Sur le plafonnement du quotient familial et la modulation des allocations

mardi 6 janvier 2015, par Christiane Marty *

L’objectif d’économies budgétaires conditionne la politique familiale depuis quelques années. Les principales mesures adoptées depuis 2012, comme le plafonnement du quotient familial et la modulation des allocations familiales, n’en sont pas moins présentées comme des mesures de justice sociale, ce que ce texte se propose de discuter. Auparavant, il est utile de rappeler le contexte plus globalement.

La politique familiale passe à la fois par des prestations financières, par la fourniture de services et par des réductions d’impôt, principalement celles liées au quotient familial. Les prestations (d’un montant global de 20 milliards d’euros) sont soit de type universel (essentiellement les allocations familiales pour un montant de 12,6 milliards d’euros en 2012), soit attribuées sous conditions de ressources (par exemple l’allocation de rentrée scolaire), soit décroissantes pour des revenus croissants. De son côté, le quotient familial (coût global de 14,3 milliards d’euros en 2012) agit à l’opposé comme une prestation qui croît avec le niveau de revenu, puisqu’il accorde une réduction d’impôt par enfant d’autant plus importante que le revenu du foyer est élevé. Cette superposition de prestations basées sur des principes différents, voire opposés, rend la politique familiale illisible, inégalitaire et même régressive puisque l’aide globale accordée pour chaque enfant (prestations + réduction d’impôt due au quotient familial) est en moyenne une fois et demie à deux fois plus importante pour les 10 % de foyers les plus riches que pour la moyenne des 90 % autres foyers [1].

1. Politique familiale française : une réussite ?

Malgré le constat qui précède, la France est souvent évoquée comme un modèle de réussite, sans toutefois que soient clairement précisés les critères que l’on se donne. On entend régulièrement les commentateurs se féliciter de « la bonne fécondité » française et du fait que la politique menée permet aux femmes de concilier famille et emploi, puisqu’elles auraient en parallèle un taux d’emploi élevé. Reprenons ces deux points.

Une « bonne fécondité » ?

Il semble admis qu’une politique familiale a pour objectif d’encourager la natalité et l’indice de fécondité est systématiquement mis en avant. La France est en effet, avec l’Irlande et l’Islande, le pays de l’OCDE ayant la plus forte natalité, avec deux enfants par femme [2]. Supériorité postulée, notamment face à l’Allemagne dont le taux de fécondité se situe à un peu moins de 1,4 ce qui n’assure pas le renouvellement des générations (tout au moins d’un point de vue national, car l’immigration fait également partie des facteurs de l’équilibre démographique même si elle est le plus souvent exclue de cette perspective !). Le journal La Tribune a même publié un article [3] titré « La démographie, arme suprême de la France contre l’Allemagne ? ». L’objectif nataliste de la politique familiale a été promu avant la Seconde Guerre mondiale par une véritable propagande nataliste qui visait explicitement la puissance nationaliste. Le contexte et les mentalités ont changé depuis cette époque. Le modèle patriarcal avec les femmes surtout cantonnées au foyer dans un rôle de mères est dépassé, même s’il n’a pas complètement disparu. La politique familiale ne peut plus aujourd’hui avoir comme objectif d’encourager la natalité. De même, qualifier un indice de fécondité de bon ou d’insuffisant revient à édicter une norme en matière de procréation… et donc une injonction implicite faite aux femmes. Il serait largement préférable de s’en tenir à citer simplement les valeurs de l’indice de fécondité en évitant de leur attribuer un quelconque jugement de valeur. La politique familiale doit permettre aux femmes et aux couples de choisir librement d’avoir ou non des enfants, c’est-à-dire de ne pas laisser les contraintes budgétaires décider à leur place. Pour cela, elle doit donner aux parents les moyens de satisfaire leur choix et de pouvoir élever leur enfant dans de bonnes conditions.

Une conciliation famille-emploi satisfaisante ?

