La hausse des prix à la consommation, qui atteint 5,8 % en rythme annuel au mois de juillet selon l’INSEE [2], provoque la baisse du salaire réel mensuel de base, en recul de 3 % au deuxième trimestre 2022 selon la DARES [3], la hausse des salaires nominaux à 3 % sur un an ne compensant pas l’augmentation des prix : comme toujours, l’inflation, qui résulte d’un conflit de répartition, enclenche également un processus de lutte pour éviter d’en supporter les coûts.
Aujourd’hui, avec un salariat rendu impuissant par les diverses évolutions du marché du travail des dernières décennies, ce sont assurément les salariés qui souffrent le plus du contexte inflationniste, le taux de marge des sociétés non financières à 32,2 % au second trimestre 2022 étant retombé depuis l’atteinte du plus haut historique au premier trimestre 2021 (36,4 %), mais restant encore plus de 1,5 point au-dessus de sa moyenne de longue période (30,5 % depuis 1949).
Avant de discuter de la situation actuelle, il est nécessaire de prendre un recul historique pour donner une nouvelle perspective à l’épisode que nous vivons. Il est aussi nécessaire de s’arrêter sur les explications traditionnellement apportées par les économistes au phénomène de hausse de prix.
1. Les économistes face à l’inflation
Les économistes aiment expliquer l’inflation en convoquant différentes causes, avec une hiérarchie qui ne fait pas consensus.
Pour les monétaristes, l’inflation serait partout et toujours un phénomène monétaire si l’on en croit leur chef de file, Milton Friedman. Si les prix augmentent, c’est que les autorités monétaires ont émis une trop grande quantité de monnaie.
L’explication aujourd’hui la plus commune met l’accent sur l’intensité de la demande sur le marché des biens et services. Si les prix grimpent, ça serait parce que la demande dépasse l’offre, permettant aux producteurs d’écouler leurs produits en faisant monter les enchères.
Une troisième série d’explications pointe dans la direction de configurations institutionnelles favorables à des hausses de prix. Selon les économistes interrogés, certains mentionneront l’existence d’une concurrence imparfaite sur le marché des produits, les entreprises profitant alors de leur pouvoir de marché pour augmenter les prix sans subir la force disciplinante de la concurrence, quand d’autres mettront en accusation le mode de financement de l’État en présence d’une banque centrale trop accommodante, ou, enfin, certains blâment les mécanismes d’indexation des salaires sur les prix qui entretiendraient une accélération de l’inflation.
Une quatrième famille d’explications se penche sur l’évolution des coûts de production, la hausse de ces derniers finissant par être retransmise dans les prix, les entreprises ne pouvant pas indéfiniment supporter une hausse de coûts en comprimant leurs marges. Il peut aussi arriver que les firmes elles-mêmes soient en mesure d’augmenter les prix (c’est l’inflation), pour augmenter leurs marges. L’approche retenue ici s’inscrit dans ces deux dernières traditions.
Au-delà des explications apportées, tous les économistes ne partagent pas le même jugement normatif quant à la nocivité de l’inflation. Schématiquement, on pourrait opposer des économistes mainstream privilégiant la lutte contre l’inflation à la recherche du plein-emploi, quand les économistes keynésiens seraient davantage favorables à une priorisation de la lutte contre le chômage, quitte à ce que cela se paie par un supplément d’inflation.
Pendant longtemps, le débat en économie se structurait autour de l’idée qu’il existait un arbitrage entre inflation et chômage, des progrès sur l’un des deux fronts se traduisant quasi mécaniquement par des sacrifices sur l’autre front. Le cadre de la courbe de Phillips fournissait une représentation à ce dilemme de la politique économique contrainte de choisir entre plusieurs maux. Opérationnalisé via les politiques économiques de stop and go dans les années 1950 et 1960, cet arbitrage entre inflation et chômage laissait le soin aux autorités politiques d’accélérer ou freiner l’économie via des politiques de demande pour atteindre les objectifs politiques du moment.
