« On ne devrait pas être là pour crever [1]
C’est sans doute le procès le plus emblématique en France de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler « la souffrance au travail ». Une affaire hors norme qui a mobilisé un travail judiciaire colossal et pas moins de 36 avocats (18 pour les parties civiles et autant pour la défense, dont trois rien que pour l’ancien patron Didier Lombard). Un procès qui fera date et auquel, déjà, se réfèrent d’autres affaires similaires à la SNCF, au Crédit lyonnais, à la Poste, etc.
Car ce qui s’est passé à France Télécom entre 2005 et 2010 n’est pas une exception honteuse dans l’univers des grandes entreprises du CAC 40, mais le résultat de restructurations internes dictées par la seule logique financière et, pour accélérer ces changements, d’un néo-management toxique et autoritaire.
D’entreprise de droit public, France Télécom est privatisée en 2004, la participation de l’État passant en dessous de 50 %, puis abandonne progressivement son ancien nom pour devenir Orange, celui du groupe britannique racheté en 2000 et marquer ainsi son nouveau périmètre devenu mondial. Dans le même temps, au gré de réorganisations successives, les effectifs diminuent, passant de 161 700 personnes en 1996 à 103 000 en 2009. En juin 2009, Didier Lombard, PDG de France Télécom, présente le plan NEXT (Nouvelle expérience des télécoms) visant à augmenter l’efficacité et la productivité du groupe et le chiffre d’affaires. Dans cet objectif, deux axes sont retenus : supprimer 22 000 emplois en trois ans et renforcer les métiers dédiés aux clients et aux nouvelles technologies [2].
Déclinaison du plan NEXT pour la gestion des ressources humaines, le Plan ACT (Anticipation et compétences pour la transformation) met en œuvre la réduction drastique des effectifs et, pour l’accélérer, un crash programme basé sur la frustration des travailleurs – « une méthode de brutes et d’exclusion systématique » selon Sud –, dans un environnement totalement perturbé et revendiqué par Olivier Barberot, directeur des ressources humaines : « J’aurai échoué si on ne fait pas les 22 000 départs. Pour le groupe c’est 7 milliards d’euros de cash flow ».
Face à cette stratégie purement financière, 39 victimes ont été recensées par le Parquet : 8 ont subi une dépression ou ont été mises en arrêt de travail, 12 ont tenté de se suicider et 19 se sont donné la mort.
Le rôle éminent joué par Sylvie Catala, inspectrice du travail
Elle est la première à réagir avec diligence en septembre 2009, au moment où les syndicalistes recherchent un interlocuteur qui soit en mesure de traiter directement avec la direction de France Télécom. « Dès nos premiers rendez-vous elle a été sensible à ce qu’on lui racontait et nous a poussés à constituer un dossier d’envergure nationale », se souvient Patrick Ackermann, à l’origine de la procédure dès 2009.
Elle déclenche alors une enquête dont le rapport est transmis au Procureur de la République de Paris, étant entendu que les syndicats (c’est-à-dire Sud-PTT, plutôt seul au début) devaient suivre. En multipliant les alertes et interpellations des autorités publiques et judiciaires, elle joue un rôle absolument déterminant jusqu’à ce que le Parquet de Paris ouvre, le 8 avril 2010, une information judiciaire pour « harcèlement moral », que dans la foulée les syndicats puissent se constituer parties civiles et qu’à partir de 2012 les principaux dirigeants soient mis en examen.
Ce n’est que sept ans plus tard, alors que les prévenus ont multiplié les requêtes et procédures en vue d’annuler les mises en examen que s’ouvre enfin le procès pénal au Tribunal de Grande Instance de Paris, le 6 mai 2019.
Une condamnation sans équivoque des prévenus en première instance
Dans cette affaire hors norme, les délits d’homicide involontaire et de mise en danger de la vie d’autrui étaient à raison initialement visés dans le réquisitoire introductif de l’information judiciaire et dans la plainte du syndicat Sud-PTT, mais ils ont été écartés par les juges d’instruction. Car en droit, il aurait fallu apporter « la démonstration d’un lien de causalité certain entre la mise en place d’une politique de management ayant pour objet ou effet de dégrader les conditions de travail des salariés et le décès des victimes ».