On entend souvent dire que la politique familiale permet une conciliation famille-emploi satisfaisante. Remarquons d’abord que cette fameuse « conciliation », même si elle est formulée de manière neutre, ne concerne manifestement que les femmes. Les stéréotypes sur les rôles sexués étant encore bien présents, que les femmes aient ou non un emploi, ce sont elles qui assument environ 80 % des tâches domestiques et parentales (il serait donc plus exact de parler de cumul que de conciliation). Ce sont elles encore qui cessent leur activité professionnelle, ou qui « choisissent » de travailler à temps partiel (l’emploi à temps partiel est féminin à 83 %) avec les conséquences négatives que l’on connaît sur le salaire, le déroulement de carrière et la retraite. En réalité, il s’agit souvent d’un « choix sous contrainte », du fait du manque de modes d’accueil pour les enfants, ou de leur coût trop élevé. Au final, même si le taux d’emploi des femmes françaises a augmenté sur les dernières décennies (essentiellement par la progression des emplois à temps partiel), la France se situe seulement au 12e rang de l’Union européenne avec un taux d’emploi des femmes de 59,7 % [4]. Ce taux est de 68,1 % pour les hommes, soit un écart de 8,4 points. Si l’on restreint la comparaison aux femmes et aux hommes ayant des enfants en bas âge, on constate – sans surprise – que l’écart entre les taux masculin et féminin est très supérieur et qu’il croît fortement avec la présence d’enfants. Il est ainsi de 19 points entre les hommes et les femmes avec un enfant de moins de 3 ans, et monte à 54 points avec trois enfants, dont un de moins de trois ans [5] !

Du côté des enfants, l’évolution de la situation est très préoccupante : entre 2008 et 2010, la pauvreté des enfants (proportion d’enfants qui vit sous le seuil de pauvreté) a augmenté de presque deux points et vaut aujourd’hui 19,6 % : c’est-à-dire qu’un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté [6]. En particulier, 41 % des enfants de parents isolés (qui sont des femmes à 86 %) sont en situation de pauvreté.

On le voit, la prise en compte des éléments qui précèdent relativise fortement l’idée du modèle de réussite français… À l’heure où la majorité des femmes sont sur le marché du travail et souhaitent avoir la possibilité d’y rester, une politique familiale doit intégrer l’exigence d’égalité entre les femmes et les hommes, et pour cela, viser notamment à assurer la disponibilité de modes d’accueil pour les enfants, à un coût abordable, de manière à permettre aux femmes (et aux hommes, mais c’est déjà le cas) de se maintenir en emploi – et à temps plein [7] – indépendamment du nombre d’enfants. Actuellement, le besoin est estimé à 500 000 places d’accueil pour les enfants, et même à 1,2 million de places si l’on souhaite que chaque enfant de moins de trois ans trouve un accueil.

Il serait donc nécessaire de redéfinir une politique familiale « souhaitable » en tenant compte de ces différentes évolutions. Il faut en outre qu’elle permette d’assurer des conditions de vie décentes pour toutes les familles. Les mesures adoptées par le gouvernement ne se situent pas dans cette orientation.

2. Plafonnement du quotient familial

Rappel

En France, le mode d’imposition du revenu se base, non pas sur les individus, mais sur les ménages. L’unité d’imposition est ainsi le foyer fiscal, constitué par un célibataire ou par un couple, marié ou pacsé, auquel sont rattachés les enfants. Un célibataire compte pour une part et un couple pour deux parts (ce qui définit le quotient conjugal) ; les deux premiers enfants représentent chacun une demi-part et chaque enfant suivant une part entière (ce qui renvoie au quotient familial). L’impôt sur le revenu est progressif, ce qui est plus juste en théorie. Mais le fait d’y superposer le quotient familial rend le dispositif injuste puisqu’il aboutit à ce que chaque enfant apporte une réduction d’impôt d’autant plus forte que les revenus de ses parents sont élevés. Comme le note le Conseil des prélèvements obligatoires [8], l’économie d’impôt due au quotient familial croît plus que proportionnellement au revenu. De ce fait, l’avantage est très fortement concentré en faveur des ménages disposant des revenus les plus élevés, qui en profitent de manière disproportionnée : les 10 % de ménages avec les plus hauts revenus se partagent 46 % du total de la réduction d’impôt liée au quotient familial, c’est-à-dire 6,4 milliards (en 2009), tandis que les 50 % de foyers aux plus bas revenus se partagent seulement 10 % de ce montant, c’est-à-dire moins de 1,4 milliard ! La moitié des foyers fiscaux n’étant pas imposables, ils ne bénéficient pas de ce dispositif [9].

