Réflexions sur « l’intersectionnalité » à partir du livre de Pap Ndiaye La Condition noire

vendredi 17 juin 2022, par Gérard Noiriel *

En tant que socio-historien, je n’ai jamais été convaincu par celles et ceux qui veulent nous faire croire que leur théorie serait la clé qui ouvrirait toutes les serrures de la connaissance. Quand j’étais étudiant, je me souviens que les marxistes althussériens, comme Étienne Balibar, s’efforçaient de nous persuader que « la dictature du prolétariat » était le concept dont le mouvement ouvrier avait absolument besoin pour faire la révolution. Je regrette que ce genre de théorie ait été jeté aux oubliettes sans donner lieu à une véritable analyse auto-critique, car cela aurait permis aux générations suivantes de ne pas reproduire les mêmes erreurs.

C’est ce qui se passe me semble-t-il aujourd’hui avec « l’intersectionnalité ». Mon but n’est pas, comme on s’en doute, de proposer une critique théorique de cette notion théorique, mais plutôt de questionner son utilité pour la recherche empirique en sciences sociales.

Il est évident que cette utilité ne réside pas dans la notion « d’intersection ». Le mot est sans doute nouveau dans le langage sociologique, mais il ne fait que désigner un principe élémentaire de la recherche qu’on enseigne à nos étudiants de première année : pour comprendre les activités des acteurs du monde social, il faut « croiser les variables », combiner les facteurs qui définissent leur identité sociale. Mais la première grande différence avec la théorie intersectionnelle, c’est qu’il ne s’agit pas de remplir une grille de lecture pré-établie, à partir des trois catégories que sont la classe, le genre et la race. Car c’est la recherche empirique qui doit mettre au jour, à chaque fois, les critères les plus pertinents pour expliquer la réalité observée.

L’autre différence majeure tient à la place accordée à la « race » par les partisans de l’intersectionnalité. En lui accordant un rôle aussi important que la classe socio-économique, les adeptes de l’intersectionnalité occultent le plus souvent les principaux mécanismes qui expliquent les formes majeures de domination sociale dans nos sociétés. C’est sur ce dernier point que je centrerai ma réflexion dans cette contribution.

Quelques remarques sur les références américaines

Les luttes symboliques que se livrent les universitaires dans les jeux de concurrence qui les opposent s’illustrent par l’usage fréquent d’arguments qui visent à discréditer leurs adversaires en les accusant d’être « dépassés » (« has been » en anglais). Les adeptes de l’intersectionnalité mobilisent ce registre polémique en présentant leur théorie comme une innovation radicale, venue des États-Unis, mais ignorée par les universitaires français. Ces derniers, victimes d’un chauvinisme intellectuel alimenté par une idéologie républicaine ayant constamment occulté la question raciale, souffriraient d’une grave infirmité : l’« aveuglement à la couleur » (« color blindness »).

La première objection que l’on peut formuler à l’égard de ce type de raisonnement, c’est qu’il nous présente une vision tronquée de la recherche américaine en sciences sociales en occultant les multiples travaux qui critiquent l’hégémonie du discours racial.

Ceux qui créent et recréent la race aujourd’hui, ce ne sont pas seulement la foule qui tue un jeune afro-américain dans une rue de Brooklyn ou ceux qui rejoignent le Klan ou l’ordre blanc […]. Ce sont ces hommes “de gauche” et ces universitaires “progressistes” qui vont développer leur propre version de la race, dans laquelle les schibboleths neutres, “différence” et “diversité” remplacent des mots comme “esclavage”, “injustice”, “oppression“ et “exploitation” et qui veulent nous faire oublier, ce faisant, que l’histoire de ces impôts est tout sauf neutre » (p. 205). [1]

Ces lignes ne sont pas extraites du livre Race et sciences sociales, Essai sur les usages publics d’une catégorie, que nous avons publié, Stéphane Beaud et moi, en janvier 2021 (Agone). Jamais nous n’aurions osé critiquer avec autant de véhémence ceux de nos collègues qui alimentent la « question raciale ». On aurait donc pu penser que ces propos, tirés d’un ouvrage publié en octobre 2021, déclencheraient une polémique comparable à celle que nous avons subie l’an dernier. Les adeptes de « l’intersectionnalité » auraient dû dénoncer un discours typique des vieux mâles blancs arc-boutés sur leurs privilèges, enfermés dans leur provincialisme franco-français, qui ignorent les recherches de la nouvelle génération sur la question raciale. Celles et ceux qui nous expliquent doctement ce que signifie être « progressiste » aujourd’hui auraient pu y voir une nouvelle preuve du « vent de réaction (qui) souffle sur la vie intellectuelle » pour reprendre une expression de Didier Fassin (in AOC-Média, 23 février 2021).

Pourtant, ce livre n’a pas provoqué ce genre de dénigrement. En dehors du Monde diplomatique, la presse de gauche l’a ignoré et la presse de droite n’a pas jugé utile de s’en emparer pour alimenter ses diatribes contre les « déconstructeurs ». Ce silence s’explique par le fait qu’aucun des arguments qu’avancent celles et ceux qui confondent la polémique et la discussion scientifique ne peut s’appliquer aux deux auteures de cet ouvrage. Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis a été écrit par une historienne (Barbara Fields) et une sociologue (Karen Fields) qui présentent un profil « intersectionnel » au-dessus de tout soupçon. Ces deux femmes, connues aux États-Unis pour leur engagement sans concession contre le racisme et issues d’un milieu modeste du Sud des États-Unis, se définissent en effet elles-mêmes comme « afro-américaines ». Comme leur travail ne pouvait pas être récupéré ou déformé par les deux camps qui s’affrontent continuellement aujourd’hui sur la question raciale, le silence a remplacé la polémique.

Nous avons là une illustration, adaptée au cas français, de ce que les sœurs Fields nomment le « racecraft ». Xavier Crépin, le traducteur et l’auteur de la postface du livre, explique qu’il a préféré conserver le mot anglais car il n’y a pas de véritable équivalent en français. Le néologisme « racecraft » a été forgé par référence à « witchcraft » (qui signifie sorcellerie en anglais). Karen Fields dit qu’elle a choisi ce terme parce que les discours et les pratiques qui concernent la race sont comparables aux discours et aux pratiques qui se focalisaient autrefois sur la sorcellerie : raisonnements circulaires, rituels de confirmation, barrières mentales contre la menace d’infirmation par les faits, prophéties auto-réalisatrices, « génétique populaire inventive et coloriée » ; sans oublier les pratiques collectives d’exclusion visant des boucs émissaires, fondées sur des rumeurs (p. 276).