Mais, dès les années 1970, la courbe de Phillips va être l’objet de différentes réinterprétations, remettant en cause l’existence même d’un arbitrage entre inflation et chômage. Par l’introduction des anticipations adaptatives dans le cadre de Phillips, les économistes monétaristes vont nier la capacité des autorités à lutter contre le chômage via les politiques monétaires et budgétaires, une relance ne permettant qu’un recul temporaire du chômage avant que les agents économiques ne réalisent que les prix ont augmenté, ce qui les incitera à réduire de nouveau leurs dépenses, ramenant ainsi l’économie au niveau initial du taux de chômage.
La critique des économistes dits « nouveaux classiques » sera encore plus radicale, puisqu’elle affirmera que, même à court terme, les politiques de relance sont inefficaces pour réduire le chômage, les agents formant des anticipations rationnelles (et non adaptatives comme avec les monétaristes) [4]. Cette remise en cause du cadre traditionnel de la courbe de Phillips a généré une nouvelle répartition des rôles en matière de politique économique : les réformes structurelles se voient assigner le rôle de combattre le chômage en flexibilisant le marché du travail et en favorisant la concurrence, pendant que les politiques monétaires et budgétaires ont comme mission de lutter contre l’inflation via une tonalité suffisamment rigoureuse, hormis les périodes de crise où une plus grande tolérance est permise pour éponger les dégâts par de brèves impulsions de relance de l’économie.
Quand l’inflation a commencé à accélérer au printemps 2021, le point de vue dominant parmi les économistes était à peu près celui-là : l’inflation proviendrait d’une surchauffe de l’économie que l’on pourrait calmer au moyen d’un resserrement des politiques monétaires et budgétaires. Si cette vision était si frustre, il convient néanmoins d’excuser en partie les économistes dominants : l’inflation avait pour ainsi dire disparu du paysage des économies développées depuis plus de 20 ans, et on l’a pensée définitivement vaincue, les économistes incarnant leur confiance dans cette victoire en inventant le terme de Grande Modération pour désigner la période débutant au début des années 1990, période caractérisée par une inflation faible dans une conjoncture économique stabilisée. Si les crises de 2001 et plus encore de 2007-2008 avaient pu fragiliser cette belle confiance en ce qui concerne la disparition des cycles économiques, elles n’avaient pas entamé l’optimisme de voir l’inflation reléguée sur les bancs de l’histoire pour les économies développées.
2. L’inflation, d’origine conflictuelle pour les post-keynésiens [5]
Si l’inflation avait bien disparu en Occident, au point que ce soit davantage la peur de la déflation qui guettait nos économies depuis la crise de 2007-2008, elle n’avait pas quitté la surface de la Terre pendant toutes ces années : l’inflation reste un phénomène économique majeur auxquelles sont régulièrement confrontées de nombreuses économies en développement. Si cette survivance d’une inflation dans ces pays pouvait être perçue avec dédain depuis l’Occident comme le signe d’institutions défaillantes et de politiques économiques inefficaces, elle témoigne selon nous d’une autre réalité qui est la nature essentiellement conflictuelle de l’inflation.
Pour les économistes post-keynésiens, l’inflation est en effet le signe d’un conflit de répartition important entre salariés et entreprises qui porte sur le partage de la richesse produite. [6] Dans les modèles d’inflation conflictuelle, les travailleurs forment des revendications salariales qui seront plus ou moins accordées par les entreprises en fonction de leur pouvoir de négociation sur le marché du travail, mais le conflit se déroule également sur le marché des biens et services où les entreprises cherchent à fixer un prix leur permettant d’atteindre leurs exigences de profits, mais elles font face à des contraintes qui jouent sur leur capacité à imposer le prix qu’elles souhaitent. L’affrontement entre salariés et firmes détermine la dynamique des salaires nominaux, l’inflation, mais aussi le partage de la valeur ajoutée.
