La financiarisation de l’eau, menace fantasmée ou réelle ?

mardi 27 septembre 2022, par Bernard Mounier *, Thierry Uso *

Le 7 décembre 2020, le NASDAQ (Wall Street) et le CME (Bourse de Chicago) annonçaient l’ouverture d’un marché à terme de l’eau en Californie. L’ensemble des militants, qui se battent pour que l’eau soit instituée en tant que commun et pour une mise en œuvre effective des droits universels d’accès à l’eau et à l’assainissement (Food & Water Watch, 2021 ; Pedro Arrojo, 2021), se sont immédiatement dressés partout dans le monde contre cette prétention de la finance à parier sur un prix de l’eau dans le futur en se servant d’un instrument qui attribue un rôle essentiel aux spéculateurs. On pouvait craindre, à l’instar des marchés des matières premières, un renchérissement des prix pour les usagers domestiques et un effet d’éviction pour les agriculteurs les moins « efficients » mais les plus utiles à la souveraineté alimentaire. Au-delà du symbole, cependant, vingt mois plus tard, il semble que ce marché à terme soit un échec. Le volume des transactions apparaît faible et atone. Et plus important encore, aucun autre marché à terme de l’eau n’est apparu depuis, alors que la plupart des opposants à la financiarisation de l’eau craignaient la multiplication de ces marchés sur l’ensemble des places financières. Pour autant, cet échec ne doit pas éclipser la progression de la financiarisation de l’eau. Cette financiarisation de l’eau n’a été rendue possible qu’après des dizaines d’années, voire des siècles, de marchandisation de l’eau.

Nous pensons que la financiarisation de l’eau est le stade ultime de sa marchandisation. Par conséquent, nous ferons un rappel historique de la marchandisation de l’eau avant de décrire les différents mécanismes de financiarisation. Puis nous illustrerons ces mécanismes par des exemples concrets pris dans différentes régions du globe, comme les marchés cap and trade du bassin Murray-Darling en Australie et le marché à terme de l’eau en Californie. Nous présenterons leur fonctionnement et proposerons plusieurs explications au relatif échec du marché à terme californien. Enfin, nous terminerons par un appel à lutter contre la financiarisation de l’eau en tirant les leçons des luttes antérieures contre la marchandisation de l’eau et pour le droit à l’eau.

1. La financiarisation de l’eau, stade ultime de sa marchandisation

La plupart des historiens considèrent les enclosures au XVIe siècle en Angleterre comme le début de la marchandisation de la nature encore inappropriée, à laquelle avaient accès les communautés villageoises. Les communs comme l’eau et les forêts, dont l’usage était partagé équitablement et durablement par les « commoners » [1], se sont progressivement transformés en biens publics ou privés régis par des droits de propriété, partout dans le monde. L’attribution de droits de propriété pour les masses d’eau souterraines et superficielles ne s’est pas effectuée de la même manière en Grande-Bretagne et ses anciennes colonies (États-Unis, Canada, Australie), dont le système juridique est basé sur la « common law », et dans les autres États, notamment européens, dont le système juridique est basé sur le concept d’État-nation et issu du droit romain. Dans les États sous le régime de la « common law », ce sont les propriétaires fonciers qui sont automatiquement propriétaires des masses d’eau présentes sur et sous leurs terres. Dans les États-nations, c’est la nation par l’entremise de l’État qui est propriétaire des masses d’eau sur et sous le territoire national. C’est ce qu’affirme d’ailleurs la LEMA qui a retranscrit en décembre 2006 la directive cadre sur l’eau de l’UE : « L’eau fait partie du patrimoine commun de la nation ». Le propriétaire public ou privé d’une masse d’eau en dispose comme bon lui semble ; il peut soit s’en servir comme matière première, soit la vendre ou la céder de manière temporaire ou permanente. Par exemple, le Chili sous Pinochet a vendu ou cédé gratuitement toutes ses masses d’eau à des investisseurs privés (souvent des grandes familles chiliennes) et de manière permanente pour la plupart d’entre elles. Ces propriétaires des masses d’eau chiliennes gagnent beaucoup d’argent en vendant tous les ans de l’eau aux entreprises minières, aux agriculteurs et aux communes. En France, l’État autorise le prélèvement gratuit d’une certaine quantité d’eau souterraine ou superficielle par une collectivité locale ou un acteur économique (agriculteur ou irrigant, industriel) qu’après l’établissement d’une déclaration d’utilité publique, sauf droits plus anciens non abrogés, mais l’utilisateur final doit verser des redevances à l’agence de l’eau dont le montant est fonction du volume d’eau prélevé ou restitué au milieu naturel. La déclaration d’utilité publique peut être révisée pour tenir compte de changements environnementaux et/ou socio-économiques. Lors de sécheresses ponctuelles, des arrêtés temporaires pris par les préfets peuvent interdire ou réduire le prélèvement d’eau malgré la déclaration d’utilité publique.

La transformation des communs naturels en biens publics et privés a été un prérequis pour le développement du capitalisme et son exploitation à outrance des écosystèmes. Mais à partir du milieu du XXe siècle, il est devenu de moins en moins tenable de considérer que l’exploitation des écosystèmes telle qu’elle était pratiquée pouvait perdurer. Les écologues, dont certains étaient très actifs au sein du mouvement de la Deep Ecology, ont pu montrer que cette exploitation conduisait inéluctablement à l’épuisement et à la perte de biodiversité des écosystèmes – tout particulièrement les écosystèmes aquatiques s’accompagnant de graves conséquences sociales.

La réponse des tenants du système capitaliste ne s’est pas fait attendre et elle s’appelle green economy. La green economy a tout de suite eu un grand succès auprès des participants au grand jeu de monopoly capitaliste : institutions internationales comme l’ONU ou l’UE, gouvernements et bien entendu entreprises multinationales. Ce succès s’explique principalement parce que d’une part, le développement durable (Stockholm, 1980) est présenté comme le moyen d’avoir une croissance économique infinie dans un environnement fini, et d’autre part parce que la question environnementale est abordée au sein de la sphère économique en utilisant des concepts et outils économiques bien connus des décideurs politiques. C’est ce que les auteurs du livre « Greenwashing » appellent l’économicisme. La green economy repose sur les concepts fumeux de capital naturel et services écosystémiques introduits au début des années 1980 par des économistes de l’environnement dans plusieurs articles de revues scientifiques (Costanza et Rudolf de Groot, 1997 ; Farley et Costanza, 2010 ; Hernández-Blanco et Costanza, 2018), et sur l’utilisation croissante de la compensation écologique dans la séquence Eviter-Réduire-Compenser par les maîtres d’ouvrage de projets d’aménagement.

En 2012, l’IPBES (Intergovernmental Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) est créé sous l’égide de l’ONU. L’IPBES réunit des membres et des observateurs et produit des rapports à la manière de ceux du GIEC mais centrés sur la biodiversité et les services écosystémiques. Les membres de l’IPBES sont des États membres de l’ONU et les observateurs sont des agences internationales ou nationales (ex : l’AFD pour la France), des universités et des centres de recherche (ex : la Tour de Valat, organisme de recherche privé représentant la France dans la convention Ramsar sur les zones humides), des ONG environnementales (ex : l’IUCN). Un « Green Deal » accordant une place centrale à la green economy dans la lutte contre le changement climatique et la dégradation des écosystèmes est en discussion dans plusieurs pays, pour certains depuis près de 10 ans, et l’UE a adopté un European Green Deal en 2020.