Pour entrer dans la danse, il faut que ceux qui alimentent les polémiques sur la race partagent la même langue, même quand ils se présentent comme des adversaires acharnés. C’est ce qui pousse les uns et les autres à « traduire » constamment dans leur idiome commun le langage de la science. Si l’on veut rompre avec cette mécanique infernale, il faut donc éviter d’alimenter à son tour ces polémiques, quitte à laisser sans réponses les accusations blessantes, voire humiliantes.

« Je n’aime pas, c’est vrai, participer à des polémiques. Si j’ouvre un livre où l’auteur taxe un adversaire de « gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de faire ne sont pas les miennes ; je n’appartiens pas au monde de ceux qui en usent. À cette différence, je tiens comme à une chose essentielle : il y va de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à l’autre. (Michel Foucault, « Polémique, politique et problématisations » ; entretien avec P. Rabinow, mai 1984), repris dans Dits et Ecrits, Gallimard, 1988, tome IV, texte n°342).

Comment Pap Ndiaye a réhabilité la notion de « race »

Fidèle à cette éthique de la discussion, et pour rester sur le terrain de la recherche empirique, je prendrai appui sur les analyses développées par ces deux chercheuses américaines pour discuter les thèses développées dans le meilleur livre publié en France sur la question raciale ; celui de l’historien Pap Ndiaye, intitulé La Condition noire (Calmann-Levy, 2008) qui traite de l’histoire des Noirs de France depuis le XVIIIe siècle.

Mon analyse ne portera que sur le premier chapitre intitulé « le fait d’être noir » car Pap Ndiaye y défend les principaux arguments que l’on retrouve aujourd’hui chez les adeptes de « l’intersectionnalité », même s’il n’utilise pas le mot. Il plaide en effet, dans ce livre, pour une réhabilitation de la « race » dans le discours public français et dans la recherche en sciences sociales.

Sa réflexion part d’un constat : en France, le bannissement de la catégorie « race » n’a pas supprimé le racisme, alors qu’aux États-Unis la mobilisation du discours racial a été un outil efficace dans les combats contre les discriminations. En conséquence, il milite pour que la « race » devienne en France aussi une catégorie d’action publique. Il va de soi, ajoute aussitôt Pap Ndiaye, que les « races » ne peuvent pas être définies par des critères biologiques comme le prétendaient les anthropologues racistes. Selon lui, les « races » n’existent que dans les « imaginaires ». Il s’agit d’« une construction sociale », ce qui explique que, dans son livre, le terme soit toujours mis entre guillemets. Pour ce qui concerne les Noirs de France, qui font l’objet de son étude, cet imaginaire est un héritage de l’histoire coloniale, construit principalement à partir des « marqueurs historiques » que sont les critères physiques (la couleur de peau, mais aussi la chevelure, la physionomie, etc).

Fidèle à cette éthique de la discussion, je me suis appuyé sur la grille de lecture que nous proposent les sœurs Fields pour discuter les thèses développées dans le meilleur livre publié en France sur la question raciale ; celui de l’historien Pap Ndiaye, intitulé La condition noire (Calmann-Levy, 2008) qui traite de l’histoire des Noirs de France depuis le XVIIIe siècle.

Pour Pap Ndiaye, le terme « race » est synonyme de « minorité » ou même de « groupe social ». Il dit en effet : « il existe ainsi une minorité noire » définie par « le critère de l’expérience sociale partagée selon le marquer socialement négatif de la peau noire ». Plus loin, il définit la minorité noire comme « le groupe de personnes considérées comme noires et unies par cette expérience même » (p. 65).

La partie sociologique de son étude s’appuie sur un sondage réalisé par la Sofres à la demande du CRAN (Conseil représentatif des associations noires) et sur quelques dizaines d’entretiens qu’il a lui-même réalisés auprès de personnes qu’il a sélectionnées comme faisant partie de la « communauté noire » de France. Il insiste sur le fait que ces personnes, comme tous les êtres humains, revendiquent un large éventail d’identités. Il ne s’agit donc pas de les enfermer dans leur identité raciale, car ce serait sombrer dans l’essentialisme. La « race », ajoute-t-il, ne doit pas remplacer la classe sociale ou le genre, mais si l’on veut faire progresser la recherche en sciences sociales, il faut combiner ces variables. Même s’il n’utilise pas le mot, c’est donc bien la problématique de « l’intersectionnalité » qui est esquissée ici.

Pap Ndiaye admet que plus la classe sociale est élevée, moins l’apparence noire compte. Ce qui ne l’empêche pas de conclure que « l’expérience partagée des discriminations est une fondation suffisante pour délimiter le groupe ». Il existe donc un critère universel, qui définit la population noire comme une « race » : c’est la stigmatisation de son apparence physique qui engendre une expérience commune des discriminations.

Au terme d’un raisonnement qui aboutit à démontrer qu’en ce qui concerne les « Noirs » en tout cas, la « race » existe, Pap Ndiaye en vient logiquement à se demander pourquoi les Français ont eu tendance jusqu’ici à occulter cette réalité ? La réponse tient dans ce qu’il appelle « le modèle républicain » que les Français auraient intériorisé. C’est la critique centrale qu’il adresse aux universitaires français. Une fois de plus, le modèle américain sert ici de référence pour déplorer un « retard » de la recherche française. Reprenant à son compte les termes polémiques de Didier Fassin, Pap Ndiaye va jusqu’à parler de « déni ». Étant donné que la réalité de la race se situe au niveau des « imaginaires », le fait que les historiens français ne l’aient pas vue est la preuve d’un « aveuglement » (« color blindness »), le plus souvent inconscient.

