Élections : la crise politique s’épaissit

mardi 27 septembre 2022, par Roger Martelli *

La tumultueuse séquence électorale de 2022 est close. Emmanuel Macron est réélu, mais il n’a plus qu’une majorité relative pour gouverner. La gauche est ragaillardie, mais c’est l’extrême droite qui progresse le plus. Au bout du compte, les comportements politiques sont plus éclatés que jamais.

Le constat

La crise politique se renforce. L’abstention grandit, de consultation en consultation. À la présidentielle, elle est passée de 15,3 % en 1965 à 27,9 % en 2022. Aux législatives, elle s’installe au-delà du seuil des 50 %. Base théorique de la décision démocratique, l’élection perd toujours plus de son sens aux yeux de ceux qui s’en éloignent.

L’opinion est morcelée. En 2022, la présidentielle laisse entrevoir un corps électoral divisé en quatre groupes d’importance voisine. En tête se trouve le bloc des abstentionnistes avec ses 27,9 % des électeurs inscrits (22,2 % en 2017). La seconde place revient au total des droites classiques, qui recueille 25,8 % des inscrits. La troisième place est occupée par l’extrême droite avec ses 23,3 %, suivie de peu par les gauches qui totalisent 23 % des inscrits. Les droites surclassent les gauches, mais les majorités sont plus incertaines que jamais.

Gauche et droite aux élections législatives depuis 1958
1958 1962 1967 1968 1973 1978 1981 1986
GAUCHE 41,3 42,3 44,9 41,3 45,8 50,0 54,7 44,0
CENTRE + DROITE 55,6 57,9 54,5 58,1 53,6 46,7 43,9 44,6
EXT DROITE 2,6 0,8 0,6 0,1 0,5 0,8 0,3 10,1
1988 1993 1997 2002 2007 2012 2017 2022
GAUCHE 49,1 31,06* 47,3 40,0 39,0 47,8 27,2 30,5
CENTRE + DROITE 40,5 44,1 36,2 43,6 53,2 36,4 53,9 38,5
EXT DROITE 9,9 12,9 15,3 12,5 4,7 13,8 14,7 26,0
* en 1993, les écologistes obtiennent 7,4 % des voix sans se classer encore à gauche

Les législatives ont à peine nuancé le tableau. Pour la troisième fois depuis 1958 (gouvernement Debré), la deuxième depuis 1993 (gouvernement Rocard) et la première depuis la réforme du quinquennat, le président élu ne va pas disposer de la majorité législative absolue que la séquence présidentielle-législatives était censée lui procurer.

Si l’on s’en tient au pourcentage d’exprimés, la droite dite gouvernementale obtient son troisième plus mauvais score depuis 1958 et la gauche son deuxième, tandis que l’extrême droite pulvérise son record législatif de 1997. La balance entre droite et gauche a joué en faveur de la droite jusqu’en 1973, puis alterne les victoires de chaque camp jusqu’en 2017. Bon an mal an, le clivage fondateur structurait le champ politique avec, au cœur de chaque grande famille, un parti dominant, pivot des majorités et des gouvernements.

Cette simplicité n’est plus de mise. La gauche et la droite restent certes des repères et ordonnent encore le positionnement des individus. Mais la confiance s’est altérée de chaque côté et d’autres lignes de clivage sont venues perturber les représentations propres aux deux grands blocs historiques. L’abstention s’est faite structurelle et massive, le vote est plus aléatoire et l’engagement civique est volatil. Les partis dominants d’hier ont perdu de leur superbe. Le PS et l’UMP se partageaient 56 % des suffrages présidentiels en 2022, 26 % en 2017 et 6 % à peine en 2022.

Il y avait autrefois une France de gauche et une autre de droite. Il y a désormais des France qui tendent à se cloisonner. Chaque « famille » a ainsi son territoire de prédilection.

