La théorie marxienne du capital fictif
La présentation par Marx de la théorie du capital fictif est faite dans la section du Livre III du Capital, intitulée « Partage du profit en intérêt et profit d’entreprise » [1]. La lecture des deux premières pages du premier chapitre de cette section laisse peu de place à l’ambiguïté quant au rapport des 16 chapitres qui suivent à la théorie de la valeur. Y sont posés successivement « l’argent comme expression autonome d’une somme de valeurs », dont la possession par (ou mise à disposition à) des capitalistes industriels permet d’« extorquer aux ouvriers une certaine quantité de travail non payé, du surproduit et de la plus-value et de se les approprier » ; l’argent accumulé comme acquérant « une valeur d’usage, celle de faire office de capital » ; et enfin l’intérêt comme « rubrique particulière pour une partie du profit que le capitaliste actif doit payer au propriétaire du capital (en cas d’emprunt) au lieu de la mettre dans sa poche » [2]. C’est dans ce cadre et sur ce socle qu’est esquissée plutôt que développée la théorie du capital fictif. Chez Marx, la théorie de la valeur est là, même depuis le début. Le chaînon suivant est le « fétichisme de l’argent », c’est-à-dire l’illusion d’autonomie et la cécité qui l’accompagne, engendrées par les opérations de prêt assurant des revenus financiers avec « la même régularité que le poirier donne des poires » [3] au capital porteur d’intérêt, ce qu’on nomme le capital de placement financier par opposition au capital productif (Keynes a noté que la langue française permet de distinguer le placement financier de l’investissement, là où l’anglais n’offre qu’un seul mot).
Pourquoi le terme « fictif » ? On a intérêt, je crois, à suivre Marx le plus près possible. La perspective qu’il choisit en utilisant le terme est celle du mouvement d’accumulation du capital, de sa reproduction élargie, de son expansion. Ce qui paraît, aux yeux du porteur de titres, être du « capital », « son » « capital », doit être analysé comme étant une pure fiction du point de vue du mouvement de reproduction et d’extension du capital productif. Simultanément cependant, lorsque la conjoncture et les rapports politiques sont favorables à leurs détenteurs, ces titres ouvrent droit à des prélèvements bien concrets sur la valeur et la plus-value produites. La fiction peut se muer en obstacle à l’accumulation. Dans le cas des actions, on a affaire à des titres de propriété d’entreprises qui donnent droit à perception de dividendes et qui sont négociables sur le marché boursier. Les actions « représentent un capital réel : celui qui a été investi et qui fonctionne dans ces entreprises ». Mais ce capital « ne peut pas exister deux fois, une fois comme valeur-capital des titres de propriété, des actions, la seconde en tant que capital investi réellement. Il n’existe que sous cette dernière forme, et l’action n’est qu’un titre de propriété ouvrant droit, au prorata de la participation, à la plus-value ou surtravail que ce capital va engendrer » [4]. Ce droit peut être vendu. La naissance des sociétés par actions conduit à l’essor des bourses dont le nom devient synonyme des échanges des titres de propriété des entreprises. Le marché boursier assure à l’investisseur financier le privilège de la liquidité, privilège dont Keynes fait ressortir le caractère exorbitant, « comme si un fermier, après avoir tapoté son baromètre au repas du matin, pouvait décider de retirer son capital de l’exploitation agricole puis envisager plus tard dans la semaine de l’y réinvestir de nouveau » [5]. Le marché boursier permet en plus aux investisseurs avisés non seulement de percevoir des dividendes, mais d’engranger des profits spéculatifs juteux que Hilferding a parfaitement caractérisés : « tandis que la classe capitaliste en tant que telle s’approprie une partie du travail du prolétariat sans équivalent et obtient son profit de cette manière, les spéculateurs ne gagnent que les uns sur les autres. La perte de l’un et le bénéfice de l’autre. Les affaires, c’est l’argent des autres. » [6]