La France est le seul pays à appliquer ainsi le système de quotient familial. Ses effets inégalitaires sont connus depuis longtemps et, par deux fois dans la période récente, les parlementaires ont souhaité réduire cette inégalité de répartition. Ils ont voté un abaissement du plafond de la réduction d’impôt que procure le quotient familial. En 2012, le plafond, auparavant fixé à 2336 euros par demi-part, est passé à 2000 euros, pour un gain attendu de 1,5 milliard d’euros. En 2013, il été à nouveau abaissé à 1500 euros par demi-part, ce qui concerne environ 1,3 million de foyers fiscaux, soit 12 % des foyers avec enfants. Un couple avec un enfant est impacté à partir de 64 481 euros de revenus pour 2013 (5373 € par mois). Le gain attendu est de 1 milliard d’euros dès 2014. C’est une mesure qui certes limite la réduction d’impôt attribuée aux plus riches, mais elle est très insuffisante puisqu’elle ne réduit en rien l’inégalité de répartition de l’avantage fiscal en dessous du plafond : celui-ci reste toujours fortement croissant en fonction des revenus et les foyers non imposables n’en bénéficient toujours pas.

Remarque

Il faut noter que l’abaissement du plafond de 2013 n’est pas une pure mesure d’économie car il s’est accompagné de l’annonce de la création de 275 000 places d’accueil pour la petite enfance, dont 100 000 places (seulement) en crèches. Mais, outre le fait que les besoins sont très supérieurs à ces chiffres, il est fort à craindre que cet engagement ne soit pas tenu du fait des finances dégradées des collectivités et des politiques d’austérité qui pèsent sur elles. 

3. Une nécessaire clarification des politiques familiale et fiscale

Le quotient familial se veut un outil de politique familiale inséré dans la politique fiscale. On a vu que c’est un dispositif injuste, anti-redistributif [10], et qu’il est en outre très coûteux. La solution ne passe pas par une succession de coups de rabot pour abaisser son plafond, mais par sa suppression pure et simple, dans un objectif de justice et non d’économie. La réforme devrait donc se faire à enveloppe constante. Une réforme a minima serait de transformer le montant total du quotient familial en une allocation forfaitaire égale pour chaque enfant.

Mais, au-delà, l’occasion devrait être saisie de revoir dans leur globalité les politiques familiale et fiscale de manière à les clarifier et les rendre cohérentes. Ainsi, il apparaît plus rationnel de cesser de vouloir faire de l’impôt un outil de politique familiale, et de s’en tenir au principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». La fiscalité s’en tiendrait à considérer les ressources financières d’une personne pour définir sa faculté de contribuer. C’est le rôle de l’impôt sur le revenu d’assurer la redistribution verticale (sa progressivité, qui a été très amoindrie ces trente dernières années, doit être fortement renforcée). De son côté, la politique familiale s’occuperait d’apporter le soutien de la société aux charges familiales des ménages à travers prestations et services. Nul doute que cette séparation des fonctions rendrait l’impôt plus lisible et plus juste, et de ce fait plus acceptable pour l’ensemble des contribuables. De même pour la politique familiale. Si l’on est d’accord pour affirmer le droit pour tout enfant de se voir assurer l’éducation et les soins nécessaires à son bien-être, alors on se situe dans une démarche de droits universels. Or le gouvernement vient, à l’opposé, de remettre en cause l’universalité des allocations familiales en décidant de leur modulation.

4. Modulation des allocations familiales

Le projet de loi pour le financement de la Sécurité sociale (PLFSS) qui a été voté en novembre 2014 établit que les allocations familiales seront modulées en fonction du revenu.

À partir de juillet 2015, les allocations familiales de base seront divisées par deux à partir de 6000 euros de revenu mensuel pour un foyer avec deux enfants, et par quatre à partir de 8000 euros de revenu. Ces seuils augmenteront de 500 euros par enfant supplémentaire. Il est prévu un mécanisme de lissage pour éviter les effets de seuil. C’est ainsi l’universalité des allocations familiales [11] qui disparaît.