Malgré son succès indéniable auprès des décideurs politiques et des multinationales, la green economy fait face à des critiques de fond qui ont de plus en plus d’échos dans la population et parmi les écologues et les chercheurs en sciences sociales. La première critique a porté sur le caractère exclusivement économique et monétaire de la valeur attribuée à la nature. Pour répondre à cette critique, chaque service écosystémique s’est vu doté par l’IPBES de valeurs culturelle et sociale en plus de sa valeur économique, le capital naturel étant quant à lui associé à d’autres formes de capital (culturel, social, etc.). Mais les valeurs culturelle et sociale étant subjectives et difficilement quantifiables, c’est la valeur économique qui continue de servir de critère déterminant. La deuxième critique porte sur l’idée même d’attribuer une valeur à la nature qu’elle soit économique ou autre. En effet, chaque écosystème a des caractéristiques uniques et vouloir les comparer par leur valeur supposée est illusoire. Par exemple, comment déterminer la valeur d’une zone humide naturelle dont le fonctionnement biologique la fait filtrer et stocker l’eau mais aussi servir de tampon en cas d’inondation ? Comment compenser la destruction de cette zone humide naturelle par la création d’une zone humide artificielle de même valeur en un autre endroit ? C’est le principe même de la compensation écologique dans le cadre de projets d’aménagement qui est remis en cause. Sans succès jusqu’à présent. En effet, la compensation écologique permet à des maîtres d’ouvrage (publics ou privés) de faire passer en force des projets d’aménagement destructeurs de tout ou partie d’un écosystème et cela à moindre coût, c’est-à-dire à une valeur de l’écosystème détruit estimée au plus bas par des bureaux d’études (ou des ONG environnementales) complices.

La green economy correspond à la deuxième vague de marchandisation de la nature. La troisième vague est sa financiarisation et nous en observons déjà les prémisses : marchés cap and trade, marchés de compensation, obligations vertes et bleues, marchés à terme, sociétés d’actifs naturels. Les trois vagues de marchandisation de la nature correspondent à autant d’étapes dans l’évolution du capitalisme.

Dans les marchés cap and trade (plafonnement et échange), une autorité centrale (généralement un gouvernement) délivre ou vend un nombre limité de permis pour une période donnée à des acteurs publics et privés. Le permis peut être le droit d’émettre une certaine quantité de GES ou le droit d’utiliser un certain volume d’eau. Le détenteur d’un permis peut soit le « consommer » sur la période, soit le reporter sur la période suivante, soit le vendre ou en acheter un supplémentaire sur un marché via une plateforme d’échange. Le prix du permis évolue en permanence, car il est déterminé par l’offre et la demande. Les marchés cap and trade de droits d’eau du bassin Murray-Darling en Australie servant de modèle pour la mise en place de marchés du même type en Europe (Tajo Segura) et aux USA (Californie), il est important de bien comprendre le fonctionnement de ces marchés australiens et les multiples problèmes qu’ils rencontrent depuis leur création.

Le principe général des marchés de compensation est le suivant : le porteur d’un projet qui va dégrader l’environnement sur un territoire peut compenser cette dégradation en achetant un actif auprès d’une entité de compensation pour une durée en général limitée à trente ans (obligation, action…) qui va financer une opération de restauration de l’environnement sur un autre territoire. Par exemple, il est possible d’acheter sur les marchés européens de compensation carbone un actif finançant la plantation d’arbres pour compenser l’émission excessive de CO2 d’une activité ou d’un projet quelconque. Les marchés de compensation biodiversité sont très répandus aux USA, au Canada et en Australie mais quasi inexistants en Europe. Et il n’existe nulle part des marchés spécifiquement consacrés à la compensation des dégradations quantitative et qualitative de l’eau des rivières, des aquifères et des zones humides, à l’exception des banques de compensation créées aux USA dès 1972 pour essayer de compenser la destruction par des aménageurs de zones humides et d’écosystèmes aquatiques, comme l’exige la loi (Clean water act : art.404). Le site naturel de compensation de Cossure géré par CDC Biodiversité est ce qui se rapproche le plus d’un marché de compensation biodiversité en France. Or, la multiplication de sites naturels de compensation ne semble pas à l’ordre du jour gouvernemental. Notons finalement que les marchés de compensation carbone et biodiversité sont des échecs notoires même si les institutions internationales (Nations unies, Union européenne, IPBES…), les États et quelques grandes ONG de la conservation comme l’IUCN ou le WWF refusent officiellement de l’admettre [2]. À la différence des marchés cap and trade, les marchés de compensation ne font pas courir de risques supplémentaires pour l’eau, tout au moins à court ou moyen terme.

Les grandes entreprises privées se financent en émettant des obligations et des actions qu’achètent les investisseurs (banques, fonds, particuliers) via des plateformes boursières ou en empruntant auprès des banques. Partant du principe très discutable qu’il vaut mieux inciter économiquement plutôt que contraindre les entreprises privées à une transition bas carbone et économe en eau, plusieurs ONG internationales (WRI, CERES, CDP, Climate Bonds Initiative, AGWA) ont défini un standard permettant de classer les entreprises émettrices d’obligations en fonction de leur plus ou moins grande contribution à limiter le réchauffement climatique, ce classement étant supposé pousser les investisseurs à acheter en priorité les obligations des entreprises les plus vertueuses, qualifiées d’obligations vertes et bleues ou obligations climat. En 2020, la Commission européenne a introduit dans l’European Green Deal un système de classification des activités durables à l’échelle de l’UE appelé taxonomie européenne, avec le même objectif que le standard des obligations vertes et bleues, à savoir orienter l’investissement vers des activités écologiquement durables. La Commission européenne a d’ailleurs mandaté dès 2019 son groupe d’experts techniques sur la finance durable (TEG) à participer à l’élaboration du standard des obligations vertes et bleues.

Les marchés à terme ont deux fonctions principales : la découverte du prix à venir d’une matière première ou d’un produit manufacturé (ex : pétrole WTI, soja), mais aussi d’une monnaie ou d’un indice boursier ; la gestion des risques. Sur la base de ces informations, les participants à un marché à terme (acteurs économiques, spéculateurs) anticipent le prix et achètent ou vendent des contrats à terme sur ce marché. Ainsi en théorie, les acteurs économiques peuvent fixer un prix à l’avance pour se protéger des variations de prix en négociant des contrats à terme. Lorsqu’un prix appelé « prix spot » est estimé au jour le jour sur des marchés physiques appelés « sous-jacents », il sert de référence aux contrats à terme échangés. Le plus souvent, le contrat stipule qu’une quantité de matière première, de produits manufacturés correspondant au prix négocié doit être livrée à l’acheteur à l’échéance du contrat. Un marché à terme dont le volume d’échange est faible est qualifié d’illiquide et est inadéquat pour la découverte du prix et la gestion des risques. Le marché à terme de l’eau en Californie créé en décembre 2020 est illiquide, ce qui explique en grande partie son échec relatif.

La création de « sociétés d’actifs naturelles » (NACs pour Natural Assets Corporations) est la dernière invention du monde de la finance pour finir de s’approprier les écosystèmes et optimiser les profits à en tirer. Les NACs ne pourraient exister sans l’attribution d’une valeur économique à la nature (capital naturel, services écosystémiques) introduite par la green economy. Comme souvent, cette invention financière nous vient des USA. Voici ce qu’en dit Capital Monitor : « Les sociétés d’actifs naturels constituent une nouvelle forme de véhicule coté en bourse qui vise à convertir les actifs naturels en capital financier et, ce faisant, à protéger les services écosystémiques. Ce sont les contributions directes et indirectes que les écosystèmes apportent au bien-être humain et à la qualité de vie, telles que la fourniture de nourriture et d’eau et la régulation du climat ». Les premières NACs devraient voir le jour à la bourse de New York fin 2022.

