Halte au feu !

mardi 27 septembre 2022, par Jean-Marie Harribey *

L’été fut rude. Un peu plus que le précédent. Très vraisemblablement un peu moins que le prochain. Tout brûle. Dans les forêts incandescentes, tout se consume : arbres, flore, faune, biodiversité. Le feu dévore aussi nos illusions : la transition écologique ne sera pas tranquille. Climat, sécheresses, incendies, inondations, ouragans, le tout en simultané, ça va être chaud, très chaud. Même les étiquettes et les Bourses flambent, c’est dire ! Pendant ce temps, la Russie a ouvert le feu sur l’Ukraine.

Est-ce la fin du déni de crise ? On aurait pu l’espérer. Eh bien, rien n’est moins sûr. Au lendemain des élections législatives françaises ayant envoyé à l’Assemblée nationale une simple majorité relative au président Macron, tous les commentateurs disaient que celui-ci allait être en difficulté pour faire admettre sa politique. Or, qu’a-t-on vu simplement au bout de trois mois ? Tous les projets du gouvernement ont été avalisés : le pouvoir d’achat via des aides et des primes mais surtout pas de salaires [1], le budget rectificatif, le refus de taxer les surprofits des multinationales.

Parce que ce qui était prévisible, sauf aux yeux des commentateurs, est arrivé : une politique résolument néolibérale ne pouvait qu’être entérinée par une vieille droite désespérée de ne pouvoir faire la même chose que la droite repeinte en macronisme. Et la future réforme des retraites envisagée par le président confirmera sans doute cela.

Il est vrai que les conséquences dramatiques des politiques néolibérales ne datent pas du macronisme. La dégradation des services publics est maintenant ancrée depuis plusieurs décennies. Et elle nous laisse désarmés face aux dangers de toutes sortes. On le voit pour l’éducation pour laquelle le ministère forme en quelques jours des professeurs contractuels pour assurer en catastrophe la rentrée scolaire. On l’avait vu pour le service public de santé lors de la pandémie du Covid-19. On l’a vu encore cet été avec les incendies qui ont obligé la France à faire appel aux services de lutte contre les incendies des pays voisins.

Et qui, entre autres, sont venus à notre secours ? Les pompiers grecs. Les pompiers de ce pays que la France et l’Allemagne avaient mis à genoux en 2015 sous la férule de la « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Un des pays les plus appauvris d’Europe envoie ses pompiers pour sauver un des pays les plus riches dont les landes noircissent de fumée. Et cela au moment où l’Union européenne se félicite que la Grèce ait fini de rembourser ses créanciers [2].

« Notre maison brûle », comme disait l’ancien président Chirac. Mais il faut comprendre notre maison comme notre habitat naturel et aussi comme notre habitat social. Le capitalisme consume tout par le biais de la marchandisation, entraînant l’humanité dans une sorte de « trou noir » qui avale tout [3].

N’a-t-on alors aucune échappatoire ? Une gauche miraculeusement ressuscitée autour de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) occupe dorénavant de larges bancs de l’Assemblée nationale. Au moins deux questions se posent au sujet de cette alliance ? Sera-t-elle durable et pèsera-t-elle pour infléchir les projets néolibéraux, sinon les transgresser ? Ce sont les questions qui nous ont amenés à constituer un dossier autour des perspectives offertes par cette nouvelle situation politique en France, mais évidemment dans un contexte international empreint d’une incertitude radicale que la guerre en Ukraine a considérablement renforcée [4].

Le dossier commence par un texte d’Isabelle Bourboulon qui raconte le procès en appel des anciens dirigeants de France Telecom condamnés en première instance pour « harcèlement moral institutionnel » après le suicide de dix-neuf salariés entre 2007 et 2010. C’est la dégradation des conditions de travail au nom de la rentabilité financière, grandeur nature si l’on peut dire. Dégradation symptomatique du délabrement général de la société, qui mesure l’ampleur de la tâche pour reconstruire un projet d’émancipation après la faillite néolibérale et l’abandon en rase campagne de toute volonté transformatrice de la gauche politique traditionnelle.

Le sociologue Mateo Alaluf propose une analyse socio-politique et historique de la quasi-disparition de la social-démocratie en Europe. Certes les trajectoires des partis sociaux-démocrates ou socialistes des pays européens sont différentes. Mais elles ont tout de même un point commun : c’est le ralliement à des politiques d’accompagnement des transformations du capitalisme contemporain, dans le sens d’un asservissement plus grand des travailleurs, d’un affaiblissement des structures de protection sociale, de privatisations des espaces et secteurs publics et communs et d’une fuite en avant productiviste ; en somme, un « paysage dévasté », écrit-il.

Gus Massiah élargit un peu plus le propos à l’échelle mondiale. Dans un capitalisme empêtré de contradictions, comment envisager un programme d’émancipation à partir des mouvements sociaux, se demande l’auteur. Il suggère cinq propositions : approfondir l’analyse de la situation ; partir des nouvelles radicalités ; inscrire les nouvelles radicalités dans les luttes des classes ; réinventer l’instance du politique ; redéfinir l’internationalisme.

Pierre Khalfa explore le sujet en analysant comment redéfinir les rapports entre partis politiques et les mouvements sociaux. Car on ne peut s’en tenir à suivre les préconisations de la Charte d’Amiens qui correspond à une époque révolue, même si la construction de l’indépendance syndicale fut une étape importante. Mais, aujourd’hui, l’élaboration d’une stratégie offensive face au capitalisme néolibéral est un enjeu crucial.

