Loin d’être des résurgences du passé, confinés à la gestion de situations localisées, les communs sont au contraire vécus par les mouvements sociaux comme des enjeux universels (le climat, la biodiversité, les océans, la terre…), au point que le Sommet des Peuples de Rio de 2014 avait pour sous-titre « Pour la justice sociale et environnementale et la défense des biens communs », ce qui venait après la déclaration « Pour la récupération des biens communs » [1] présentée par les mouvements sociaux lors du Forum social mondial de Belém en 2009. Les communs sont également revendiqués par les mouvements issus du numérique et de la connaissance. La technologie de l’internet, par son histoire comme par les modes de fonctionnement qu’elle rendait possibles, a remis en lumière la notion de communs. La volonté de proposer une « société de la connaissance » qui soit partagée, équitable et capable de répondre aux grandes crises que connaît notre planète mondialisée a également mobilisé de nouveaux acteurs sociaux contre « l’économie de la connaissance », qui veut transformer tous les savoirs en marchandises et installer des modèles financiers dans les pratiques culturelles et scientifiques.
1. Les communs comme activité sociale
Avant de traiter spécifiquement des communs de la connaissance, il nous faut clairement affirmer que les communs dont nous parlons représentent une dynamique sociale. Pour étudier chaque commun particulier, et cumuler ainsi des approches qui dessinent un vaste territoire de mouvements sociaux, il faut à chaque fois tenir compte de quatre axes d’analyse et d’action : le type de bien considéré, les risques d’enclosure sur cette ressource, le faisceau de droits qui existe ou pourrait exister autour de la ressource, et enfin les formes de gouvernance utilisées par les communautés qui s’investissent dans la maintenance et l’expansion de cette ressource. Ceci nous évite de considérer les communs comme des abstractions, de mesurer les avancées et limites propres à chaque commun, et de rendre visibles des dynamiques bien plus que des certitudes.
Il est nécessaire de séparer le commun qui se construit autour des ressources partagées de ces ressources elles-mêmes (ce que l’École de Bloomington avec Elinor Ostrom appelle les commons pool ressources). Une telle vision naturaliste et libérale des communs les rapprocherait de la notion de « biens publics », telle qu’elle fut portée par Samuelson. Celle-ci ne considère jamais l’organisation sociale qui se construit autour des ressources, mais au contraire les réifie pour mieux rendre les biens produits collectivement exploitables par les marchés et les entreprises monopolistiques. Dans notre approche, les ressources en partage que nous considérons, que se soit un réseau d’irrigation ou les normes et protocoles de l’internet, le climat ou les usagers et concepteurs d’un logiciel libre, sont simplement la raison d’être de la construction sociale d’un commun [2]. En associant chaque commun (structure sociale) à la ressource qu’il prend en charge, on évite également les glissements qui considéreraient la pure abstraction du commun (le bien commun comme référent spirituel, religieux ou laïque). On évite également de se focaliser sur le bien produit ou maintenu que des exploitants extérieurs pourraient exploiter à leur guise, alors même qu’ils ne participent pas à leur maintenance.
Le terme d’enclosure est fréquemment utilisé dans les communs pour désigner les diverses méthodes permettant d’exproprier les acteurs des communs de leurs droits d’usage. Ce terme provient du « mouvement des enclosures » qui a transformé les terres et forêts communes de l’Angleterre en terres privées, permettant aux landlords d’accaparer les nouvelles richesses du marché de la laine, tout en privant les pauvres de l’accès aux ressources auparavant libres d’usage (champignons, miel, bois de chauffage… et libre pâturage). Pour l’historien des communs Peter Linebaugh, la violence des enclosures en fait un référent bien plus large, qui s’est répété sous diverses formes dans la monde entier [3]. Avec les communs de l’immatériel, le terme d’enclosure prend évidemment un sens métaphorique. Les acteurs des communs utilisent ce terme pour renvoyer à la complexité de la défense des communs, qui ne sont pas seulement menacés par la privatisation, qui n’est qu’un aspect des enclosures, mais par diverses formes et techniques qui limitent les « droits d’usage » [4]. Là encore, un moyen de montrer l’importance du faisceau de droits, qui ne se limitent pas à la question de la propriété.