Après avoir présenté les arguments que Pap Ndiaye avance pour justifier la nécessité de renouer avec le concept de « race », voyons maintenant pourquoi Barbara et Karen Fields réfutent ce genre de démonstration. Le fait même qu’un tel livre ait été publié par des universitaires américaines constitue une première objection à ce qu’affirme Pap Ndiaye. Si l’aveuglement des intellectuels français concernant la « race » n’était qu’une conséquence du « modèle républicain », comment expliquer que les sœurs Fields aient consacré cette longue étude pour réfuter l’existence des « races » ? Au lieu de répondre à cette question, Pap Ndiaye fait comme si elle n’existait pas. Voilà pourquoi, bien qu’il soit lui-même historien et que l’un de ses buts essentiels soit de montrer le rôle que les Noirs ont joué dans la vie intellectuelle américaine et française, on n’y trouve aucune référence aux travaux des sœurs Fields. Barbara Fields est pourtant historienne elle aussi. Première femme afro-américaine nommée professeure à Columbia, elle a reçu de nombreux prix pour ses travaux sur l’histoire de l’esclavage et des Afro-américains (notamment le prix Lincoln, le prix John H. Dunning de l’American Historical Association, le prix des fondateurs de la Confederate Memorial Literary Society, le prix ​​Thomas Jefferson de la Society for the History of the Federal Government).

Pap Ndiaye ne cite pas non plus dans son livre les travaux de l’universitaire britannique Robert Miles qui a longuement critiqué le tournant racial de la recherche universitaire dans son pays. Il ne dit pas un seul mot sur les recherches d’Adolf Reed, de Toure Reed, de Cedric Johnson. Il reconnaît que « la notion de « race » a fait l’objet « de débats importants dans les sciences sociales des États-Unis », en citant Anthony Appiah et William Wilson. Mais leurs critiques sont expédiées en une demi-page pour aboutir à la conclusion que « par contraste avec les États-Unis, la notion de « race » est encore mal admise dans les sciences sociales françaises ». Ce qui sous-entend qu’aux États-Unis, la notion de « race » serait désormais « bien admise » et donc que le débat sur le sujet serait clos. Il aurait été plus juste de dire que le discours racial est alimenté aujourd’hui par le courant dominant du monde universitaire américain et que celles et ceux qui le critiquent font partie du pôle dominé. De la même manière, ce sont les universitaires français qui occupent une position hégémonique dans les relations intellectuelles franco-américaines qui ont imposé le thème du « retard » français en se référant à un « modèle américain » qui correspond en réalité au réseau dont ils font eux-mêmes partie.

En présentant des divergences entre chercheurs sur le mode du « retard » et de « l’aveuglement », le livre de Pap Ndiaye illustre l’une des dimensions du « racecraft » que critiquent les sœurs Fields, quand elles disent que toute contestation des notions raciales est présentée par leurs partisans comme une « stratégie malhonnête de dissimulation » (p. 313). Même si l’ouvrage de Pap Ndiaye a le mérite de ne pas sombrer explicitement dans ce type de polémique, il n’empêche que les mots « retard » ou « aveuglement » qu’il utilise abondamment, sont des jugements de valeur qui alimentent le discrédit des collègues concernés.

Ces jugements de valeur expliquent les contresens que Pap Ndiaye commet, en toute bonne foi, lorsqu’il critique les travaux de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Pour illustrer ce point, je prendrai le passage où il évoque mes propres recherches. Il cite une phrase où je dis que « la lutte contre les discriminations et le racisme constitue un enjeu fondamental pour les intellectuels », en ajoutant : « Il a raison mais un combat conséquent contre les discriminations nécessite autre chose qu’une déclaration d’intention » (p. 76).

La phrase citée vient en conclusion d’un paragraphe où j’explique que la propension des intellectuels à dénoncer le racisme peut s’expliquer par des raisons sociologiques qui les poussent à utiliser leur expertise « pour dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés ».(in Les fils maudits de la République, Fayard, 2005, p. 268). Il ne s’agissait donc nullement de justifier le rôle joué par les intellectuels en matière de lutte contre le racisme, mais de rompre avec ces jugements de valeur pour analyser, avec les outils des sciences sociales, leur manière de légitimer leur fonction d’intellectuel.

Après avoir déformé mon propos pour le rendre compatible avec sa propre démarche d’intellectuel défendant la cause d’une « minorité opprimée », Pap Ndiaye me reproche de ne pas avoir mené un « combat conséquent » contre les discriminations, car j’en serais resté à une « déclaration d’intention ». Cette critique peut être comprise de deux manières. La première se situe au niveau de la pratique militante. On parle en effet de « déclaration d’intention » pour ceux qui prônent la révolution en restant scotché derrière leur ordinateur au lieu d’aller manifester, de coller des affiches, etc. Si c’est ce sens là qu’il faut retenir, je suis prêt à comparer avec Pap Ndiaye mes états de service depuis quarante ans dans le domaine du combat antiraciste.

La seconde interprétation se situe au niveau de la recherche. Les travaux que j’ai consacrés depuis les années 1980 sur l’histoire des discriminations et du racisme en seraient restés, selon lui, au niveau des « déclarations d’intention », en raison de l’« absence problématique des Noirs de France comme objet d’études » (p. 76).

Il aurait été préférable que Pap Ndiaye argumente en évoquant des approches différentes, car j’ai souvent abordé, dans mes livres, les discriminations subies par les immigrants noirs mais en les intégrant dans une problématique centrée sur le processus de stigmatisation. Sans entrer dans les détails, je rappelle simplement que, nourri des travaux de Goffman, d’Elias, de Bourdieu, j’ai consacré mes recherches à l’étude de processus historiques (l’immigration, la stigmatisation, l’identification, etc.) en me tenant à distance des discours identitaires. C’est ce qui m’a conduit à publier une volumineuse biographie sur le clown Chocolat, le premier artiste noir ayant connu la célébrité en France, sans avoir besoin de recourir au concept de « race » ou de « minorité raciale ». Termes particulièrement mal venus dans son cas, étant donné qu’il a été complètement ignoré par l’élite des intellectuels noirs haïtiens qui vivaient à Paris à la Belle Époque.

Si je voulais me placer sur le même terrain polémique que Pap Ndiaye, je pourrais lui retourner le compliment en affirmant qu’étudier le racisme en se focalisant sur une seule communauté, c’est le comble de « l’inconséquence ». C’est ce que disent à leur manière les sœurs Fields, puisqu’elles affirment que cet exclusivisme racial centré sur les Noirs contribue à pérenniser le racisme aux États-Unis.

