que ce titre est irréductiblement transcendantal : il n’est qu’une promesse de rendement ou de délivrance future d’un actif.
Chez Sartre, le fait de ne pas assumer la dualité de la facticité et de la transcendance produit un effet de méconnaissance pour la personne qui expérimente la mauvaise foi. C’est à la fois un manque de lucidité sur sa situation et un manque d’authenticité vis-à-vis des autres. À l’âge de la financiarisation de la finance, le dispositif de la mauvaise foi se déploie de la manière suivante. En s’échangeant, les titres ne peuvent que se donner que pour ce qu’ils ne sont pas encore. Ce défaut d’authenticité implique pour leurs détenteurs – qui eux les prennent pour ce qu’ils ne sont pas – un manque de lucidité. Ils en viennent à prendre des décisions sur la base de valorisation qui peuvent s’avérer erronées, au risque de mettre en échec certains de leurs projets. Cette absence de lucidité est révélée par l’effet de vérité que produit la crise financière et sa cohorte de faillite et d’appauvrissement ; la disparition de la liquidité rétablit brutalement la dualité entre facticité et transcendance des titres.
De la fiction
Marx propose trois déclinaisons concrètes du capital fictif : le crédit au-delà de l’épargne (c’est-à-dire la création de monnaie par le système bancaire à l’occasion des opérations de crédit), la dette publique et la capitalisation boursière. Jean-Marie Harribey souhaite pour sa part restreindre la définition à la seule capitalisation boursière étendue aux produits financiers sophistiqués contemporains. S’il s’agissait seulement d’un enjeu de catégorisation, ce redécoupage ne poserait pas de problèmes. Il me semble cependant qu’il recouvre des désaccords plus profonds.
Jean-Marie Harribey écrit : « À mon sens, la création de monnaie n’est pas, en soi, une fiction. D’une part, dès que la monnaie est mise en circulation (qu’elle soit métallique, fiduciaire ou scripturale n’y change rien), elle représente un pouvoir d’achat. D’autre part, si elle est utilisée pour investir, dès cet instant elle est convertie en actifs réels (équipements matériels, logiciels…). » Il y a là ou bien un malentendu ou une mécompréhension importante. Certes, la monnaie, dès qu’elle est émise, devient un pouvoir d’achat. Mais ce pouvoir d’achat supplémentaire n’est a priori porteur d’aucune ressource additionnelle, car il n’est pas le résultat d’une épargne préalable, d’un renoncement à la consommation. Il doit donc rencontrer des actifs disponibles pour actualiser une richesse supplémentaire. Si ces actifs sont le résultat d’une surproduction préalable, la monnaie de crédit vient endiguer les tendances à la crise et permettre d’absorber les marchandises disponibles grâce à un surcroît d’investissement et de consommation. Le crédit peut aussi permettre d’incorporer aux circuits de valorisation du capital de nouveaux actifs, qu’il s’agisse de ressources naturelles ou de main-d’œuvre jusqu’alors non disponibles, que ce soit au sein de l’économie domestique ou aux quatre coins du globe. Mais ces actifs peuvent aussi n’exister que dans les fantasmes des spéculateurs. Pour Jean-Marie Harribey, « l’anticipation du processus productif de valeur ne représente un caractère fictif que si un décalage s’instaure entre la valorisation observée sur les marchés financiers et la valorisation qui peut naître réellement de l’exploitation de la force de travail dans le système productif ». Ce n’est pas ma définition du concept. À la suite de Marx, je considère que le capital fictif a un caractère foncièrement ambivalent, il est tour à tour propulseur de l’accumulation du capital (il contient les tendances à la surproduction et facilite la reproduction élargie du capital) et initiateur d’espérance de rendements insoutenables engendrant mille dérèglements économiques.
Un autre élément est ici crucial. La monnaie n’est pas émise gratuitement, mais par une opération de crédit qui engage l’emprunteur à reverser des intérêts. La fiction intervient alors à un second niveau : dans l’anticipation d’un processus de valorisation complètement étranger à l’opération de crédit elle-même. C’est par cette incorporation des intérêts à venir qu’une créance peut être valorisée, c’est-à-dire qu’elle fonctionne comme capital, et par conséquent qu’elle peut être cédée à un tiers, de la même manière qu’une action d’entreprise ou un titre de dette publique est valorisé en fonction de la valeur actualisée des rendements espérés. Le caractère fictif de ce type de capital tient ainsi au fait qu’il fonctionne comme capital tout en étant détaché du procès de valorisation productif ou commercial.
Le cas de la dette publique est particulièrement éclairant. Pour que les intérêts soient versés, il faut que se réalise un processus proprement politique de prélèvements sur les revenus des agents économiques opérant sur un territoire donné, et non un processus économique de valorisation du capital public national : le fait que l’État soit actionnaire et perçoive à ce titre des dividendes, ou que la croissance économique facilite les rentrées fiscales ne change rien à l’affaire ; la valorisation des titres de dette publique répond à une logique de valorisation capitaliste étrangère à la nature de l’État.
Jean-Marie Harribey écrit en outre : « Il y aurait fiction si on comptait deux fois le capital représenté une fois comme capital réel immobilisé dans des équipements installés, et une autre fois comme titres financiers. » C’est pourtant précisément ce qui se produit [2] : les titres de dette publiques sont les actifs financiers les plus sûrs et les plus largement acceptés. Ils circulent comme collatéral dans les opérations de refinancement des banques auprès des banques centrales, mais également sur les marchés monétaires. Notons que ce dédoublement vaut également pour les titres de créances et les actions qui, bien que moins liquides, circulent incessamment dans la tuyauterie financière moderne.