2. Les marchés cap and trade de droits d’eau du bassin Murray-Darling

1) L’émergence de ces marchés

Le bassin Murray-Darling est le système fluvial le plus vaste et le plus complexe d’Australie. Il est constitué par le fleuve Murray qui se jette dans l’Océan indien et de ses affluents dont le principal est le Darling. Il couvre un million de kilomètres carrés dans le sud-est de l’Australie, et traverse les États de la Nouvelle-Galles du Sud, du Queensland, de l’Australie-Méridionale, du Victoria et le Territoire de la capitale australienne. L’agriculture irriguée dans le bassin consomme environ 60 % de toute l’eau disponible en Australie. Le bassin Murray-Darling se caractérise par des précipitations et un débit des rivières très variables. Selon les années, l’eau peut être abondante dans certaines régions et rare dans d’autres. Par conséquent, le partage de l’eau du bassin entre les différents usages tout en maintenant un bon état des milieux aquatiques est un défi auquel l’Australie est confrontée depuis la colonisation.

Entre 1918 et 1970, le gouvernement australien a investi massivement dans la construction de barrages, de réservoirs, d’écluses, de canaux et de déversoirs. Cela a permis d’assurer un approvisionnement régulier en eau pour les villes et les irrigants mais au détriment de l’état quantitatif et qualitatif des milieux aquatiques. Au début des années 1980, l’eau était entièrement allouée aux propriétaires fonciers dans la majeure partie du bassin ne laissant que la portion congrue aux milieux aquatiques. La dégradation continue des milieux aquatiques, les sécheresses de 1982 et 1983 couplées à la croissance démographique et au développement de l’agriculture irriguée ont fait prendre conscience qu’il fallait changer fondamentalement le système de partage de l’eau du bassin. Parallèlement, les irrigants ont fait pression sur le gouvernement australien pour que les droits d’eau soient séparés des droits fonciers. En effet, les irrigants devaient acheter plus de terres pour obtenir plus d’eau, car l’Australie avait hérité du système britannique de droits d’eau liés aux droits fonciers.

La solution retenue a été de mettre en place des marchés cap and trade de droits d’eau. Ce choix partait du postulat suivant : les marchés cap and trade incitent à une utilisation plus efficace et durable de l’eau. Or, il n’en est rien comme nous allons le montrer.

Deux réformes fondamentales ont permis aux marchés de l’eau de se développer à partir du milieu des années 90 :

  • des plafonds ont été fixés pour la quantité totale d’eau prélevable dans tout le bassin ;
  • les droits d’eau ont été séparés des droits fonciers, de sorte que l’eau puisse être échangée en tant que telle.

Mais c’est plusieurs réformes institutionnelles en 2007 qui ont donné aux marchés de l’eau du Bassin Murray-Darling leur configuration actuelle :

  • le plan “Water for the Future” a fixé les modalités de gouvernance à l’échelle du bassin ;
  • la Loi sur l’eau a créé la Murray-Darling Basin Authority (MDBA) dont un des rôles a été de faire appliquer des règles cohérentes à l’ensemble des marchés de l’eau du bassin ; ce rôle a été transféré en 2021 à l’IGWC (inspecteur général de la conformité de l’eau) ;
  • le Council of Australian Governments (COAG) a été réformé pour une meilleure prise en charge des marchés de l’eau par les États concernés.

Le gouvernement australien a consulté le Wentworth Group of Concerned Scientists et plus particulièrement deux de ses membres avant de mener ces réformes : Mike Young, un économiste de l’université d’Adelaïde, et Peter Cullen, un écologue de l’université de Canberra. Et on peut dire sans trop se tromper que les marchés de l’eau du bassin Murray-Darling ont été configurés conformément à leurs idées. Le Wentworth Group créé en 2002 se définit comme un groupe indépendant composé d’éminents scientifiques, économistes et hommes d’affaires australiens, encourageant l’innovation dans la gestion de la biodiversité, des terres et des ressources en eau de l’Australie. Mike Young a quitté le Wentworth Group en 2013 et Peter Cullen est mort en 2008 mais Le Wentworth Group continue d’influencer la gestion de l’eau dans le bassin par la publication de rapports, analyses, et propositions ainsi que par son activité de lobbying auprès des décideurs politiques. L’analyse du profil des membres passés et actuels révèle de nombreux conflits d’intérêt et explique pourquoi le groupe refuse d’admettre les problèmes de fonctionnement des marchés de droits d’eau du bassin. Par exemple, Robert Purves, un homme d’affaires et investisseur à la tête de plusieurs entreprises qu’il a créées et ancien actionnaire majoritaire de Bush Meat, le plus grand distributeur de viande d’Australie, a été président de WWF Australie, exerce actuellement des responsabilités au sein de plusieurs ONG environnementales, est membre honoraire de l’université de Sydney, conseille le gouvernement du Victoria sur l’agriculture et le changement climatique et est actionnaire de Duxton Water, un fonds d’investissement ayant acquis d’importants droits d’eau ; d’autres membres enseignent dans des universités tout en travaillant dans des fonds et des banques d’investissement ; pratiquement tous ont exercé ou exercent actuellement des responsabilités au sein de WWF Australie.

2) Le fonctionnement actuel de ces marchés

Les détenteurs de droits d’eau (entitlements) disposent d’une fraction de l’eau disponible du bassin Murray-Darling et peuvent l’utiliser chaque année comme bon leur semble (irrigation, vente sur un marché cap and trade, etc.). L’identification initiale des détenteurs de droits d’eau ainsi que la détermination de la fraction d’eau disponible associée à ces droits, indispensables au fonctionnement des marchés cap and trade, ont été contestés et continuent à l’être malgré plusieurs ajustements successifs.

En 2008, les gouvernements de Nouvelle-Galles du Sud, Australie-Méridionale et Victoria ont signé avec le gouvernement australien un accord sur le partage de l’eau du bassin Murray-Darling. L’accord stipule que la MDBA doit veiller à ce que chaque État reçoive l’eau à laquelle il a droit. Pour ce faire, la MDBA a découpé le bassin en 22 sous-bassins (catchments, voir figure ci-dessous).

Chaque année la MDBA décide quand effectuer des lâchers d’eau et en quelle quantité à partir des principaux réservoirs du fleuve Murray (barrages de Hume et de Dartmouth), ainsi que des lacs artificiels Menindee (voir figure), puis cette eau est acheminée grâce à des infrastructures hydrauliques gérées également par la MDBA vers les sous-bassins associés aux différents États. Chaque État se charge ensuite de répartir l’eau dans chaque sous-bassin auprès de ses détenteurs de droits d’eau.

Comme indiqué précédemment, les droits d’eau initiaux ont été attribués par les gouvernements de Nouvelle-Galles du Sud, Australie-Méridionale et Victoria aux seuls propriétaires fonciers et en fonction de la surface de leurs terres. Dès le départ, l’attribution des droits d’eau a été facteur d’injustice puisque les grands propriétaires fonciers ont accaparé l’essentiel de l’eau au détriment des petits agriculteurs et surtout des communautés aborigènes pratiquant au bord des cours d’eau une agriculture, de l’élevage et de la pêche respectueux des milieux aquatiques mais qui ne disposaient pas de droits de propriété foncière formels. Cette injustice n’a fait que croître avec l’échange des droits d’eau dans les marchés cap and trade. Dès le départ également, l’eau laissée dans l’environnement et restituée dans celui-ci a représenté une fraction beaucoup trop faible de l’eau considérée comme disponible à l’échelle du bassin. C’est par un plan de bassin quinquennal et par des plans établis tous les ans par les gouvernements des États que les fractions d’eau (notamment celle pour l’environnement) sont traduites en volumes d’eau dans le bassin et ses sous-bassins. Ce sont ensuite les États, détenteurs des droits d’eau pour l’environnement, qui sont censés gérés au mieux l’état des rivières, zones humides et plaines inondables en intervenant sur leurs marchés cap and trade. Dans la pratique, les États sous la pression du lobby de l’agriculture industrielle interviennent le plus souvent sur les marchés (achat et vente de volumes d’eau) au détriment de l’environnement et au seul profit des grands agriculteurs et irrigants. La MDBA a aussi une responsabilité particulière dans le maintien d’un bon état des milieux aquatiques puisque, d’une part elle décide quand et en quelle quantité transférer l’eau entre les sous-bassins, et d’autre part elle est chargée de veiller à ce que le maximum d’eau consommée retourne aux milieux aquatiques. Mais la MDBA subit de fortes pressions de la part du gouvernement australien en faveur du lobby de l’agriculture industrielle comme l’illustre la nomination du nouveau directeur de la MDBA ; celui-ci, précédemment directeur de l’Australian Petroleum Producers & Exporters Association (APPEA) après avoir travaillé pour une entreprise multinationale de produits chimiques agricoles et de semences (Syngeta), a suscité la consternation après avoir envoyé à l’ensemble du personnel un mémo décrivant son approche du poste dans lequel il affirme vouloir soutenir coûte que coûte l’agriculture australienne sans mentionner le rôle environnemental de la MDBA.

