La baudruche du capital fictif, lecture du Capital fictif de Cédric Durand

mercredi 8 avril 2015, par Jean-Marie Harribey *

L’économiste Cédric Durand vient de publier Le capital fictif, Comment la finance s’approprie notre avenir (Paris, Les Prairies ordinaires, 2014). Cet ouvrage fait partie des quelques-uns, très peu nombreux hélas, qui proposent une vision de la crise à partir des concepts théoriques fondamentaux permettant de comprendre et de critiquer le capitalisme aujourd’hui dominé par la finance mondialisée. Même si les scandales financiers, l’immoralité de leurs auteurs, voire la corruption, sont des phénomènes réels, il faut aller, nous dit l’auteur, « au-delà de la cupidité » (chapitre 1, p. 13 et suiv.) pour saisir ce qu’il y a d’essentiel dans le fonctionnement et le dérèglement de la finance. Et cela n’est possible que si on remet le doigt sur le but ultime du capitalisme : créer de la valeur que pourra s’approprier le capital. Celle captée sur le lieu même de la production s’avère-t-elle insuffisante aux yeux des financiers ? Qu’à cela ne tienne, ils vont s’arranger pour mettre sur pied des mécanismes permettant de gonfler dans la sphère proprement financière la valeur pour l’actionnaire en « préemptant la production future » (p. 7). Mais ce gonflement qui forme les bulles financières représente du capital fictif. Il est source d’instabilité financière chronique. Pire encore, comme Minsky l’avait montré, il conduit invariablement d’une structure de financement où les revenus couvrent les remboursements et les intérêts des dettes à une structure où seuls les intérêts peuvent être couverts, et à enfin une structure à la Ponzi où « l’insolvabilité de quelques-uns finisse par provoquer un effondrement du prix des actifs » (p. 40).

Cédric Durand nous propose donc de redécouvrir le concept de capital fictif, de faire l’inventaire de ses composantes actuelles, et surtout de mesurer les dangers que leur développement fait courir à la société, puisqu’il s’agit de notre avenir que la finance entend s’approprier, au-delà de l’instabilité intrinsèque et irréductible de celle-ci.

On ne trouve aujourd’hui dans aucun manuel d’économie, et a fortiori de finance, ce concept. Pourtant, il est ancien. D’abord, certains précurseurs libéraux des XVIIIe et XIXe siècles s’étaient émus de l’apparition du papier monnaie, surtout si celui-ci n’était pas complètement gagé sur l’or. Plus tard, le grand théoricien libéral du XXe siècle Friedrich Hayek tentera de lier l’émission monétaire et les crises, qu’il analyse comme résultant d’une insuffisance d’épargne relativement au crédit. Cette insuffisance (donc, corrélativement, un excès de consommation) est vue comme « une rareté du capital [qui] rend impossible l’utilisation des équipements existants » (p. 60). Accorder trop de crédit aux entreprises conduit celles-ci à mettre en œuvre trop de projets par rapport aux ressources matérielles disponibles. Pour Hayek, nous dit Cédric Durand, « le stimulus déclenché par la création de capital fictif n’est qu’illusion et gaspillage car il implique le détournement d’une partie du capital engagé dans la production vers des d’autres usages où il se révèle moins performant » (p. 62). On reconnaît là l’opposition de Hayek à son contemporain Keynes, qui voyait dans la crise une insuffisance de demande d’investissement et de consommation, dans une situation au contraire de sous-emploi, tant des hommes que des équipements. [1] C’est la grande contradiction de Hayek : il analyse la situation des années 1930 comme étant une période où l’on manque de ressources disponibles alors que le chômage atteint partout des sommets.

Il faut donc se tourner vers Marx, explique Cédric Durand, pour trouver un fondement conceptuel du capital fictif plus pertinent. Avec cependant un point commun avec ce que dira ultérieurement Hayek : Marx voit aussi la monnaie créée par les banques comme du capital fictif. Mais pour donner aussitôt une autre interprétation : ce crédit permet de « surmonter les barrières que constituent l’autofinancement et la production de métaux précieux » (p. 63), car il accélère le développement capitaliste en opérant ce que Marx appelle une « prévalidation de la valorisation du capital » (p. 62), tout en étant « une incarnation du capital qui tend à s’émanciper du processus productif de valorisation » (p. 68). Comment est-ce possible ?

