Le Capital comme économie et théorie de la société moderne,

Un dialogue avec Gérard Duménil (2e partie)
jeudi 9 avril 2015, par Jacques Bidet *

Ce texte est la seconde partie du texte publié dans le numéro 5 des Possibles.

2. Décalages et interférences

À mes yeux, la théorie de la société moderne doit considérer dès le principe le procès proprement moderne de production dans sa double dimension, marchande et non marchande.

C’est là le problème sur lequel on bute dès la première phrase du Capital. « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une ‘immense accumulation de marchandises’. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera, par conséquent, le point de départ de nos recherches » (je souligne). Première phrase, première erreur [1]. Par « richesse » Marx entend, par opposition à « valeur », l’ensemble des valeurs d’usage produites dans de telles sociétés et dont elles disposent. Or il faut y compter des « produits » qui ne répondent pas pleinement, ou pas du tout, au statut de marchandises. Il s’agit, en tout premier lieu, du travail domestique, mais je laisse ici cette question de côté. Il s’agit aussi des services publics d’éducation, de santé, d’information, de recherche, de culture, de transports, etc., mais aussi, à d’autres titres, de l’administration du territoire. Ces richesses, résultats de travaux pour une part marchands (équipements et services achetés sur le marché) et pour une autre non marchands (travail des fonctionnaires, qui ne produit pas de marchandises), « s’accumulent » selon une logique sociale de sélection, de production et d’usage des valeurs d’usage qui ne répond pas entièrement à la logique de la plus-value. On dira que, dans « le capitalisme », le marchand et le non-marchand sont étroitement imbriqués participant d’un même procès de reproduction. La théorie peut certes, en effet, rapporter l’activité non marchande à la production marchande, en ce qu’elle est rémunérée à partir du fisc, lui-même prélevé sur les résultats monétaires de l’activité marchande des capitalistes et des salariés. Mais cela n’enlève rien au fait que, dans le contexte public, sont produites des richesses non marchandes, et selon une logique non capitaliste. Et déjà au temps de Marx. Cette première phrase du Capital rejette hors de son objet la forme de production non marchande qui pourtant caractérise en propre la (forme de) société à étudier. Les conséquences de cette unilatéralité du point de départ sont décisives pour l’ensemble de la théorie.

L’approche métastructurelle permet de prendre d’emblée la mesure de la question posée. La théorie du capitalisme, au sens strict et étroit, se concentre sur « le travail productif de plus value » ; elle définit par là un champ immensément fécond, on le voit à des travaux comme ceux de GD et DL. Mais une théorie générale de la société moderne doit aussi envisager, dans toute son ampleur, « le travail productif de valeur d’usage ». Ce qui échappe à une théorisation restreinte de la production comme production de plus-value, même reliée à celle des valeurs d’usage qu’elle implique, apparaît dès lors que l’on se représente que la forme moderne de société est celle qui procède de l’interférence entre les deux « médiations », marchande et organisationnelle – soit des deux modes de la coordination à l’échelle sociale – sous l’égide de l’État-nation, dans un espace international ouvert aux échanges. La coordination organisationnelle, qui s’exerce dans la production marchande et non-marchande, se trouve instrumentalisée en « facteur de classes », donnant lieu au pôle des « compétents-dirigeants » au sein de la classe dominante. À mes yeux donc, la question que GD désigne comme celle des « cadres » ne naît pas avec la révolution managériale au sein de l’entreprise, qui n’en est qu’un épisode particulièrement important, comme la « classe ouvrière » l’est dans l’histoire de la classe fondamentale. Elle est, dans son principe, plus ancienne, aussi vieille que la forme moderne de société, telle quelle émerge imperceptiblement au milieu des formes antérieures de société. Il en découle, à mes yeux, des conséquences considérables pour l’interprétation de l’histoire moderne (dans toutes ses dimensions, économique, politique et culturelle), et aussi pour les perspectives du « socialisme » ou du « communisme ». C’est en ce sens du reste que je mobilise Foucault dans le matérialisme historique de Marx.

