Accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne : le grand virage

lundi 15 septembre 2014, par Claude Vaillancourt *

L’accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne n’a pas soulevé une grande attention dans les médias des deux côtés de l’Atlantique. Pourtant, il a transformé considérablement la façon dont on négocie les accords de libre-échange, surtout du côté des Européens. Les accords dits de « nouvelle génération » ont une portée plus grande, impliquent un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États et favorisent plus que jamais l’expansion des entreprises transnationales. Protégé par un grand secret pendant les négociations, l’AECG est un important coup d’envoi qui permet de mieux comprendre où va le libre-échange aujourd’hui.

En Europe, on a longtemps considéré les négociations de l’AECG (connu aussi sous le nom de CETA, en anglais) comme plutôt inoffensives. Si le Canada est un immense pays, s’il demeure riche et prospère, son poids économique est plutôt limité, principalement parce que sa population relativement restreinte de 35 millions d’habitants en fait un poids plume, comparativement à son voisin immédiat, les États-Unis. De plus, ce pays est souvent considéré comme exemplaire, par sa qualité de vie, son pacifisme, les mesures progressistes qu’il a adoptées dans le passé. Pourquoi alors se préoccuper d’un accord commercial avec un pays qui a parfois tendance à faire rêver les Européens plutôt qu’à les inquiéter ?

Un regard attentif sur la politique canadienne risque cependant d’en désenchanter plusieurs. Depuis 2006, les Canadiens ont élu à trois reprises un gouvernement ultra-conservateur, dirigé par le Premier ministre Stephen Harper, qui ne cesse de s’en prendre à tout ce qui a longtemps caractérisé leur pays. Peu soucieux de la démocratie, ce gouvernement muselle autant qu’il le peut les journalistes et distille l’information, qui sort au compte-gouttes du cabinet du Premier ministre. Les conservateurs réduisent ou mettent fin aux subventions gouvernementales des organisations qui osent s’opposer à leurs politiques : féministes, écologistes, ONG altermondialistes, etc. Puisque les résultats des recherches scientifiques ne s’accordent pas souvent avec l’idéologie conservatrice, ils ont aussi réduit radicalement les montants qui y sont consacrés.

Ce gouvernement cherche aussi à implanter de façon durable les valeurs conservatrices au Canada. Il fait une importante promotion du militarisme et d’un patriotisme étriqué. Il cherche à faciliter l’accès aux armes à feu, il pénalise davantage les contrevenants, surtout les jeunes. Il demeure très à l’écoute des lobbies religieux de droite. En politique internationale, il se montre un allié inconditionnel d’Israël.

Stephen Harper se dit ouvertement disciple de Friedrich Hayek. Une de ses priorités a été de réduire considérablement les impôts des entreprises, aujourd’hui les plus bas des pays du G7. Son conservatisme s’accorde très bien à sa volonté de libéraliser le plus grand nombre de secteurs de l’économie. Sa politique économique s’organise selon deux axes principaux. D’abord, chercher à exporter la plus grande quantité de ressources naturelles, sans se préoccuper de leur transformation et des conséquences d’un tel choix sur le secteur manufacturier. La ressource de prédilection reste le pétrole des sables bitumineux de l’Ouest, l’un des plus polluants et dont l’exploitation cause des dommages considérables à l’environnement.

Le gouvernement de Stephen Harper cherche aussi à négocier le plus grand nombre d’accords de libre-échange [1]. Cette lancée correspond à une conviction idéologique profonde, selon laquelle les États doivent obéir aux intérêts des entreprises, et non pas leur créer des obstacles. Mais aussi, ce gouvernement voit dans la conclusion des accords de libre-échange la preuve de sa grande compétence à gérer l’économie. Chaque accord conclu est une victoire, et est annoncé comme telle aux médias, sans que son contenu ne soit véritablement exposé.

Sous le gouvernement Harper, le Canada a entre autres conclu des accords de libre-échange avec le Pérou, la Colombie, malgré les nombreuses atteintes aux droits humains dans ce pays, le Panama, un paradis fiscal lié au narcotrafic, le Honduras, en dépit de la junte militaire qui a expulsé un gouvernement démocratiquement élu. Il négocie d’importants accords plurilatéraux avec l’Union européenne, avec onze pays de la zone du Pacifique (le Partenariat transpacifique, ou PTP), et il se montre particulièrement intéressé par l’Accord sur le commerce des services (ACS), négocié en marge de l’OMC par une cinquantaine de pays.

