1. Que sont les transnationales ?
Plusieurs organismes et instituts publient régulièrement le recensement de ces mastodontes. Les World Investment Report, que diffuse la CNUCED tous les ans depuis 1993, offrent un excellent panorama utilisant, sur deux décennies, les mêmes méthodes d’observation. On y trouve un grand nombre de tableaux fournissant de nombreux renseignements relatifs aux transnationales (TNC). L’organisation de Genève répertorie vingt-neuf annexes à son rapport de 2013. Les TNC sont, notamment, classées en deux catégories, les 50 premières TNC financières et les 100 plus importantes TNC non financières. La première dispose d’un total d’actifs de 51 000 milliards de dollars [2], dont près de 20 000 milliards de dollars pour les huit premiers groupes de ce classement. Le deuxième regroupement en totalise quelque 13 000 milliards de dollars, dont environ 3 900 milliards pour les dix premiers conglomérats. Pour compléter le tableau, il faut ajouter que ces groupes financiers sont installés dans plusieurs dizaines de pays, dont à peu près tous les paradis fiscaux, qu’ils disposent de plus de 13 000 filiales et emploient 4,5 millions de salariés ; quant aux groupes non financiers, près de 17 millions de personnes y travaillent.
On sait que l’argument central des défenseurs du libre-échange, bien avant même Adam Smith, est de prétendre qu’il serait un ressort essentiel à la liberté. Le libre-échange, consubstantiel au capitalisme, porteur de lendemains qui chantent ! La compétition, la concurrence sont explicitement promues en mères de la liberté.
La réalité est tout autre. Selon les statistiques établies par la Banque mondiale, les exportations n’ont cessé de croître tout au long des années 2004-2012, sauf pendant la crise 2008-2009. Elles atteignaient, au cours des deux dernières années, un peu plus de 30 % du produit brut mondial, c’est-à-dire le niveau atteint avant la crise. Le montant des exportations s’établissait ainsi en 2012 à 22 000 milliards de dollars courants. On estime le commerce intra-firmes, outil efficace « d’optimisation » fiscale, à quelque 33 % du total. Ce chiffre sous-estime la réalité. Pour sa part, l’INSEE quantifie ce secteur, pour la France, à 41 % du total ; il précise en outre que 30 % des entreprises appartiennent à des groupes internationaux, qui réalisent 82 % des ventes et 92 % des exportations manufacturières. Par ailleurs, toutes ces données sont calculées à partir de la situation juridique des entités concernées.
La mondialisation capitaliste ne s’arrête pas aux portes des structures légales. Observons les 500 premières entreprises classées par le Financial Times (FT) [3] selon le critère de leur capitalisation boursière [4]. En premier lieu, on remarque que les liens entre le fait économique et ce classement sont quelque peu ténus ; si le choix de classement s’était porté sur le bénéfice ou le chiffre d’affaires, le tableau se présenterait différemment. La métaphore de Keynes assimilant les marchés financiers à un concours de beauté revêt ici toute sa pertinence. Compte d’abord l’avis des « investisseurs », forgé sur ce que pensent les autres. Ainsi, Apple, classé premier, dispose de six fois moins d’actifs que General Electric (et son très complexe réseau de filiales à travers le monde), classé sixième. Le numéro 3 du classement FT, Berkshire Hathaway, ne possède pas officiellement de très nombreuses filiales et affiche un bénéfice trois fois moindre que celui d’Apple ; pourtant, le groupe transnational dirigé par Warren Buffett dispose d’un réseau d’influence considérable.
C’est précisément à l’appréciation du poids réel des transnationales dans l’économie mondiale que Andy Coghlan et Debora MacKenzie ont eu l’excellente idée de publier ce fantastique tableau tricolore, que n’aurait peut-être pas désavoué Georges Seurat. Indépendamment de ses qualités esthétiques, il provient d’une étude très précise publiée en septembre 2011 et conduite par Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston, chercheurs à la très réputée École polytechnique de Zurich, qui compte 20 prix Nobel parmi ses professeurs et ses étudiants, dont Albert Einstein.