Ainsi, plus les travailleurs bénéficient d’un pouvoir de négociation important (grâce à l’existence de syndicats revendicatifs puissants, l’absence d’un chômage élevé ou un marché du travail régulé), plus les salaires progresseront vite. De l’autre côté, plus les firmes disposent d’un pouvoir de négociation élevé (faible ouverture internationale, demande forte), plus elles pourront augmenter leurs prix. Ainsi, quand on remarquait en amorce de ce paragraphe que l’inflation avait disparu de l’Occident, cela ne signifie pas que le conflit de répartition s’était éteint, mais simplement, le pouvoir de négociation des salariés vacillait et, comme le résumait Warren Buffet en 2005 à CNN : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » La Grande Modération n’était donc pas tant une situation d’harmonie sociale qu’un état d’impuissance des salariés à faire entendre leurs voix dans le conflit de répartition.
Pour présenter plus en détail le cadre de l’inflation conflictuelle des post-keynésiens, il convient d’en écrire le modèle. Celui-ci est basé sur deux équations décrivant l’évolution des prix et des salaires. Du côté des salaires, la dynamique des salaires est déterminée par l’équation suivante :
Le taux de variation des salaires nominaux (Ŵ) dépend de l’écart existant entre les aspirations des travailleurs en termes de part des salaires dans la valeur ajoutée ( w) et la part effective des salaires. Les travailleurs pourraient obtenir des hausses de salaire d’autant plus fortes que leurs aspirations sont supérieures à la part effective des salaires dans la valeur ajoutée ( w - très largement positif). Cependant, l’ampleur des augmentations de salaires obtenues dépend crucialement d’un paramètre indiquant le pouvoir de négociation des travailleurs ( ) : vous pouvez avoir des prétentions très élevées en termes de partage de la valeur ajoutée (w très haut), mais ces ambitions peuvent se heurter à un rapport de force très défavorable qui conduit à n’obtenir que des miettes au niveau salarial.
Du côté des prix, la dynamique est fournie par l’équation suivante :
Le taux de variation des prix () dépend d’un écart entre la part effective des salaires dans la valeur ajoutée ( ) et la part ciblée par les firmes ( f). Derrière cette cible de part salariale, pour les entreprises, il s’agit surtout de défendre une cible de part des profits dans la valeur ajoutée, c’est-à-dire un certain taux de marge. Ici, on remarque que plus la part des salaires dépasse la cible choisie par les entreprises, plus ces dernières auront la volonté d’augmenter leurs prix. Cependant, comme pour les salariés dans l’équation précédente, l’inflation effective dépendra également d’un paramètre représentant le pouvoir de négociation des entreprises ( ).
Pour compléter le modèle, il suffit ensuite d’endogénéiser les parts cibles des salariés et des firmes. On peut par exemple supposer que la part ciblée par les travailleurs dépend positivement des gains de productivité (volonté de recevoir une rémunération en hausse en contrepartie des efforts consentis dans la production) et de l’inflation passée (volonté de défendre son pouvoir d’achat), mais négativement de l’évolution du taux de chômage (intériorisation d’une modération des revendications salariales en cas de hausse du chômage). Pour les entreprises, on peut faire l’hypothèse que la volonté d’augmenter les prix est influencée par les variations du taux de change (pour défendre la compétitivité à l’international), la variation des frais financiers et du coût des matières premières (pour défendre la marge de profit), l’inflation salariale passée (même logique), même si les gains de productivité peuvent donner un peu d’air en permettant qu’une hausse des salaires nominaux n’accroisse pas le coût réel en travail.