Hiérarchie départementale des votes législatifs : les dix premiers et les dix derniers (% exprimés)Pour chaque force politique, les pourcentages départementaux des suffrages exprimés sont classés par ordre décroissant. On ne retient ici que les dix plus forts pourcentages et les dix plus faibles, séparés par la moyenne obtenue sur le territoire métropolitain.
ENSEMBLE LR
Mayenne 35,4 Haute-Loire 45,4
Hauts-de-Seine 34,8 Cantal 39,1
Ille-et-Vilaine 34,7 Orne 29,9
Maine-et-Loire 34,4 Lot 27,7
Yvelines 33,9 Alpes-Maritimes 22,6
Finistère 32,5 Indre 22,2
Paris 32,1 Corrèze 21,9
Manche 31,6 Savoie 20,9
Hautes-Alpes 31,3 Jura 20,6
Vienne 30,9 Aube 20,4
France métropolitaine 25,9 France métropolitaine 10,6
Seine–Saint-Denis 16,5 Haute-Garonne 5,4
Ariège 16,4 Seine–Saint-Denis 4,9
Corse-du-Sud 16,2 Mayenne 4,8
Dordogne 15,9 Pyrénées-Atlantiques 4,7
Meuse 15,8 Gironde 4,6
Aisne 15,2 Tarn-et-Garonne 4,5
Ardennes 14,4 Aude 4,4
Haute-Loire 13,1 Seine-Maritime 3,7
Lot 11,2 Hérault 2,5
Haute-Corse 5,2 Vienne 1,5
NUPES RN
Seine–Saint-Denis 46,0 Var 42,7
Paris 37,7 Pyrénées-Orientales 40,0
Puy-de-Dôme 37,5 Aisne 39,8
Val-de-Marne 36,9 Pas-de-Calais 38,9
Loire-Atlantique 34,4 Haute-Saône 38,6
Haute-Vienne 34,1 Vaucluse 38,6
Ille-et-Vilaine 33,1 Haute-Marne 37,7
Essonne 32,5 Aube 37,6
Val-d’Oise 31,3 Yonne 37,4
Haute-Garonne 31,2 Aude 37,0
France métropolitaine 26,3 France métropolitaine 19,2
Ardèche 17,7 Loire-Atlantique 12,3
Vosges 17,6 Rhône 12,0
Ardennes 17,5 Haute-Corse 11,8
Cantal 17,5 Yvelines 11,6
Aube 17,5 Lozère 10,9
Meuse 17,0 Lot 10,6
Alpes-Maritimes 16,7 Seine–Saint-Denis 10,0
Var 16,2 Val-de-Marne 9,1
Haut-Rhin 16,2 Hauts-de-Seine 6,5
Haute-Marne 14,5 Paris 3,8
Répartition départementale des députés (les 15 premiers par le nombre de députés)
Ensemble Nupes Rassemblement national
Yvelines 10 Seine–Saint-Denis 12 Var 7
Paris 9 Paris 9 Bouches-du-Rhône 6
Hauts-de-Seine 8 Val-de-Marne 6 Nord 6
Gironde 7 Haute-Garonne 5 Pas-de-Calais 6
Nord 7 Loire-Atlantique 5 Eure 4
Bas-Rhin 6 Nord 5 Gard 4
Bouches-du-Rhône 6 Seine-Maritime 5 Pyrénées-Orientales 4
Finistère 6 Bouches-du-Rhône 4 Vaucluse 4
Maine-et-Loire 6 Hauts-de-Seine 4 Aisne 3
Val-d’Oise 6 Isère 4 Alpes-Maritimes 3
Calvados 5 Val-d’Oise 4 Aude 3
Essonne 5 Essonne 3 Moselle 3
Haut-Rhin 5 Gironde 3 Oise 3
Loire-Atlantique 5 Haute-Vienne 3 Aube 2
Morbihan 5 Hérault 3 Gironde 2
Nombre total de départements 74 Nombre total de départements 55 Nombre total de départements 37

La majorité macronienne consolide sa triple caractéristique métropolitaine, bourgeoise et de droite. La Nouvelle union populaire, écologique et sociale se concentre sur l’Île-de-France, les aires métropolitaines et, de façon générale, se glisse dans l’espace politique historique de la gauche. Le RN élargit son assise départementale, enraciné qu’il est dans le Nord, l’Est et tout le littoral méditerranéen. Il rafle la totalité des sièges dans l’Aude, les Pyrénées-Orientales, la Haute-Marne et la Haute-Saône, et l’écrasante majorité dans l’Eure, le Lot-et-Garonne, le Var, le Vaucluse et la Vendée.