La fresque représente les 1318 sociétés transnationales qui forment le cœur de l’économie. Les entreprises « super-connectées » sont en rouge et les entreprises « très connectées » en jaune. La taille du point symbolise le chiffre d’affaires. Cette image a été publiée par la revue électronique scientifique à comité de lecture Plos One.
Sont ainsi représentées par un point de surface variable les 1 318 transnationales qui « font » le monde. Mieux encore, la cinquantaine de transnationales décideurs de premier rang, apparaissent en rouge. Les milliers de lignes figurant les interconnections sont vertes !
On notera, à la page 33 de l’étude de Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston, que les 50 premiers groupes disposent, ensemble, de près de 40 % des milliers de connexions mondiales existantes. Le « petit » Français Axa paraît modeste avec ses 2,27 % dernière le premier de la classe, le Britannique Barclays qui, lui, contrôle plus de 4 % de l’ensemble.
2. Les transnationales aux commandes de la finance
Les chercheurs suisses indiquent dans la colonne 4 du tableau recensant les 50 entreprises les plus connectées, le secteur dont relève chaque transnationale. Seules, cinq n’appartiennent pas au secteur financier ; plus de 90 % d’entre elles sont des compagnies bancaires ou d’assurance !
La puissance des établissements financiers et d’assurance apparaît clairement dans cette liste établie par l’équipe de Polytechnique. Il faudrait ajouter, qu’ensemble, ces transnationales disposent de plusieurs milliers de filiales très officiellement répertoriées dans les paradis fiscaux. La seule BNP Paribas, au 46e rang, en compte plus de 200. Le paradis fiscal est un rouage de premier rang dans l’organisation du capitalisme, non pas tant en raison des chiffres d’affaires qui y sont logés, mais grâce aux plusieurs centaines de milliards de dollars [5] confisqués aux citoyens à travers « l’optimisation fiscale ».
Ce rapt pratiqué à grande échelle au bénéfice des transnationales, qui devrait relever de la justice pénale et contre lequel on voit mal pourquoi la Cour pénale internationale qui est, notamment, compétente pour juger des crimes contre l’humanité, devrait ne pas intervenir en la matière. Que les transnationales responsables, directement ou indirectement, de la catastrophe du 24 avril 2013, ayant détruit le Rana Plaza à Dacca au Bangladesh et provoqué la mort d’au moins 1 135 personnes, ne soient pas déférées devant la Cour de La Haye, montre assez le pouvoir exorbitant de ces quelques centaines de puissants groupes identifiés dans l’étude citée.
Les transnationales prétendent, cependant, à plus : l’honorabilité. Il faut donc que la société reconnaisse et surtout rétribue leur mérite, à travers la loi, les médias et la société civile. Le profit est en effet, on le sait, la finalité du capitalisme, particulièrement celui qu’organisent et dont se servent les transnationales. Par exemple, elles sont parvenues à faire en sorte que l’impôt, dont elles devraient s’acquitter à proportion de leur revenu, soit constamment baissé. L’impôt sur les profits, partout dans le monde, diminue régulièrement. Le taux moyen de cette imposition, au sein des pays de l’Union européenne à vingt-sept, passe de 39 % en 1993, à 23 % en 2010. Soit, en 2010, un trou, pour les finances publiques, de l’ordre de 200 milliards €, alors que le total des recettes de l’UE pour cette même année s’est élevé à 127 milliards €. De son côté, la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen évalue, le 3 mai 2013, à 1 000 milliards d’euros le coût de l’évasion/optimisation fiscale au sein de l’UE ; il est vrai que la totalité de ce montant ne relève pas des seules transnationales.