Il existe deux types de transaction sur un marché cap and trade : l’échange (achat ou vente) permanent de droits d’eau (connu sous le nom de “entitlement trade”) et l’échange (achat ou vente) temporaire d’allocations d’eau (connu sous le nom de “allocation trade”). Rappelons qu’un droit d’eau correspond à une part de l’eau du bassin attribuée de manière permanente au détenteur de ce droit et l’allocation d’eau correspond à la quantité d’eau attribuée au détenteur d’un droit d’eau au cours d’une année hydrogéologique donnée. Le plan du bassin Murray-Darling et les plans de ressources en eau permettent de recalculer chaque année les allocations d’eau en fonction de la météo, du débit des cours d’eau et du niveau de remplissage des réservoirs et des lacs. L’eau peut être échangée librement au sein d’un sous-bassin, entre sous-bassins ou le long du système fluvial, sauf en cas de contraintes géographiques ou d’absence de connexions. L’eau échangée est très majoritairement superficielle même si certaines eaux souterraines le sont aussi. L’ensemble des transactions dans le bassin Murray-Darling est estimé à environ 2 milliards de dollards par an. 

Chacun des marchés cap and trade est sous l’entière responsabilité d’un État qui en fixe les règles de fonctionnement. Les transactions sur un marché cap and trade s’effectuent toujours via une plateforme numérique dont la gestion est confiée à un opérateur public ou privé par l’État concerné. La complexité du dispositif a amené la plupart des acheteurs ou vendeurs d’eau à passer par un intermédiaire, un courtier (appelé broker dans le jargon financier). Le broker effectue les achats et ventes d’eau pour le compte de ses clients, mais il peut aussi le faire pour son propre compte. C’est le cas de la société Waterfind, le plus grand broker australien intervenant sur ces marchés cap and trade. D’ailleurs, les marchés sont ouverts à tout type d’investisseurs (dont les plus gros sont qualifiés de market maker), pas seulement des brokers et pas seulement australiens. Cependant, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent contre cette ouverture des marchés aux investisseurs qui selon elles se comportent avant tout comme des spéculateurs. L’exemple le plus emblématique d’investisseur spéculateur est le banquier David Williams, surnommé le “water bandit” qui a acheté de nombreux droits d’eau à des petits agriculteurs en faillite et qui ne possède pas un seul m2 de terre agricole. David Williams ne cache pas avoir acheté de l’eau dans un but purement spéculatif, car il considère que le prix de l’eau va fortement augmenter dans le futur et que la vente de son eau à ce moment-là lui rapportera beaucoup d’argent. En réponse à ces critiques, l’ACCC (commission australienne de la concurrence et de la consommation) a publié en mars 2021 un rapport affirmant que « les investisseurs apportent des avantages aux marchés de l’eau. Ils fournissent de nouvelles sources de capitaux à l’agriculture irriguée, augmentent la liquidité du marché de l’eau et fournissent une gamme de produits de l’eau qui aident les irrigants à gérer les risques d’approvisionnement en eau », mais sans en apporter la moindre preuve.

La spéculation au sein des marchés cap and trade des droits d’eau du bassin Murray-Darling n’est pas la seule explication à leur dysfonctionnement. Les États détiennent des droits d’eau pour l’environnement mais, comme dit précédemment, ceux-ci ne permettent pas à eux seuls de maintenir un débit écologique suffisant des cours d’eau, en particulier les années de forte sécheresse. C’est l’achat supplémentaire d’eau de manière permanente ou temporaire sur les marchés par les États (et les ONG environnementales) et leur restitution ou leur maintien dans les cours d’eau qui est censé assurer une gestion écologique et durable de l’eau du bassin. Or, comme l’a fait remarquer la nouvelle ministre de l’eau lorsqu’elle a présenté cette année le dernier rapport sur l’environnement du gouvernement australien, l’achat d’eau pour l’environnement a été très inférieur aux préconisations des plans de bassin qui se sont succédé depuis 2012 et l’eau a été achetée aux agriculteurs et irrigants à un prix excessif. Une enquête menée par l’ONG Fours Corners en 2017 a même mis en évidence des vols d’eau environnementale dans le sous-bassin Barwon-Darling par Webster Limited, une société cotée en bourse qui détient des droits d’eau d’une valeur de 300 millions de dollars, et Peter Harris, un gros producteur de coton. Ces deux irrigants, qui détenaient ensemble 70 % des droits d’eau du sous-bassin en 2017 ont, chaque année depuis 2012, illégalement pompé et stocké des milliards de litres d’eau, en plus de l’eau à laquelle ils avaient droit, sans que le gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud n’y trouve à redire. Selon les années, cette eau illégale a servi à irriguer davantage les champs de coton ou a été vendue comme eau environnementale au gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud, ce qui a équivaut à faire racheter par les contribuables une eau qui leur appartient. La conséquence de ces prélèvements illégaux d’eau a été une dégradation continue de l’état des cours d’eau du sous-bassin. Au lieu d’interdire ces prélèvements illégaux et de mettre à l’amende les fautifs, l’agence fédérale CEWO (Commonwealth Environmental Water Office) a négocié l’arrêt de ces prélèvements avec les deux irrigants en échange d’une compensation financière. Et pour éviter que cela se reproduise ailleurs dans le bassin, la MDBA et les gouvernements des États déploient actuellement de nouveaux compteurs de débit sur les cours d’eau et les canaux. Mais pour que cela soit vraiment efficace, il faut un contrôle en continu des mesures des compteurs avec une visite régulière sur le terrain pour vérifier que les compteurs fonctionnent correctement et n’ont pas été « trafiqués ». La MDBA et les gouvernements

des États ont-ils le personnel et la volonté politique pour mener à bien ce contrôle ?

Irrigation du coton par aspersion dans la Nouvelle Galles du Sud

3) Les marchés cap and trade australiens sont-ils un modèle pour le reste du monde ?

L’Australie n’est pas le seul pays à avoir mis en place des marchés cap and trade de droits d’eau dans les années 1990. Le premier de ces marchés dans l’Ouest des États-Unis date de 1991 et les marchés en Espagne datent de 1999. Mais à la différence des marchés australiens, les marchés californiens et espagnols ne sont pas le seul moyen de partager l’eau entre les différents usagers et l’environnement dans un bassin ou sous-bassin donné. Autres différences : les marchés californiens et espagnols ne sont réellement actifs qu’en période de sécheresse et étaient initialement fortement réglementés pour limiter la spéculation.