La métastructure comme principe de périodisation en termes de « régimes d’hégémonie »

L’approche métastructurelle propose, en termes de « régime d’hégémonie », une périodisation qui comporte une grande affinité avec celle proposée en termes d’« ordre social », mais sur une base conceptuelle en partie différente. Elle rattache – si l’on me permet ce rappel – la structure de classes à ces deux « médiations » définies par Marx, le marché et l’organisation, instrumentalisées en « facteurs de classes » fondus dans le « rapport de classes » moderne par le processus l’État-nation, sous le défi d’un affrontement discursif, « immédiat », par lequel les citoyens se déclarent libres et égaux. Elle se relie à l’analyse marxienne en infra/superstructure. Elle en est à la fois l’activation et la déconstruction. Le concept de métastructure manifeste l’immanence de la superstructure à l’infrastructure, et la contradiction qui les traverse l’une et l’autre. Il n’est pas du côté de la superstructure : il est tout aussi actif au plan infrastructurel, puisqu’il génère un concept bipolaire de « l’infrastructure » elle-même. Il explique aussi pourquoi l’infrastructure est toujours prise dans la lutte sociale, travaillée par les présupposés contradictoires de la métastructure : tous proclament la liberté, les uns qu’elle est arrivée, les autres qu’elle est à conquérir. C’est bien cela qui s’ébauche au sein de l’État-nation moderne, sur la longue durée, à mesure qu’il impacte la société en profondeur, selon la structure de domination de classes qui lui est propre.

La métastructure est donc aussi à considérer au plan historique, comme principe de périodisation. Je me réfère, tout comme GD et dans la tradition issue de Marx, à un concept de « mode de production ». Certains entendent par là « l’infrastructure », et il y a des arguments philologiques à cela. Il me semble plus pertinent de rapporter ce terme à l’ensemble infra/superstructurel, c’est-à-dire à « l’édifice » présenté dans la préface à Critique de l’économie politique, à partir duquel Marx déroule son « fil directeur ». En ce sens prégnant, le « mode de production capitaliste » qualifie la forme moderne de société, du moins selon l’un de ses deux « pôles » constitutifs. Il permet de la distinguer d’autres, observables dans le passé – et c’est en ce sens que l’anthropologie contemporaine, notamment celle qui s’inscrit dans une « histoire globale », peut y avoir recours. Par contre, il me semble inapte à figurer un enchaînement défini de stades historiques (du type féodalisme, capitalisme, cadrisme…). Le programme métastructurel est à cet égard plus restreint : il vise seulement à une théorie de la « forme moderne de société », et donc à distinguer au long des « temps modernes » les divers « régimes » qui s’y succèdent [2]. Il les définit par le type de relations d’alliance et d’hégémonie articulant les trois forces sociales constitutives du rapport moderne de classes. Cette périodisation est donc assez analogue à celle proposée par GD et DL (qui ont du reste contribué à la stimuler). Mais, fondée sur des motifs théoriques différents, elle s’inscrit dans une autre temporalité : sur la longue durée des temps modernes, depuis ses commencements médiévaux (du moins pour ce qui est de l’Europe : je laisse ici de côté d’autres commencements, plus anciens, de ce processus, en Chine notamment), où émerge progressivement cette « forme moderne de société », fondée sur l’instrumentalisation des deux médiations marché et organisation [3]. J’en resterai ici, dans ce dialogue avec GD, aux deux deniers siècles. Si l’on désigne par K les capitalistes, par É « l’élite » des compétents-dirigeants et par P la classe populaire ou fondamentale, en figurant par « V » la contradiction principale et par « v » la contradiction secondaire (qui est aussi alliance), on voit se succéder, après l’Ancien Régime, trois régimes successifs :

  • le régime de la bourgeoisie, KvÉ V P, 1750…
  • le régime de l’État-social national, K V ÉvP, 1930…
  • le régime néolibéral, KvÉ V P, à nouveau, 1970-80…
  • sans oublier la variante du mal nommé « régime communiste », É V P, en réalité « régime du socialisme réel ».

On comprend ici les termes de ma rencontre avec GD, et pourquoi nous analysons en termes voisins les grands processus historiques du XXe siècle. Mais il clair que la démarche et la compétence de l’économiste autorisent des arguments différents, des analyses qui ont leur valeur propre ainsi que des conclusions concernant notamment une stratégie économique, dont le travail philosophique ne peut évidemment pas donner la moindre idée.

Quelle perspective « structurelle » d’émancipation ?