C’est le cœur de l’ouvrage de Cédric Durand : il détaille les moments d’apparition et de développement des diverses facettes du capital fictif. C’est à partir de la catégorisation proposée par l’auteur que la discussion théorique peut s’ouvrir. Elle débouchera ensuite sur une caractérisation du capitalisme financier mondial.

Sur la définition du capital fictif

En suivant Marx, Cédric Durand distingue trois catégories dans le capital fictif : la monnaie de crédit, les titres de la dette publique et les actions (p. 64).

La monnaie de crédit, capital fictif ?

Cédric Durand explique : « Sous ses diverses incarnations institutionnelles, la finance se résume essentiellement à l’avance d’une certaine valeur monétaire en échange d’une promesse de remboursement ou bien d’un titre de propriété sur des activités qui, en se déployant, vont créer de la valeur. La finance instaure ainsi un mode de valorisation du capital qui semble donner à l’argent une faculté magique. » (p. 63). C’est la « chimère » que dénonçait Marx. Cette définition générale est-elle applicable à la création de monnaie scripturale ? L’auteur l’affirme et Marx le pensait aussi. Pour ma part, j’émets des réserves, sinon de sérieux doutes sur ce point. À mon sens, la création de monnaie n’est pas, en soi, une fiction. D’une part, dès que la monnaie est mise en circulation (qu’elle soit métallique, fiduciaire ou scripturale n’y change rien), elle représente un pouvoir d’achat. D’autre part, si elle est utilisée pour investir, dès cet instant elle est convertie en actifs réels (équipements matériels, logiciels…). Il en va bien sûr différemment si cette monnaie est introduite dans les circuits financiers pour procéder à des transactions sur des titres déjà émis (actions par exemple) dans le seul but de participer à la montée de la bulle financière, et, au moment opportun, être le premier à liquider les titres.

Je ne partage donc pas l’assentiment que donne Cédric Durand à la thèse de Guttmann (p. 65) qui pense que la création de monnaie dite ex nihilo provenant d’un excès sur l’épargne préalable constitue en soi un problème.

Si on raisonne en dynamique, la nature non nécessairement fictive de la création de monnaie apparaît nettement. Le capitalisme est un système fondé sur la recherche de l’accumulation permanente. Celle-ci n’est possible que si la création de monnaie accompagne l’investissement net macroéconomique. Certes, il s’agit d’une anticipation. Mais l’anticipation du processus productif de valeur ne représente un caractère fictif que si un décalage s’instaure entre la valorisation observée sur les marchés financiers et la valorisation qui peut naître réellement de l’exploitation de la force de travail dans le système productif. La nécessité de la création monétaire est l’élément théorique qui permet d’établir un lien entre les apports de Marx, de Luxemburg, de Keynes, de Kalecki, de Minsky, voire, sur ce point au moins, de Schumpeter. [2] Je suis sceptique par rapport au jugement abrupt que porte Cédric Durand sur les auteurs keynésiens qu’il estime atteints d’un « biais pro-endettement » (p. 111). En réalité, les post-keynésiens soulignent deux choses : primo, le capitalisme est une économie monétaire, donc l’accumulation implique une avance en monnaie ; secundo, l’engrenage fatal survient quand le taux de croissance de la dette devient le déterminant décisif de la demande globale, alors que l’achat d’actifs financiers déjà en circulation grâce au crédit parce que leur prix monte sans cesse ne crée pas de capacités productives supplémentaires. [3]

Les bulles éclatent quand le décalage entre valeur réalisée et valeur promise devient trop grand et que certains spéculateurs comprennent que les promesses de liquidation profitable ne pourront être honorées pour tous, en d’autres termes, quand les plus-values financières ne pourront jamais être réalisées faute de plus-value suffisante dans la production. Sans monnaie de crédit, pas de développement économique ; trop de crédit, bulle et crise ; telles sont les leçons des secousses périodiques du capitalisme. Et Cédric Durand a raison de souligner la « vulnérabilité extrême du système bancaire » (p. 65). On peut à ce propos analyser les politiques parfois surprenantes des banques centrales (et particulièrement celle de la Banque centrale européenne) comme refusant que les bulles se dégonflent pour que les « promesses » puissent être honorées, mais elles ne peuvent l’être toutes.