3. Une histoire de l’inflation conflictuelle en France
Via un calibrage adapté et la mobilisation de techniques statistiques simples, le modèle devient alors un outil que l’on peut appliquer aux données françaises. L’histoire française de l’inflation peut se découper en plusieurs périodes au cours desquelles le conflit de répartition n’a pas eu lieu dans les mêmes conditions. Le contexte général peut être résumé via le tableau n°1 :
Tableau n° 1 : Quelques faits stylisés français
{{}} | 1961-1973 | 1974-1981 | 1982-1986 | 1987-2018 |
Taux d’inflation | 4.6 | 11.3 | 7.5 | 1.8 |
Taux de variation des salaires nominaux | 10.2 | 14.3 | 8.3 | 2.6 |
Part des salaires dans la valeur ajoutée | 62.9 | 65.5 | 63.8 | 57.4 |
Taux de chômage | 1.9 | 4.1 | 8.0 | 9.2 |
Gains de productivité | 6.1 | 3.2 | 3.5 | 1.4 |
Sources : Base de données AMECO. Les gains de productivité sont mesurés ici par le taux de variation du ratio entre le PIB réel (série OVGD) et le nombre total d’heures travaillées à l’année (série NLHT).
À une inflation modérée pendant la période des Trente Glorieuses (1961-1973) a succédé une inflation plus nette durant l’épisode des chocs pétroliers (1974-1981), avant qu’une ère de transition entre les Trente Glorieuses et le nouveau régime néolibéral (1982-1986) ne permette une certaine stabilisation débouchant enfin sur la longue période dite de la Grande Modération (1987-2018) [7]. Au cours de chacune de ces périodes, les salaires nominaux ont progressé, en moyenne, plus vite que les prix, sans pour autant engendrer une augmentation constante de la part des salaires dans la valeur ajoutée. En effet, si les salaires progressent au même rythme que les gains de productivité, le coût réel en travail est constant et la marge de profit des entreprises n’est pas menacée par la progression des salaires. Schématiquement, dans une situation où les salaires nominaux croissent plus vite que la productivité, les entreprises doivent augmenter leurs prix pour préserver leur marge avec une inflation qui correspondra à l’écart entre la progression des salaires et les gains de productivité.
Ainsi, durant les Trente Glorieuses, la hausse soutenue des salaires n’est pas nécessairement un problème pour les entreprises, car elle a lieu en parallèle d’une bonne dynamique de la productivité, et il ne semble pas se dessiner de tendance haussière de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Par contre, avec les chocs pétroliers, on assiste à une augmentation des coûts des matières premières pour les entreprises dans un contexte où les salaires nominaux accélèrent malgré un ralentissement des gains de productivité. Pour la marge de profit des entreprises, c’est un coup dur qu’on qualifie souvent de profit squeeze.
Lors de la phase de transition, ce n’est plus le prix des matières premières qui pèse sur les coûts des entreprises, mais désormais la hausse des taux d’intérêt resserre la contrainte financière des entreprises. La décélération des salaires nominaux étant plus rapide que celle des prix, la part des profits dans la valeur ajoutée commence à se rétablir. Ce mouvement se prolonge lors de la Grande Modération, consolidant un recul de la part des salaires dans la valeur ajoutée.
Graphique n°1 : Evolution de la part des salaires dans la valeur ajoutée en France
Maintenant que ces faits stylisés ont été rappelés, qu’en est-il du modèle de l’inflation conflictuelle ? Est-il en mesure de reproduire ces évolutions historiques ? En utilisant les hypothèses précédentes pour endogénéiser les différents paramètres du modèle, on peut construire le tableau n°2 qui récapitule les variations dans la valeur des variables clefs :
Tableau n°2 : Le modèle de l’inflation conflictuelle en France
{{}} | 1961-1973 | 1974-1981 | 1982-1986 | 1987-2018 |
Pouvoir de négociation des salariés1 (Ω) | 0.77 | 0.66 | 0.38 | 0.26 |
Pouvoir de négociation des entreprises2 (Ψ) | 0.82 | 0.61 | 0.56 | 0.46 |
Part des salaires ciblée par les travailleurs (ωw) | 73.2 | 84.1 | 80.7 | 61.2 |
Part des salaires ciblée par les entreprises (ωf) | 58.9 | 42.5 | 51.8 | 54.6 |
Sources : Bases de données AMECO, INSEE et OCDE. 1Moyenne des normalisations comparatives du taux de syndicalisation (OECD.stat), du taux d’emploi (AMECO), et de la part des travailleurs en contrats permanents (INSEE, mais seulement depuis 1982) ; 2Moyenne des normalisations comparatives du degré d’ouverture (AMECO) et du taux d’utilisation des capacités de production (INSEE).