Depuis environ 10 ans, l’Australie n’a eu de cesse de promouvoir et chercher à imposer son modèle de marché cap and trade de droits d’eau auprès des institutions européennes et dans le monde. Et ce sont des universitaires australiens, partisans de marchés totalement dérégulés, qui sont chargés du lobbying à l’étranger. Ainsi, depuis son départ du Wentworth Group en 2013, Mike Young enseigne l’économie et la gestion de l’eau à Harvard où il fait la promotion du modèle australien. En 2017, un autre universitaire australien, Jeff Camkin enseignant la gestion de l’eau à l’University Western Australia et professeur invité à l’université de Lisbonne, est intervenu dans un colloque sur l’irrigation agricole en Europe organisé par le Consortium WEAM4i sous l’égide de la Commission européenne, en affirmant que les marchés de l’eau étaient plus efficaces quand ils étaient libres, c’est-à-dire sans aucune réglementation ; toujours en 2017, lors d’une conférence sur la démocratie de l’eau organisée par le Parlement européen, il a aussi déclaré au cours du débat que la participation du public qui est un pilier de la directive cadre sur l’eau devrait être abandonnée au profit de marchés sur le modèle australien qui, selon lui, sont plus efficaces pour répondre aux enjeux environnementaux et climatiques de la gestion de l’eau. Ce lobbying effréné a eu des résultats plutôt mitigés. Dans un rapport de 2012 intitulé « Towards efficient use of water resources in Europe », l’Agence européenne de l’environnement (EEA) pointe l’intérêt de marchés cap and trade de droits d’eau inspirés des marchés australiens. La Commission européenne dans une communication de 2012 intitulée « Plan d’action pour la sauvegarde des ressources en eau de l’Europe » laisse ouverte la possibilité pour les États membres de mettre en oeuvre ces marchés dans leurs bassins (“Enfin, le système d’échange de droits d’eau est un autre instrument, utilisé principalement en dehors de l’UE, qui pourrait contribuer à rationaliser l’utilisation de l’eau et à surmonter le stress hydrique, si un plafond global durable pour l’utilisation de l’eau était appliqué…”). Mais à la différence de l’Australie qui s’appuie exclusivement sur ses marchés cap and trade pour un usage efficace et durable de l’eau, l’EEA et la Commission européenne préconisent plutôt que ces marchés soient un outil économique parmi d’autres au sein d’un mix. C’est cette approche qui a été appliquée en Espagne.

En 2017, un débat sur les marchés de l’eau espagnols a eu lieu au sein de la FNCA (Fondacion Nueva Cultura del Agua). Le compte rendu de ce débat est d’un grand intérêt car non seulement il présente les dysfonctionnements de ces marchés espagnols mais aussi il permet de comprendre en quoi ces dysfonctionnements sont inhérents au principe même des marchés cap and trade (pour preuve les mêmes dysfonctionnements existent en Californie et en Australie). Depuis la loi sur l’eau de 1985, l’eau est considérée comme bien public de l’État espagnol, bien que certaines eaux souterraines continuent à être considérées comme des biens privés. L’administration publique alloue de l’eau aux différents usagers par un système de concessions et d’autorisations de prélèvement (à l’image des déclarations d’utilité publique en France), tout en veillant à ce que les milieux aquatiques disposent de suffisamment d’eau. Comme en France, l’administration publique applique des réductions temporaires d’allocation de l’eau en périodes de sécheresse. Elle peut aussi réviser les concessions, en supprimer ou en créer de nouvelles pour tenir compte des changements environnementaux et de l’évolution des techniques d’irrigation agricole. Mais dans la pratique, elle ne l’a jamais fait et l’Espagne a préféré flexibiliser son système de concessions par l’introduction de marchés de l’eau dans la loi de 1999 (révisant la loi sur l’eau de 1985). Ces marchés de l’eau sont de deux types : les centres d’échange (aussi appelés banques d’eau) et les contrats de cession. Les banques d’eau sont opérées par les organismes de bassin et ne fonctionnent qu’en période de sécheresse ; les organismes de bassin lancent une offre publique d’achat de concessions (sur une base temporaire ou permanente) à des prix préétablis ; les volumes d’eau des concessions acquises par un organisme de bassin peuvent alors être attribués à d’autres usagers ou utilisés pour la restauration environnementale des écosystèmes dans le bassin. Les contrats de cession sont temporaires et uniquement entre concessionnaires ; le prix de cession du volume d’eau correspondant à une concession est négocié entre l’achetant et l’acheteur mais doit être approuvé par l’organisme de bassin concerné.

Les volumes d’eau échangés sur ces marchés espagnols ont toujours représenté une fraction infime du volume total d’eau allouée et utilisée chaque année même en période de sécheresse. Le processus de libéralisation de ces marchés, initialement très réglementés et sous le contrôle de l’administration publique, entrepris dès 2005 (décrets royaux sur la sécheresse de 2005 à 2009, mémorandum sur le Tajo en 2013, reforme de la loi sur l’eau en 2013…) n’a pas inversé la tendance. Au contraire, la libéralisation des marchés non seulement n’a pas permis de rendre le partage de l’eau plus efficace et plus durable mais a aggravé les dysfonctionnements de ces marchés, notamment les plus importants d’entre eux dans les bassins Tajo Segura : concentration des concessions dans les mains de grandes exploitations agro-industrielles de cultures à forte valeur ajoutée et fortement consommatrices d’eau (maraîchage dans la « mer de plastique » à Almeria, culture de l’avocat en Andalousie, etc.), au détriment des petits agriculteurs et de l’environnement ; sous-allocation d’eau pour les milieux aquatiques et pompage excessif par les agriculteurs dans les eaux souterraines et superficielles, mettant en danger les milieux aquatiques, l’alimentation en eau potable des populations et même la pérennité à court terme de l’activité agricole dans les bassins soumis à un stress hydrique toujours plus fort ; non application du recouvrement des coûts, voire même subventions déguisées au secteur agricole. La libéralisation a aussi laissé perdurer des marchés qualifiés d’irréguliers par la FNCA. Des détenteurs de droits d’eau mais aussi des propriétaires de captages illégaux (majoritairement d’eaux souterraines) achètent et vendent des volumes d’eau via ces marchés irréguliers sans aucun contrôle par l’administration publique et sans que ces volumes soient comptabilisés. Il est à noter qu’en Californie aussi existent de nombreux captages illégaux d’eaux souterraines (voir le paragraphe sur l’usage non autorisé de l’eau dans le livre « Water Scarcity in the American West »).

Les 30 000 ha de la « mer de plastique » à Almeria

Dans son compte rendu de 2018, la FNCA propose de réformer le partage de l’eau avec à la fois plus de contrôle public et plus de flexibilité :

  • Le régime des concessions doit rester le principal outil pour le partage de l’eau mais les concessions attribuées par l’administration publique doivent avoir une durée limitée à 12 ans maximum, l’attribution de concessions doit être la plus transparente possible, et le processus de modification des concessions doit être simplifié et son coût réduit ; ce n’est qu’à ces conditions qu’il y aura une gestion adaptative de l’eau pertinente à la fois d’un point de vue social, économique et environnemental.
  • Les marchés irréguliers et les contrats de cession doivent être supprimés.
  • Les banques d’eau peuvent être maintenues mais à condition d’être limitées aux périodes de sécheresse et sous un strict contrôle public ; les échanges d’eau ne doivent avoir lieu qu’au sein d’un même bassin et non pas entre bassins via des aqueducs de transfert d’eau comme c’est le cas avec l’aqueduc Tajo Segura ; enfin la vente d’eau doit toujours se faire d’un usage moins prioritaire (ex : irrigation agricole) vers un usage plus prioritaire (ex : alimentation en eau potable, préservation des écosystèmes).