Alors que la gauche concentre ses votes (au-dessus de la moyenne nationale dans 42 départements contre 48 en 2017), l’extrême droite diffuse les siens. Au-dessus de sa moyenne nationale dans 55 départements métropolitains (47 en 2017), le RN dépasse le seuil des 20 % dans 79 départements, contre 22 à peine en 2017 !

Où en est la gauche ?

Il est vrai que la gauche va mieux. Alors que le conglomérat Macron-droite classique s’effondre entre 2017 et 2022, le total des gauches redépasse le seuil des 30 % et gagne un peu plus de 3 % sur son score de 2017. Surtout, la gauche a fini par s’unir, dans les urnes et autour d’un programme. Bâti patiemment par la France insoumise depuis 2017, celui-là est dans la lancée des projets qui furent ceux d’une gauche de gauche refusant fermement, au fil des années, les ajustements et renoncements successifs des socialistes au pouvoir. La gauche revient donc au centre du jeu actuel et c’est une gauche de gauche qui y donne le ton, pour la première fois depuis 1978.

Il n’en reste pas moins que cette gauche n’a pas résolu son problème majeur depuis le milieu des années 1980 : dans l’ensemble, le « peuple » continue de la bouder. Tous les indicateurs, sondages et données communales, vont dans le même sens.

Présidentielle (premier tour) : sondages le jour du vote
Sondeur Profession Gauche Droite Extrême droite
OpinionWay CSP+ 38 35 21
CSP - 31 24 36
Ipsos Cadre 34 47 15
Prof. Interméd. 39 32 24
Employé 34 24 37
Ouvrier 29 21 46
Ifop Cadres 34 48 15
Prof. Interméd. 41 29 25
Employé 40 21 30
Ouvrier 34 24 39
Elabe Cadres 43 39 18
Prof. Interméd. 35 34 27
Employé 33 31 31
Ouvrier 25 23 46
Moyennes Cadres 37,0 44,7 16,0
Prof. Interméd. 38,3 31,7 25,3
Employé 35,7 25,3 32,7
Ouvrier 29,3 22,7 43,7
Législatives (premier tour)
Gauche Droite Ext. Droite
Ifop Cadres 31 39 30
Professions inter. 36 35 29
Employés 36 24 40
Ouvriers 33 23 44
Ipsos Cadres 36 45 19
Professions inter. 37 35 28
Employés 35 21 44
Ouvriers 29 23 48
OpinionWay Cadres 37 44 19
Professions inter. 37 32 31
Employés 32 28 40
Ouvriers 24 26 49
Elabe Cadres 36 48 16
Professions inter. 35 37 28
Employés 34 21 45
Ouvriers 26 25 49
Moyenne Cadres 35,0 44,0 21,0
Professions inter. 36,3 34,8 29,0
Employés 34,3 23,5 42,3
Ouvriers 28,0 24,3 47,5

Le constat est sans appel : parmi les individus qui ont voté à la présidentielle et aux législatives, le pourcentage de l’extrême droite augmente au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale, tandis que celui de la droite baisse de façon tout aussi régulière. Frôlant les 50 % parmi les votants ouvriers, la droite extrême domine une gauche qui peine à atteindre le tiers des votants issus des catégories populaires. Il est toujours loin le temps où vote de gauche et vote ouvrier se superposaient régulièrement dans les sondages…

Les données du vote communal

Tranche de communes selon la tailleMACRONLE PENMÉLENCHONEnsembleLRNupesRN
Plus de 100 000 29,7 12,1 31,1 28,5 8,2 37,1 9,6
De 50 000 à 100 000 28 16 30,2 26,8 10,2 31,3 12,6
De 30 000 à 50 000 27,6 18,5 27,8 25,8 10,5 30,4 15,5
De 20 000 à 30 000 28,6 19,6 25,5 27,2 10,3 29,1 16,3
De 10 000 à 20 000 28,5 23 21,8 27,3 9,6 26,1 19,3
De 5 000 à 10 000 28,3 25,5 19,2 27,0 9,5 24,5 21,3
De 3 500 à 5 000 28,5 26,7 17,6 27,0 10,3 23,3 22,0
De 1 000 à 3 500 27,6 28,1 16,7 25,3 11,3 22,3 23,0
Moins de 1 000 25 30 16 21,8 13,3 21,2 24,3