Changement d’approche

L’initiative de négocier un accord avec l’Union européenne ne vient pourtant pas du gouvernement du Canada, mais bien de celui du Québec. Depuis le « 11 septembre », et à cause de ses effets sur la frontière américaine, l’objectif de moins dépendre des États-Unis est devenu prioritaire. Les exportations aux États-Unis, de loin le premier partenaire économique, ont plafonné, puis décru. La situation économique précaire de ce pays, à la suite de la crise de 2007-2008, ne pouvait qu’accentuer le problème. Il fallait donc trouver de nouveaux partenaires, et l’Europe semblait alors le plus évident : à cause d’une certaine proximité géographique, de l’importance de ce marché et d’affinités socio-culturelles.

Les négociations de l’AECG ont aussi résulté d’une demande claire et nette du milieu des affaires, à la fois du Québec et du Canada. Dans un article de la revue L’Actualité à la gloire du Premier ministre du Québec, à l’époque Jean Charest, le journaliste Jean-Benoît Nadeau montre bien comment l’homme a cédé à la pression de représentants de grandes compagnies transnationales québécoises telles Bombardier, Alcan, BCE [2]. Le 16 octobre 2008, six mois avant le début des négociations, le Conseil canadien des chefs d’entreprises (CCCE) détaillait sur son site Web ce qui devait être négocié dans un accord avec l’Europe. Il s’agissait d’un véritable programme qui a été suivi pas à pas pendant les négociations [3].

Pour inviter leur nouveau partenaire à négocier, le gouvernement du Canada a dû dès le départ faire une importante concession : celle de permettre aux provinces de participer aux négociations, ce qui était une exigence des Européens. Les provinces ont en effet sous leur juridiction des secteurs tels que la santé, l’éducation, les municipalités, les transports (en grande partie), etc. Les Européens étaient particulièrement intéressés par les marchés publics des gouvernements sub-fédéraux (provinciaux et municipaux), évalués à 28,7 milliards de dollars par année au Québec seulement, et à 179 milliards de dollars au Canada. Pour cela, il leur fallait s’adresser directement aux provinces, ce que le gouvernement du Canada n’avait jamais accordé jusqu’ici dans la négociation d’accords commerciaux, qui relèvent entièrement du fédéral.

Les négociations de l’AECG ont officiellement commencé au printemps 2009 et viendraient tout juste d’être terminées [4]. Elles ont surpris plusieurs observateurs par le nombre élevé de secteurs couverts. « Tout est sur la table », disaient d’ailleurs les négociateurs, plus particulièrement les services publics, les services financiers, les marchés publics, l’agriculture, la mobilité de la main-d’œuvre, les investissements, la culture et les droits de propriété intellectuelle.

Dès le départ, il semblait clair pour plusieurs que le Canada négociait en position désavantageuse, puisqu’il est à la fois le demandeur et le plus petit partenaire [5]. Mais dans des négociations qui portent sur une libéralisation de l’économie, le partenaire le plus convaincant est aussi parfois celui qui demeure le plus orthodoxe d’un point de vue idéologique. C’est ainsi que les Canadiens ont convaincu les Européens de procéder d’une façon nouvelle, comme jamais ils n’avaient osé le faire auparavant. Le secret dans lequel se négociait l’accord et le peu d’intérêt qu’il soulevait permettaient de tels changements.

Les Canadiens ont demandé et obtenu que les négociateurs fassent un large usage de la liste négative. Ce qui implique que tous les secteurs qui ne sont pas explicitement exclus dans l’accord y sont nécessairement inclus, y compris ceux qui sont oubliés ou qui n’existaient pas au moment de l’entente. Ce procédé permet d’accroître de façon implicite les libéralisations. Il rend beaucoup plus difficile le travail de ceux qui cherchent à comprendre l’accord ; ces derniers doivent essayer d’envisager tout ce qui pourrait être absent : si un secteur ne se trouve pas sur la liste, c’est donc qu’il est inclus ! Les Canadiens ont aussi réussi à intégrer dans l’accord une disposition sur la protection des investissements étrangers (ou mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États).

Avec les négociations du Grand marché transatlantique (GMT — ou TTIP, en anglais), il est devenu évident que l’AECG est un prélude à ce nouvel accord, ainsi que l’ont soutenu plusieurs militants québécois et canadiens qui suivaient l’évolution du second accord. D’abord, parce que les économies du Canada et des États-Unis sont profondément intégrées, que les grandes entreprises états-uniennes sont très présentes au Canada [6], et que leurs intérêts seront les mêmes dans l’un et l’autre accord. De plus, les négociateurs reviennent forcément avec les mêmes demandes et les mêmes stratégies et n’ont pas intérêt à reprendre le travail à partir de rien. Ceux qui suivent les différents accords de libre-échange peuvent d’ailleurs aisément constater à quel point beaucoup de ce qui a été négocié dans l’un est reconduit dans un autre.