La FNCA a été récemment encore plus loin en remettant en question l’objectif d’efficacité économique de l’eau dans le secteur agricole. En effet, des études menées par Greenpeace et la FNCA ont montré que l’augmentation d’efficacité des systèmes d’irrigation (goutte-à-goutte, etc.) ne se traduisait pas par une diminution de la consommation d’eau par les agriculteurs, car ceux-ci amortissent le coût de leur nouveau système d’irrigation en faisant plusieurs récoltes par an ou en augmentant leur surface irriguée.

Il va s’en dire que la position de la FNCA sur la prétendue efficacité des marchés de l’eau est loin d’être partagée par le secteur agricole et les décideurs politiques avec leurs experts. De plus, les sécheresses qui ont frappé l’Europe ces dernières années ont conduit les partisans des marchés de l’eau à proposer à nouveau d’introduire ces marchés en Europe, redémarrant les sempiternelles discussions sur leur forme la plus adaptée (à l’échelle locale, du bassin, ou inter-bassins ; régulé ou totalement libre ; limité aux détenteurs de droits d’eau ou ouvert aux investisseurs, etc.).

3. Les marchés européens d’obligations vertes et bleues

En 2008, Euronext crée le premier indice boursier « Euronext Low Carbon 100 » basé sur le standard décrit précédemment. Cet indice liste les 100 plus grandes entreprises européennes considérées comme émettant le moins de CO2. Depuis cette date, le standard a subi plusieurs modifications, notamment en 2015 avec l’introduction de nouveaux critères d’évaluation, en particulier pour les obligations bleues. En 2020, l’indice Euronext Low Carbon 100 a été révisé pour prendre en compte ces modifications et un nouvel indice « Euronext ESG 80 » (ESG pour critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) a même été créé par Euronext en partenariat avec Carbon 4 et CDP. Mais ce qui ne change pas, c’est la présence d’entreprises pour le moins surprenantes dans ces indices : producteurs et distributeurs de pétrole et gaz (Shell plc, Total Energie, Air Liquide), transport aérien (Airbus, Aéroport de Paris), industrie automobile (Renault, Michelin), btp (Eiffage, Bouygues), sidérurgie (Arcelor Mittal) et embouteilleurs accusés d’accaparement d’eau (Danone, Heineken). En 2022, New York Stock Exchange crée à son tour plusieurs indices boursiers pour les obligations d’entreprises conformes aux critères ESG.

Il est aussi très instructif de regarder les membres, les conseillers scientifiques et les bailleurs de fonds des ONG qui ont défini le standard des obligations vertes et bleues et qui le font évoluer en introduisant de nouveaux critères. Au côté de banques d’investissement et de développement (Banque mondiale, BEI, ADB, etc.) et d’agences onusiennes (FAO, UN Global Compact), on trouve des fonds d’investissement (Mirova, filiale de Natixis) et de retraites, des gestionnaires d’actifs comme les sulfureux Blackrock et Goldman Sachs Assets Management, des fondations comme la Fondation Gates, des multinationales comme Microsoft et Facebook qui délèguent auprès de ces ONG leurs experts en ingénierie financière et en numérisation. Emma Carmody, une juriste de l’environnement australienne, qui conseille ses clients sur les marchés cap and trade de droits d’eau australiens, est membre du conseil consultatif de AGWA (Alliance for Global Water Adaptation) ; l’institut de recherche privé hollandais Deltares, spécialiste des deltas et du risque d’inondation promouvant paiement de services écosystémiques et géoingénierie, et la fondation suédoise Siwi organisant chaque année la World Water Week où l’ensemble des entreprises privées du secteur de l’eau présentent leurs produits et services (à l’image du World Water Forum), font partie des bailleurs de fonds de AGWA.

Les investisseurs privilégient la rentabilité à court terme des obligations d’entreprises avant leur prétendu impact positif sur le climat et l’environnement. C’est pour cela qu’il y a dans les indices « climat » des entreprises à fort potentiel de valorisation bien que peu performantes d’un point de vue climatique et environnemental. L’indice Euronext ESG 80 bat souvent l’indice généraliste Euro Stoxx 50 pour cette raison. La Commission européenne promeut ces indices verts très pâles auprès des investisseurs par des « incitations financières » et par l’achat de ces obligations par la Banque centrale européenne. Et pour couronner le tout la taxonomie européenne considère même la production d’électricité par le gaz et le nucléaire comme faisant partie des activités économiques durables.

Mais comme l’ont dit entre autres [3] Grandjean et Lefournier (2021) le « verdissement » des marchés financiers notamment celui des obligations est surtout une opération de communication. Car l’ensemble des agents économiques est soumis à une obligation fiduciaire qui consiste à maximiser les rendements des capitaux investis par rapport à l’évaluation des risques. Contrairement au discours des tenants de la green economy, il est impossible d’investir directement à long terme comme il le faudrait pour avoir une action significative sur l’environnement. La méthode de calcul du retour sur investissement, le calcul de la valeur actuelle (VAN) dévalorise les flux des revenus futurs au fur à mesure de la progression dans le temps, d’autant plus lorsque le taux d’actualisation est important. C’est ce que le gouverneur de la Banque d’Angleterre nommait « la tragédie des horizons ». (Mark Carney, 2015). Il est illusoire d’affirmer que les investisseurs préféreront des obligations vertes ou bleues qui seraient rémunérées plus faiblement que les autres, d’autant qu’il n’existe qu’un seul marché primaire d’émission des obligations avec des règles identiques pour toutes.

Selon l’AMF (Conférence EIFR, 2018), la seule différence des obligations dites vertes ou bleues avec les autres obligations tient dans « les engagements de l’émetteur sur l’usage des fonds ». Or, même dans les activités économiques qui semblent les plus vertueuses, le qualificatif de vert ou bleu ne s’applique qu’à une petite partie du projet, l’arbre qui cache l’entreprise éco-climaticide.

4. Marché à terme de l’eau en Californie

L’État de Californie, semi-aride et aride, constitue un des hotspots [4] majeurs affectés par le réchauffement climatique. Sa production agricole essentiellement irriguée assure une partie importante de l’approvisionnement en fruits et légumes des USA et du Canada. L’utilisation de l’eau urbaine a diminué au cours des deux dernières décennies malgré la hausse de la démographie, tandis que les économies d’eau par l’agriculture sont limitées par les types de variétés cultivées inadaptées à l’évolution du climat.

Le système des droits de prélèvement d’eau y est complexe. Il est le fruit d’une histoire qui superpose les contraintes des traités, l’intervention de l’État fédéral, la gestion de l’État de Californie et celle des autorités territoriales. Depuis la conquête de l’ouest, il existe des droits majeurs concernant l’eau, ceux de première appropriation qui sont liés à la propriété foncière. De très grands aménagements ont été effectués par l’État fédéral, la Californie et les villes : barrages immenses permettant le stockage de l’eau, canaux sur de longues distances établissant des communications entre bassins.

Les droits d’eau acquis peuvent être vendus ou loués avec certaines limitations. Les eaux souterraines sont surexploitées en raison de retards préjudiciables dans la révision de la législation. Dans onze bassins sinistrés par les sécheresses, mais dont les plantations productivistes ont besoin d’une irrigation soutenue en période d’étiage, ont été institués des marchés de l’eau de tailles diverses. Ils ne sont pas interconnectés. Selon le niveau des prix de l’eau, certaines cultures utiles sont abandonnées au profit de celles qui présentent une plus forte valeur ajoutée ou des terrains sont mis en jachère pour vendre ou mettre à bail les droits d’eau qui y sont attachés. Les transactions sur ces marchés ne représentent que 4 % de l’eau utilisée par l’agriculture et les villes.