Seul le harcèlement moral (art. 222-33-2 du code pénal) était donc au cœur du procès qui s’est tenu du 6 mai au 11 juillet 2019 et a entraîné la condamnation de France Télécom/Orange à 75 000 euros d’amende et celle de son ancien PDG Didier Lombard et du numéro deux de l’entreprise Pierre-Louis Wenès à un an de prison, dont huit mois avec sursis, et 15 000 euros d’amende pour leur « rôle prééminent » dans la mise en place d’une politique de réduction des effectifs « jusqu’au boutiste » sur la période 2007-2008.
À l’initiative d’Éric Beynel, ancien porte-parole de l’Union syndicale Solidaires, toutes les audiences du procès de première instance ont été suivies et « chroniquées » quotidiennement par un ensemble de chercheur.es, romancier.es, essayistes, réalisateurs, dessinatrices, etc. Tous ces textes et dessins ont donné lieu à la publication d’un livre, La raison des plus forts [3]. Le même procédé a été reconduit pour suivre les 35 audiences du procès en appel, sous la coordination de Pascal Vitte, syndicaliste Sud-PTT et membre de la commission « conditions de travail » à Solidaires.
L’entreprise a décidé de ne pas faire appel
Seuls Didier lombard et Pierre-Louis Wenès, plus quatre dirigeants de niveau inférieur Guy-Patrick Cherouvrier, Brigitte Dumont, Nathalie Boulanger et Jacques Moulin, ont fait appel à l’issue du premier procès, mais pas l’entreprise elle-même.
Patrick Ackermann nous explique pourquoi : « dès avant l’appel, nous avons pris contact avec la direction d’Orange. Ça ne l’arrangeait pas d’avoir un nouveau procès, d’autant que Stéphane Richard [4] était menacé d’une procédure dans l’affaire Tapie. Il nous a donc reçus et nous lui avons demandé que l’entreprise s’engage à ne pas faire appel et entame tout de suite une procédure d’indemnisation, ce qui serait pour Orange le meilleur moyen de tourner la page ». La proposition est acceptée et 1 800 dossiers sont ainsi passés devant la commission de réparation mise en place par Orange.
L’ancien directeur des ressources humaines, Olivier Barberot, condamné en première instance au même titre que Lombard et Wenès, s’est également désisté de l’appel. On n’a pas manqué de s’interroger sur ce retrait, plutôt curieux pour le numéro trois de l’entreprise, principal artisan du plan ACT et, à ce titre, directement responsable de la gestion et des départs forcés des collaborateurs. Dans une lettre adressée au tribunal, l’ancien DRH a déclaré qu’il doutait que ses arguments soient entendus et ne faisait donc pas confiance à la justice… Ce retrait devait-il permettre aux deux autres prévenus de se défausser sur lui, une opportunité que leurs avocats n’ont d’ailleurs pas manqué d’exploiter ? Au vu des débats et des réquisitions, il semblerait que la tactique ait fait long feu.
35 audiences « chroniquées [5] » jour après jour
Du côté des parties civiles on s’est demandé en ouverture du procès pourquoi la présidente Pascaline Chamboncel-Saligue n’a pas souhaité entendre à nouveau les experts, sociologues, psychologues et autres spécialistes de la santé au travail qui avaient été longuement auditionnés en première instance. Selon les avocats, l’explication tient au fait que les magistrats de la Cour d’Appel redoutent toujours que leur décision soit contestée en cassation. « Le droit, rien que le droit » a donc été au fondement des débats focalisés sur le concept de harcèlement moral institutionnel.
Lors de la première audience du 11 mai, le professeur de droit Emmanuel Dockès a ainsi rappelé que, depuis 2002, la loi qualifie de harcèlement moral les agissements qui ont pour objet ou pour effet une dégradation susceptible de porter atteinte à la dignité, à la santé physique ou mentale, etc. (art. L. 1152-2 du Code du travail). En matière civile, cette condamnation des méthodes au nom de leurs effets est d’ailleurs reconnue et appliquée depuis 2009 par la Cour de Cassation.
