L’eau : au-delà de l’État

Forum alternatif mondial de l’eau, Marseille 2012
mardi 6 janvier 2015, par Marcela Olivera

Repris de : http://www.fame2012.org/fr/2014/10/...

Les comités de l’eau de la partie sud de Cochabamba, la quatrième plus grande ville de Bolivie, sont le parfait exemple des formes boliviennes de l’autonomie et de l’horizontalité. C’est un réseau toujours actif d’organisations qui se sont signalées après la « guerre de l’eau » de 2000, quand une mobilisation sur une grande échelle a mis le holà à une tentative parrainée par l’État de privatiser l’approvisionnement en eau de Cochabamba. L’un des résultats de la mobilisation a été une augmentation de la visibilité du réseau de comités de Cochabamba, qui a renforcé son niveau d’organisation dans la ville depuis sa victoire de 2000.

Les comités de l’eau de Cochabamba réinventent les traditions boliviennes d’autonomie face à un État nouvellement remodelé, mais hautement centralisé.

L’autonomie et l’horizontalité sont parmi les formes boliviennes les plus traditionnelles d’organisation de la société. Elles forment ensemble une voie alternative, qui est réelle, pratique et quotidienne, et qui recouvre ce que nous désignons par « lo publico », le fait public, et ce que cela implique de pratiquer une démocratie vivante et participative aux marges de l’État et des gouvernements qui détiennent le pouvoir.

On associe souvent la guerre de l’eau et la « vraie » démocratie, et on pourrait penser qu’il y a là une contradiction : la guerre implique la violence, le gâchis en énergie et en ressources, la mort, les désaccords ; il paraît que c’est ce que la vision occidentale de la démocratie a pour but d’éviter. Mais il ne s’agissait pas d’un conflit direct portant uniquement sur la défense d’une ressource. Cela venait de la lutte historique et permanente du peuple bolivien pour défendre son droit à décider horizontalement et d’une manière autonome de ce qui concerne ses propres besoins, ce qui veut dire son besoin impérieux et permanent de vivre dans une vraie démocratie.

En septembre 1999, le Service municipal de l’eau potable et de l’assainissement de Cochabamba (SEMAPA) a été vendu au Consortium Aguas del Tunari, dont la firme internationale Bechtel était un actionnaire prépondérant. C’était le corollaire d’une série de réformes qui avaient débuté dans le milieu des années 1980, à la suite des programmes d’« ajustement structurel » parrainés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, et qui couronnaient une période de plusieurs décennies de contrôle des ressources locales. Après la privatisation de SEMAPA, les citoyens de Cochabamba subirent des augmentations excessives des tarifs d’approvisionnement en eau, qui atteignaient parfois 200 % du tarif précédent, et les comités de l’eau qui géraient auparavant la distribution au niveau local furent contraints d’acheter des licences pour pouvoir avoir accès aux ressources en eau. L’opposition à Aguas del Tunari fut organisée par la Coalition de défense de l’eau et de la vie. Après plusieurs mois de négociations avec l’État et de confrontation avec les forces armées, la Coalition, soutenue par une mobilisation massive de tout Cochabamba, réussit à faire expulser la compagnie.

L’un des résultats de la mobilisation a été l’augmentation de la visibilité du réseau des comités de Cochabamba, qui a renforcé son niveau d’organisation dans toute la ville depuis sa victoire en 2000. On trouve les comités partout en périphérie, mais ils sont surtout concentrés dans la partie sud de la ville, qui est composée de six districts et compte la moitié de la population de la ville, soit plus de deux cent mille habitants, qui sont parmi les plus exposés à l’inefficacité de la compagnie publique de l’eau, SEMAPA. Ce quartier compte environ 150 comités de l’eau qui s’ajoutent aux 400 autres que compte l’ensemble de l’agglomération de Cochabamba, selon Stefano Archidiacono, de l’organisation de volontaires italiens CEVI. C’est donc des milliers d’habitants de Cochabamba qui sont organisés autour de la question de l’eau.

Alors qu’en Bolivie il n’existe pas deux services qui fonctionnent de la même manière, dans le cas des ressources hydriques, il existe à travers les Andes des organisations comme les comités qui partagent une vision commune, celle que l’eau est un être vivant et divin. L’eau est pour ces organisations le fondement de la réciprocité et de la complémentarité. L’eau est vue comme un être qui appartient à tous et n’appartient à personne, un être qui exprime la flexibilité et l’adaptabilité, aide la nature à créer et à transformer la vie, et permet la reproduction sociale. Cette manière de voir a toujours été communément répandue dans la Bolivie rurale, mais les comités de l’eau assurent la diffusion de cette croyance dans les centres urbains de Bolivie.

De nombreux commentateurs boliviens pensent que les pratiques d’autonomie adoptées par les comités de l’eau remontent à l’empire Inca et qu’elles ont traversé la période coloniale jusqu’à aujourd’hui. C’est pourquoi les comités sont souvent considérés comme l’expression moderne de pratiques communautaires millénaires. Dans un article de Bolpress de 2011, intitulé « L’État et l’autonomie en Bolivie, une interprétation anarchiste », le sociologue Carlos Crespo de Cochabamba explique que l’autonomie en Bolivie n’est pas « un idéal qui doit être poursuivi, mais plutôt une pratique habituelle du peuple, des communautés, et des groupes qui partagent la même mentalité dans toutes les régions de ce que nous appelons aujourd’hui la Bolivie…(Sa) défense et/ou sa diffusion sont présentes en permanence dans les pratiques sociales et politiques (des Boliviens) à l’égard de l’État et du pouvoir en place. »

Comme dans nombre de luttes indigènes en Bolivie, les comités sont l’expression d’une vision de l’autonomie comme s’opposant à l’État. Ils sont perçus comme anti-État parce qu’ils viennent des quartiers marginaux de la ville, de ce qu’on appelle la ceinture de pauvreté, et comme principe organisateur de deux principaux groupes sociaux : les campesinos migrants qui ont introduit la tradition de l’« ayni » – un système d’aide mutuelle qui est pratiqué dans toutes les communautés indigènes des Andes –, dans leurs nouvelles communautés urbaines ; et les mineurs qui ont été déplacés et viennent avec l’expérience acquise dans les luttes syndicales.