De l’identité à l’identification

J’en viens maintenant à la définition de la « race » que propose Pap Ndiaye. Pour les sœurs Fields, mettre ce terme entre guillemets en répétant rituellement qu’il s’agit d’une « construction sociale », ancrée dans nos « imaginaires », c’est raisonner comme les sorciers qui croyaient aux esprits. Alors que les actes racistes peuvent s’expliquer par une multitude de facteurs qui doivent être mis en lumière à chaque fois par la recherche empirique, les adeptes actuels de la question raciale pensent avoir trouvé la clé qui ouvre toutes les serrures, en invoquant constamment la « race » comme « construction sociale ».

La critique de Karen et Barbara Fields rejoint celle que l’historien des sciences Ian Hacking a développée dans son livre The social construction of what ? (Harvard UP, 1999). « J’ai rarement trouvé utile l’expression « construction sociale » dans mon travail » précise-t-il d’emblée. Pour lui, toutes les formes de constructivisme dérivent du présupposé platonicien établissant une différence entre l’apparence et la réalité, que Kant a définitivement fixée dans la pensée occidentale. Sans nier que cette formule puisse avoir son utilité dans certains cas, le fait de la mettre désormais à toutes les sauces s’explique, à ses yeux, par la posture « radicale » qu’un grand nombre de chercheurs en sciences sociales veulent absolument afficher aujourd’hui.

Définir la « race » comme une « construction sociale » apparaît ainsi comme une formule magique, une forme d’idéalisme, qui pérennise les vieilles définitions de l’anthropologie raciale, sauf que les critères physiques (couleur de peau, forme du crâne, etc) sont situés désormais dans la sphère des « imaginaires » et des « représentations ». Les préjugés, les insultes, les humiliations que peuvent subir des personnes perçues comme noires sont vus comme des preuves de l’existence de la « race » noire. Voilà pourquoi, comme on l’a vu plus haut, Pap Ndiaye affirme que « l’expérience partagée des discriminations est une fondation suffisante pour délimiter le groupe ».(terme synonyme pour lui de « race »), alors que pour Barbara Fields, la référence à la construction sociale a simplement permis de « transformer une bête sauvage en animal apprivoisé ». La réhabilitation de la « race » a engendré tout un vocabulaire : « racialisation », « relations raciales », « racisé », que les sœurs Fields récusent parce que tous ces termes (de même que le mot « minorité ») « transforment l’acte d’un sujet en l’attribut d’un objet ». Autrement dit : « déguisé en race, le racisme devient quelque chose que les Afro-américains sont, plutôt que quelque chose que les racistes font » (p. 141).

Karen et Barbara Fields montrent aussi dans ce livre que lorsque la réalité dément les discours des « sorciers » de la race, ils trouvent toujours des arguments en apparence rationnels pour conforter leur croyance. Cette critique peut s’appliquer aussi, me semble-t-il, au raisonnement que Pap Ndiaye développe dans la Condition noire. Il justifie l’importance accordée à « l’imaginaire » dans sa définition de la « race » noire en écrivant : « Pour paraphraser les propos de Sartre concernant les Juifs, un Noir est un homme que les autres hommes tiennent pour noir » (p. 57). Mais plus loin, il reproche à ceux qui voudraient « déracialiser » la société française de faire des Noirs « un pur imaginaire, une représentation dans les regards, reproduisant ainsi l’erreur de Sartre qui fait du juif une invention des antisémites ». Si l’on comprend bien, la « race » noire est une construction imaginaire, mais en même temps elle n’est pas imaginaire.

Le même genre de contradiction apparaît quand on examine les données statistiques (publiées en annexe) qu’il mobilise pour définir la « race » noire à partir du critère de la « discrimination raciale ». Un tiers des personnes « se déclarant noires » affirment en effet n’avoir jamais subi de « discriminations raciales » et la proportion atteint 42 % pour la population se déclarant « métis issus de noirs ». Pap Ndiaye reconnaît par ailleurs qu’une partie des gens qui appartiennent selon lui à la « race » noire ne veulent pas être définis comme tels, surtout dans la population antillaise. Mais alors comment peut-on construire une catégorie à partir d’un critère qu’on ne retrouve pas chez plus du tiers des personnes concernées ? Pap Ndiaye répond en affirmant que les « Noirs » qui ne veulent pas être identifiés ainsi ou qui nient avoir subi des « discriminations raciales », sont victimes du « modèle assimilationniste républicain ».

Ce qui m’a frappé dans ce raisonnement, c’est de retrouver 50 ans plus tard, un mode de raisonnement en tous points identique à celui des intellectuels marxistes d’autrefois qui définissaient le prolétariat par « la conscience de classe ». À leurs yeux, les ouvriers qui n’affichaient pas publiquement cette facette de leur identité était victime d’une « aliénation », imputable à l’idéologie bourgeoise ou à la religion (« l’opium du peuple »). Là encore, au-delà du débat sur la classe ou la race, c’est une socio-histoire des intellectuels qui devrait être mobilisée pour comprendre ce type de raisonnement.

Cela m’amène à une autre critique développée par Barbara et Karen Fields dans leur livre. Elles se démarquent en effet des discours sur les « identités » en prônant une approche en termes d’identification (comme je l’ai fait moi aussi dans mes recherches depuis longtemps). À ce niveau aussi, le contraste avec la perspective que propose Pap Ndiaye est frappant. Son livre est complètement pris dans la problématique des identités. Le but civique qu’il se donne explicitement, c’est de favoriser l’émergence d’une identité collective noire en France. Certes, ajoute-t-il, celle-ci ne doit pas être exclusive, car elle doit s’articuler sur les autres identités que partagent les « Noirs » comme le genre ou la classe sociale.

Cette problématique identitaire et « intersectionnelle » occulte complètement le rôle que jouent ceux que j’appelle les « professionnels de la parole publique » dans le processus d’identification des individus. On le voit bien dans la façon dont Pap Ndiaye présente le sondage sur lequel son étude s’appuie largement et dont les résultats sont publiés en annexe du livre. Ce sondage réalisé par la Sofres et mené pour le compte du CRAN, association qui milite explicitement pour la reconnaissance publique de « l’identité noire », est pourtant très instructif quand on s’intéresse à la manière dont sont fabriquées des « identités ».