Sur la base des prix de l’eau collectés sur les neuf principaux marchés d’eau superficielles et souterraines, hors transport jusqu’à l’acheteur, a été établi par deux sociétés privées, Veles Water et WestWater Research, un indice hebdomadaire prétendant « refléter » le prix de l’eau échangé dans l’ensemble de la Californie, le NQH2O. Cet indice (moyenne pondérée des prix par les quantités d’eau échangées sur ces neuf marchés) est présenté comme indiquant le « vrai » prix de l’eau. Il constitue une référence (prix spot) pour les contrats à terme sur l’eau créés par CME group et portés par les bourses de Chicago et de New York.

Alors que les contrats à terme sur les matières premières stipulent l’éventuelle livraison d’une quantité de matière première à l’échéance du contrat, cet élément est omis pour l’eau en Californie, car il est impossible de marchandiser l’eau comme le pétrole et l’or. Aucun transfert concret d’eau entre agents pour pallier les effets des sécheresses n’est donc prévu. Les incertitudes météorologiques font que la quantité d’eau livrable à l’échéance du contrat est difficilement prévisible. La qualité des masses d’eau n’est ni évaluée ni classée comme c’est le cas pour les matières premières. Le déplacement de quantités importantes d’eau, leur rétention par stockage, sont coûteux et inefficaces, surtout entre bassins non connectés ou éloignés.

Ces marchés à terme fonctionneraient-ils sur un plan uniquement financier-monétaire, avec l’ambition d’impliquer soit de gros utilisateurs d’eau qui voudraient se couvrir sur un prix futur de l’eau en tant que coût d’un facteur de production (villes, industries et agriculteurs), soit des spéculateurs espérant faire des profits rapides, grâce à la volatilité des cotations avant de sortir des contrats ? Plus de vingt mois après l’introduction en bourse de ces marchés à termes, il commence à devenir possible d’évaluer ses conséquences sur le prix et les allocations d’eau dans le système californien.

1) Le volume des contrats à terme est très faible

Chaque contrat doit compter 10 acres-pieds (soit 10 fois 1233,48 m3). Des études empiriques comparatives pour déterminer un début de succès d’un marché à terme de matières premières indiquent le seuil de 1000 contrats-jour (Gorham et Kundu, 2012). Un marché dont le volume de transaction est faible est appelé « illiquide » (Jingjing Wang et Xiaoyang Wang, 2022). Le graphique qui suit montre le nombre extrêmement faible de transactions, aggravé par leur absence sur des périodes longues.

« L’intérêt ouvert est le nombre total de contrats à terme détenus par les participants au marché à la fin de la journée » CME group.

2) Les prix spots sont corrélés aux épisodes de sécheresse dans ces zones.

NQH2O

3) Ailleurs en Californie (96 % de la quantité d’eau utilisée), les acteurs sont liés par des contrats de droits d’eau qui, dans les conditions de l’organisation publique-privée des allocations, ne montrent pas une majoration particulière des prix qui indiquerait une dépendance à cet indice NQH2O plutôt qu’aux contraintes climatiques et géographiques.

4) Ce marché à terme n’a rien changé du tout au business as usual des ventes et achats des droits d’eau dans le système californien et n’a pas aggravé les conséquences indésirables de la marchandisation de l’eau eu égard aux droits humains et à la sauvegarde des écosystèmes.

Pourquoi le marché à terme de l’eau en Californie est-il inefficient contrairement à ce que dit la communication initiale de CME group, prise par certains pour argent comptant ? Cet échec est-il seulement provisoire ? En cas d’amélioration et de rebond de ce marché, peut-on redouter une généralisation mondiale des marchés à terme de l’eau ?

Selon l’ensemble des études, les marchés à terme de matières premières dépendent au premier chef des marchés physiques. À l’activité large, homogène, consistante et fréquente de ces derniers correspond le besoin de couverture des agents, qui est la raison d’être des marchés à terme.

Inventorions d’abord les caractéristiques des cinq marchés d’eau superficielle et des quatre marchés d’eau souterraine, objets de l’indice spot NQH2O :

  • Sur ces marchés au comptant, le secteur agricole constitue le plus important vendeur et le secteur des collectivités locales et des industriels, le plus grand acheteur. Les transactions sont de deux types : baux à durée variable (un ou deux ans, soit 95 % du volume total), ventes définitives (données de la société privée Waterlitix sur la période 2009-2018). La mise sur le marché concerne des eaux superficielles, des eaux souterraines et des eaux issues du traitement des stations d’épuration (Réut). Chacune d’elles est affectée de réglementations particulières et a des coûts différents.
  • Les ventes de droits d’eau souffrent d’un manque d’homogénéité. L’écart est énorme entre le prix des baux et ceux des ventes définitives. Selon Schwabe (2020), le prix moyen des baux ne représente que 6,5 % du prix des ventes définitives. Il y a aussi des disparités de prix entre ces marchés. Les frontières des marchés sont hydrologiques et administratives ; elles correspondent à celles des bassins versants. Et chaque bassin versant a des caractéristiques climatique, écosystémique, culturale, démographique, sociale et économique qui lui sont propres. De ce fait, la « rareté » de l’eau n’est pas la même selon les bassins.
  • D’autres hétérogénéités sont mentionnées par Wang et Wang (p. 29, 2022) : « l’origine de l’eau (eaux de surface vs eaux souterraines), la propriété des droits d’utilisation de l’eau (propriété publique vs propriété privée), l’ancienneté des droits, la qualité de l’eau et les contraintes juridiques et culturelles ».
  • La taille des marchés agrégés est relativement petite. Schwabe et al (2020) évaluent à 300 millions de dollars l’ensemble des transactions en 2018. Au cours des années 1987-20009, pour lesquelles on peut disposer de données publiées, on ne compte que 30 transactions par an, ce qui rend la mise à jour hebdomadaire de l’indice NQH2O difficile.
  • Du fait des hétérogénéités décrites plus haut, l’indice NQH20 ne peut fournir aucune information actualisée et pertinente pour un acteur économique qui veut se couvrir sur un bassin particulier.

Le manque d’information et de transparence sur les marchés physiques décourage les spéculateurs et autres investisseurs à intervenir sur le marché à terme. Il en découle un petit nombre de contrats à terme conclus, et le marché à terme ne bénéficie donc pas de la « liquidité » qu’offrent habituellement les transactions des spéculateurs et des investisseurs. En cas d’écarts importants avec le prix futur fixé – dus aux risques générés par les fluctuations climatiques erratiques à venir – les déboucler devient difficile, prend du temps et entraîne des pertes supplémentaires. Mais surtout, « Le marché à terme de l’eau ne réussit pas à séduire les agriculteurs californiens » (Reuters, juin 2021). Aucune eau n’est livrable en fin de contrat. C’est le problème de l’allocation réelle d’eau qui doit être résolu en période de sécheresse et de pénurie d’eau. Or il n’y a plus d’eau à acheter lorsque les allocations d’eau gérées par le gouvernement sont épuisées. À quoi sert donc de disposer des ressources financières prévues à terme si elles ne permettent pas d’engager la production projetée ?

Selon les économistes ayant analysé le marché à terme de l’eau en Californie, il y a deux conditions préalables à remplir avant de créer des marchés à terme de l’eau dans le monde qui ne reproduisent pas l’échec californien. La première condition, c’est l’existence de marchés physiques de droits d’eau aux volumes importants, très actifs, aux transactions fréquentes et permanentes. Ainsi la demande de couverture alimente le marché à terme et peut le rendre « liquide » en attirant les spéculateurs. La seconde condition, c’est l’accès continu et immédiat à une information complète sur les transactions. Cet accès doit être fourni par une autorité digne de confiance et impartiale.