Les enseignements du modèle de l’inflation conflictuelle sont d’éclairer des facteurs souvent sous-estimés dans les déterminants de l’inflation. En particulier, l’évolution principale concerne le pouvoir de négociation des travailleurs. Celui-ci s’est totalement effondré entre les Trente Glorieuses et le nouveau régime néolibéral. Avec la désyndicalisation, la montée des formes particulières d’emploi et les tensions sur le marché du travail, les salariés ne sont plus en mesure de peser sur le partage de la valeur ajoutée autant qu’avant. Leurs voix peinent à avoir des effets sur la progression des salaires nominaux ou le partage de la valeur ajoutée. Mais, ce qu’on observe aussi dans le tableau n°2, c’est que les voix elles-mêmes s’expriment de moins en moins.
La baisse de la part des salaires ciblée par les travailleurs mesurée par notre indicateur dénoterait une forme de résignation : les salariés auraient intériorisé une forme de nécessité à la modération dans leurs revendications. Moins puissant et moins revendicatif, le monde du travail a été essoré. Récemment, des économistes de la Réserve Fédérale américaine ont d’ailleurs reconnu que la disparition du pouvoir de négociation des travailleurs était la cause principale derrière l’aplatissement de la courbe de Phillips : si les salaires ne progressent pas aux États-Unis, même quand l’économie s’approche du plein-emploi, c’est tout simplement que les travailleurs ne sont plus en mesure d’obtenir des hausses de salaires. Les auteurs parlent même d’une courbe de Phillips kaleckienne pour bien souligner le rôle du conflit de répartition dans la détermination de l’inflation. [8]
Du côté des entreprises, leur pouvoir de négociation a également reculé du fait de la mondialisation et de la concurrence internationale qu’elle représente, mais ce recul s’est déroulé dans des proportions bien moins importantes que celui du pouvoir de négociation des salariés. Au niveau des aspirations, on remarque un durcissement très net au moment des chocs pétroliers, les entreprises refusant de supporter seules les effets de la hausse des prix des matières premières.
Au bout du compte, il est possible de mettre en miroir l’évolution du taux d’inflation et celle de l’écart entre les aspirations des salariés et celles des entreprises. La corrélation qui se dessine semble indiquer que les augmentations de prix se rencontrent justement quand travailleurs et firmes ont des revendications très largement éloignées.
Graphique n° 2 : Taux d’inflation et fossé distributif
Dans l’histoire, l’inflation apparaît comme la conséquence du conflit de répartition entre salariés et entreprises. C’est le cas en France sur la période considérée ci-dessus, mais c’est aussi le cas dans le reste du monde où les épisodes d’inflation sont la conséquence du réarmement du conflit sur le partage de la valeur ajoutée entre salariés et entreprises. Dès lors, le moment est venu de voir comment ce cadre s’applique au contexte actuel.
4. Quelles causes de l’inflation actuelle ?
Les causes de l’inflation actuelle sont connues. Les chaînes globales de valeur peinent à se rétablir, avec des capacités de production désorganisées par les confinements et une demande se redressant plus vite via les plans de relance et le redémarrage de la consommation. Il en résulte une hausse des marges de certaines entreprises confrontées à une demande soutenue (voir par exemple les sur-profits des transporteurs maritimes). Dans le secteur de l’énergie, l’inflation est aussi une construction quasi mécanique, les prix repartant fortement à la hausse après s’être effondrés quand l’économie mondiale avait été mise à l’arrêt par la pandémie : de 60 € en février 2020, le brent était passé à 20 € en avril 2020, avant de franchir plusieurs paliers par étape (40 € après novembre 2020, puis 60 € à partir de février 2021).