À la présidentielle, le vote en faveur de Le Pen augmente et celui de Mélenchon diminue au fur et à mesure que baisse la taille de la commune. La candidate du Rassemblement est marginalisée dans les grandes métropoles et largement dominée par ses deux concurrents (Macron et Mélenchon) dans les communes de plus de 30 000 habitants ; en revanche, elle surclasse Mélenchon et domine Macron dans les unités de moins de 5 000 habitants (qui regroupent 38 % de la population française). Macron et Mélenchon se disputent les métropoles (avec un avantage à Mélenchon) ; Le Pen s’attribue la tranche des tailles inférieures, où s’est retrouvée une population de catégories modestes exclues de l’espace métropolitain par la désindustrialisation et par la crise urbaine.

Tranche de communes selon la tailleMACRONLE PENMÉLENCHON
Plus de 50 000 28,8 14,1 30,6
Plus de 30 000 28,4 15,5 29,7
Moins de 3 500 26,3 29 16,3
Évolution législative entre 2017 et 2022
Tranche de communes GAUCHE DROITE EXTRÊME DROITE
Plus de 100 000 + 7,5 -10,7 + 4,0
De 50 à 100 000 + 5,2 -11,5 + 6,7
De 30 à 50 000 + 4,7 -12,2 + 7,7
De 20 à 30 000 + 3,9 -12,5 + 8,1
De 10 à 20 000 + 1,7 -11,1 + 9,7
De 5 à 10 000 + 1,0 -11,3 + 10,4
De 3 500 à 5 000 + 0,6 -11,5 + 10,8
De 1 000 à 3 500 + 0,1 -13,4 + 11,3
Moins de 1 000 + 0,1 -18,2 + 11,5

Le phénomène semble s’être renforcé entre 2017 et 2022. La progression de la gauche est d’autant plus soutenue que la taille de la commune est importante ; elle est inférieure à 1 % dans les communes de moins de 5 000 habitants. L’extrême droite, en revanche, augmente sensiblement dans tous les niveaux de communes ; mais sa croissance est d’autant plus grande que diminue la taille de la commune.

À la répartition du vote selon la taille s’ajoute celle selon le profil social de la commune. On retient ici la ventilation des choix présidentiels et législatifs en fonction du pourcentage communal d’ouvriers.

La part des ouvriers dans la population communale
Plus de 50 % De 40 % à 50 % De 30 % à 40 % De 20 % à 30 % De 10 % à 20 % Moins de 10 %
Population en 2019 360 099 1 789 852 9 587 656 22 861 276 23 372 884 7 097 287
Macron 23,1 24,3 25,1 26,1 28,4 35,3
Le Pen 35,3 34 31 26 20,7 11,6
Mélenchon 14,1 16,6 19,2 21,4 22,8 22,5
Écart Le Pen-Mélenchon 21,2 17,4 11,8 4,6 -2,1 -10,9
Tranche de communesEnsembleLRNupesRNGaucheExtrême droiteÉcart extrême droite-gauche
Plus de 30 % 21,8 11,7 22,6 26,1 27,0 30,7 3,7
De 20 à 30 % 23,9 10,7 25,5 21,6 30,3 26,6 -3,7
De 10 à 20 % 27,4 9,3 28,1 17,3 32,1 23,2 -8,9
Moins de 10 % 33,2 13,4 24,6 10,9 27,5 17,7 -9,8

À la présidentielle, le vote en faveur de Marine Le Pen augmente et le vote Mélenchon diminue au fur et à mesure qu’augmente la part des ouvriers dans la population communale. De son côté, le vote Macron est toujours dépassé en milieu plus ouvrier, mais il est toujours plus élevé que le vote Mélenchon, quel que soit le profil populaire de la commune.