La théorisation métastructurelle, tout en se trouvant ainsi confortée par les travaux de GD et DL, exprime à mes yeux plus clairement la perspective politique qui nous est commune, du moins pour une large part. Leur approche en termes de « capito-cadrisme » oriente vers l’idée d’un mode de production intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, qui serait le « cadrisme », marqué par une alliance entre les cadres et les classes populaires – c’est du moins là la condition de la victoire sur les capitalistes. Elle en fait en ce sens, à leurs yeux, un objectif sur le chemin de l’émancipation. On peut en effet penser qu’il y a tout lieu de distinguer entre des objectifs proches et des fins plus lointaines. Cela ne veut naturellement pas dire que l’on puisse formuler un discours politique appelant à lutter pour un « cadrisme », dans lequel les cadres se seraient substitués aux capitalistes en position de classe dominante. Et ce n’est évidemment pas ce que veulent dire GD et DL. Mais, si je préfère une formulation différente, ce n’est pas là une simple question de terminologie ou de contrainte rhétorique. La classe fondamentale ou populaire, pour autant qu’elle vise à s’émanciper des rapports de classes, affronte une classe dominante qui forme un ensemble cohérent (et cela me semble moins clair si l’on y voit deux classes). La vaincre signifie la briser, déconnecter ses deux éléments. La lutte se présente immédiatement sur les deux fronts dominants (et c’est bien ainsi que GD et DL comprennent eux aussi les choses : en ce sens nos analyses convergent). Les compétents-dirigeants ne s’écarteront des capitalistes que si la classe populaire, parvenant à unifier les diverses fractions et strates entre lesquelles elle se trouve divisée, monte en puissance au point de devenir hégémonique par rapport à eux (et ma conviction est que c’est bien cela qui s’est, dans une certaine mesure, produit dans la période du régime de l’État-social national, même si, la mémoire des vaincus étant elle-même vaincue, on attribue généralement aux cadres le rôle principal). Cela ne signifie pas qu’il faille attendre que cette hégémonie soit réalisée pour aller plus loin. Une coordination sous le primat de l’organisation, et donc des compétents, est certes préférable à une coordination sous le primat du marché, et donc des capitalistes. Mais il convient, me semble-t-il, de partir du troisième terme du trinôme métastructurel : le discours « immédiat », supposé se relayer dans les « médiations » marché et organisation, de fait instrumentalisées en « facteurs de classes ». C’est en effet tout ce dont peuvent disposer, à travers la lutte démocratique quotidienne qui s’appuie sur des « acquis » historiques, ceux qui sont dépourvus des privilèges de la propriété et de la « compétence ». D’où la « maxime » proposée : contrôler le marché par l’organisation et l’organisation par la démocratie. C’est en ce sens, sans doute, que GD et DL ne manquent pas d’insister sur la lutte de classes et sur la démocratie. Mais l’approche métastructurelle oriente par elle-même plus explicitement vers une recherche simultanée d’un abaissement des droits de la propriété et d’une appropriation collective de la « compétence », reliant ces médiations à l’immédiation du discours partagé de la démocratie politique portée par la lutte sociale. Sur ces questions, comme celles qui suivent, il n’y a pas, au fond, de divergences entre les positions de GD et les miennes. Mais il me semble que de telles conclusions impliquent que l’on prenne les choses de plus haut, à un niveau conceptuel où les divers continents du savoir n’ont pas encore commencé à se séparer. Il ne s’agit pas d’une maxime économique, mais d’une maxime métastructurelle. Elle procède d’une analyse de classes dans la longue durée des temps modernes. Elle ne signifie pas que la « structure moderne de classes » constituerait l’horizon indépassable de la modernité. Elle énonce au contraire, dans leur généralité incontournable, les conditions d’une émancipation du rapport de classes : neutraliser les deux médiations en tant que facteurs de classes, pour se les réapproprier collectivement en tant qu’elles constituent notre rationalité sociale commune.

Structure, système-monde et État-monde : déconstruction du concept de modernité

Si la forme moderne de société se définit ainsi comme la conjonction du marché et de l’organisation sous un État-nation, on est conduit, conformément du reste à une historiographie assez traditionnelle, à faire remonter les « temps modernes » plus haut que le capitalisme, et, dans la perspective d’une histoire globale délivrée de l’européocentrisme, à lui trouver des commencements divers et ailleurs qu’en Europe. Ce qui porte à une certaine déconstruction du concept de modernité. La théorie métastructurelle ne nous renferme pas dans un espace structurel. Elle en marque au contraire les limites. En effet, pensée à partir de la métastructure, la structure s’articule conceptuellement à l’autre dimension de la forme moderne de société, celle qui ne s’inscrit pas sous le présupposé métastructurel : celle du système, du Système-monde, où prévaut non la lutte de classes au sein de l’État-nation, mais la guerre entre entités territoriales (foncièrement inégales). Et l’approche métastructurelle permet finalement de déchiffrer le temps présent comme celui où la figure structure/système se retourne en quelque sorte, à mesure qu’émerge un État-monde de classes désormais imbriqué dans les chaos d’un Système-monde asymétrique. Elle définit ainsi la scène sur laquelle se déploient les jeux structurels-systémiques du néolibéralisme.