Dans le cas des titres de la dette publique, ce que leur détenteur possède et considère comme son « capital » est une créance qui lui donne droit à des intérêts et qu’il peut également vendre sur le marché des titres obligataires. Écrivant à un moment où les emprunts servaient surtout à financer les guerres ou les dépenses somptuaires de l’État, Marx n’envisage pas le cas, auquel nous nous sommes habitués à penser pendant les « Trente Glorieuses, » de l’emprunt à des fins d’investissement productif, dont l’analyse relèverait de celle qu’il propose pour « le crédit du banquier » qui sera examinée dans un instant. Mais sur des points essentiels, son analyse est d’actualité. Il écrit que « le capital qui, aux yeux des gens, produit un rejeton (intérêt), ici le versement de l’État, demeure un capital fictif, illusoire. Non seulement parce que la somme prêtée à l’État n’existe plus du tout, mais encore parce que jamais elle n’avait été destinée à être dépensée en tant que capital, à être investie, et que c’est seulement son investissement en tant que capital qui aurait pu faire d’elle une valeur susceptible de se conserver par elle-même (…) la part des impôts annuels qui échoit (au détenteur de titres) représente l’intérêt de son capital, de la même manière que l’usurier reçoit une part des biens de son prodigue client, et pourtant, ni dans un cas ni dans l’autre, la somme d’argent prêtée n’a été dépensée comme capital » [7]. La ponction sur la richesse produite par le biais des impôts levés n’a pas vocation de s’éteindre, mais d’être reproduite de période en période. La vocation des emprunts d’État d’engendrer des flux d’intérêts aussi permanents que possible ainsi que la collusion entre la politique et la finance sont analysées par Marx dans un passage de Les luttes des classes en France qui vaut la peine d’être citée :
« L’endettement de l’État était, bien au contraire, d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’État, qui était l’objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. À la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. » [8].
Crédit et dette : le changement qualitatif des rapports bancaires
Il y a bien chez Marx une troisième forme de capital fictif, celle qu’il nomme « le crédit du banquier », mais elle soulève des questions d’un ordre différent. Il s’agit du prêt d’une somme en bloc ou de l’ouverture d’une ligne de crédit consentis à un industriel en vue d’un investissement. Il est fait pour une durée déterminée et, ici, la création de capital fictif est appelée à s’éteindre à mesure que l’investissement rend de la valeur et de la survaleur. Il n’y a pas de subordination de l’industriel au banquier, qui ne cherche pas non plus à s’ingérer ,comme plus tard chez Hilferding, dans sa gestion. Le crédit du banquier s’accompagne nécessairement de création monétaire. « Sans monnaie de crédit, pas de développement économique ; trop de crédit, bulle et crise ; telles sont les leçons des secousses périodiques du capitalisme » écrit Jean-Marie Harribey. Lorsqu’il parle du « crédit du banquier » Marx ne dit rien d’autre. En utilisant la terminologie keynésienne, les questions auxquelles il s’intéresse sont l’euphorie financière de la fin de l’expansion cyclique et déjà l’effet de levier. Trop de crédit peut être créé et sa transformation en capital productif ne peut pas se faire lorsque le cycle production-commercialisation se heurte à une insuffisance de demande inhérente aux rapports de production capitalistes. D’autre part, la création de crédit par le banquier repose sur sa possession d’un capital qui est très largement fictif, puisqu’il est composé pour une bonne part d’actions et de titres de dette. Il est déjà question d’ingénierie financière et de circulation interbancaires de titres.
« À mesure que se développent le capital productif d’intérêt et le système de crédit, tout capital semble se dédoubler, et par endroits tripler même, grâce aux diverses façons dont un même capital, ou simplement une même créance, apparaît dans des mains différentes, sous des formes différentes. La majeure partie de ce ‘capital-argent’ est purement fictive. Le fonds de réserve excepté, tous les dépôts ne sont que des créances sur le banquier, qui n’existent jamais réellement en dépôt. Entre eux les banquiers se règlent les assignations réciproques sur des dépôts qui n’existent pas, en faisant venir ces créances en déduction les unes des autres » [9].