La période qui précède 2007 correspond très bien à cette situation. Les banques centrales ont refinancé tant et plus les banques, à un point dépassant très largement les besoins du système productif, l’essentiel de la création monnaie est allé pour nourrir la restructuration permanente du capital et la spéculation. À titre d’exemple, la Banque centrale européenne faisait état, à la veille du déclenchement de la crise, d’un rythme de progression annuel de l’agrégat monétaire M3 dans la zone euro de 11 à 12 %, près de quatre fois supérieur au taux officiellement compatible avec les normes de Maastricht. C’est donc cet écart avec les besoins du système productif (à la fin de cette époque, la croissance économique moyenne ne dépassait pas 2 %, idem pour la hausse des prix) qui va engendrer la prolifération du capital fictif.

À cette objection, Cédric Durand répond que les procédures de shadow banking ont multiplié les occasions de création de monnaie échappant aux procédures habituelles, et que ce sont celles-là qui viennent nourrir l’excroissance du capital fictif. Mais, précisément, s’agit-il vraiment de monnaie, dans le double sens d’équivalent général et de porteur d’une validation collective, sanctionnée par la légitimation donnée par l’État ? S’il y a quasi-monnaie [4] issue du shadow banking, elle ne peut servir que pour des transactions qui concernent soit un simple changement de mains des titres, soit des dérivés. Le seul élément qui pourrait être invoqué ici en faveur de l’idée que les banques de l’ombre créent de la monnaie au cours des opérations à haute fréquence est que la vitesse de circulation de la monnaie déjà émise augmente.

La dette publique, capital fictif ?

La deuxième composante du capital fictif est, selon Cédric Durand, actualisant l’idée de Marx, représentée par les titres de la dette publique. L’auteur rappelle justement l’augmentation très importante des dettes publiques dans la plupart des pays, au fur et à mesure que les déficits publics se sont accumulés et que des taux d’intérêt acquittés par les États ont entraîné un effet de boule de neige. Mais quel est l’argument permettant de considérer la dette publique comme du capital fictif ? Cédric Durand répond : « Dans le cas de la dette publique, la fiction renvoie au fait que les titres ne correspondent à aucun processus réel d’accumulation du capital, mais simplement à des à-valoir sur les recettes fiscales futures, recettes qui dépendent elles-mêmes des revenus que tireront les agents de l’activité économique à venir. » (p. 68, voir aussi p. 66). De mon point de vue, la seconde partie de la phrase empêche que l’on considère la dette publique comme du capital fictif. Il est, durant le temps où court l’emprunt public, potentiel, et il ne serait fictif que si l’État se défaussait partiellement ou totalement. Il y alors quelque étonnement à lire : « Celles-ci [les actions cotées en bourse et les obligations d’entreprises échangées sur les marchés financiers], au contraire de la dette publique, représentent bien un capital réel, c’est-à-dire investi par les firmes ou utilisé dans leurs opérations. Ici, c’est le dédoublement qu’implique le mode financier de valorisation qui est à l’origine de la fiction. » (p. 67, souligné par moi). Si tant est que du réel puisse être représenté par une fiction, ne pourrait-on pas aussi dire que le mode de valorisation financier a obligé de donner aux actifs réels publics une représentation fétichisée  ?

On pourrait ajouter que si la collectivité emprunte pour investir dans des équipements publics, les titres sont la contrepartie d’actifs réels, qui, certes, ne grossissent pas l’accumulation de capital privé, mais qui n’en sont pas moins porteurs d’accumulation de capital public. Il y aurait fiction si on comptait deux fois le capital représenté une fois comme capital réel immobilisé dans des équipements installés, et une autre fois comme titres financiers. Mais le fait qu’on ne puisse pas le compter deux fois ne signifie pas que les infrastructures publiques ne soient pas du capital réel et qu’il faille les considérer comme du capital fictif.