3. La gouvernance au secours du capital
Les propriétaires du capital ont, depuis longtemps, prétendu à la respectabilité. De nombreux brevets leur sont souvent délivrés à cet effet. Leur portée est très variable ; ainsi en va-t-il du Pacte mondial lancé en 2000 par Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU, espérant mobiliser les entreprises, notamment, pour atteindre les Objectifs du Millénaire. Le Pacte énonçait que les adhérents s’engageaient à respecter dix principes : quatre relatifs au droit du travail, trois au respect de l’environnement, deux aux droits de l’homme et un à la lutte contre la corruption. Chacune de ces prescriptions est largement fondée ; qu’elles soient toutes appliquées, elles enclencheraient des améliorations notables. Cette structure de l’ONU indique qu’elle regroupe plus de 10 000 participants dans 145 pays. L’Espagne et la France comptent, chacune, plus de 1000 signataires ; l’Allemagne, 340 ; les États-Unis, 540 et la Grande-Bretagne, 330. Malgré ce relatif succès, les résultats ne sont pas au rendez-vous. La raison est annoncée par le Pacte lui-même qui affirme ce qu’il n’est pas : « juridiquement contraignant ; un moyen de surveiller et de contrôler les entreprises ; une norme, un système de gestion ni un code de conduite ; un organe de réglementation ni une agence de relations publiques ». Dès lors, la messe était dite ; au royaume des bonnes intentions, on ne saurait embastiller ! En France, par exemple, seconde de la classe derrière l’Espagne, les transnationales ne semblent guère perturbées par les principes édictés. Total, la compagnie pétrolière française, une des premières signataires, ne se sent guère contrainte par les engagements environnementaux qu’elle a souscrits, pas davantage que le groupe Auchan qui déclare ne pas être concerné par la catastrophe du Rana Plaza. En France, Axa, BNP Paribas et Société générale figurent parmi les 50 plus importantes transnationales ; chacune, à sa manière, a parfaitement compris ce qu’était le Pacte : les deux premières y adhèrent, la troisième, non.
En réalité, comme le démontre l’étude suisse, les grandes transnationales ont bâti leur propre puissant réseau ; elles se soucient comme d’une guigne des tentatives de l’Organisation des Nations unies. On sait où conduit l’autorégulation tant réclamée, et obtenue pour l’essentiel, par les entreprises. Beaucoup de transnationales n’ont pas signé un tel pacte ; à quoi bon se parer de pareil colifichet dont elles n’ont que faire. S’il fallait se convaincre de cet état de fait, il suffirait de remarquer que seulement 12 des 50 transnationales les plus « connectées » qui, rappelons le, contrôlent quelque 40 % desdites connexions, ont adhéré au Pacte. Les JP Morgan, Deutsche Bank, Bank of New-York, Bank of America, Lloyds, et autre Goldman Sachs n’ont évidemment pas de leçons à recevoir de qui que ce soit en matière de gouvernance – comme on dit aujourd’hui – surtout pas de la part des citoyens.
4. Le capitalisme peut-il être moral ?
En 1937, Pie XI, pape qui, au contraire de son successeur, s’est clairement opposé au nazisme mais s’en est pris violemment aux Républicains espagnols, publie un long texte [6] dans lequel il condamne avec la dernière vigueur le « communisme athée ». Il y formule son jugement passé à la postérité, à propos du « communisme intrinsèquement pervers ». « Veillez, Vénérables Frères, à ce que les fidèles ne se laissent pas tromper. Le communisme est intrinsèquement pervers, et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne. »
Est-il un puissant centre de pensée aujourd’hui, comme l’était encore à l’époque l’Église catholique, pour spécifier la capitalisme ? Ce communisme contre lequel vitupérait le prédécesseur de Pie XII n’existe plus et il y a déjà plus de cinquante ans que le Chinois Deng Xiaoping lui administrait l’extrême-onction avec son célèbre « Peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, s’il attrape la souris, c’est un bon chat ». Le pape puisait sa diatribe dans une morale corsetée par des dogmes réputés intangibles.