Qu’il soit nécessaire de préciser cela en introduction montre bien la largeur du spectre qu’embrasse le mouvement des communs. Car il y a d’évidence un aspect moral, éthique et philosophique fort dans la revendication d’un commun pour lequel les individus se mobiliseraient, mais qui ne leur appartiendrait pas. De nombreuses parties du mouvement social mondial s’y réfèrent, depuis les acteurs de la défense des Droits de la Terre-Mère [5], jusqu’aux secteurs issus de la théologie de la libération, dont l’ouvrage « Des biens communs au bien commun de l’humanité » de François Houtart est le meilleur exemple [6]. À l’autre bout du spectre, on trouve des produits ou des pratiques issus des communs qui servent de support à de nouvelles industries ; il suffit de penser à toutes les méga-entreprises de l’internet qui utilisent les pratiques de création et de communication des foules pour construire des grands vecteurs, asservissant les biens culturels et de connaissance pourtant produits souvent de façon collective et désintéressée.
Cette bipolarité traverse la plupart des mouvements sociaux de la sphère des communs. Le mouvement du logiciel libre et open source est ainsi porté par des acteurs qui y voient la construction d’une société post-capitaliste et la défense des libertés fondamentales dans l’univers numérique, comme par d’autres pour lesquels il s’agit de la méthode la plus efficace pour produire des logiciels de qualité et bâtir des services à succès.
Toute tentative de considérer les mouvements autour des communs comme créant de nouveaux universaux doit être évitée si l’on veut comprendre le rôle que ce concept joue dans les luttes actuelles, et comment il peut servir à redéfinir l’émancipation au XXIe siècle. Nier la diversité et complexité des communs conduirait soit à dénier un rôle émancipateur aux autres mouvements qui s’appuient par exemple sur les notions de service public ou d’action collective, soit à appauvrir la portée des communs. Il nous faut donc en préalable assumer la grande diversité des communs, les étudier et les défendre pour ce qu’ils représentent en regard de l’activité propre de leurs participants, sur leur territoire ou leur domaine de savoir. Généraliser serait néfaste envers un nouvel ensemble de mouvements sociaux qui se définissent au contraire principalement par la pratique et les relations humaines qui se tissent dans cette pratique.
2. Internet, un bien commun universel
L’internet est bien évidemment perclus d’intérêts privés, depuis le terminal d’accès qui est la propriété de l’usager, le réseau et la box qui appartiennent à une grande entreprise de télécommunications, jusqu’aux serveurs d’information qui, pour leur grande majorité, sont maintenus par des sociétés privées. Ces parties privées de l’internet fondent le marché des communications numériques, mais ne peuvent fonctionner qu’en raison d’un ensemble de règles, de normes et de protocoles qui, une fois implémentés dans des logiciels, assurent l’interconnexion (capacité à échanger) et l’interopérabilité (entre machines différentes). Ce sont ces protocoles qui constituent le commun de l’internet. Et donc, autour de ce commun, la construction de communautés qui en assurent la maintenance et le partage. Ce sont les acteurs de l’internet qui définissent ces normes. Même émanant d’intérêts privés (les négociateurs des instances de normalisation sont en général envoyés par leurs entreprises), ces acteurs se doivent de maintenir un ensemble de protocoles ouverts, publics et débattus collectivement, et cela comme condition pour le strict maintien de l’activité globale de l’internet. Nous avons ici un exemple dans lequel un commun de la connaissance est simultanément un élément indispensable à l’économie du numérique, et un bien collectif qu’il nous faut défendre contre cette même économie du numérique, qui voit plus souvent son intérêt immédiat que la construction d’un ensemble stable et élargi.