Non seulement le « crédit du banquier » a vocation à s’éteindre, mais, quand il en a été créé trop, les crises financières du XIXe siècle se sont chargées d’en détruire une partie périodiquement. L’un des objectifs des banques centrales a été d’essayer d’encadrer ce processus et d’en limiter les dégâts, mais le travail de destruction se faisait. En sautant d’un siècle et en simplifiant un peu les choses, disons que tout change avec la concentration bancaire. Aux États-Unis, même lorsque la séparation entre banques commerciales et banques d’affaires restait en vigueur, à partir des années 1980, la doctrine du « too big to fail » a contrecarré cette œuvre de destruction. Son énoncé par Paul Volker en 1974 a fait partie du processus qui s’est étendu du milieu des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, de transformation de l’accumulation financière – ce que Marx nomme « l’accumulation de capital-argent » par opposition à « l’accumulation véritable de capital » [10] – d’un phénomène conjoncturel en caractéristique structurelle du capitalisme. Les grandes places financières ont été les centres nerveux de cette accumulation financière, mais les assises en ont été et sont plus que jamais politiques et institutionnelles. L’accumulation financière a été alimentée par les cotisations des systèmes de retraites par capitalisation dans l’ensemble du monde anglo-saxon et au Japon, du flux d’intérêts de la dette du tiers-monde, puis de ceux encore plus élevés en terme absolus résultant de la substitution de l’emprunt à l’impôt dans les pays de l’OCDE [11]. Chaque pas dans le renforcement du pouvoir de la finance a été suivi de mesures de libéralisation et déréglementation et de concentration bancaire. Les « banques » sont devenues des très grands groupes financiers diversifiés (la Commission européenne les désigne, dans plusieurs textes, sous le terme de conglomérat financier), se déployant internationalement et, pour les plus grands, mondialement. Leurs activités les plus lucratives sont la gestion de fortune et le trading sur fonds propres sur tous les types d’actifs, et, dans le cas européen, notamment sur les titres de la dette des pays les plus endettés et faibles de la zone euro. Les prêts aux PME sont leur activité la moins rémunératrice : le « crédit du banquier » s’était tari bien avant la crise mondiale. [12] Depuis, il y a un refus de prêter aux PME auquel la nouvelle politique de la BCE apporterait la réponse.
Une phase spécifique de l’histoire du capitalisme mondial
Marx a esquissé sa théorie du capital fictif à un moment où celui-ci était bien moins développé qu’aujourd’hui. Il a connu une phase de croissance spectaculaire dans les années 1920, principalement à Wall Street et à Londres. Mais il y a eu ensuite, dans le prolongement de la crise de 1929, la dépression des années 1930, et, dans un pays comme la France, le fort affaiblissement de la finance du fait de la guerre, la collaboration et la radicalité sociale contenue de la Libération, soit une assez longue période où on pouvait en négliger l’analyse. Même aux États-Unis, l’autonomisation du capital-argent et le rôle des marchés financiers semblaient des phénomènes secondaires. L’industrie semblait avoir pris le dessus sur la finance. On était entrée dans l’ère des managers. Impulsées et organisées dans un premier temps par la City à Londres, la libéralisation et la mondialisation financières ouvrant sur la mondialisation du capital dite néolibérale, nous ont fait insensiblement changer d’époque jusqu’à la grande poussée du capital fictif des années 2000. La nécessité de bien comprendre le capital fictif, comme notion théorique et comme facette particulière (et particulièrement redoutable) des rapports sociaux de production capitalistes contemporains tient au moment historique qui est le nôtre. Certaines dimensions de la mondialisation du capital qui renforce le pouvoir des actionnaires et des créanciers et lui donne une assise très solide ont pris une importance toujours plus grande. Deux d’entre elles ont directement trait à l’appropriation de la valeur.