Après ce premier rebond de l’inflation dès 2021, celle-ci est attisée par la crise ukrainienne depuis février 2022 : au début de l’année, le brent se situe encore à 80 € et l’invasion russe le fait s’envoler pour atteindre un pic au-dessus des 130 € début mars. Au-delà des éléments touchant encore le secteur énergétique via les enjeux sur le gaz et le pétrole russes, ce sont désormais les prix agricoles qui s’enflamment, les belligérants étant des exportateurs notables sur ces marchés. S’ajoutent encore à cette dynamique des comportements de spéculation sur les marchés des matières premières, en partie alimentés par l’épuisement prévisible des ressources naturelles. Enfin, il convient aussi de noter la baisse de l’euro par rapport au dollar qui contribue à importer de l’inflation : depuis juin 2021, l’euro a perdu près de 20 % par rapport au dollar, ce qui accroît mécaniquement le nombre d’euros à aligner pour acheter des produits facturés en dollars à l’international (dont le pétrole) ; ainsi, de manière générale, les intrants importés par des firmes européennes et facturés en dollars ont des coûts qui ont augmenté à cause de la dépréciation de l’euro.
Si, comme dans les années 1970, l’inflation actuelle atteste de la capacité des entreprises à répercuter dans les prix les hausses de coût, le parallèle avec la stagflation a des limites. La situation actuelle est caractérisée par un pouvoir de négociation des travailleurs largement affaibli (chômage endémique, désyndicalisation, flexibilisation, mondialisation…) qui a provoqué un transfert de plus de 6 points de PIB de la rémunération du travail vers celle du capital entre les années 1970 et 2022, le taux de marge des sociétés non financières ayant même atteint un plus haut historique au premier trimestre 2021 à 36,4 %. Bien évidemment, des taux de marge élevés au niveau macroéconomique peuvent dissimuler des réalités très différentes entre des entreprises en souffrance face à l’augmentation de coûts et l’impossibilité dans certains secteurs de la retransmettre dans les prix, et d’autres entreprises qui profitent à plein du contexte de la guerre en Ukraine pour imposer des augmentations de prix destinées à profiter du contexte afin de faire passer pour légitimes des hausses de prix qui n’ont pour but que de faire grimper les marges de profit.
Alors que les salaires nominaux progressaient vivement pendant la stagflation, il n’en est rien actuellement. Selon les chiffres de la DARES rappelés plus haut, le salaire de base n’augmente en moyenne que de 3 % au deuxième trimestre 2022 quand les prix s’accroissent de 6 % en rythme annuel sur la même période. Pour maintenir leurs dépenses de consommation, les ménages sont contraints de puiser dans leur épargne, avec une chute de 1,5 point du taux d’épargne entre le 4e trimestre 2021 et le 2e trimestre 2022. Mais, à nouveau, il s’agit de moyenne au niveau macroéconomique, et tous les ménages n’ont pas la même capacité à se servir d’un stock d’épargne accumulée ou à réduire un flux d’épargne pour lisser dans le temps leurs dépenses de consommation. Pour les populations les plus modestes, il n’y a tout simplement pas d’épargne sur laquelle se reposer, et l’inflation réduit alors directement le niveau de vie. La pandémie n’a pas inversé cette hyper-concentration de l’épargne parmi les plus riches, l’épargne dite forcée s’y situant très largement : en Europe, seuls 20 % des ménages ont épargné davantage en 2020, et pour le cas français, la moitié du supplément d’épargne lié à la Covid provenait des 10 % des ménages les plus riches. [9]