À l’audience du 12 mai, Louis-Marie Barnier, sociologue du travail, a relevé que les dirigeants de France-Télécom avaient délibérément fait échouer les négociations avec les organisations syndicales afin de les exclure du contrôle de l’application des mesures du plan ACT. C’est ce qui leur a permis d’organiser la suppression de 22 000 postes sans respecter les procédures d’information et de consultation qui auraient imposé à n’importe quelle entreprise privée de s’expliquer devant les instances représentatives du personnel, notamment sur la nature et le nombre des emplois impactés, le nombre et le profil des personnels touchés, les mesures d’accompagnement et de reclassement, etc.
Pour leur défense, les prévenus ont invoqué les contraintes qui pesaient sur eux à l’époque des faits incriminés – dynamique concurrentielle, endettement de l’entreprise, directives de Bruxelles et du régulateur, évolutions technologiques. Justifiant de leur bonne foi, ils ont allégué la mise en place de formations et mesures d’accompagnement. Pour sa part, Pierre-Louis Wenès, véritable cost killer [6] au sein de la direction, a rapporté avoir favorisé l’empowerment [7] des salariés dont la seule fonction réelle a été de les placer dans l’obligation de rechercher eux-mêmes un nouvel emploi, permettant à l’employeur de se défausser de son obligation légale de reclassement.
Insensibles aux témoignages poignants des parties civiles (voir plus loin), les prévenus ont usé d’un discours auto-référentiel formaté dans des cellules de communication interne. « Je ne dis pas que les mobilités étaient à l’origine des souffrances, je dis que les salariés se l’étaient imaginé. Il fallait éradiquer cette idée » (Didier Lombard), « le sentiment des victimes de ne pas avoir eu droit à la formation » (Brigitte Dumont), « qu’ils jugent les formations inadéquates, c’est facile à dire. Je ne veux plus en parler, ce n’est pas la réalité » (Louis-Pierre Wenès) [8].
Des vies brisées
Comme en première instance, les auditions des parties civiles sont un moment terrible du procès. « Comme un torrent qui déferle », remarque la sociologue Danièle Linhart qui assistait à l’audience du 20 mai. « Même s’ils nous tournent le dos, au son de leur voix et en fonction de leur débit, on devine l’indignation, la peur de ne pas se faire entendre, de ne pas être à la hauteur de la souffrance de ceux qu’ils ont essayé de défendre, et qui pour certains ne sont plus là, l’impérieuse nécessité de leur rendre leur dignité et de respecter la douleur des familles. Parfois, ils doivent s’arrêter et ravaler des larmes, parfois on sent sourdre la colère, parfois la voix s’enfle de révolte et les réponses aux questions des avocats de la défense fusent avec rage. »
Parmi tous ceux qui sont morts, on se souviendra à coup sûr de Rémi Louvradoux qui s’est immolé par le feu, le 26 avril 2011. Il s’était porté candidat sur plusieurs postes, refusant de se voir écarté de l’entreprise. Son fils Mathieu est à la barre ce 3 juin 2022 : « J’avais 11 ans quand mon père est mort. C’est aussi le temps qui s’est écoulé depuis qu’il est mort. C’est seulement maintenant que je réalise que j’aurais connu mon père plus mort que vivant. […] C’est maintenant que je prends la mesure de la mort de mon père et les questions sont là : qui l’a poussé à faire cela ? Quatre ans après le procès en 1ʳᵉ instance, je me retrouve devant la Cour. […] Deux mondes s’affrontent, d’un côté mon père, 56 ans, fonctionnaire, mort. De l’autre, Monsieur Lombard, les honneurs et la sortie par la grande porte. […] C’est difficile à porter ce fardeau ! […] Comment faire partager ce que je ressens. Transmettre ce mal n’est pas possible. […] Ce procès est profondément politique. L’histoire de la souffrance de mon père est celle de la violence. Leurs profits ont valu plus que sa vie. »
Il y a aussi les invisibles, tous ceux et celles qui ont été cassés ou ont plié, qui n’ont pas pu ou pas voulu aller en justice ; ceux qui sont partis « par la porte ou par la fenêtre [9] », qui ont tenté une échappée laissant derrière eux une part de leur histoire, de leur projet, de leur métier… et qui savent les ravages de cette politique. Tous les « survivants », dedans comme dehors, qui ne peuvent pas ne pas connaître eux aussi la liste des morts et blessés laissés sur ce champ de guerre, celle qui est légitimée par la sacro-sainte exigence de performance économique « quoiqu’il en coûte » [10].