L’infrastructure commune de l’internet est ainsi menacée par les freins que les méga-entreprises de télécommunications veulent mettre à la « neutralité de l’internet » [7]. Ce principe veut que tous les contenus et services utilisant l’internet soient traités de façon équitable (même durée de transit et indépendance des protocoles et services utilisés pour la communication entre un serveur et son usager). Or, les entreprises situées sur le milieu de la chaîne (les fournisseurs d’accès à internet) veulent faire financer leur activité sur un marché double face : d’une part, l’usager qui va payer son accès, et, d’autre part, l’opérateur de service (réseaux sociaux, e-commerce, vidéo en ligne…) qui devra, s’il en a les moyens, verser des marges arrières pour que son application ou service atteigne rapidement l’usager. Il s’agit là d’une enclosure majeure sur le fonctionnement collectif de l’internet, qui permettrait aux plus grands groupes de monopoliser plus encore l’espace numérique, et surtout construirait des regroupements verticaux qui déposséderaient les usagers d’un outil d’accès universel à toutes les cultures et savoirs. Nous avons ici une confrontation de droits, entre ceux d’un commerce dérégulé que revendiquent les entreprises de télécommunication et le droit devenu fondamental au XXIe siècle de l’accès équitable à l’internet et à l’ensemble de ses services. Pour l’instant, le maintien de la neutralité de l’internet est défendu par de nouveaux mouvements sociaux (à l’image de La Quadrature du Net en France), mais il devient urgent que des lois assurant la pérennité de ce principe soient votées car les tribunaux, notamment aux États-Unis, arguent du principe de la libre concurrence pour favoriser le marché des télécommunications au détriment des usagers et de la liberté d’expression. Barack Obama s’est récemment prononcé pour que de telles lois soient votées aux États-Unis. Le Conseil national du numérique, organisme consultatif en France, l’a également préconisé… sans résultat pour l’instant. Cette question est un exemple des nécessaires relations entre la défense des communs et les législations et politiques publiques, ce qui pour l’instant reste difficile, tant les puissances publiques sont la proie des lobbies commerciaux et résument trop souvent l’intérêt public au développement des entreprises « nationales ».
L’autre aspect des enclosures de l’internet porte sur les questions de propriété intellectuelle. Sous ce terme « fourre-tout », on regroupe un ensemble de lois et règles destinées à organiser un marché entre industriels (édition, médias, brevets, marques…). Or ces lois sont étendues à l’activité des millions d’usagers de l’internet qui souhaitent partager connaissances et cultures, ou exercer leurs droits à la copie privée [8]. Là encore, le droit fondamental d’accès à la culture et au savoir se heurte au refus des puissances publiques et des industriels de considérer une approche par les communs. Celle-ci est pourtant proposée par de nombreux acteurs de la culture comme de l’internet, autour des notions de licence légale ou de contribution créative [9]. Au-delà des différences entre elles, ces approches veulent à la fois organiser le reversement aux créateurs et assurer le partage des œuvres. Là encore, le droit d’usage, qui fait la force de la culture et assure sa diffusion, et qui pourrait être élargi grâce aux usages numériques, est confronté à une logique extrémiste d’un droit de propriété étendu jusqu’au contrôle des usages (DRM, accès limités…)… rendu possible par le numérique lui-même. L’incapacité des tenants d’une propriété intellectuelle forte à comprendre les profonds changements induits par le numérique, notamment dans le rôle des structures collectives (bibliothèques, écoles) et des activités créatrices ouvertes, construisent un monde d’interdits, de blocages, et d’exclusion des bénéfices du savoir. En particulier, la réutilisation des savoirs et cultures pour construire de nouveaux objets culturels et de connaissance, et pour bâtir autour des communautés humaines, des réseaux d’individus, est empêchée. C’est pourtant ce qui a toujours été le principe de base de la culture : faire se rencontrer ceux qui partagent des sentiments et des idées. En ce sens, nous assistons bien à une forme d’exclusion de l’usage des communs par les règles de la propriété intellectuelle appliquées hors contexte, ce que le juriste spécialiste du domaine public James Boyle appelle « le second mouvement des enclosures » [10].
Ce qu’il est essentiel de noter ici, c’est l’existence de nouveaux mouvements sociaux spécifiques du numérique, qui développent des approches « en-commun » de l’internet et de ses usages pour le partage équitable des savoirs, notamment à l’échelle du monde. Les puissants mouvements de jeunes qui ont eu lieu en Pologne ou en Hongrie contre le traité ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) de renforcement de la propriété intellectuelle qui aurait abouti, s’il avait été appliqué, au contrôle de l’internet, ont par exemple réussi à faire capoter ce projet par abandon de l’Union européenne. Il n’est pas étonnant que ce soient des jeunes issus de l’histoire spécifique du contrôle par le pouvoir des idées et de leur transmission qui aient le plus fortement ressenti les menaces que comportait le traité ACTA et se soient mobilisés. Travailler à l’empowerment politique des acteurs des communs de la connaissance, en leur donnant les moyens de diffuser leurs discours et revendications de partage égalitaire et de création collective en direction des autres mouvements sociaux est une tâche essentielle pour reconstruire une société civile globale. Il s’agit de tisser une nouvelle alliance entre expériences historiques et capacités de mobilisation et d’interprétation du monde, issues des pratiques de l’ère numérique. La question des logiciels libres a été le premier support d’une telle réflexion, dont l’exemple a inspiré entre autres les paysans autour de la liberté et de la capacité collective des fermiers à échanger leurs semences [11]. Il convient de l’étendre à l’ensemble des pratiques de l’internet, et notamment à empêcher la privatisation de l’activité collective des individus par quelques plateformes oligopolistiques. Une réflexion spécifique sur les politiques collectives à mener dans une société plongée dans le numérique, que l’approche par les communs pourrait grandement éclairer.