De leur côté, les pères fondateurs de la théorie classique prétendaient que la « science économique » était autonome, en particulier à l’égard de la morale. La « main invisible » de Smith est, comme le souligne fort justement l’économiste Gaël Giraud [7], « une main de couleur noire, restée invisible aux yeux de l’analyste ’éclairé’ que fut Smith ». Giraud aurait pu ajouter que, pour être noire, cette main, très souvent, se teintait de rouge ! Si Adam Smith a su montrer, comme avant lui Aristote, que le travail était à l’origine de la richesse, l’un est l’autre ont passé sous silence le fait, pourtant essentiel, de l’esclavage. Dans un remarquable ouvrage, particulièrement documenté, David Graeber [8], montre parfaitement le cycle dans lequel s’inscrit ce qui deviendra le capitalisme. Plusieurs millénaires avant J.-C., les riches prêtaient déjà, en particulier, à la paysannerie pauvre qui, ne pouvant faire face à la dette ainsi constituée, se voyait dépossédée de ses biens nantis et entrait, dès lors, dans le cycle de l’esclavage.
À partir de XIXe siècle, le colonialisme constitue une sorte de continuité de l’esclavage dans lequel les transnationales naissantes s’intègrent parfaitement. Aujourd’hui, ce qui est appelé par beaucoup « dette écologique » est la parfaite illustration d’abord de l’atteinte, par le Nord, à l’environnement au Sud, de surcroît ensuite, par la non-prise en charge financière des dégâts provoqués. Que voulez-vous, on ne peut rien contre les externalités, fussent-elles négatives ! Il en va de même tout au long du XXe siècle de la dégradation des termes de l’échange Nord/Sud qui se poursuit d’ailleurs au cours de la période présente, en particulier à l’égard des pays les moins avancés et à travers la manipulation, une fois encore par les transnationales, des prix des produits agricoles [9]. Tout particulièrement les 90 % qui, parmi les plus « connectées, font « métier » de la finance. Les montants des seules transactions comportant des produits dérivés équivalent, selon la BRI [10], à 10 fois environ le produit brut annuel mondial ; les profits qui en résultent sont évidemment en proportion. Apparaissent alors les asymétries d’information, comme disent les économistes, mais que l’on peut parfaitement appeler fraude. Comment dénommer autrement en effet, le non-respect systématisé de l’un des critères de la « concurrence pure et parfaite », la transparence de l’information ? Pourtant, les technologies qui s’y rapportent sont largement utilisées. Le « trading à haute fréquence », THF, fait évidemment partie de la panoplie du parfait spéculateur. Quand il s’agit de gagner des sommes modestes à chaque opération, il convient, pour bien spéculer, d’en faire beaucoup. Aujourd’hui les logiciels spécialisés travaillent à la microseconde [11] alors qu’il y a dix ans, il fallait compter à la seconde. Dès lors, pour en valoir la peine, ces quelques centimes gagnés à chaque ordre doivent être opérés des milliards de fois. On retrouve alors les transnationales financières qui ont d’une part la surface, d’autre part, on l’a vu, les connections nécessaires, pour pratiquer cette sorte de « délit d’initiés ». Cependant lesdites transnationales n’opèrent pas elles-mêmes, elles rémunèrent pour ce faire des traders spécialisés. Ceux-ci doivent bâtir des modèles complexes qui ne valent véritablement, au plan commercial, que pendant la courte période au cours de laquelle ils ne seront pas rejoints par d’autres. Cette sous-traitance offre l’avantage, pour les Barclays et autre Deutsche Bank, de ne point apparaître en première ligne. On retrouve bien là l’opacité, si chère aux transnationales, qui, par exemple, préside à toutes les activités menées dans les paradis fiscaux. On se souvient que la loi bancaire française du 18 juillet 2013 – qui n’avait pas séparé les banques de dépôts et les banques d’affaires – avait toutefois exigé que le secteur bancaire publie ses activités dans les « territoires non coopératifs ». On apprend ainsi officiellement, au 1er juillet 2014, que les banques françaises y ont obtenu, en 2013, un revenu de plus de 5 milliards d’euros. Plus largement, Jean-François Gayraud [12] estime que 1 % seulement de l’argent « sale » est détecté par les États, notamment en raison de l’existence des paradis fiscaux. Or toutes les grandes transnationales ont de multiples établissements dans lesdits territoires. Si, adeptes de l’oxymore, elles souhaitaient moraliser le capitalisme, qu’elles commencent par fermer ces filiales !