On verra plus loin que cette question n’est pas étrangère à celle du travail productif. Pour l’instant, je ferai la même observation que précédemment à propos de la monnaie : on ne peut pas déduire le caractère fictif du capital du fait que « la production [ne] soit [pas] encore effective » (p. 69). On ne peut le déduire que dans le cas de dépassement de la valorisation que croient pouvoir obtenir les financiers par rapport aux possibilités réelles du système productif.

Le capital fictif au sens strict

On peut rejoindre tout à fait Cédric Durand au sujet du troisième volet du capital fictif qu’il examine : celui des « actions d’entreprise dont le prix reflète la valorisation de marché des anticipations de profits » (p. 77, souligné par moi). Là, il s’agit véritablement (si l’on peut dire !) de capital fictif car la valeur dite de marché, considérée par tous les tenants du capitalisme financier comme la « juste valeur » s’écarte le plus souvent – pour ne pas dire toujours – du prix d’achat des équipements, ou de leur prix de renouvellement, ou encore de leur valeur résiduelle après début de leur amortissement. Autrement dit, cela correspond grosso modo au goodwill que l’on peut déduire des comptes d’entreprise.

Un constat similaire peut être établi au sujet de la prolifération des produits dérivés et des échanges sur eux, dont « l’évolution est sidérante » (p. 86) : ils représentent plus de 1000 % du produit mondial (p. 87). On est bien ici dans le cœur du capital fictif. D’où la nuance qu’il faudrait introduire à la description très documentée de Cédric Durand qui écrit : « L’explosion du capital fictif révèle un accroissement vertigineux de la quantité de valeur validée par anticipation par rapport à la production de marchandises. » (p. 90, souligné par moi). Cette valeur n’est justement pas validée. Elle ne le sera qu’à l’échéance de la vente des marchandises ou bien, pour le petit malin spéculateur, lors de la liquidation des titres. On ne peut pas à la fois parler de fiction et de validation. Au sens strict, il faut dire que des profits sont anticipés, « pré-validés » en quelque sorte, mais le préfixe « pré » est là pour signifier le risque de non-validation ultérieure. Une définition restrictive du capital fictif est d’autant plus légitime que Cédric Durand souligne avec raison que les échanges entre acteurs financiers sont, à un instant t, un jeu à somme nulle (p. 116). Et on ajoutera que, s’ils s’enrichissent globalement pendant une période donnée, c’est que, quelque part, ils ont réussi à tirer un meilleur parti de l’emploi de la force de travail, seule entité créatrice de profit.

La nature du capitalisme financier mondialisé

Le capitalisme financier mondialisé apparaît comme extrêmement contradictoire dès lors que l’on identifie la source ultime de tout profit.

La raison profonde d’une fiction

Ce qu’il y a de plus troublant dans la discussion sur le capital fictif, c’est que lorsqu’on adopte une conception large à son propos, on court le risque de laisser croire qu’il y aurait des profits financiers qui proviendraient, in fine, d’un ailleurs que le travail productif. Sans doute, sous la plume de Cédric Durand se référant à Marx, ce risque est écarté. Il écrit notamment : « L’idée confortable d’une possible séparation du procès de valorisation du processus de production et de l’exploitation du travail est chimérique, mais elle soutient de puissants dispositifs de domination du capital. » (p. 64). Mais, ensuite, se glissent des formulations qui pourraient troubler le lecteur qui n’aurait pas la théorie de la valeur chevillée au corps : « Les profits financiers incarnent de la valeur mais ne sont pas issus de la production de valeur. » (p. 105). Justement si ! S’ils sont « incarnés », c’est-à-dire s’ils ont été réalisés monétairement, alors ils résultent nécessairement de l’exploitation de la force de travail. Plus loin, l’auteur écrit : « Si les intérêts de la dette publique ne sont pas des portions de la plus-value extraite du procès de production, ils ne sont pas non plus directement prélevés sur les revenus de ménages : ils sont issus d’opérations politiques – capture des recettes fiscales par la hausse des impôts ou la baisse des dépenses publiques, privatisations et émissions de nouvelles dettes – qui nourrissent un flux de revenu. » (p. 111) À l’échelle macro-socio-économique, l’argument ne tient pas, il s’agit bien d’une opération politique de captation de valeur réalisée et non d’un flux nouveau additionnel. Il ne s’agit donc pas de « formes de profits qui ne sont pas issues de l’exploitation du travail » (p. 127). Chose que démentait lui-même l’auteur auparavant : « [les activités financières] ne sont rémunérées qu’au titre d’un prélèvement sur les activités productives ou sur les revenus des ménages ou des institutions publiques » (p. 126), ce qui ramène les deux dernières possibilités à la première puisque tous les revenus proviennent de la production.