L’objectif est de faire 700 millions d’euros d’économies, mais la mesure est néanmoins présentée comme allant vers plus de justice sociale : il est rappelé que les familles plus modestes ont plus besoin d’être aidées que les familles les plus riches. Ce qui appelle deux remarques. Tout d’abord, on vient de le voir, c’est dans le contexte global de la politique familiale et fiscale qu’il faut considérer cette question. C’est le rôle de la fiscalité de faire contribuer de manière plus importante les foyers aux plus hauts revenus. Il faut pour cela renforcer la progressivité de l’impôt, mais le gouvernement a renoncé à la grande réforme fiscale qui avait pourtant été annoncée. Ensuite, les allocations familiales font partie intégrante de la Sécurité sociale qui repose sur le principe d’universalité de la protection sociale. Celle-ci, financée par les cotisations sociales et par la CSG, organise une redistribution horizontale des bien portants vers les malades, des personnes en emploi vers les personnes au chômage, des actifs vers les retraités, etc. et elle n’a pas un rôle de redistribution. On ne se demande pas – tout au moins pour l’instant – si les remboursements de soins devraient être modulés en fonction du revenu.

La modulation des allocations familiales constitue une brèche dans le principe d’universalité de la protection sociale. Une fois cette étape franchie, il sera assez facile ensuite d’abaisser progressivement les seuils de revenus ouvrant droit aux allocations et/ou de diminuer les montants versés au-dessus de ces seuils. Ce sera aussi une voie ouverte pour appliquer une modulation des remboursements de l’assurance maladie sur le même principe. On affaiblira ainsi progressivement l’attachement des Français à leur système de protection sociale en le réduisant à un système ciblant les plus modestes et excluant les plus aisés. Le système n’assurera plus qu’une protection sociale minimale et renverra aux assurances privées pour ceux et celles qui peuvent se le permettre. L’objectif universaliste perdra insidieusement de sa prépondérance pour se réduire à fournir un simple « filet de sécurité » pour les plus démunis. Cette évolution est évidemment dangereuse et doit être combattue.

Notes

[1C. Landais, T. Piketty, E. Saez, Pour une révolution fiscale, Paris, Seuil 2011, page 104.

[2Ces pays sont également en tête pour le niveau de dépenses familiales, avec 4 % du PIB. Il faut pourtant noter qu’il n’y a pas de corrélation évidente entre dépenses de politique familiale et natalité. Le Danemark et les Pays-Bas affichent tous deux 1,7 enfant par femme, le premier avec des dépenses familiales de 3,9 % du PIB, le second avec 2,48 %. Autre exemple, le Luxembourg dépense comme la France 4 % du PIB et affiche une moyenne de 1,57 enfant par femme.

[3Article du 30 septembre 2013.

[4Statistiques Eurostat, 2010, champ des personnes de 15 à 64 ans.

[5« L’accès à l’emploi des femmes, une question de politiques », rapport au ministère des Droits des femmes, octobre 2013.

[6« Pour une politique de l’enfance au service de l’égalité de tous les enfants », rapport du groupe de travail « Familles vulnérables, enfance et réussite éducative », 2012.

[7Après avoir longtemps fait la promotion du temps partiel, censé être la solution pour concilier vie familiale et vie professionnelle, la Commission européenne attire aujourd’hui l’attention sur le fait qu’un emploi à temps complet est le meilleur rempart contre la précarité.

[8« Prélèvements obligatoires sur les ménages, progressivité et effets redistributifs », rapport de mai 2011.

[9Plus exactement, ils en bénéficient partiellement dans les cas particuliers où c’est la prise en compte du quotient familial qui permet de passer dans la tranche non imposable.

[10Le quotient conjugal, imposition commune des couples, génère lui aussi des inégalités, il est anti-redistributif et représente un frein à l’emploi des femmes. C’est donc tout le dispositif du quotient conjugal et familial qui doit être revu. Voir « Fiscalité des ménages : pour une remise à plat du quotient conjugal », Fondation Copernic.

[11En réalité, les allocations familiales ne sont pas tout à fait universelles puisque le premier enfant n’y donne pas droit.

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