Mais voilà que le THF préoccupe les autorités – en particulier états-uniennes – qui redoutent sa dangerosité systémique. C’est la même attitude que celle qu’elles avaient adoptée pour « sauver » le système bancaire quand celui-ci avait largement favorisé la crise intervenue fin 2007 et dont on connaît les résultats. Il s’agit là de l’habitude permanente des propriétaires du capital, en premier lieu ceux des transnationales, de refuser l’intervention publique sauf... quand il s’agit de sauver le capitalisme lui-même.
5. La bourse ou la vie
Telle était l’expression que, dès le Moyen Âge, les bandits de grands chemins auraient adressée à ceux qu’ils s’apprêtaient à détrousser. Le voyageur était alors censé accepter d’échanger ses biens contre sa propre vie.
Aujourd’hui, on peut légitimement se demander si l’omniprésente bourse, qu’elle porte sur des produits financiers ou des matières premières, et sur lesquelles se « cotent », en permanence, des milliards d’ordres de toute nature, ne met pas en danger la vie de l’humanité. Ces bourses ne sont guère pourtant que quelques dizaines où se traitent 90 % des opérations. Pourquoi donc un tel « succès » ? Une fois encore, les transnationales ne sont pas pour rien dans l’affaire. Si l’origine de la bourse, dont le nom viendrait de celui du marchand van der Bursen, remonte à l’aube du capitalisme, il y a plusieurs siècles, il n’était pas, alors, question de transnationales. En revanche, elles ont parfaitement su en user et abuser. Les bourses sont beaucoup moins, aujourd’hui, un lieu d’échanges, qu’un endroit où se fabriquent, en quelques fractions de secondes, des gains globalement faramineux. D’ailleurs, il ne s’agit plus d’établissements publics mais de sociétés privées cotées en bourse, les NYSE-Euronext à Paris, Francfort et New York, et autres LSE à Londres sont désormais des sociétés qui vendent leurs services, permettant ainsi, par exemple, à NYSE-Euronext de présenter un résultat net multiplié, au cours des dix dernières années, par près de 200 !
Le capitalisme a toujours poursuivi ses buts en entourant son action et ses desseins de l’opacité la plus grande possible. Que 50 puissantes transnationales contrôlent 40 % de toutes les connexions financières et économiques mondiales n’apparaît pas sur la place publique. Quand il s’agit de négocier, pourtant souvent avec des entités publiques, des libéralisations tous azimuts, toutes les mesures sont prises pour que les citoyens en soient écartés. La liste est longue des négociations menées pour libéraliser, privatiser ; citons simplement, dans la période récente, l’AMI, TAFTA, le plus récent AECG entre l’Union européenne et le Canada ou, vingt ans après dans le saint des saints, le très secret TISA [13] qui prévoit de déréguler davantage encore tout le secteur financier. Partout, la même constante : le secret. La France, avec le conflit récent relatif au devenir de la SNCF, offre un flagrant exemple de la dissimulation indispensable au capitalisme, servi en l’occurrence par un gouvernement. Au prétexte de réunifier la SNCF et RFF, dont on sait les effets néfastes et dangereux aussi bien pour les salariés que pour les usagers, il s’agit, en réalité de préparer l’ouverture à la concurrence privée du réseau ferré français. Le feuilleton hexagonal d’avant-été, Alstom, dont on nous dit qu’il s’agirait d’un dossier « gagnant-gagnant », acceptons-en l’augure, montre à ce stade, que la puissante transnationale GE [14] a obtenu ce qu’elle voulait, la totalité du secteur énergie de l’entreprise française.
Pourtant, on peut s’interroger à propos des nouvelles technologies pour savoir si elles ne menacent pas la sécurité et la souveraineté des États. Si celles-ci constituent un sujet de préoccupation pour les transnationales, c’est tout simplement parce que leurs profits pourraient être mis en cause. Le crime, et plus largement la fraude, ne les rebutent guère que lorsqu’ils mettent en péril l’ensemble. Qu’un rouage leur échappe et c’est l’inquiétude qui monte. On se souvient que, après une décennie de croissance continue, l’empire d’Al Capone n’a dérangé le capitalisme officiel états-unien que deux ans après la Grande Dépression : sans intervention publique, il disparaissait, pour un temps au moins.