3. Produire les sciences en commun
Les connaissances scientifiques ont longtemps été considérées comme un commun collectif produit par l’ensemble de la « communauté scientifique ». Or, depuis le Bayh-Dole Act de 1980 aux États-Unis, cette logique coopérative a été détruite en offrant aux universités la possibilité de déposer des brevets. Dès lors, la science publique s’est lancée dans une démarche stratégique : la diffusion et le partage des connaissances devenaient subordonnés à l’intérêt des applications qui pouvaient en découler. On a vu depuis se développer la logique des appels d’offre (quand les chercheurs doivent « garantir » le résultat de leurs travaux avant de les mener) et les partenariats entre recherche publique et innovation privée. Au lieu d’une logique de partage des savoirs, une course à « l’excellence » s’est mise en place, qui se résume au final à une concurrence acharnée, centrée sur les questions qui peuvent déboucher sur des intérêts privés. La recherche médicale est particulièrement sensible à cette modification. Elle explique par exemple les faibles recherches sur des « maladies négligées », dont nous pouvons voir les effets dans l’absence de traitement pour la fièvre Ebola [12]. On désigne ainsi les maladies qui touchent un très grand nombre de personnes… qui ont le tort de n’avoir pas les ressources économiques pour intéresser les chercheurs plongés dans ce mode de financement public-privé. Le combat contre les nouvelles épidémies ne se partage plus à l’échelle de l’ensemble de la société, mais reste confiné dans les mains de « spécialistes », qui espèrent toucher le jackpot le jour où un de leurs travaux verra naître un nouveau « blockbuster », au risque de la santé publique mondiale. La recherche des entreprises pharmaceutiques se focalise sur le renouvellement des médicaments dont les brevets arrivent à expiration. De même, les recherches publiques se concentrent sur les maladies qui peuvent faire l’objet de publications prestigieuses ou de brevets… au détriment des maladies des pays tropicaux.
Cette concurrence exacerbée entre laboratoires de recherche doit trouver des lieux d’expression. Les « éditeurs scientifiques », dont la spécialité consiste à trouver des chercheurs pour évaluer les articles de recherche et à regrouper ensuite ceux qui ont passé ce « contrôle par les pairs » dans des revues dont le prestige est mesuré par les citations obtenues ont largement su bénéficier de leur position d’intermédiaires, d’autant qu’ils peuvent revendre très (très) cher les revues aux bibliothèques des universités [13]. Or, l’internet permet au contraire à la connaissance de voyager, de mail en mail ou de serveur universitaire en laboratoires de recherche, y compris dans les pays pauvres. Un grand nombre de chercheurs ont décidé de briser cette forme d’enclosure sur le savoir qu’imposent les éditeurs spécialisés, et de diffuser le plus largement possible leurs travaux. Ils ont construit collectivement, avec des bibliothécaires, avec de plus en plus souvent des organismes de recherche (de nombreuses universités prestigieuses aux États-Unis, ou le CNRS en France avec le serveur HAL et les publications de Revues.org) ou avec des bailleurs de fonds (le Wellcome Trust par exemple pour la recherche bio-médicale), un mouvement pour l’accès libre aux publications scientifiques. Parti en 1991 d’un ordinateur inutilisé, remis en marche sous le bureau de Paul Ginsparg pour partager les articles de physique des hautes énergies, ce mouvement regroupe aujourd’hui environ 15 % des publications scientifiques. Avec un effet majeur sur le partage mondial des savoirs, rendant accessibles les publications des universités riches par les chercheurs isolés du Sud [14].