Et Cédric Durand termine le raisonnement dans son dernier chapitre abordant la « revanche des rentiers » : l’immensité des profits financiers distribués ayant pour corollaire la diminution des taux d’investissement, c’est bien la preuve qu’il n’y a, macro-économiquement, aucune génération de profit réel qui ne provienne pas du système productif. Preuve donnée ainsi par l’auteur lui-même : « Les firmes dominantes, le plus souvent établies dans les pays du Nord, peuvent bénéficier d’une forme d’échange inégal dans leur relation avec des réseaux d’approvisionnement qui exploitent les réserves de main-d’œuvre récemment rendues disponibles. L’hétérogénéité spatiale des formes de concurrence et des niveaux de développement dans un cadre de libre circulation des marchandises permet de faire remonter les profits le long des chaînes jusqu’aux marchés financiers. L’énigme des profits sans accumulation est donc partiellement résolue : comme les profits ne proviennent pas seulement des opérations domestiques mais aussi, en partie, du contrôle des réseaux productifs internationaux, il n’y a rien d’étonnant à ce que leur dynamique soit déconnectée de celle de l’investissement. » (p. 177-178, souligné par moi) [5].

Du capital fictif au travail productif

Il est possible que la définition du concept de capital fictif ait quelque chose à voir avec celle du travail productif. J’émets l’hypothèse qu’une conception élargie du capital fictif, telle que la retient Cédric Durand, pourrait correspondre à une conception restrictive du travail productif. Par exemple, si l’on considère que les dettes publiques contractées pour financer une partie des dépenses publiques sont du capital fictif, ne serait-ce pas parce que, dans le même temps, on exclut que la sphère non marchande soit à l’origine d’une quelconque valeur, voire richesse ? Or, j’ai défendu par ailleurs l’idée que le travail effectué dans la sphère non marchande, bien que ne produisant pas de valeur pour le capital, produit de la valeur pour la société. [6] En revanche, restreindre le capital fictif au domaine où l’évolution des prix des actifs financiers se déconnecte de celle de la production de valeur par la force de travail permet de montrer d’une part que, ce qui est en jeu, c’est la captation d’une part plus grande de la valeur créée et validée par la vente des marchandises, et d’autre part que l’éclatement à répétition des bulles financières est symptomatique d’un capitalisme en difficulté pour faire produire et réaliser de la valeur. Les profits ne venant pas de nulle part, ne pouvant avoir globalement d’autre source que la plus-value produite par la force de travail, les crises financières rythment les cycles des contradictions de l’accumulation du capital.

Sans que la comptabilité nationale soit une preuve, car elle est affaire de conventions, il est tout de même remarquable que ni les bulles, ni même les transactions financières qui contribuent à les grossir, ne soient comptabilisées dans un tableau économique d’ensemble (TEE) et donc dans un PIB. [7] Sur un autre plan, on peut lire dans le TEE de la France en 2013 [8] que les intérêts versés par les ménages s’élevaient à 23,1 milliards d’euros pour 34,3 milliards reçus ; on ne peut donc pas parler globalement d’exploitation subie par eux [9]. Le fait que l’endettement des ménages se soit développé au cours des dernières années doit plutôt être interprété comme un transfert de certains ménages vers d’autres via les institutions financières.