Les comités ont donc mis au point une myriade de formes d’organisation, inconnues des structures de la démocratie occidentale. En s’appuyant sur le renforcement de la démarche de l’autonomie, ils ont mis sur pied un réseau de coopération et de coordination. Au sein de ces comités, les membres de chaque communauté se partagent les rôles afin de répartir l’accès à l’eau dans leurs quartiers. Quelle que soit l’importance des décisions, elles sont prises par la collectivité. Les comités ne sont pas organisés en opposition avec les systèmes publics de l’eau, mais plutôt en fonction du pouvoir de décision qu’ils peuvent avoir sur le mode de connexion avec leurs propres systèmes. Les comités se fondent sur des pratiques d’auto-organisation qui ne sont pas reconnues par l’État ou la communauté internationale, et qu’ils n’ont pas besoin de voir reconnaître.

Dans les comités, les problèmes les plus urgents doivent être traités au niveau de la communauté, là où les membres des comités décident de ce qui a trait à leurs conditions de vie, et non pour demander des faveurs à l’État, comme certaines critiques venant du gouvernement le laissent entendre. Ce qui fait que les comités de l’eau s’occupent de bien plus que de l’eau, même si au départ ils se sont constitués en raison de la rareté artificiellement créée de la ressource. Aujourd’hui, ils se consacrent à tout un éventail de sujets : le bien-être de leurs membres, la sécurité sur le plan local, et les activités de quartiers comme les fêtes, les cérémonies et le football.

Le niveau d’indépendance d’action des comités est tel que certains, comme Crespo, les considèrent comme des instances qui sont en fait « libérées » de l’État.

La Bolivie vit actuellement une période difficile, et les défis qui sont devant les comités de l’eau sont nombreux, depuis leurs limites financières et techniques, jusqu’à la négociation sans fin qu’ils doivent mener avec l’État pour qu’il reconnaisse leur autonomie.

Dans un colloque qui a réuni en 2013 à Montevideo des opérateurs de l’eau d’Uruguay, de Colombie et de Bolivie, le responsable du comité de San Miguel Km4 en Bolivie a abordé la question des limites techniques des comités : « Nous sommes davantage intéressés par les aspects techniques (de la distribution de l’eau) parce que nous avons réglé la question des critères sociaux. Dans nos comités, nous avons [déjà mis en œuvre] la participation, le contrôle social, et la rotation. » Les participants boliviens se sont essentiellement montré intéressés par les questions techniques de la chloration, du traitement de l’eau, et du traitement des eaux usées.

Les comités de l’eau en Bolivie sont également préoccupés par leur organisation économique, et en particulier par des projets aussi nécessaires qu’irréalisables, eu égard à leurs ressources financières. L’un de ces projets est la construction d’un système d’égouts pour chacune des juridictions des comités. En plus du coût, le projet implique de difficiles décisions stratégiques, telles que la construction d’un système plus étendu qui engloberait les autres systèmes alternatifs du secteur. Il est indiscutable qu’un projet de cette ampleur nécessite un investissement de l’État, mais peu de gens s’attendent à voir l’État respecter l’autonomie des comités, ni même à continuer à assurer l’accès universel à l’eau, s’il doit supporter le coût de la réalisation du projet. Il adopte plutôt une stratégie clientéliste qui pourvoit aux nécessités des cycles électoraux.

Après s’être fait connaître par sa participation à la guerre de l’eau, Evo Morales est arrivé au pouvoir en 2006, et il y avait de bonnes raisons d’espérer que son gouvernement appuierait l’autonomie et la faculté d’auto-gouvernement des mouvements sociaux boliviens. Malheureusement, c’est le contraire qui s’est passé.

En s’appuyant sur la très célèbre Convention de l’ONU sur le Droit à l’eau et la Déclaration des droits de la Terre Mère du gouvernement bolivien, l’administration de Morales a déclaré que la nature a des droits, et dans le sillage de ces mesures a créé l’infrastructure qui fait qu’il appartient à l’État de les protéger. Ces dispositions font l’objet de louanges des media internationaux qui considèrent que l’administration Morales est à l’avant-garde des réformes concernant l’environnement, mais dans les faits il s’agit d’une tentative de faire passer à l’État la responsabilité et la maîtrise des ressources locales des communautés. Malgré l’étalage d’un discours qui se veut à la pointe du progrès, c’est bien dans ce but que l’administration Morales renforce la législation et la bureaucratie. Si l’on veut avoir accès à l’eau, on est à nouveau de plus en plus forcé de faire appel à l’État, à la loi et aux tribunaux.

Dans l’avenir, les comités devront faire face à des défis techniques et économiques, et en même temps aux efforts soutenus de l’État pour promouvoir la cogérance. Mais leur succès sur une longue durée, dont la guerre de l’eau a été l’apogée, a montré aux Boliviens qu’en s’organisant horizontalement, ils peuvent retrouver la capacité de gérer leurs ressources, et se ménager leur autonomie face au pouvoir établi et aux formes de démocratie traditionnellement installées. Aujourd’hui, le peuple ne s’organise pas pour présenter ses demandes à l’État, mais pour choisir et mettre sur pied ses propres conditions d’existence.

Traduction d’un article de Marcela Olivera publié par NACLA reporting on the Americas

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