Se dégager de l’emprise du capital fictif
Mobiliser le concept de capital fictif permet selon moi non seulement de mieux décrire le processus de financiarisation dans ses différentes dimensions (endettement privé et public, valorisation boursière des actifs productifs, sophistication des produits financiers) mais aussi de mieux le combattre. Alors que le concept de capital financier se limite à désigner des activités ayant trait au financement des économies, le concept de capital fictif permet de mettre à jour une relation sociale née de l’opération par laquelle les détenteurs de titres s’approprient par avance la richesse à produire, sans pour autant s’engager de quelque manière que ce soit dans les activités de production et de commerce.
Jean-Marie Harribey semble mal à l’aise pour penser cette distance vis-à-vis de la production. Il écrit ainsi « Ce qu’il y a de plus troublant dans la discussion sur le capital fictif, c’est que lorsqu’on adopte une conception large à son propos, on court le risque de laisser croire qu’il y aurait des profits financiers qui proviendraient, in fine, d’un ailleurs que le travail productif. » Il n’y a sur le fond aucun désaccord entre nous. Dans la mesure où elle ne génère aucune valeur d’usage, la sphère financière n’est pas productrice de valeur, elle ne fait qu’accaparer de la valeur créée par ailleurs. Mais il est important de saisir les processus socio-économiques et politiques par lesquels se fait cet accaparement si l’on veut être en mesure de distinguer le profit d’entreprise – issu directement de l’exploitation du travail – et les profits financiers – certes issus du travail, mais n’étant pas directement issus du rapport d’exploitation capitaliste. Le livre discute en détail les différentes formes de profits financiers (dividendes, intérêts, profits des institutions financières, plus-value) et les différentes logiques socio-économiques qui les sous-tendent en fonction des parties engagées dans la relation financière considérée. Identifier ce qui relève d’une captation des profits d’entreprises nouvelles, de processus de dépossession (austérité, démantèlement des droits sociaux, ouverture de nouveaux secteurs à la concurrence, politique monétaire en soutien à la valorisation financière, etc.) et du parasitisme (échange inégal dans le cadre des relations entre les grands groupes côtés en bourse et leurs sous-traitants dans l’économie nationale et mondiale, pression sur la capacité à réinvestir les profits) est indispensable à mes yeux pour combattre le pouvoir du capital centralisé dans la finance.
Pour conclure, il me semble important de souligner que la montée en puissance du capital fictif ne tient pas seulement au gonflement d’une baudruche illusoire. Fétiche capricieux, la finance contemporaine procède non pas d’une mise en relation dialectique du présent et du futur, mais tente d’opérer une impossible fusion de ces temporalités. Ce procédé de mauvaise foi conduit à dégrader la qualité des processus économiques tout en permettant la capture de richesses par ceux qui s’en rendent maîtres.
Le capital fictif n’est pas un tigre de papier, mais un ensemble de puissants dispositifs politico-économiques de domination qui doivent être combattus pour deux raisons. D’une part, le capital fictif est une source d’irrationalité dans l’usage des ressources économiques. La finance produit de manière incessante des prix qui, bien qu’ils puissent s’éloigner fortement des valeurs fondamentales, informent les décisions d’investissement et les comportements des consommateurs. Véritable système nerveux du capitalisme, elle est à l’origine d’effets de connaissance et de méconnaissance qui affectent profondément les processus économiques réels. À l’opposé de ce qu’avance l’hypothèse mainstream d’efficience des marchés financiers, la sophistication financière contemporaine est une source d’irrationalité économique qui se manifeste par des crises à répétition et un sous-emploi endémique. D’autre part, la finance nourrit les inégalités socio-économiques entre ceux et celles qui détiennent le patrimoine et ceux et celles qui vivent principalement de leur travail. De promesses initiales, le capital fictif accumulé se mue en prétentions sur les richesses produites. Le travail socio-politique de la validation ex-post de cette accumulation d’exigences, notamment dans le contexte de la gestion des crises financière, a alors un enjeu distributif considérable. La question en somme est simple : qui doit payer la crise ? Les investisseurs dont les titres doivent être dévalorisés ? Les actionnaires des banques qui ont accumulé les mauvaises créances ? Ou bien les populations à travers la dégradation des droits sociaux et des services publics ?
Une des conséquences politiques majeures de cette analyse est que la gauche sociale et politique doit prendre conscience du contenu de classe de la notion de stabilité financière. Préserver la stabilité financière, c’est faire en sorte que les prétentions du capital fictif se réalisent. Pour libérer nos économies de l’emprise du capital fictif, il nous faut engager une désaccumulation financière. Concrètement, cela renvoie bien sûr à la question de l’annulation des dettes publiques et de la dette privée des ménages modestes, mais aussi à la diminution des rendements actionnariaux, ce qui se traduit mécaniquement par une diminution de la capitalisation boursière. Ne nous y trompons pas, de tels objectifs sont très ambitieux : ils impliquent inéluctablement de socialiser le système financier et de rompre avec la liberté de circulation du capital. Mais ils permettent de saisir précisément certaines conditions indispensables pour tourner la page du néolibéralisme.