Au cœur du procès, la démocratie dans le travail
Durant la période visée par le procès, le management à France Télécom était à la fois langage (avec son lot d’anglicismes forgés par les grands cabinets de conseil du type McKinsey), idéologie et boussole. Un management contemporain particulièrement pernicieux parce qu’il isole, culpabilise et interdit toute mobilisation collective. L’investissement attendu de la part du salarié doit être évidemment cognitif mais aussi personnel et même affectif [11]. Danièle Linhart, notamment, a montré que l’intimité la plus profonde est touchée par cette dévalorisation de soi qui pousse à la mort sociale et dont la tragique issue est trop souvent la mort physique [12].
Pour sa part, le sociologue Romain Pudal constate que l’hégémonie de la performance et de la rentabilité a tout emporté : les collectifs de travail, les solidarités, les fiertés professionnelles, la qualité et le sens du travail et même, comble de l’ironie, la satisfaction et la confiance des clients, celles-là pourtant invoquées dans l’entreprise comme le but ultime de l’activité. « Où apprend-on ce mépris managérial, souvent enraciné dans un mépris de classe aussi ancien qu’efficace ? Combien faudra-t-il de procès France Telecom pour que l’on mette enfin un terme à cette idéologie enseignée dans tant de nos écoles et formations, ce que l’un des fils d’une victime a appelé dans une formule terrifiante de justesse : l’“académie de la torture” ? » [13]
Cette « révolution managériale » initiée dans les années 1980 a profondément démantelé les organisations du travail. Casse des métiers, collectifs de travail laminés, esprit de compétition jusqu’entre les salariés eux-mêmes, intensification du travail (car lui seul crée de la valeur), pouvoir unilatéral des actionnaires…, tout se passe comme si la démocratie s’arrêtait aux portes des entreprises.
Une étape a encore été franchie avec la réforme du Code du travail de 2017 instituant les comités sociaux et économiques (CSE) en lieu et place des comités d’entreprise (CE), et absorbant au passage les anciens comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui sont transformés en commissions sans personnalité juridique et ne sont plus obligatoires qu’à partir de 300 salariés (au lieu de 50 auparavant). « La financiarisation des entreprises a réduit le travail à l’état d’instrument de ’création de valeur’ pour les actionnaires. Il n’est donc pas surprenant que la sécession des gens ordinaires se fasse sentir par l’abstention ou le vote protestataire et par le désinvestissement du travail [14] ». À France Télécom aujourd’hui, reconnaît Patrick Ackermann, « beaucoup baissent la tête, les managers se comportent comme des voyous et d’autres suicides sont encore intervenus récemment. »
Dans ce contexte, il est d’autant plus important que le délibéré qui sera rendu le 30 septembre prochain condamne sans réserve Didier Lombard et ses co-accusés. En requérant le 24 juin, l’avocat général Yves Micolet a été manifestement dans ce sens : « Le droit est tout à fait clair. Une stratégie d’entreprise peut être constitutive de harcèlement moral ». Le ministère public a ainsi requis 12 mois d’emprisonnement dont 6 mois fermes (au lieu de 4 en première instance) et 15 000 euros d’amende à l’encontre de Didier Lombard et Louis-Pierre Wenès. Au titre de leur complicité, une peine de 6 mois avec sursis et 10 000 euros d’amende a été demandée pour les quatre autres coaccusés.
11 août 2022