Le bassin du Murray-Darling en Australie satisfait a priori ces deux conditions préalables. Pour autant, la création d’un marché à terme de l’eau est impossible sur ce bassin, car les marchés cap and trade de droits d’eau y sont particulièrement hétérogènes. Il suffit de rappeler qu’il y a environ 150 droits d’eau différents (entitlements) répartis dans 22 sous-bassins (catchments). Et on retrouve aussi cette hétérogénéité en Espagne. Il serait temps que le monde de la finance comprenne que les marchés à terme de l’eau ne sont pas un bon outil, même dans une optique de marchandisation-financiarisation de l’eau.

5. Sociétés d’actifs naturels à la Bourse de New York

Une société privée, l’Intrinsic Exchange Group (IEG), va fournir une plateforme d’échange de sociétés d’actifs naturels (NAC) en partenariat avec la Bourse de New York (NYSE). L’IEG définit les NAC comme des droits d’utilisation des ressources naturelles dans un territoire donné, similaires aux droits d’eau et aux droits miniers.

Sur les terres publiques, les propriétaires des actifs naturels sont l’État ou les collectivités territoriales (régions, départements, communes), tandis que sur les terres privées, les propriétaires des actifs naturels sont les agriculteurs, les éleveurs ou les propriétaires forestiers. Une NAC est détenue par les propriétaires des actifs naturels, des investisseurs et d’autres parties prenantes. Lorsqu’une NAC est créée, les propriétaires transfèrent leurs droits sur les actifs naturels et les services écosystémiques d’un territoire donné à la NAC nouvellement créée. L’IEG et les investisseurs évaluent les NAC à créer (alimentation, pollinisation, sol sain, eau potable, etc.) à 125 000 milliards de dollars à l’échelle de la planète. Il s’agit donc dans un premier temps de convaincre le maximum de propriétaires d’actifs naturels de l’intérêt des NAC, puisque les NAC et les transactions sur leur plateforme d’échange doivent atteindre un volume suffisant pour que le marché financier soit « liquide ».

L’annonce par la Maison-Blanche, le 18 août 2022, de l’incorporation des actifs naturels appartenant à l’État fédéral dans son bilan comptable est une bonne nouvelle pour l’IEG et le NYSE, d’autant que Joe Biden, le président des États-Unis, a aussi déclaré envisager de leur confier 30 % des actifs naturels fédéraux pour qu’ils les gèrent via des NAC.

Mais comme d’autres mécanismes de financiarisation, les NAC se heurtent cependant aux conditions spécifiques de l’entrée en bourse et aux modalités des allocations de capital dans ce système. Car il faut définir un système comptable complexe pour évaluer les déclarations de performance écologique des NAC couplées aux mesures financières traditionnelles. Les investisseurs spécialisés dans la biodiversité se demandent comment les NAC évalueront avec précision le score de leurs services écosystémiques pour instaurer la confiance nécessaire sur la base d’un consensus sur les règles du jeu, et procéder à des choix « rationnels ».

6. Combattre la financiarisation de l’eau

Les contrats à terme sur l’eau ne semblent pas devoir se développer. Ils constitueront sans doute une des tentatives avortées d’introduction en bourse de nouveaux produits financiers soi-disant verts et durables. Cependant d’autres mécanismes de financiarisation de l’eau se développent (marchés cap and trade de droits d’eau) et apparaissent (sociétés d’actifs naturels) que le capitalisme vert justifie par la nécessité de lutter contre le réchauffement climatique et les atteintes à l’environnement, et ce sont des menaces bien réelles.

Bien qu’en progression, la financiarisation de l’eau se heurte cependant à des contraintes intrinsèques. Les divers éléments du cycle de l’eau ne peuvent pas être traités facilement par les marchés financiers comme le sont les matières premières ou les produits manufacturés. L’évaluation monétaire du capital naturel et des services écosystémiques relève de l’arbitraire et ne fait pas consensus. La possibilité de bénéficier à la fois de la croissance économique et de la durabilité environnementale fait l’objet d’un débat politique acharné entre les partisans de la croissance verte et ceux de la post-croissance (EEB, 2019), ce qui n’est pas fait pour rassurer ceux souhaitant investir dans des produits financiers verts et durables.

Une menace qui n’a pas été abordée ici est l’emprise croissante des multinationales de l’eau (Veolia), des infrastructures hydrauliques (Vinci, Eiffage), de l’hydroélectricité et du nucléaire sur les énormes marchés publics que font naître sécheresses, tempêtes et inondations. Les avancées de ces multinationales, soumises aux critères de rentabilité financière, à l’utilisation de la finance de marché, et rompues aux arrangements institutionnels, devraient être dénoncées partout et combattues de façon déterminée par les peuples qu’elles privent ainsi de toute participation à la gestion de l’eau.

L’eau doit redevenir un commun et son accès être régi par un droit humain fondamental. Dans ce cadre bien différent de la green economy et de la finance verte, le partage de l’eau entre l’environnement, les êtres vivants et les acteurs économiques ferait l’objet de décisions démocratiques sur la quantité d’eau attribuée, la qualité des rejets et la soutenabilité de son utilisation. Et pour cela, la société civile doit se mobiliser, sans attendre des changements institutionnels venant d’en haut, qui de toute façon ont peu de chance d’advenir.

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Rapports et textes réglementaires

Australian Government, « Australian water markets », 2022

Cap and Trade, « Water markets scenarios for southern Europe : new solutions for coping with increasing water scarcity and drought risk ? », 2014

Commission européenne, « Plan d’action pour la sauvegarde des ressources en eau de l’Europe », 2022

Commission européenne, « EU taxonomy for sustainable activities », 2022

European Environment Agency, « EEA Report 2012 : Towards efficient use of water resources in Europe », 2012

European Environment Bureau, « Decoupling debunked – Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability », 2019

Food &Water Watch, « Food & Water Watch : The Water Futures Market. Gambling With Our Water », 2021

Fundacion Nueava Cultura del Agua, « Los debates de la Fundacion Nueva Cultura del Agua. Los mercados del agua en España », 2017

Green Finance Observatory, « 50 shades of Green III : Sustainable finance 2.0 », 2020

ONU, « Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2021 : la valeur de l’eau », mars 2021

ONU, « Risques et impacts de la marchandisation et de la financiarisation de l’eau sur les droits humains à l’eau potable et à l’assainissement », septembre 2021

S. Rahman & al., « A New National Strategy to Reflect Natural Assets on America’s Balance Sheet », 2022

Water climate bonds standard, « Defining Expectations for W ater-Related Climate Bonds in a Dynamic Climate », 2015

WEAM4I, « Water and energy advanced management for irrigation », 2017

WWF, « Call to action to ensure transition to a net zero and nature positive economy  », 2022

Sites web d’institutions, d’ONG et de think tanks

AGWA : Alliance for Global Water Adaptation

CDP

Ceres

Climate Bonds Initiative

CME Group : Nasdaq Veles California Water Index

Deltares

IEG : Intrinsic Exchange Group

Murray-Darling Basin Authority

SIWI : Stockholm International Water Institute

World Resources Institute

Notes

[1Note de la rédaction : dans les écrits théoriques concernant les « biens communs », les « commoners » désignent les membres des communautés qui se partagent la gestion et l’usage de ces biens. Voir notamment le dossier dansLes Possibles, n° 5, Hiver 2015.

[2Note de la rédaction : voir le rapport de l’ONU (mars 2021). À noter aussi l’annonce d’une campagne de WWF (2022) qui accrédite l’idée de la « valorisation de la nature » en se fondant sur le rapport Dasgputa.(« The Economics of Biodiversity : The Dasgupta Review  », 2021) qui fixe le cadre théorique de cette valorisation dans le corpus néoclassique de l’économie de l’environnement.

[3Note de la rédaction : parmi ceux-là, on peut citer N. Bouleau (2018), G. Giraud (2013), J.-M. Harribey (2013), H. Tordjman (2021).

[4Note de la rédaction : un hotspot est un lieu où l’on peut se connecter à Internet en wifi.

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