5. Quels remèdes pour la situation actuelle (et question subsidiaire : faut-il réduire l’inflation ?) ?
Face à une situation d’inflation, le réflexe traditionnel de l’économiste standard est de préconiser la hausse des taux d’intérêt directeurs de la banque centrale : en augmentant le coût de l’emprunt, les autorités monétaires finissent par refroidir l’économie, en freinant les dépenses (consommation et investissement), la croissance et l’emploi. La gouverneure de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, vient d’ailleurs d’annoncer le 8 septembre 2022 une hausse de 0,75 point de son taux directeur, laissant entendre clairement que la tendance allait se poursuivre. Céder à ce réflexe serait pourtant une mauvaise idée pour au moins deux raisons. D’une part, pour le cas français, les tensions inflationnistes ne proviennent pas d’une proximité excessive du plein-emploi, le taux de chômage dépassant encore les 7 %. D’autre part, une augmentation des taux d’intérêt pénaliserait aussi la capacité des États à entamer les nécessaires dépenses de reconversion de l’appareil économique : un réel engagement en faveur de la conversion écologique et l’indispensable relocalisation des activités industrielles supposent la préservation des capacités d’emprunt des États.
Dans la boîte à outils pour faire face à l’inflation, les contrôles de prix peuvent s’avérer utiles pour limiter la capacité des firmes « à marger », surtout dans le cas des super-profits des entreprises de l’énergie. Mais certains pourraient alors regretter des effets indésirables sur le front écologique, le signal prix n’incitant plus suffisamment à opérer une transition des modes de consommation d’énergie. Néanmoins, faire croire que la transition écologique se réalisera uniquement grâce à des incitations contenues dans des prix renchéris de l’énergie est injuste pour des classes populaires qui seraient frappées de plein fouet, quand les catégories les plus aisées pourraient continuer à financer leurs modes de vie bien plus énergivores. Mais cela serait surtout inefficace : rappelons que, par tête, les 1 % les plus riches à l’échelle mondiale émettent 70 fois plus de gaz à effet de serre que les 50 % des ménages les plus pauvres. [10] Mettre en accusation les modes de vie des plus aisés ne relève pas du symbole quand le volume total des émissions des 10 % les plus riches à l’échelle planétaire représente un peu moins de la moitié du volume mondial des émissions.
Au-delà des questions spécifiquement énergétiques, une interrogation essentielle demeure : devons-nous chercher à réduire l’inflation, ou devons-nous apprendre à vivre avec elle ? Nous sortons en effet de longues décennies de très faible inflation. Alors que l’inflation était en moyenne de 6,7 % par an entre 1960 et 1990, celle-ci est tombée à seulement 1,5 % par an entre 1991 et 2020 en France. Un nouveau régime monétaire avec une inflation tournant autour de 5 % n’est pas forcément mauvais (car il faciliterait le désendettement des États), et il peut être inévitable dans une perspective de transition écologique : la mondialisation avec son cortège de compression de tous les coûts n’est plus tenable si on prend en compte les vrais coûts environnementaux. Dès lors, avec une inflation qui pourrait être amenée à durer, il s’agit désormais de trouver des moyens de l’accompagner, en protégeant en priorité celles et ceux qui sont les moins à même d’y faire face. Exhumé de la période précédent la Grande Modération, un outil permet d’y parvenir : l’indexation des revenus.