La protection des investissements étrangers

Le mécanisme de règlement de différends entre investisseurs et États est devenu, à juste titre, l’un des aspects les plus controversés de l’accord, surtout depuis que les Européens ont anticipé les conséquences d’une telle disposition avec un partenaire économique aussi puissant que les États-Unis. Les Canadiens, quant à eux, en ont subi régulièrement les inconvénients, puisqu’on la retrouve dans le chapitre 11 de l’ALENA [7]. Les poursuites sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus coûteuses. La dernière en liste provient de la compagnie Lone Pine Resources qui demande une compensation de 250 000 millions de dollars à cause d’une « révocation arbitraire, capricieuse et illégale » de son droit d’exploiter le pétrole et le gaz naturel dans le fleuve Saint-Laurent — une révocation causée par une évaluation environnementale défavorable et par l’implication de citoyens, inquiets de la détérioration d’un écosystème vital et particulièrement fragile.

Les nombreuses poursuites contre le gouvernement canadien dans le cadre de l’ALENA ne semblent pas avoir ébranlé sa conviction d’inclure ce genre de disposition dans les accords commerciaux. En 2010, le chercheur Scott Sinclair avait déjà dénombré 66 poursuites par des entreprises contre le gouvernement canadien, presque toutes perdues [8]. De plus, le chapitre 11 de l’ALENA a entraîné le gouvernement à pratiquer systématiquement l’autocensure, comme le témoignait un ancien fonctionnaire du gouvernement fédéral : « J’ai vu les lettres des firmes d’avocats de New York et Washington DC adressées au gouvernement canadien sur pratiquement toutes les nouvelles réglementations et propositions environnementales des cinq dernières années. Celles-ci touchaient les produits chimiques de nettoyage à sec, les produits pharmaceutiques, les pesticides, le droit des brevets. Presque toutes les nouvelles initiatives ont été ciblées et la plupart n’ont jamais vu la lumière du jour. [9] »

Une forte mobilisation en Europe contre la protection des investissements étrangers et la possibilité de poursuites, principalement reliée au GMT, en a fait par ricochet le talon d’Achille de l’AECG. À juste titre, l’Allemagne considère désormais que les clauses concernant la protection légale des entreprises « pourraient permettre aux investisseurs de contourner les lois qui sont en vigueur au pays [10]. » Ceci n’est cependant pas l’opinion de Fleur Pellerin, secrétaire d’État chargée du commerce extérieur en France, qui prétend que « cet accord [l’AECG] apporte toutefois d’importantes garanties pour protéger le droit à réguler des États et des améliorations procédurales en terme de prévention des abus et de transparence [11] ». Cette langue de bois était aussi celle de l’ex-ministre des Relations internationales et du Commerce extérieur du Québec, Jean-François Lisée.

Si l’Allemagne maintient sa position et qu’une forte mobilisation contre les droits abusifs accordés aux entreprises s’organise, l’AECG pourrait être sérieusement remis en cause. Les deux parties se retrouveront devant le dilemme suivant : peut-on signer un pareil accord sans mécanisme de règlement de différends entre investisseurs et États ? Ce serait une victoire pour les opposants. Toutefois, le contenu de l’accord tel que nous le connaissons offre plusieurs autres sujets d’inquiétude.

Autres enjeux de l’accord

L’AECG est depuis le départ négocié dans un grand secret et il a toujours été difficile de se faire une idée juste de son contenu. Pourtant, plusieurs sources permettent de constater que l’accord n’a pas été conçu dans l’intérêt des populations d’Europe et du Canada. Certains documents préparatoires, lancés avant les négociations, permettent de bien cerner en quel sens iraient les négociations, dont l’étude « Évaluation des coûts et avantages d’un partenariat économique plus étroit entre le Canada et l’Union européenne », réalisée conjointement par l’Union européenne et le Canada. On y apprend, entre autres, que les produits circulaient déjà sans véritable barrière d’un continent à l’autre, à quelques exceptions près, comme l’agriculture, pour des raisons qui se justifient : « les produits canadiens faisaient l’objet d’un tarif moyen de 2,2 % à l’accès au marché de l’UE, alors que les produits de l’UE faisaient face à un tarif comparable, soit 3,5 %, dans le marché canadien ». L’AECG n’a donc pas comme objectif de réduire des droits de douane déjà très bas.