L’opacité fait partie des outils favoris des transnationales, pour autant, elles sont friandes des mécanismes innovants. Dans leur quête effrénée du Graal, les produits dérivés et autres « avancées » technologiques ont plu immédiatement et sans retenue. Il en va ainsi du THF qui affranchit les marchés financiers de la durée ; comme on l’a vu, l’action intervient avant même qu’il ait été nécessaire d’y penser. C’est réputé pain béni pour la liquidité financière qui serait, nous assure-t-on, indispensable à la croissance. Que les masses monétaires ainsi manipulées soient 10 à 15 fois supérieures à l’économie réelle ne constitue pas, aux yeux des transnationales, un danger mais une véritable planche de salut. Mais voilà que le THF permet d’atteindre, derrière un paravent technique, des montants inconnus jusqu’alors et rend une véritable surveillance quasi impossible. Des dirigeants, parmi les plus avertis du capitalisme, semblent s’en préoccuper. Comme l’affirme J.-F. Gayraud, « le THF est par nature un système de prédation ».
Plus de deux siècles après le roman de Mary Shelley mettant en scène le monstre créé par son Frankenstein, la créature pourrait échapper au créateur. La situation est par trop périlleuse pour les transnationales pour que, une fois encore, elles n’interviennent pas auprès des États. La fraude, l’opacité, une nouvelle technologie qui échapperait à leur contrôle, sont intolérables. Les dangers systémiques sont réels ; c’est ainsi, deux exemples entre mille, que le 6 mai 2010, l’indice Dow Jones chute, en l’espace de quelques minutes, de 9,2 %. En juin 2014, on apprenait qu’un hedge fund pratiquant le THF avait fait l’objet d’une attaque qui s’était soldée par un sabotage, au dépens du trader, permettant l’installation du « criminel » pendant deux mois dans une place réputée imprenable. Le FBI états-unien intervient. On voit là que le capitalisme, qui n’avait pas vraiment rechigné devant les « patrons voyous » qu’un sociologue états-unien avait mis sur le devant de la scène à la fin des années 1930 – il avait forgé l’expression white-collar crime, la criminalité en col blanc – ne peut tolérer que de nouveaux « voyous », rompus aux algorithmes, mettent en danger l’édifice tellement profitable.On sent l’inquiétude des propriétaires du capital monter. Témoin, cette étudecommandée à Rhodium group par Henry Paulson, ancien président de Goldman Sachs, Michael Bloomberg, 16e fortune mondiale et Tom Steyer, 352e fortune mondiale. Ses termes de référence portent sur les conséquences, pour les États-Unis, du réchauffement climatique. S’il est un domaine dont le capitalisme se moque éperdument – sauf, éventuellement, pour donner un prix au carbone – c’est bien celui du réchauffement climatique ; en revanche, bien des transnationales financent les lobbies climato-sceptiques. Que des personnages aussi élevés dans la hiérarchie du capitalisme mondial commanditent une telle étude, montre assez qu’une part de celui-ci sent bien les dangers mortels, y compris pour lui, qui s’accumulent.
Le fonctionnement détaillé du trading à haute fréquence n’est pas l’objet de cet article, mais J.-F. Gayraud, commissaire divisionnaire ancien de la DST et docteur en droit, aborde ce dossier dans un ouvrage fort documenté [15].