6. Pourquoi généraliser l’indexation des revenus sur les prix ?
Certains pourraient voir dans le retour de l’indexation un déclencheur d’une nouvelle spirale prix-salaire. Ces craintes sont pourtant exagérées. D’une part, si l’indexation des salaires sur les prix a été suspendue dès 1982 en France, un système équivalent a pu perdurer en Belgique jusqu’à aujourd’hui. Or, une comparaison avec la Belgique montre que l’indexation n’y a pas conduit à un dérapage des prix hors de tout contrôle : entre 1991 et 2020, le taux d’inflation y a été en moyenne de 1,9 % par an. Qui plus est, la part des salaires dans la valeur ajoutée y a connu une évolution bien plus favorable qu’en France : alors qu’elle est passée en moyenne de 63,4 % entre 1961 et 1990 à 57,2 % entre 1991 et 2020 en France, la part des salaires est restée stable en Belgique, passant de 60,4 % à 61 % aux mêmes dates.
Voilà peut-être une raison derrière le refus du retour de l’indexation : éviter que la part des profits ne soit grignotée par les salaires ! D’autre part, la France est actuellement le pays européen où l’inflation est la plus faible : il existe donc des marges de manœuvre avant de ressortir le couplet sur les pertes de compétitivité… D’ailleurs, les entreprises françaises bénéficient d’aides publiques pour des montants colossaux : pourquoi ne pas conditionner ces aides à la mise en place de mécanismes d’indexation des salaires ?
En attendant une éventuelle indexation, c’est presque partout à une baisse des salaires réels qu’on assiste, la France ne se distinguant pour le moment que grâce à la mise en place du bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie, la remise sur les carburants, dispositifs qui permettent de modérer l’inflation par rapport à ce qui est constaté ailleurs en Europe, et in fine, de stabiliser le salaire réel. [11] Bien évidemment, la prolongation d’un tel dispositif est à la discrétion du gouvernement, là où l’installation d’un régime d’indexation permettrait de revaloriser automatiquement les revenus. Or, le gouvernement risque vite de ne plus vouloir assumer cette protection, et dès lors, rien ne fera plus obstacle à la baisse des salaires réels que l’on peut l’observer ailleurs en Europe.
Graphique n° 3 : Taux d’inflation dans les grandes économies européennes
Sources : Eurostat, taux de variation de l’indice des prix à la consommation harmonisé.
Graphique n°4 : Taux de variation des salaires réels dans les grandes économies européennes
Sources : Eurostat. Le taux de variation du salaire réel est estimé à partir du taux de variation de la rémunération des salariés de la comptabilité nationale. Mais pour parvenir à une mesure du salaire réel, il convient d’abord de retrancher l’évolution du nombre d’emplois qui joue sur cette masse salariale macroéconomique, puis évidemment de corriger du taux d’inflation.
L’inflation n’est donc pas d’abord un phénomène monétaire ou économique. Il s’agit d’emblée d’une question politique qui fait appel à un conflit de répartition. Dans un univers qui voit ressurgir l’inflation, c’est aussi le conflit qui revient sur le devant de la scène, chacun devant s’interroger sur la légitimité de faire payer la facture de l’inflation à telle ou telle catégorie sociale. L’avantage de l’indexation est de protéger les plus modestes. N’est-ce pas là le but ultime de la politique ?
Après avoir averti les Français qu’ils devaient être prêts à « payer le prix de la liberté » du fait des hausses de prix de l’énergie liées au conflit en Ukraine, [12] Emmanuel Macron a enfoncé le clou en affirmant que nous vivions « la fin de l’abondance » [13]. Ces propos sont d’autant plus choquants pour les classes populaires que ces dernières n’ont pas vécu cette abondance qu’il faudrait quitter [14] et qu’elles paient déjà depuis plusieurs mois le prix du conflit ukrainien avec une baisse de leur niveau de vie.
Certes, l’exécutif a décidé une remise de 30 centimes sur les prix de l’essence depuis le 1er septembre, augmentant ainsi la remise de 18 centimes déjà en vigueur depuis le 1er avril. Mais il ne s’agit ici que de mesures ponctuelles qui ne changent rien à la structure de nos économies. Or, avec la transition écologique, il s’agit bien de se préparer à des forces plus puissantes encore pour faire face à une inflation qui, si on organise réellement la transition, pourrait durer.