L’émergence de l’État-monde signifie que la lutte de classes, qui re/commence dans les conditions aliénées du néolibéralisme, se re/déploie progressivement sur un espace étatique mondial en même temps que local. Les cartes ont été rebattues et redistribuées, plus inégalement que jamais, entre les classes. Mais la règle du jeu n’a pas changé. N’a changé que le terrain. Le jeu se déroule désormais dans sa territorialité ultime, dans son ultime frontière, celle de notre écologie commune. Mais c’est encore là une autre question, que l’analyse métastructurelle aide cependant à poser dans sa dimension politique.

La théorie que j’ai désignée comme « théorie générale de la modernité » n’est pas à comprendre comme une philosophie : c’est une « théorie d’ensemble », à laquelle participent les diverses sciences sociales, et avec elles le travail philosophique. Celui-ci tend à radicaliser un effort que l’on retrouve dans les divers savoirs sociaux quand ils articulent les champs d’analyse les uns aux autres (ainsi les économistes prenant en compte le droit, la psychologie, la politique…). Il vise, comme un défi, l’intégration des divers éléments de notre expérience sociale, économique, politique et culturelle. Au-delà de quoi reste l’éclectisme de l’interdisciplinarité. Repousser cette limite aussi loin que possible me semble une exigence pratique autant que théorique. C’est là la vieille connivence entre la philosophie et la politique. À cet égard, Marx reste le modèle indépassé.

Ce que j’ai voulu faire apparaître dans cet exposé, c’est notamment que la théorie de la métastructure ne concerne pas spécifiquement la superstructure, l’ordre sociopolitique. Il est vrai que j’ai, dans mes écrits, passé beaucoup de temps sur le terrain des philosophes. Mais c’est là précisément ce qui m’a conduit à un élargissement infra-structurel, à reprendre les choses « à partir des conditions matérielles d’existence », selon l’expression de Marx, à partir d’une identification de l’autre pôle de la classe dominante, qui est économique autant que politique. En définitive, je ne vise pas seulement à élargir l’édifice (par la relation du marché à son autre pôle, celui de l’organisation, et par la relation de la structure de classe à son autre dimension, celle du système-monde), mais aussi, et pour ce faire, à le refonder en remontant dans le concept plus haut que la structure, jusqu’à cet ordre métastructurel à partir duquel la forme moderne de société est identifiable en tant qu’instrumentalisation de notre « raison sociale », donnée dans le couple des « médiations » qui la constituent. En ce sens, plutôt qu’un néomarxisme, et à l’encontre d’un postmarxisme, je vise un « métamarxisme » [4]. Si la structure de classe se reproduit à l’échelle du monde, avec ses contradictions, ses tendances et ses potentiels dynamiques, on comprend aussi pourquoi le désir de révolution ne s’éteint pas.

Notes

[1Je me permets de renvoyer à mon Commentaire du Capital, que l’on trouve sur mon site personnel, dont je reprends ici quelques formules. Et aussi à Explication et reconstruction du Capital, R.112-113, page 159 et suivantes. Il s’agit là d’un vieux débat avec GD, qui remonte aux années 70-80, dont Que faire du Capital ? donne déjà une idée assez précise. Il porte tout à la fois sur la place de la valeur d’usage dans la théorie, sur le concept de « travail productif » et maintenant sur la structure de classe.

[2Je précise cette analyse dans Marx, Althusser et Foucault, Néolibéralisme, Biopolitique et Subjectivité, en préparation. J’y rapporte la question dite de la « dernière instance ».

[3C’est l’objet du Chapitre 7 de L’État-monde, consacré à la commune italienne du XIIe et du XIIIe siècles. Ce n’est pas par hasard (par une mystérieuse alchimie au sein du « politique ») qu’elle a inventé les « institutions républicaines modernes » : un réflexe marxiste élémentaire conduit à chercher du côté de l’infrastructure. C’est ainsi, à mes yeux, qu’il faut comprendre la relation entre la communa et les arti, première articulation politico-économique moderne entre marché et organisation.

[4J’introduisais ce terme-programme en conclusion de mon livre de 1990, Théorie de la modernité, où j’argumentais déjà le couple « propriétaires » et « gestionnaires ».

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