C’est aussi le bilan que tire Jean-Marie Harribey dans la recension qu’il fait du dernier numéro de la revue Les Utopiques de l’Union syndicale Solidaires, consacré à « Pouvoir, politique, mouvement social ». Un numéro riche sur les plans historique et théorique mais qui laisse en blanc la question stratégique.

L’historien Roger Martelli propose une analyse des résultats des élections législatives de juin dernier. La crise politique est avérée, l’opinion est morcelée, l’abstention est croissante, les droites sont majoritaires et l’extrême droite a fait une percée spectaculaire. « La majorité macronienne consolide sa triple caractéristique métropolitaine, bourgeoise et de droite. La NUPES se concentre sur l’Île-de-France, les aires métropolitaines et, de façon générale, se glisse dans l’espace politique historique de la gauche. Le RN élargit son assise départementale, enraciné qu’il est dans le Nord, l’Est et tout le littoral méditerranéen. »

Enfin, Aurélie Trouvé, nouvelle députée de la France insoumise sur la base de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale, dresse une perspective de travail au sein de cette dernière et appelle à reconstruire un espace commun de discussion et de propositions émancipatrices. « Les crises économiques, écologiques, sociales, militaires même, s’entrechoquent » tellement « que notre responsabilité historique est évidente ». Ce sont effectivement les conditions dans lesquelles a surgi une nouvelle situation politique en France pour être l’écho des préoccupations populaires.

L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit pour la gauche de commencer à comprendre que, du travail vivant qu’il faut absolument réhabiliter à la nature vivante qu’il faut enfin reconnaître en tant que telle, il n’y a qu’un pas, celui qui mène à la transformation de tous les rapports sociaux. Pour avoir cru à la disparition du travail vivant, comme créateur de valeur et de lien social, la gauche social-démocrate a perdu sa base sociale en même temps qu’elle ignorait le vivant naturel. Il est logique que les luttes sociales qui émergent, tant sur le sens du travail que sur le terrain écologique, se déroulent largement en dehors d’elle.

C’est une symbiose entre ces luttes qu’il s’agit pourtant de forger. Il y a urgence car l’incendie réactionnaire se propage : les droites se droitisent un peu plus en Europe et l’extrême droite accède au pouvoir ou s’en approche comme en Suède, modèle de la social-démocratie naguère, ou peut-être prochainement dans une Italie renouant avec ses démons.

La partie Débats de ce numéro des Possibles est composée de trois textes. Le premier, qui émane de Thomas Dallery et Jonathan Marie, porte sur l’inflation qui connaît aujourd’hui mois un regain inédit depuis plusieurs décennies. Mais les auteurs se démarquent des présentations habituelles du phénomène pour montrer qu’il résulte d’un conflit de répartition de la valeur ajoutée entre les classes sociales. La spirale toujours désignée par la doxa dominante comme une poursuite entre salaires et prix est en réalité une course entre salaires et profits. Voilà donc revenue la contradiction entre travail et capital, inhérente au capitalisme.

Dans le second texte, Bernard Mounier et Thierry Uso, tous deux engagés dans la défense de l’eau comme bien commun, présentent une facette du capitalisme envahissant tout. Ils expliquent que la financiarisation de l’eau est le stade ultime de sa marchandisation. Et pourtant, les exemples ne manquent pas où la création de marché à terme de l’eau est un échec, pour la protéger bien sûr !

Enfin, Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa et Christiane Marty dressent une première analyse du rapport que le Conseil d’orientation des retraites vient de publier. La situation est beaucoup moins grave que ce que dit le gouvernement, mais pourtant celui-ci veut mener « sa réforme », afin de faire travailler davantage, au prix d’un maintien du chômage à un niveau élevé. Le gouvernement ne parle plus des premiers de corvée, mais il promet que, lorsqu’ils seront retraités, leurs pensions baisseront fortement !

Pourquoi établir une connexion entre la gauche, la sécheresse, les incendies, l’eau et même l’inflation et les retraites ? Parce que, au bout du compte, il s’agit de mettre au jour, de mettre à nu, les contradictions du capitalisme qui, dans le premier quart de ce siècle [5], ont mis le feu à tout le vivant et mettent beaucoup de populations à feu et à sang. Halte au feu, donc !

Notes

[1Pour une petite synthèse des entorses aux salaires depuis plusieurs décennies, voir Martine Bulard, « Le travail ne paie pas », Le Monde diplomatique, septembre 2022.

[2Voir Jean-Marie Harribey, « Les pompiers grecs à notre secours », Politis, n° 1721, 1er septembre 2022. À noter que Politis a introduit un contresens dans le dernier mot de la dernière phrase de cette chronique en remplaçant « antiécologique » par « antiéconomique » ; contresens que Politis a corrigé une semaine après.

[3Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme, Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Le Bord de l’eau, 2020 ; En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible, Dunod, 2021.

[4Depuis plusieurs années, les rapports de forces internationaux s’étaient déjà modifiés. Voir le dossier « Rapports internationaux et géopolitique  », Les Possibles, n° 28, Été 2021.

[5Jean-Marie Harribey, « L’incendie libéral est déclaré  », Sud-Ouest, 25 mai 2002. Cela fait donc plus de vingt ans que tout flambe.

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