Peut-on émettre une dernière hypothèse ? Celle où le capitalisme financiarisé est celui d’une phase de son histoire où s’approche le moment où les perspectives de croissance de la productivité du travail et, partant, de croissance économique s’amenuisent, voire s’épuisent ? [10] Si cette hypothèse était avérée, alors il ne faudrait pas s’étonner que se forment de plus en plus des bulles de capital fictif, mais qui sont incapables de fournir des bases réelles à l’accumulation. Et l’on peut s’interroger sur la pertinence de la prévision selon laquelle « la finance crée les conditions du déploiement de nouvelles forces productives », qui « pourraient apporter d’immenses gains de productivité », auxquelles il ne manquerait qu’un « changement institutionnel de nature socio-politique et dont l’issue est contingente » (p. 143).

La frontière établie par Cédric Durand entre ce qui relève de la fiction et du réel devrait donc, à mon avis, être justifiée par un ancrage à la théorie de la valeur. Il hésite entre la vision traditionnelle du marxisme historique, qui restreint le champ de la valeur à celui de la valeur pour le capital, dont je pense qu’elle aboutit à une incohérence logique, et une vision autoréférentielle comme celle d’André Orléan, que j’ai analysée comme étant hors-sol. Pourtant, Cédric Durand pourrait s’engager sur une meilleure piste à partir de la critique justifiée qu’il ébauche de la thèse du capitalisme cognitif. Cette critique n’est qu’ébauchée parce qu’elle n’est pas bien reliée à la théorie de la valeur. En particulier, il faut montrer que la thèse de Yann Moulier Boutang [11], un des représentants les plus connus de ce courant, rejoint la théorie néoclassique en situant l’origine de la valeur dans la sphère financière, et que celle de Dominique Plihon et El Mouhoub Mouhoud [12], en créditant la finance de la capacité à valoriser les connaissances en assumant les risques que ces activités comportent, fait de la financiarisation la réponse actuelle aux besoins de l’économie du savoir, ce qui revient à oublier la crise du capitalisme. [13] « À l’instar de Janus, la financiarisation a un double visage : à la fois symptôme de problèmes au sein de la sphère productive et véhicule d’une possible mais incertaine régénération du capitalisme. », écrit à bon droit Cédric Durand (p. 144).

En conclusion, l’ouvrage de Cédric Durand est une contribution importante au décryptage critique des transformations du capitalisme contemporain, marqué par la place grandissante de la finance dans le contrôle de tous les aspects de la vie en société et leur soumission à l’exigence de profit le plus grand et le plus immédiat possibles. Quelques-unes des questions posées ici relèvent sans doute d’un simple problème de formulation qui peut être facilement résolu, d’autres relèvent plutôt de divergences théoriques de fond plus importantes, bien qu’elles restent à l’intérieur de l’espace de la « critique de l’économie politique ». On se souvient que cette dernière trouve son point de départ dans la dichotomie valeur d’usage/valeur, dont Cédric Durand rappelle qu’elle concerne les produits financiers : « Cette spécificité des produits financiers vient du fait que leur acquisition, dissociée de toute valeur d’usage, relève d’un motif purement spéculatif. » (p. 38, souligné par moi). Ni totalement coupée de la production (et pour cause, c’est impossible), ni simplement prédatrice de celle-ci parce qu’elle reflète une structure de classes étroitement liées (capitalistes et managers), la finance revêt un visage contradictoire en voulant servir de la valeur aux actionnaires à un point tel que cela pénalise l’investissement, c’est-à-dire le moteur de l’accumulation. La baudruche du capital fictif n’en apparaît que plus illusoire.

Notes

[1Hayek est aussi en totale opposition au résultat des schémas de la reproduction élargie de Marx, dans lesquels une surproduction de biens de consommation a pour corollaire une suraccumulation de capital argent par rapport aux biens de production disponibles (cf. K. Marx, Le Capital, Livre II, dans Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968).