Le constat est le même aux législatives : plus est forte la part des ouvriers, plus le vote d’extrême droite est élevé et plus faible est le vote en faveur d’Ensemble. Ce qui change est que, entre la présidentielle et les législatives, les écarts entre la gauche et l’extrême droite sont beaucoup plus faibles, et plus souvent au bénéfice de la gauche. L’union réalisée autour de la Nupes et la tradition d’implantation plus grande de la gauche ont alors joué à fond en sa faveur, tandis que l’électorat d’extrême droite s’est relativement moins mobilisé.

La réalité telle qu’elle est

Les politiques ont facilement tendance à ne voir de la réalité que ce qui les favorise. Or, dans le moment délicat que nous connaissons, mieux vaut ne rien oublier, de ce qui pousse à l’optimisme et de ce qui peut encore inquiéter.

La gauche avait été plongée dans les abîmes du classement général aux législatives de 2017. Ses résultats électoraux nationaux ultérieurs et la litanie des sondages égrenés jusqu’au début de 2022 laissaient entendre le pire, effaçant l’excellent résultat de Mélenchon en 2017. C’était compter sans le talent du leader de la France insoumise, la solidité de sa campagne, son choix heureux d’abandonner ses propres vitupérations contre la « gôche », la distance prise par lui avec certains accents « souverainistes », « populistes » ou outrancièrement « républicains ».

Plus encore qu’en 2017, dans une gauche dispersée comme jamais, le « vote utile » s’est peu à peu déplacé vers lui. Du coup, Mélenchon a fait mieux qu’en 2017, ses concurrents ont mordu la poussière et n’ont plus eu d’autre alternative, pour éviter le pire aux législatives, que d’accepter l’offre d’union lancée par lui.

On en sait le résultat : la gauche a plus que doublé ses effectifs à l’Assemblée et retrouvé un vote populaire, dans des territoires où elle avait été particulièrement fragilisée. La jeunesse et les « quartiers » des périphéries métropolitaines se sont mobilisés, en avril puis en juin. Aux législatives, la Nupes a dépassé les 30 % dans 159 circonscriptions de la France métropolitaine, dont 55 en Île-de-France et 20 en Seine–Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, autrefois terres d’élection du PCF. Aujourd’hui, il est des territoires où le désamour de la gauche et du peuple s’est largement atténué.

Il n’en reste pas moins que, si les catégories populaires se portent toujours d’abord vers le retrait civique et donc vers l’abstention, celles qui votent se tournent bien plus vers l’extrême droite que vers la gauche. Et ce glissement dangereux s’accentue quand on s’éloigne des aires métropolitaines et des grandes villes en général.

Cela indique que, malgré de réjouissantes avancées, ne s’est pas inversée la tendance lourde qui pousse la colère populaire vers le ressentiment, la recherche des boucs émissaires, la tentation du repli, voire l’acceptation de la fermeture et de l’exclusion. Cela indique que, pour l’instant en tout cas, la division du « peuple » reste la donnée dominante. Dès lors, la question est moins que jamais de choisir entre le peuple de la « métropole » et celui de la « périphérie », comme Guilluy proposait de le faire il y a quelques années, au détriment des périphéries à forte proportion d’immigrés.

En fait, il ne faut surtout pas creuser symboliquement l’écart entre les plus pauvres et les moyennisés, les « in » et les out », les très « bas » et les un peu plus « hauts ». Les ceintures populaires des métropoles se sont portées un peu plus vers la gauche et les espaces extramétropolitains sont allés un peu plus vers l’extrême droite. Les deux constats ne s’opposent pas l’un à l’autre ; ils sont deux faces d’une même réalité qui profite avant tout à l’extrême droite. Résorber cette coupure, conforter le lien retrouvé de la gauche avec une part des banlieues tout en désarticulant les ressorts poussant ailleurs le vote populaire vers l’extrême droite : tel est l’enjeu stratégique pour réunifier le « peuple » aujourd’hui désuni.

Et maintenant ?

La société française a engrangé les ressorts d’une situation explosive. Les indices n’ont pas manqué pour en souligner les prémisses et l’irruption des Gilets jaunes n’a pas été le moindre. Or le pouvoir a pensé surfer avec la vague, alternant la cécité, la violence répressive et la démagogie. Quant à la gauche, elle a au mieux accompagné le mouvement, mais elle n’a pas voulu ou pas su canaliser la colère pour l’orienter du côté d’une alternative crédible. Du coup, le désenchantement et la désespérance se sont mués en ressentiment accru et, tout naturellement, l’extrême droite en a recueilli les fruits principaux.