Là encore, le commun des recherches a pu émerger de l’activité des acteurs eux-mêmes, qui n’ont pas attendu une loi ou une décision inscrite dans le marbre de débats politiques sous influence des lobbies de l’éditions spécialisée, mais se sont organisés, en s’appuyant sur l’infrastructure de l’internet, pour faire eux-mêmes, ici et maintenant, ce qu’ils estimaient juste et nécessaire. Comme toute activité politique, des alliances se sont tissées, des négociations ont eu lieu, des déclarations, des divergences, des débats… Mais, là encore, la pratique collective a su dégager une démarche qui met en avant le droit d’usage (le partage des savoirs) sur les droits de propriété ou les attentes économiques de certains acteurs oligopolistiques. Les débats internes aux communautés scientifiques qui défendent l’accès libre sont eux-mêmes des éléments de construction d’un mouvement. Ce qui est particulièrement important quand celui-ci se trouve confronté à l’intégration dans le système dominant… qui se traduit par une distorsion des buts originaux. Ainsi, le Royaume-Uni a édicté en 2013 une loi qui impose à tous les chercheurs des universités britanniques de publier dans des revues qui permettent l’accès libre… mais qui font payer le chercheur pour cela. Double gaspillage d’argent public au profit de ces intermédiaires qui se sont empressés de profiter de l’aubaine.
4. En-commun : une alternative à l’économie de la connaissance
Ces deux exemples de construction de communs de la connaissance, avec toutes les hésitations, les compromis, les négociations, les alliances qui accompagnent tout mouvement social, sont ici décrits à grands traits. De nombreux autres exemples de groupes s’auto-organisant pour favoriser le partage des savoirs et la construction collective existent, notamment appuyés sur l’internet. Citons simplement pour mémoire Wikipédia, une encyclopédie coopérative qui est devenue la première destination de l’internet ; ou OpenStreetMap qui se fixe pour objectif de construire une carte de toute la planète, réalisée, corrigée et enrichie par les habitants du monde, et de rendre ces données disponibles pour tous les usages. Pensons également aux réseaux d’échange de savoirs sur les maladies, notamment tels qu’ils ont été construits par les malades du SIDA [15] ; ou aux réseaux d’échange et de conservation des semences paysannes. La connaissance, quel que soit son mode d’enregistrement (articles, logiciels, protocoles, semences, pratiques collectives…) appelle le partage et la circulation élargie. L’internet permet de concrétiser cette dimension essentielle du savoir, bien éloignée des querelles d’ego qui pourrissent l’université.
C’est cette dynamique collective autour du partage des savoirs qui constitue les communs de la connaissance. Les formes d’auto-organisation des communautés concernées, la manière dont elles vont faire bénéficier l’ensemble de la société du produit de leur activité construisent un autre mode de relation parmi les producteurs de savoirs. Une démarche inclusive, qui permet de penser des sciences participatives et des réseaux mondialisés d’échange de savoir. Dans cette approche des communs de la connaissance, ce sont les droits d’usage collectifs du savoir et de la culture qui priment. Ce qui les oppose à la logique de « l’économie de la connaissance », qui, au contraire, impose des droits de propriété visant à limiter l’usage des savoirs pour créer une nouvelle forme de domination. On peut ainsi dire que l’économie de la connaissance constitue la seconde phase de la mondialisation économique, et que l’extension des communs de la connaissance en constitue l’alternative.
Les communs de la connaissance sont par nature additifs. Plus leurs usages seront importants et plus leur raison d’être sera justifiée. C’est donc non seulement à un modèle économique différent qu’il faut songer, mais également à une forme nouvelle des relations internationales, de la collecte des financements permettant ce modèle d’investissement collectif dans les savoirs. En particulier, la logique du partage des savoirs va à l’opposé d’une part des stratégies d’évitement de l’impôt que mènent les entreprises participant à « l’économie de la connaissance », et d’autre part des formes de soutien public à la privatisation du savoir (encouragement au dépôt de brevets par les chercheurs, crédit impôt-recherche…).
La mise en commun des connaissances est la forme que prend l’activité de nombreuses communautés pour s’opposer au modèle de captation du savoir du capitalisme actuel. Il s’agit de dessiner ici et maintenant des formes de société privilégiant l’égalité et le partage, et de trouver les formes économiques qui le rendent possible. L’imagination ne porte pas seulement sur les formes de gouvernance et d’activité collective permettant ce partage, mais également sur les modèles de financement qui pourraient rendre ce partage possible et pérenne. Les nombreux mouvements sociaux qui construisent, de l’échelle locale aux réseaux globaux, ces alternatives ouvertes par l’approche des communs sont les ferments d’une nouvelle pensée sur les stratégies d’émancipation dans une société numérique… une société dans laquelle le numérique ne peut plus être simplement considéré comme un « outil », mais bien comme un écosystème organisateur, qu’il faut intégrer dans toute réflexion politique.