Les autres sources proviennent principalement de fuites des textes en négociation qui ont été épisodiquement rendues publiques, et des rencontres entre les négociateurs et des représentants de la société civile organisées au Canada. Lors de ces séances d’« information », les négociateurs ne révélaient que ce qu’ils voulaient bien dire et n’accompagnaient jamais leurs propos d’informations écrites. Leur exposé était suivi d’une courte période de questions, pendant laquelle ils ne recevaient aucun avis et avaient toujours le dernier mot.

Parmi les aspects les plus inquiétants de l’accord, il faut d’abord souligner l’ouverture des marchés publics des provinces et des municipalités au Canada à la concurrence européenne. Ceci est à sens unique, puisque les compagnies canadiennes ont quant à elles accès aux appels d’offre européens : les deux parties sont liées par l’Accord sur les marchés publics (AMP) de l’OMC, qui ne couvre cependant pas les marchés sub-fédéraux du Canada. Plusieurs Canadiens considèrent cette ouverture comme une menace puisque de grandes compagnies transnationales, telles Veolia ou Suez, ont les capacités pour conquérir ces nouveaux marchés aux dépens des entreprises locales. En ce qui concerne les services de l’eau, par exemple, qui restent largement publics dans tout le Canada, elles pourraient obtenir davantage de contrats publics et accroître ainsi la pression en faveur de la privatisation. Par ailleurs, comme on le sait depuis l’AGCS, la prétention de ces accords à protéger les services publics est contestable.

De plus, le principe de « non-discrimination » dans les appels d’offre et l’interdiction des opérations de compensation rendront beaucoup plus difficile, pour les différents niveaux de gouvernement, d’utiliser les marchés publics afin de soutenir l’économie locale ou de poursuivre des objectifs sociaux et environnementaux, dans l’intérêt collectif.

Autre aspect de l’AECG qui a soulevé une vive opposition au Canada : la hausse éventuelle du coût des médicaments. L’accord prolongera les brevets pharmaceutiques, ce qui pourrait provoquer des coûts supplémentaires de 800 millions à 1,65 milliard de dollars par année [12]. Cette volonté de favoriser les compagnies de médicaments de marque déposée se retrouve aussi dans d’autres accords commerciaux, tels le PTP et le GMT. Ces hausses touchent directement les systèmes de santé des différents pays alors que les budgets serrés permettent difficilement des dépenses supplémentaires sans une réduction des services offerts.

Au Québec, l’un des aspects de l’AECG qui a le plus indigné la population est l’entrée massive de 17 000 tonnes supplémentaires de fromages européens au pays. Cela risque de mettre fin à la production des fromages artisanaux au Québec, une industrie fragile, malgré l’excellente qualité de ses produits. C’est que les agriculteurs dans les secteurs des produits laitiers et de la volaille ne sont pas subventionnés, comme en Europe. Ils profitent plutôt d’un système de « gestion de l’offre », qui permet de gérer les prix de façon collective, en protégeant le marché de la concurrence étrangère, dans l’intérêt du plus grand nombre ; un système certes imparfait, mais qui reste le préféré des agriculteurs. Et qui pourrait bien disparaître à cause d’une pression constante des négociateurs étrangers dans les accords de libre-échange.

Derrière ce choix du Canada de sacrifier une production artisanale, on voit aisément une tendance fondamentale dans les accords de libre-échange : celle de favoriser une production industrielle conçue en grande partie pour l’exportation (par exemple celle du bœuf traité aux hormones de l’Ouest canadien). La qualité des produits, les effets sur l’emploi comptent peu pour les gouvernements devant le désir de satisfaire les plus grands entrepreneurs.

Même si l’Union européenne et le Canada ont été parmi les grands défenseurs de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO, ils ont accepté d’inclure la culture dans l’AECG. Celle-ci a été négociée chapitre par chapitre, alors que l’esprit de la convention exigeait plutôt une exclusion générale. Comme dans les négociations du GMT, alors que seul le secteur de l’audiovisuel a été exclu, au prix d’une difficile bataille, il semble une fois de plus que la libéralisation des échanges l’emporte sur la nécessité de protéger la culture le plus efficacement possible.

Être ou ne pas être

Le 18 octobre 2013, Stephen Harper et José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, annonçaient en grande pompe une entente de principe portant sur la conclusion de l’AECG. Pourtant, les négociations n’étaient toujours pas terminées. En fait, depuis leur tout début en 2009, elles se sont montrées difficiles et chaotiques. Il fallait donc une belle opération de relations publiques pour rassurer le milieu des affaires, qui se demandait si cet accord verrait le jour, et pour montrer que le gouvernement canadien savait bien gérer ce dossier.