La crise politique est à deux doigts de la crise de régime, comme ce fut le cas dans la seconde moitié des années 1950. On peut certes penser que nous sommes entrés dans un moment « destituant », capable en lui-même d’ébranler les bases du système dominant jusqu’à sa rupture. On peut, dans la foulée, en déduire qu’il suffit d’accélérer le dérèglement des mécanismes dominants en nourrissant la colère du « bas » contre le « haut », comme le suggère depuis quelques années la proposition dite « populiste de gauche ». Cela pourrait se justifier si, du côté de la droite, la dynamique n’était pas aujourd’hui en faveur de son pôle extrême, comme c’est le cas dans de nombreux pays européens. Dans ce contexte, le risque le plus grand est de voir la montée des ressentiments pousser un peu plus les catégories populaires vers le triptyque « illibéral » de l’inquiétude, de la protection nationale et de la clôture.

Nul ne peut dire ce qu’il adviendra des colères, ni de leur densité ni de la possibilité de les faire converger. En principe, la gauche est mieux armée pour lui donner le double souffle d’un projet émancipateur et d’une perspective majoritaire attractive. La base programmatique possible d’une gauche rassemblée semble acquise, dès l’instant où les forces rassemblées dans la Nupes ont accepté la logique de l’Avenir en commun imposée par le vote présidentiel de premier tour.

Dans l’esprit, ce programme prolonge les propositions qui furent naguère celles du programme commun de 1972 et du courant antilibéral des années 2000. Renforcé dans son volet écologique, il relie les urgences sociales et climatiques, rompt avec la doxa libérale dans ses variantes de gauche comme de droite, réhabilite les vertus de l’action publique et déplace les priorités, de l’accumulation prédatrice des ressources vers le développement sobre des capacités humaines. À sa manière, il relève de la tradition de ce que l’on peut toujours appeler un « keynésianisme radical ».

Mais les expériences à gauche du passé ont montré qu’il ne suffisait ni de promesses fermes ni même d’un bon programme pour réussir durablement. Au sein d’une société éclatée et d’un monde incertain, le changement réussi suppose de construire patiemment, dans un temps long, les expérimentations qui permettraient de passer de la colère à la confiance et à l’espoir. Pour cela, l’horizon du possible doit dès maintenant aller bien au-delà de la nécessaire redistribution massive des richesses disponibles et d’une réorientation des activités de l’État.

Les manières de produire, d’affecter les ressources, de consommer, de délibérer, de décider et d’évaluer devraient être subverties, ce qui suppose de dégager à chaque étape les majorités pour y parvenir. Partout la sortie de la crise capitaliste implique à terme un bouleversement des rapports entre le « haut » et le « bas », la société et l’État, les individus citoyens et le pouvoir. Toute rupture nécessaire n’adviendra toutefois que si l’ensemble de la gauche trouve les solutions, partageables par le plus grand nombre, pour remédier à ce qui l’a paralysée depuis trop longtemps : la défiance populaire, le recul en politique des valeurs d’égalité, l’accoutumance aux discriminations, le sentiment de l’impuissance du politique.

C’est dire que la radicalité désirable ne se proclame pas mais se construit. Elle ne se mesure pas à la seule aune des mesures contenues dans un programme. Elle ne prend pas corps dans le seul refus de l’existant et dans l’intransigeance des oppositions. En fait, elle reste un mot creux si elle ne se déploie pas dans une stratégie de long terme, sensible aux contradictions du réel, ouverte aux expérimentations, centrée sur la recherche de majorités permettant, selon les cas, les réformes partielles ou les alternatives les plus structurantes. Pas seulement le programme, mais la stratégie pour le mener à bien…