Étant donné que les statistiques françaises ne catégorisent pas les « races », les enquêteurs ont privilégié « l’auto-définition » des personnes. La Sofres affirme avoir mis en œuvre un « protocole méthodologique rigoureux permettant une fiabilité et une représentativité optimale des résultats de cette étude ». 13 500 personnes résidant en France ont été interrogées pour dégager un échantillon de 581 individus qui ont « déclaré être « noirs » », ou « « métis issus de parents ou grands-parents « noirs » ».

La Sofres explique que son « protocole » a fait le choix d’une « auto-définition à partir de l’interrogation suivante : Dans quelle mesure l’interviewé se définit comme “noir”, à travers un sentiment d’appartenance ou non à une minorité visible. Ainsi, les personnes interrogées étaient libres de se désigner ou non comme “noires”, à partir de la définition proposée ».

Cette explication montre que cet institut de sondage a repris à son compte le topo classique de l’idéologie républicaine qui consiste à définir l’identité des personnes à partir du « sentiment d’appartenance », argument qui, depuis l’époque de Renan, a servi de leitmotiv pour définir « l’identité nationale ». Mais cette dimension du « modèle républicain » n’est pas analysée dans l’ouvrage de Pap Ndiaye. De même qu’il n’a rien à dire sur la définition de la « liberté » qui est donnée dans ce sondage. Elle consiste à accorder aux individus identifiés la possibilité de répondre aux questions que leur posent les identificateurs par téléphone. Sans doute confusément conscients qu’en faisant ainsi irruption dans la vie quotidienne des gens pour leur poser des questions sur leur « identité », ils risquaient de les choquer, les sondeurs ont pris la peine de leur expliquer (toujours par téléphone) où ils voulaient en venir, avant de les questionner. « On parle parfois, en France, de “minorités visibles” pour désigner les personnes qui, notamment, n’ont pas la peau blanche. En général, on qualifie de “minorités visibles” : les Noirs, les Arabo-berbères, les Asiatiques, les Indo-pakistanais ou encore les métis. Vous-même personnellement, faites-vous partie d’une de ces minorités visibles, et si oui, laquelle ? »

Le terme de « minorité visible », emprunté au sens commun médiatique (désigné ici par le « on parle »), apparaît donc dans cette enquête comme une manière euphémisée de désigner les « races ». Le mot « visible » renvoie en effet au critère central que retient Pap Ndiaye dans sa définition de la « race » noire. Ce critère, on l’a vu, c’est le marqueur négatif de certaines caractéristiques physiques. Les sondeurs ont préféré utiliser l’expression « minorité visible » dans leurs explications, mais dans les questions qu’ils ont posées aux sondés ils utilisent l’expression « discrimination raciale » ; nouvelle preuve de l’équivalence établie entre race et minorité, en tout cas pour les « Noirs ».

Cela n’empêche pas que, pour pouvoir réaliser leur enquête, les sondeurs ont été obligés de fabriquer un espace public racialisé car si l’on raisonne en termes de « races », il faut pouvoir ranger tous les individus dans des catégories raciales. Sauf à considérer que les « Arabo-berbères », les « Asiatiques », les « Indo-pakistanais » ne sont pas concernés par les « marqueurs socialement négatifs » de leur apparence physique (ce qui contredirait la définition même d’une « minorité visible »), en suivant la définition de Pap Ndiaye, il fallait donc les considérer eux aussi comme des « races ».

Pour que leur enquête soit cohérente, les sondeurs ont dû compléter ce panorama racial. D’une part, ils ont rajouté à la liste pré-construite des « minorités visibles », une catégorie fourre-tout intitulée « autre ». D’autre part, comme il n’existe pas de « minorité » sans majorité, il a fallu introduire « la race blanche », désignée en creux par l’expression : « les personnes qui, notamment, n’ont pas la peau blanche ». Comme « les marqueurs socialement négatifs » qui stigmatisent les « minorités visibles » ne tombent pas du ciel, il faut bien admettre que c’est la majorité, définie par sa couleur de peau blanche, qui en est responsable. Le raisonnement aboutit donc à défendre l’hypothèse d’une « lutte des races », qui ne se déroule pas sur le terrain économique comme la lutte des classes, mais sur le terrain des « représentations » et des « imaginaires ».

Les sœurs Fields évoquent ce point à propos des États-Unis en disant que les partisans de la « blanchité » « s’imaginent découvrir de la “racialisation” – et par conséquent des races – dans tous les recoins. Ne reste plus dès lors qu’à procéder à un nouveau tour de passe-passe et à définir la race comme une « identité », ce qui fait que le « blanc » devient lui aussi une race » (p. 148-49).

La façon de classer ceux qui sont présentés comme des « métis » dans l’enquête de la Sofres ne règle en rien le problème. La question est posée d’une telle manière que les personnes sont contraintes de choisir l’une de leur ascendance au détriment des autres. Prenons l’exemple du joueur de football Kylian Mbappé. S’il avait été interrogé pour cette enquête, il aurait fallu qu’il choisisse entre une identité de « métis issu de la minorité noire » par son père et une identité de « métis issu de la minorité arabo-kabyle » par sa mère. S’il avait opté pour l’ascendance paternelle, il aurait été classé dans la catégorie « Ensemble de la population « noire » » » que retient Pap Ndiaye dans son annexe statistique. L’absence de toute réflexion sur l’arbitraire de ces classifications s’explique par le fait que dans son ouvrage, la notion de « race » ne s’applique qu’aux « Noirs ». À aucun moment, il ne s’interroge pour savoir si la définition qu’il donne de la « race » peut s’appliquer à d’autres groupes sociaux.

Au lieu d’invoquer sans cesse un « imaginaire » qui n’est jamais défini, les sœurs Fields accordent une grande importance au langage que nous utilisons pour désigner les individus. Elles se réfèrent aux travaux du philosophe ghanéen Anthony Appiah, qui a montré que le vocabulaire des sorciers donnait du sens à une « ontologie invisible », qui permettait de sélectionner parmi de nombreuses possibilités, une certaine manière d’organiser le monde. Barbara Fields applique ce raisonnement à la question raciale en examinant le rôle que jouent les adeptes de la « race » dans l’identification des personnes. Elle constate que la « race » escamote le racisme en transformant l’acte d’un sujet en attribut d’un objet. « Déguisé en race, le racisme devient quelque chose que les afro-américains sont, plutôt que quelque chose qu’ils font » (p. 141).