La première est la mise en concurrence directe des travailleurs sur le plan de l’emploi et des salaires entre pays d’un même continent ainsi que d’un continent à l’autre. Ses implications ont été bien identifiées dans le cadre européen lors de la bataille contre le Traité constitutionnel de 2005, mais on ne saurait trop en souligner les effets. Cette mise en concurrence donne à chaque bourgeoisie, quelle que soit sa place dans la structure hiérarchique changeante du capital mondial, une position de force, inédite historiquement, à l’égard de ses « propres travailleurs », qui incluent les travailleurs immigrés avec ou sans papiers. Chaque classe dominante, si faible qu’elle soit, est adossée au capital comme rapport d’exploitation et de domination mondial et c’est au capital comme bloc que les travailleurs se heurtent en dernière instance, partout où ils sont en lutte. Ce bloc est traversé par d’intenses rivalités économiques et politiques, mais celles-ci n’ont, depuis longtemps, pas été suffisamment fortes pour que s’ouvrent des brèches permettant aux travailleurs d’un ou plusieurs pays de transformer des mobilisations même très importantes en victoires.
La deuxième dimension de très grande importance du capitalisme à son stade actuel est celle par laquelle Cédric Durand termine son livre (j’en aurais personnellement parlé très tôt), ce qu’il appelle le « nœud financiarisation-mondialisation », dont l’une des déclinaisons est constituée par les stratégies industrielles mondiales des très grands groupes dans beaucoup de secteurs, à savoir l’organisation toujours poussée et minutieuse des chaînes de sous-traitance, ce qu’on nomme les chaînes de valeur. Les grands groupes vont au-devant de l’immense armée industrielle de réserve offerte par la libéralisation du commerce et des investissements directs à l’étranger (IDE) et ils le font au moyen des chaînes de valeur plutôt que par le transfert complet de leurs systèmes de production. Ils extraient la plus-value au moyen d’une exploitation du travail éhontée, engrangeant des profits très élevés, et peuvent distribuer des dividendes en conséquence à leurs actionnaires. Apple est l’expression la plus achevée de ce « business-model ».
La troisième dimension de la situation est le saut qualitatif dans le degré d’emprise de la finance, très exactement du capital-argent porteur d’intérêts logé dans les grands conglomérats financiers diversifiés (très grandes banques et groupes d’assurance) et des grands fonds de placement financier, sur les gouvernements et les appareils d’État. Cette emprise prend des formes différentes selon les pays. Aux États-Unis, ce sont le « couloir Wall Street-Washington », le financement par Wall Street des campagnes présidentielles et les orientations d’une banque centrale (la Fed) qui a pris sur elle, depuis le point culminant de la crise asiatique en 1998 et la présidence de Greenspan, d’œuvrer à la préservation de la valeur des actifs financiers. En France, suite à la formation avec l’appui de l’État d’un oligopole serré, c’est le poids du « lobby bancaire ». L’Allemagne a fait en sorte que la soumission de l’État à la finance soit plus impersonnelle, moyennant la création d’institutions (banque centrale indépendante) et de règles juridiques à respecter à la lettre, dont elle a obtenu dans le traité de Maastricht l’extension à la zone euro. L’emprise de la finance sur le politique ne résulte pas d’une conspiration, même si des épisodes conspiratifs sont identifiables. Elle n’a pas seulement pour but la défense des intérêts de l’oligarchie financière (les 1% et même les 0,1% identifiables dans les statistiques états-uniennes), mais la pérennité d’institutions sociales et politiques, dont la fonction est de consolider la position en surplomb du capital-argent par rapport au corps social, le fétichisme de l’argent et les flux de revenus de ce capital fictif qui se dressent comme obstacle au développement humain. C’est à cela que se heurte le mot d’ordre « changer le système, pas le climat ».