Il ne suffit pas alors à la gauche de revenir à ses fondamentaux, ou de poursuivre ce qui a été déjà fait dans la phase antérieure. Les dérives « populistes » qui tentèrent la France insoumise, les crispations identitaires propres au PCF, les balancements entre rupture et accommodement qui n’ont pas épargné le PS et les Verts… Rien de tout cela n’est à même de répondre pleinement aux exigences de l’époque : contre l’obsession de l’identité, renforcer en le modernisant le parti pris de l’égalité, retisser les liens de la combativité sociale et des constructions politiques, réconcilier la gauche et les catégories populaires, relégitimer l’action politique organisée, redonner à chaque programme et à chaque proposition le souffle d’un projet alternatif, récuser toute banalisation de l’extrême droite. Aucune des tentations rappelées ci-dessus n’est en état de maîtriser ce qui, depuis plus de deux siècles, est une contradiction incontournable. Comment respecter la diversité constitutive de la gauche sans la transformer en « guerre des gauches ? Mais comment respecter cette diversité — excluant ralliement et hégémonie contraignante — et en même temps viser à constituer des majorités durables, sans lesquelles aucune rupture n’est véritablement possible ?

Après une longue période de tâtonnements et de déchirement, la création de la Nupes est un souffle d’air frais pour toute la gauche. L’horizon raisonnable est donc aujourd’hui dans son développement durable. On en sait les obstacles : le jeu des identités partisanes, l’esprit d’hégémonie, l’exacerbation des différences, l’engrenage des méfiances. On sait aussi que l’avenir de cette union nouvelle dépendra de la capacité à innover, et notamment dans deux domaines : d’une part, la réarticulation de plus en plus cruciale de la critique sociale en actes et du champ proprement politique ; d’autre part, l’expérimentation de formes d’organisation politique durables, dépassant la double crise de la « forme-parti » et du « mouvementisme ». Aujourd’hui, la Nupes reste avant tout un cartel, structuré autour de l’action parlementaire. C’est mieux que rien… mais cela reste loin du compte.

Dans ce travail nécessairement pluriel de reconstruction intellectuelle et organisationnelle, la France insoumise aura bien sûr la responsabilité particulière que lui confère son statut de force dominante à gauche. Dès lors, elle ne manquera pas de réfléchir à ce qui fut l’histoire du communisme français, qui domina la gauche de la Libération aux années 1970. Le parti communisme fut longtemps tenu pour le modèle même du parti de masse. Il en a présenté bien des qualités : la densité de la présence populaire, la cohérence de l’action dans un temps suffisamment long, le souci de l’éducation militante, l’attention à l’idéologie et au symbolique. Mais ces qualités ont été aussi niées par leur contraire : la vision du monde rabattue au rang de doctrine fermée ; la cohérence transformée en modèle reproductible à l’infini ; l’attachement au parti devenu obsession d’une identité vécue sur le registre de la différence ; la peur de la dissidence légitimée par la formule selon laquelle “le parti a toujours raison” ; l’indifférenciation générale de l’organisation (le collectif prime sur l’individu) ; la confusion entre le parti et son appareil, voire entre l’appareil et le premier dirigeant qui décide de tout et surtout du moment précis où il faut changer de ligne politique. Qui, aujourd’hui, peut dire qu’il incarne les qualités et qu’il est prémuni par nature contre ces défauts ?

Au total, on retiendra que la gauche est dans un de ces moments privilégiés où s’élargit l’horizon de tous les possibles, propulsifs comme régressifs. Après des années de morosité, consécutives au naufrage de l’option social-libérale de gouvernement, l’échec du pouvoir macronien sanctionne le refus populaire massif du mépris et de la régression sociale. Que la gauche soit alors de retour et retrouve de son allant et de sa fierté est un événement considérable. Mais la satisfaction ne peut pousser à occulter l’ampleur des difficultés à surmonter.

La crise politique ne fait que refléter l’état d’une société qui, déchirée par les inégalités, perturbée par un avenir incertain, hésite sur ses valeurs et ses projets. Les catégories populaires restent dispersées et aucune dynamique n’a acquis à ce jour la force unifiante qui fut celle du mouvement ouvrier. La progression incontestable de l’extrême droite nous dit donc que nous n’en sommes pas encore au moment où la colère, se raccordant à l’espérance, se détourne du ressentiment et des variantes multiples du repli sur soi.

S’il est une leçon à tirer du cycle électoral, elle est peut-être dans ce constat. Il n’interdit pas l’optimisme ; il oblige à la lucidité.

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