Même si elles ne se réfèrent jamais aux travaux de Pierre Bourdieu, on retrouve dans leur réflexion une forte proximité avec ce qu’il a écrit concernant la violence symbolique inscrite dans la langue. On pourrait aussi compléter leurs références en s’appuyant sur l’ouvrage d’Ian Hacking cité plus haut. Il explique qu’à la différence des classifications des sciences naturelles, les classifications des sciences sociales sont interactives, ce qui signifie qu’elles affectent les personnes. Voilà pourquoi lorsqu’un chercheur identifie une personne au nom de sa science, il ne se contente pas de faire un constat. Il peut faire exister le monde social tel qu’il voudrait qu’il soit pour des raisons personnelles. Ian Hacking n’en conclut pas que c’est une bonne ou une mauvaise chose. Il se contente d’attirer l’attention des chercheurs en sciences sociales sur un point central de leur travail.

Les spécificités de chaque histoire nationale

Les sœurs Fields comparent le « racecraft » à la sorcellerie d’autrefois aussi parce que dans les deux cas on retrouve le même type de raisonnement circulaire. « La raison tourne ainsi en rond dans le cercle qu’elle a elle-même bâti et entraîne le sens avec elle » (p. 285). Le livre de Pap Ndiaye tombe également sous le coup de cette critique. Il plaide pour un retour de la « race » comme catégorie d’action publique tout en partageant l’espoir qu’un jour les représentations raciales du monde social auront disparu. Mais si l’on veut bien admettre l’évidence que les représentations sont toujours véhiculées par le langage, on aboutit à cette contradiction : pour que soient éliminées un jour les représentations raciales, il faudrait reprendre les mots qui les désignent.

Affirmer que les « races » existent parce qu’on ne peut pas nier la réalité des discriminations raciales est un autre exemple de raisonnement circulaire car pour pouvoir qualifier ces discriminations de « raciales », il faut nécessairement avoir affirmé au préalable que la « race » existe.

Si l’on se place maintenant sur un plan plus factuel, on peut aussi s’interroger sur un discours qui réhabilite la « race » en partant du constat que l’abandon du terme n’a pas mis fin au racisme. Pap Ndiaye oublie de préciser le sens qu’il donne au mot « racisme » car celui-ci a beaucoup évolué au cours du temps. Il est évident que les crimes racistes sont infiniment moins nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient quand la race faisait partie du vocabulaire explicite de la droite et de l’extrême droite. Faut-il rappeler que ce sont les lois raciales de Vichy qui ont conduit des dizaines de milliers de juifs de France dans les camps d’extermination ? Faut-il rappeler les nombreuses victimes des crimes racistes commis à l’époque coloniale quand le gouvernement républicain présentait les Français comme une « race supérieure » ?

Le même genre de constat s’impose quand on compare aujourd’hui la France et les États-Unis. Toutes les statistiques prouvent que la proportion des crimes racistes est plus forte aux États-Unis. Les sœurs Fields insistent sur l’importance que conserve dans leur pays, ce qu’elles appellent le « racisme ordinaire ». Le taux de pauvreté des enfants noirs avoisine 50 %. De même, toutes les études convergent pour montrer la sur-représentation de la population noire dans les chiffres du chômage, des prisons, etc. Si l’on compare avec les données que Pap Ndiaye a publiées en annexe de son livre, le contraste saute aux yeux. Il dit lui-même qu’en France, « les Noirs semblent plus diplômés que la moyenne de la population » (p. 443).

Ce constat n’a pas pour but de minimiser les formes de discrimination qui existent en France. Je veux simplement montrer qu’en se focalisant sur la couleur de peau pour les étudier, au lieu de prendre en compte la multitude des facteurs qui interviennent, on se prive des outils les plus adéquats pour comprendre les formes proprement françaises d’exclusion. La place centrale accordée au critère racial dans le raisonnement de Pap Ndiaye occulte, par exemple, le rôle essentiel joué par la nationalité. Les chiffres fournis par l’INSEE, que nous citons dans notre livre (p. 231), montrent pourtant les fortes inégalités qui séparent la population noire française et la population noire d’origine étrangère.

Pap Ndiaye va jusqu’à affirmer que la « race » « est une catégorie valide d’analyse sociale, à l’instar d’autres catégories sociales comme la ’nation’ ou le ’genre’, notions tout aussi imaginaires ». Étant donné que le mot « imaginaire » ne fait l’objet d’aucune analyse empirique, il fonctionne dans ce raisonnement comme les esprits chez les adeptes de la sorcellerie. On peut certes affirmer que toutes les réalités matérielles, sociales, institutionnelles sont « imaginaires » puisqu’elles sont susceptibles d’alimenter notre imagination. Mais confondre les deux, c’est rétablir une forme extrême d’idéalisme. Les enfants ayant fui la guerre en Syrie et qui sont morts noyés dans la Méditerranée parce qu’aucun État national n’a voulu les accueillir auraient bien aimé que la « nation » soit une notion « imaginaire ». Malheureusement, il s’agit d’une réalité institutionnalisée sans guillemets, codifiée dans des lois mises en œuvre par des fonctionnaires qui ne font qu’appliquer les règles régissant nos États démocratiques.

Pour se distinguer des historiens et des sociologues qui avaient centré leurs travaux sur la question de l’immigration, Pap Ndiaye refuse de prendre vraiment en considération le fait que nos sociétés sont organisées sur une base nationale. Là encore, son livre tranche avec celui des sœurs Fields. La thèse du « retard » ou de « l’aveuglement » de la recherche française ne peut se justifier qu’en partant du postulat que ce qui est vrai aux États-Unis vaut également pour la France. Karen et Barbara Fields insistent au contraire sur la spécificité du cas américain. En partant de leur propre expérience d’universitaires ayant vécu dans différents pays (en Afrique mais aussi en France puisque Karen Fields est diplômée de la Sorbonne), elles montrent qu’il n’y a pas de « condition noire » universelle car même si on se limite à l’examen des représentations collectives, on observe que celles-ci varient fortement d’un pays à l’autre. L’une des grandes spécificités du cas américain, c’est l’ancienneté du processus de naturalisation des notions raciales, notamment dans l’invention des classifications administratives que voudraient introduire en France les experts de la statistique ethnique.