[2Sur le rôle de la monnaie dans l’accumulation, voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013 ; « Derrière l’imposture de la ’science’ économique, qu’y a-t-il ? », Commentaire du livre de Steve Keen, L’imposture économique, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’atelier, Éditions ouvrières, 2014. Dans la réponse qu’il m’adresse et qui est publiée dans ce même numéro des Possibles, Cédric Durand écrit : « Certes, la monnaie, dès qu’elle est émise, devient un pouvoir d’achat. Mais ce pouvoir d’achat supplémentaire n’est a priori porteur d’aucune ressource additionnelle, car il n’est pas le résultat d’une épargne préalable, d’un renoncement à la consommation. » C’est sans doute dans cette phrase que figure la source de notre incompréhension mutuelle. Je pense que beaucoup d’économistes marxistes n’ont pas totalement rompu avec la croyance en la nécessité d’une épargne préalable pour financer l’investissment net. Or il a été démontré que c’est faux sur le plan macroéconomique, d’où mon plaidoyer pour un rapprochement entre Marx et Keynes sur la question monétaire.

[4Cédric Durand utilise lui aussi le terme de quasi-monnaie (p. 83). N’est-ce pas un indice qui viendrait à l’appui de la thèse que j’émets ?

[5La dernière phrase de cette citation est partiellement contredite par celle-ci : « Mais, pour l’instant, il n’y a pas eu de prédation de la finance, au sens où les paiements financiers ponctionneraient davantage qu’auparavant les revenus des firmes ». (p. 183). De plus, la référence à l’échange inégal renvoie à l’exploitation : cf. Arghiri Emmanuel, L’échange inégal, Essai sur les antagonismes dans les rapports internationaux, Paris, François Maspero, 1969, 1972.

[6Pour l’argumentation, voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit  ; et Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014.

[7Le graphique de Cédric Durand, page 96, montre la part croissante des activités financières dans le PIB, mais il s’agit là de la « valeur ajoutée » par les sociétés financières et non pas du capital fictif au sens large de l’auteur. Je laisse de côté ici le fait de savoir si cette « valeur ajoutée » est une valeur ajoutée ; je ne discute que de la pertinence de la définition large du capital fictif que Cédric Durand abandonne, avec raison, pour construire ce graphique.

[8Source INSEE.

[9Cédric Durand donne une citation de Marx (p. 107) explicitant « l’expropriation par le capital sans mode de production capitaliste » qui ne me semble pas convaincante car elle est tirée des Grundrisse à un endroit où Marx analyse les formes d’intérêt usuraire dans des modes de production « prébourgeois », thème qu’il reprendra dans le Livre III du Capital, chapitre XIX intitulé « Remarques sur l’usure précapitaliste » (K. Marx, Le Capital, Livre III, dans Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968.

[10Dans son commentaire, que l’on trouvera également dans ce numéro des Possibles, François Chesnais s’étonne de cette phrase, mais elle pointe la gravité de la crise capitaliste actuelle, qui marque la difficulté du système à faire produire toujours plus de valeur à une force de travail surexploitée sur une base matérielle naturelle en voie d’épuisement, sans que le capital fictif puisse être une solution, parce qu’il n’est qu’une baudruche qui éclatera nécessairement. Voir J.-M. Harribey, « La croissance ? Au-delà des doutes, une certitude : la crise sociale et la crise écologique du capitalisme sont liées », Note pour les Économistes atterrés, octobre 2014.

[11Y. Moulier Boutang, L’abeille et l’économiste, Carnets Nord, 2010.

[12E.M. Mouhoud, D. Plihon, Le savoir et la finance, Liaisons dangereuses au cœur du capitalisme contemporain, Paris, La Découverte, 2009.

[13J’ai abordé ces sujets dans J.-M. Harribey, « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique ? », Actuel Marx, n° 36, septembre 2004 ; « L’abeille, l’économiste et le travailleur, nouvelle fable sur la finance ? », juin 2010 ; « La valeur, ni en surplomb, ni hors-sol », Revue de la régulation, n° 10, 2e semestre 2011. Le contenu de ces textes est repris dans La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

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