Les militants qui ont suivi de près les négociations de l’AECG ont pu constater à quel point les annonces d’une conclusion imminente de l’accord ont été nombreuses. À répétition, pendant plusieurs années, on a prétendu que l’accord était conclu en ce qui concernait la très grande majorité des secteurs et que seuls persistaient certains sujets de désaccords, que l’on règle inévitablement à la fin. En fait, les deux parties sont confrontées à un problème majeur : comment vendre à la population un accord qui n’apportera rien de bon à la majorité ? Comment faire croire que la protection des investissements étrangers, la hausse du coût des médicaments, la préférence accordée à l’agro-industrie, la concurrence plus grande entre les travailleurs des différents pays, la mainmise croissante du privé sur les contrats publics, la libéralisation des services financiers vont améliorer la condition de chacun ? Si bien que les négociateurs se trouvent devant une tâche particulièrement délicate : satisfaire les grandes entreprises transnationales d’une part, qui leur dictent le contenu des négociations ; et rendre présentable ce résultat. Les nouvelles que nous avons obtenues des négociations — incomplètes et insuffisantes comme il se doit — nous ont fait constamment part de désaccords importants sur les sujets nommés ci-dessus.

Nous l’avons vu, l’opposition de l’Allemagne au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, même si elle a été déniée par la suite, est l’une des plus fortes attaques contre l’AECG. Pour mettre fin à la crise engendrée par une pareille menace, Harper et Barroso ont dû procéder à une opération de réparation des dégâts et ont annoncé que l’accord serait dévoilé le 25 septembre prochain. Ce qui a été suivi par une seconde annonce qui affirmait que la rédaction du texte final était bel et bien terminée.

Le 13 août, l’émission de télévision allemande Tagesschau a publié sur son site le texte de l’accord dans son intégralité. Quelque 2000 pages d’annexes sont aussi aujourd’hui disponibles. Plusieurs sections sont déjà familières aux experts, grâce à des fuites précédentes. Mais l’analyse de l’ensemble, rédigé comme il se doit dans un style particulièrement rébarbatif, demandera un travail considérable. Plusieurs aspects restent à examiner : quelle sera la portée du chapitre sur les services financiers ? (Déjà, l’organisation états-unienne Public Citizen y voit un empêchement de contrôler des capitaux et de mettre en place une taxe sur les transactions financières [13].) Qu’en sera-t-il du chapitre sur la mobilité de la main-d’œuvre ? Quels sont plus précisément les services publics touchés par l’accord ?

L’opposition à l’AECG n’a pas vraiment été à la hauteur de ce que cet accord aurait dû déclencher. Au Canada, elle s’est heurtée à la propagande officielle, qui semble avoir réussi à faire croire à la population que le libre-échange reste bon pour tous. L’ALENA est toujours montré comme la preuve de son succès retentissant, malgré le chapitre 11, malgré l’affaiblissement conséquent du secteur manufacturier, malgré un accès au marché états-unien qui est aujourd’hui proportionnellement moindre que ce qu’il était avant la conclusion de l’accord. En dépit d’un travail très efficace de militants de plusieurs organisations altermondialistes et syndicales, qui ont suivi pas à pas les négociations et fait constamment pression sur les négociateurs et les élus responsables de ce dossier, le sujet parvenait difficilement à devenir une préoccupation partagée.

En Europe, l’indifférence devant l’AECG a été en partie balayée par les négociations du GMT. Par effet de transitivité, une opposition au GMT devient une opposition à l’AECG, puisqu’on y retrouve les mêmes principes et des négociations très semblables. La diffusion du texte complet de l’accord entraînera une nouvelle étape dans la mobilisation contre l’AECG. Ce texte pourrait aussi donner une bonne idée de ce que les Européens sont prêts à céder aux Américains dans le GMT, et de leurs propres revendications. La mobilisation contre le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États a permis de créer un grand doute dans l’opinion publique sur la pertinence d’une pareille mesure. D’autres aspects de l’accord pourraient tout aussi bien provoquer beaucoup d’insatisfaction.

Souhaitons qu’un véritable débat public prenne enfin place avant la ratification d’un pareil accord et qu’une importante mobilisation, dans les deux continents, puisse faire comprendre à la population, au-delà de la forte propagande gouvernementale qui battra son plein, quels en sont les véritables enjeux.

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