Parmi les exemples des conséquences actuelles de cette catégorisation raciale, elles citent celui de la Cour Suprême. En 1987, il a fallu « décider si, en vertu de la loi sur les droits civiques, les Juifs et les Arabes américains étaient autorisés à demander réparation pour des actes de discrimination à leur encontre ». Pour répondre à cette question, la Cour « choisit de se demander si les Juifs et les Arabes étaient racialement distincts des ’caucasiens’ » (p. 165). Dans un monde ou la conscience de race est constamment à l’œuvre, ajoute Karen Fields, « tout peut être compté, classifié, désigné publiquement en fonction de distinction ’raciales’ » (p. 297-98).

Deux façons de concevoir la recherche en science sociales

Bien que Stéphane Beaud et moi, nous ne connaissions pas l’ouvrage des sœurs Fields quand nous avons écrit le nôtre, nous avons mis en œuvre dans Race et sciences sociales, une approche qui est finalement très proche de la leur, au sens où elles n’ont pas jugé utile, elles non plus, de passer en revue tous les travaux universitaires qui traitent de la question raciale. Leur souci était de situer leur réflexion dans le prolongement de la tradition intellectuelle qui a permis à la sociologie de se constituer comme science autonome. Comme nous l’avons fait nous-mêmes dans notre livre, elles ont situé leur démarche au carrefour des trois pôles qui ont donné naissance au « métier » de sociologue : Emile Durkheim, Max Weber et W.E.B. Du Bois.

C’est le souci d’ancrer leur réflexion dans le champ des sciences sociales qui explique l’analogie qu’elle proposent entre « racrecraft » et « witchcraft » (sorcellerie). Karen Fields s’appuie en effet sur les analyses qu’Emile Durkheim a consacrées aux Formes élémentaires de la vie religieuse (F. Alcan, 1912), livre dans lequel il analyse de façon détaillée les classifications sociales chez les Arborigènes australiens. Ce qui a intéressé la sociologue américaine, c’est l’analyse durkheimienne sur le clan des Kangourous, car elle illustre l’immense pouvoir du langage pour fabriquer une essence commune qui implique des obligations morales. Durkheim montre que l’essence-nom est vécue comme du réel palpable, ressenti dans des effervescences collectives. De là est ressorti le fait évident qu’un tel être humain ressemblait plus à un kangourou qu’il ne ressemblait à un être humain appartenant, par exemple, au clan des souris arboricoles. C’est le même problème auquel nous sommes confrontés avec le langage racial constate Karen Fields. Cette problématique durkheimienne l’a orientée vers les travaux de l’anthropologue Evans-Prichard qui a développé toute une réflexion sur les formes de rationalité que pouvait engendrer la croyance dans la sorcellerie.

La partie du livre qui m’a le plus enthousiasmé, c’est le chapitre 8, intitulé : « L’individualisme et les intellectuels : une conversation imaginaire entre Emile Durkheim et W.E.B. Du Bois ». L’intérêt de ces pages se situe à plusieurs niveaux. Le premier tient au rôle que peut jouer l’imagination en sciences sociales, comme moyen heuristique et non pas comme argument métaphysique. En imaginant une discussion – qui aurait pu avoir lieu puisque Du Bois et Durkheim ont participé tous les deux à l’exposition universelle qui s’est tenue à Paris en 1900 – Karen Fields propose une nouvelle forme d’écriture en sciences sociales reposant sur le dialogue entre deux perspectives différentes, mais fondée sur un respect mutuel. Mine de rien, elle donne un bel exemple de ce qui devrait être la règle dans nos disciplines : la capacité de dialoguer sans chercher à discréditer son interlocuteur, mais au contraire en le respectant pour s’efforcer de le comprendre.

Le chapitre 8 de leur livre, intitulé : « L’individualisme et les intellectuels : une conversation imaginaire entre Emile Durkheim et W.E.B. Du Bois » (rédigé par Karen Fields), est exemplaire parce qu’il contraste fortement avec la logique identitaire que défend Pap Ndiaye. Le but de la sociologue américaine n’est pas de promouvoir un « nous » communautaire, mais d’avancer dans l’universalisation de la réflexion sur les discriminations. Dans le cas présent, il s’agit d’appréhender ensemble le « problème nègre » aux États-Unis, tel que l’a étudié W.E.B. Du Bois, et la « question juive » en France à l’époque d’Émile Durkheim. Au lieu de raisonner en termes de « color blindness » à propos du sociologue français, Karen Fields commence par souligner ce qui séparait les modèles nationaux français et américain. En France, dit-elle « les races et les couleurs étaient régies selon un autre modèle » qu’aux États-Unis. Néanmoins, ajoute-t-elle, Du Bois aurait trouvé un interlocuteur attentif avec Durkheim car pour lui non plus, les identités raciales n’allaient pas de soi. Bien que les deux savants aient forgé leur personnalité dans leur contexte national respectif, tous deux ont dû combattre les assignations identitaires véhiculées par les mouvements racistes de leur temps.

Durkheim a publié ses premières recherches au moment même où l’antisémitisme faisait une irruption brutale dans le débat public français. Sa réflexion sur le racisme a donc été nourrie par son expérience vécue, mais il n’a jamais évoqué son propre cas. À l’inverse, Du Bois s’est impliqué personnellement en s’engageant explicitement dans le combat politique pour l’émancipation des Noirs. L’antisémitisme n’a pas vraiment entravé la carrière universitaire de Durkheim, alors que W.E.B. Du Bois a longtemps été maintenu aux marges de la communauté savante américaine, Voilà pourquoi Karen Fields décrit Durkheim comme « un étranger de l’intérieur » et Du Bois comme « un initié de l’extérieur ». Mais malgré ces différences, leur dialogue aurait certainement été fructueux et aurait permis à l’un et à l’autre d’avancer dans leur réflexion respective (p. 331-335).

Nous avons là un modèle d’analyse compréhensive que Barbara et Karen Fields mettent également en œuvre dans les chapitres II et VI de leur livre, centrés sur des « histoires individuelles », à partir de plusieurs récits autobiographiques et des souvenirs de leur grand-mère Mamie Garvin Fields « qui, enfant, a assisté à la mise en place du régime Jim Crow » (p. 239). Là encore, le contraste avec la méthode mise en œuvre par Pap Ndiaye est frappante. Alors qu’il sélectionne dans les entretiens qu’il a réalisés les éléments qui nourrissent sa problématique identitaire, les sœurs Fields s’efforcent de restituer et de comprendre le point de vue des personnes qui font l’objet de leur étude. Elles accordent une réelle importance à la parole de celles et ceux qui n’ont pas accès à l’espace public, au lieu de leur dire ce qu’ils devraient être ou ce qu’ils devraient faire. C’est cette façon de pratiquer le métier de sociologue que Stéphane Beaud a mis en œuvre dans ses propres recherches (cf. notamment Pays de malheur ! (avec Younès Amrani), La Découverte, 2004 et La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), La Découverte, 2018).