Toutefois, si, en la matière, des traders occupent souvent le devant de la scène, tous les grands noms de la finance internationale qui figurent dans la liste des 50 transnationales déjà évoquées sont lourdement impliqués, directement ou indirectement dans le THF. Mais la première de la classe est, sans doute, Goldman Sachs, qui occupe la 18e place de ce palmarès mondial. Ainsi, cette puissante transnationale n’a-t-elle pas été seulement capable de placer plusieurs de ses anciens agents à des postes de première importance, par exemple et entre autres, au Secrétariat au Trésor des États-Unis dans les administrations Clinton et Bush, à la présidence de la Banque mondiale ou à celle de la BCE, ou bien encore à la présidence du Conseil des ministres italien. On la retrouve dans maintes fusions-acquisitions, dans la manipulation des dettes publiques, notamment en Grèce, ou dans l’expertise des produits dérivés. Mais c’est aussi, dès le début des années 2000, le premier établissement de cette importance à être entré aux premiers postes du THF. On peut se demander si, selon l’expression de J.-F. Gayraud, cette super-technique qu’il décrit minutieusement, ne constitue pas un « sanctuaire pour délits d’initiés ». Si tel est bien la cas, ce n’est pas du seul fait de quelques informaticiens talentueux, gagnant au demeurant, des fortunes.
On comprend fort bien que les comportements en bourse, de nature délictueuse, voire criminelle, soient combattus ; on conçoit que les services chargés de surveiller et réprimer ces agissements regrettent à la fois le manque de moyens mis à leur disposition pour remplir leur mission et la quasi-absence de sanctions appropriées. Cependant, et sans mettre en cause le moins du monde les préoccupations et le travail des professionnels concernés, force est de constater que la cause première des graves turpitudes constatées et soupçonnées n’est pas là. En réalité, comme le dénonçait déjà vigoureusement, il y a plus d’un siècle, Jean Jaurès dans sa célèbre apostrophe à la Chambre, « Toujours votre société [capitaliste] violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage ». Comment s’étonner qu’un système dont l’essence est de « faire de l’argent » attire, et même génère, tous les malfrats du monde ? Les transnationales savent parfaitement user des armes offertes par cette doctrine tout autant qu’en forger de nouvelles. Encore une fois, c’est parce qu’on laisse les « patrons-voyous » fabriquer des montants aussi extravagants de liquidités qu’ils ne peuvent qu’entraîner cette fuite vers l’abîme.
6. Transnationales et conduites de nature criminelle
Il ne s’agit pas de prétendre, dans une sorte de paranoïa complotiste, que les propriétaires du capital s’organiseraient de manière délibérée pour que le crime contrôle le monde. En revanche, on peut constater que le système dans lequel ils s’inscrivent, et qui place le profit comme but premier de leurs activités, ne les met pas à l’abri de pratiques condamnables, pour employer un euphémisme.
Quelle que puisse être la vertu personnelle de tel ou tel, c’est bien la classe possédante qui agit, toujours, pour posséder davantage. Les propriétaires des transnationales sont aux avant-postes. On comprend aisément que ce ne puisse pas se faire sans dégâts pour plus de 90 % de la population mondiale. Les données fournies chaque année par le PNUD ne laissent pas d’impressionner. En 2012, le PIB/habitant de 1,1 milliard des personnes les plus fortunées, s’établit en moyenne, à 33 000 $/habitant ; ceux qui viennent juste après sont aussi 1,1 milliard avec 11 500 $/habitant ; le troisième groupe compte 3,5 milliards d’habitants dont le PIB moyen par personne est de 5 200 $ ; enfin, 1,2 milliard d’êtres humains disposent d’un PIB moyen de 1600 $, 20 fois moins que le premier groupe. Encore, l’indicateur, PIB/habitant, ne donne-t-il qu’une image bien floue des inégalités dans le monde et de leur progression. Par rapport au sujet, traité ici, les transnationales, la reproduction de deux graphiques établis par Thomas Piketty [16] est particulièrement éclairante. Le premier montre le rapport entre le capital et le revenu dans le monde de 1870 à 2090, en projection depuis 2010. Le second indique l’évolution, entre 1987 et 2013, du nombre de milliardaires. En moins de 15 ans, ils sont passés de 400 à 1 400, mais, plus impressionnant encore, leur patrimoine cumulé, qui était de 300 milliards de dollars en 1987, s’élevait à 5 400 milliards en 2013. On ne dispose pas de chiffres précis sur l’usage de tels montants ; néanmoins, on peut affirmer qu’une part significative se trouve dans le capital des 50 entreprises les plus « connectées » ! Les mêmes transnationales qui n’ont pas cessé de voir le taux d’imposition de leur bénéfices diminuer comme en rendent compte, pour les pays de l’OCDE, les données du FMI. Si, en 2008, le taux moyen d’imposition des profits était resté celui de 1985, 41 % au lieu de 24 %, on imagine les ressources supplémentaires pour ces pays.
7. Justice privée
Les transnationales militent pour une justice rendue entre soi. Elles ont obtenu que le projet de traité transatlantique inclue, pour régler les conflits, un tribunal arbitral qui sera composé de trois arbitres, désignés par les parties. Ainsi, telle transnationale s’estimant lésée par tel État fera juger son affaire par trois personnes, une désignée par la transnationale, l’autre par l’État incriminé et la troisième par les deux experts déjà désignés. C’est ce système qui, par exemple, a été appliqué en France dans l’affaire Tapie. Les grands cabinets internationaux, notamment d’avocats – Baker & McKenzie, Ernst &Young ou Gide Loyrette – sont très présents sur ce « marché » qui peut se révéler particulièrement rentable. En effet, le coût d’un arbitrage est, généralement, calculé en pourcentage du dommage prétendu être subi, entre 0,5 % et 1 %. On imagine combien la place d’arbitres sera recherchée dans une affaire comme celle intentée par Swedish Energy, réclamant, en 2012, 3,8 milliards d’euros à l’Allemagne, accusée d’avoir arrêté deux de ses centrales nucléaires.
Toute entreprise est évidemment fondée à se porter devant un tribunal arbitral. Dans la pratique, une fois encore, ce sont les transnationales qui mènent la danse. Ces vingt dernières années, ce sont plus de 500 conflits qui ont été portés devant ces « juridictions », la très grande majorité est de l’initiative de transnationales, états-uniennes dans bien des cas. On y remarque, par exemple, des géants du tabac, des compagnies pétrolières, des grands groupes d’assurance. Un grand nombre de secteurs, particulièrement importants pour la protection des populations, sont visés par les transnationales, parce que source des profits les plus élevés. C’est singulièrement vrai pour la santé, l’environnement en général et, bien entendu tout ce qui a trait à la finance.
Une justice organisée par et pour les transnationales leur offre un avantage déterminant. La fantastique explosion des inégalités durant ces dernières décennies a été favorisée par le développement extravagant de la financiarisation, elle-même rendue possible à ce niveau par la fraude, ou plus efficacement le vol pur et simple ; comment appeler autrement la tentative d’extorsion, au détriment de l’Uruguay, par la transnationale Philip Morris, de 25 millions de dollars. Le montant peut sembler modeste ; rappelons cependant que le chiffre d’affaires du cigarettier était en 2012 de près de 80 milliards de dollars pendant que le PIB de ce pays, qui compte moins de 3,5 millions d’habitants, atteint à peine 50 milliards. Le dossier avait été porté devant le tribunal arbitral de la Banque mondiale. Jusqu’alors, le président José Mujica résiste. Qu’un TAFTA soit adopté, gageons que ce ne seront plus quelques centaines de plaintes portées en arbitrage pendant 20 ans, mais chaque année.
La bourse est manifestement un système prédateur, au plan social d’abord, comme, malheureusement, des milliers d’exemples de par le monde le démontrent. Elle est aussi, paradoxalement, un lourd perturbateur du capitalisme lui-même. Les crises financières dont elle est le catalyseur ébranlent le fonctionnement des « marchés ». Jusqu’alors, les propriétaires du capital ont pu sauvegarder et même accroître considérablement leurs intérêts. C’est un peu la fable de celui qui tombe du centième étage et rassure ceux qui le regardent tomber par un très confiant « jusqu’ici, tout va bien ». Il est vrai que, pour l’heure, ces personnages ont su se trouver un parachute salvateur. Mais les peuples accepteront-ils toujours de servir de pompiers, à leur propre péril de surcroît ?