Grâce à ces longs entretiens, Karen Fields a pu comprendre que le fait d’être noire était une réalité omniprésente dans la vie quotidienne de sa grand-mère, étant donné l’ampleur des discriminations qu’ont subies les Afro-américains dans le sud des États-Unis. Mais, ajoute-t-elle, « c’était un élément du décor. On sait qu’il est là, mais c’est à peine si on le remarque ». Ce constat est à mes yeux très important, car il rejoint ce que j’ai moi-même observé dans mes recherches sur ce genre de questions. La personnalité propre à chaque individu est la combinaison d’un grand nombre « d’identités latentes » (« les éléments du décor ») qui font partie de notre vie privée. Le processus d’identification est une relation de pouvoir qui permet aux dominants de sélectionner l’une de ces identités latentes pour l’installer dans l’espace public, que ce soit pour la valoriser ou pour la stigmatiser. C’est ce processus qui a permis la catégorisation des races au moment où a débuté l’esclavage en Amérique. Mais en reprenant à leur compte ces catégories, les militants antiracistes ont légitimé ce classement racial dans l’espace public, ce qui a eu pour effet de modifier la façon dont les Afro-américains se sont vus eux-mêmes. C’est ainsi que dans les milieux populaires du sud des États-Unis, un élément du décor qu’on remarquait à peine, est devenu une « race » ou une « minorité visible ».

Peut-être qu’il n’était pas possible de faire autrement pour combattre le racisme aux États-Unis. Cela ne devrait pas pour autant empêcher les chercheurs d’étudier le rôle qu’ont joué les « entrepreneurs de la race » dans ce processus identitaire. Cela ne devrait pas non plus occulter les formes de résistances que les personnes victimes du racisme ont développées sans attendre que les intellectuels viennent s’occuper d’eux. J’ai noté avec intérêt la place que Barbara Fields accordait au rire dans ces formes de résistances, puisque c’est un point sur lequel j’ai beaucoup insisté dans mon livre sur l’histoire du clown Chocolat. En s’appuyant sur un roman de Toni Morrison, elle note que « le rire peut servir d’outil de négociation pour des vies séparées vécues ensemble » (p. 136). Constat essentiel car à la différence des intellectuels critiques qui conçoivent les relations de pouvoir uniquement sous l’angle de la domination, les grandes romancières comme Toni Morrison ou les grandes historiennes comme Barbara Fields connaissent suffisamment bien le monde social pour comprendre la dialectique qui lie contradictoirement la domination et la solidarité. Quand Barbara écrit « Il faut saisir ensemble ceux qui sont séparés et réunis par la ligne de couleur », elle se situe dans le prolongement de ce que Norbert Elias appelait l’interdépendance entre les groupes au sein d’une même société.

Le livre de Barbara et Karen Fields est donc un excellent exemple d’une science sociale qui se donne pour objectif de comprendre les comportements des individus sans les juger. Cette démarche « herméneutique » les amène à s’interroger sur elles-mêmes et à réviser des croyances, héritées de leur formation universitaire. Karen Fields explique qu’avant d’approfondir ses entretiens avec sa grand-mère, elle avait tendance à voir la vie de cette dernière comme une « touriste » qui découvre un nouveau pays, c’est-à-dire à partir d’un regard extérieur. Mais lorsqu’elle a commencé à entrer à « l’intérieur » de son existence, une foule de questions ont surgi, qui ont remis en cause les certitudes de la sociologue. Elle a repensé aux réflexions de Max Weber sur le besoin qu’éprouvent les privilégiés de se justifier en disant qu’ils méritent leur privilège. Ce constat sociologique permet de comprendre pourquoi les universitaires qui sont les plus conscients de toute la misère du monde, sont souvent les plus enclins à jouer les professeurs de morale. Et comme ils ne sont pas prêts, malgré tout, à renoncer à leurs privilèges, ils sont incités à croire que la radicalité de leur langage critique est une forme d’action politique.

En appliquant ses réflexions à elle-même, Karen Fields s’est demandée si elle avait bien fait de défendre fermement l’autonomie de la science, en s’appuyant sur l’autorité de ceux qu’elle appelle « nos maîtres ». Les conversations avec sa grand-mère l’ont amenée à douter du bien-fondé des remarques de Max Weber quand il affirme que nous autres universitaires, « nous devrions vivre selon une éthique de la recherche qui se cantonne exclusivement à la recherche ». Elle s’est donc interrogée sur les finalités de la science sociale quand elle se limite à une « enquête réalisée selon de strictes critères scientifiques » (p. 267).

Toutes celles et tous ceux qui défendent l’autonomie de la recherche en sciences sociales, mais qui veulent croire malgré tout à l’utilité de leur travail sont pris dans ce genre de contradictions. Cette façon de pratiquer l’auto-analyse caractérise les chercheurs que Pierre Bourdieu appelait, en citant Emile Durkheim, « les intellectuels responsables ». Ceux-ci ne confondent pas la science et la politique, ce qui ne les empêche pas de tirer des conclusions de leurs recherches qui peuvent avoir des effets politiques. C’est le dernier aspect du livre des sœurs Fields sur lequel je voudrais m’arrêter maintenant.

Du discours racial au racisme

Le principal enseignement de leur étude, je l’ai déjà dit, c’est que la perpétuation du discours racial contribue à alimenter le racisme aux États-Unis. Le fait de mettre sans cesse la couleur de peau au premier plan aboutit à confondre les Noirs et les pauvres, privant ces derniers du langage social adéquat pour exprimer leurs revendications. C’est ce qui explique la tendance des pouvoirs publics à prôner des solutions raciales à des problèmes sociaux. Voilà pourquoi, ajoutent les sœurs Fields, « le racisme et l’inégalité de classe aux États-Unis ont toujours eu partie liée ».

Elles soulignent aussi que la politisation des catégories raciales aboutit forcément à diviser les classes populaires qui ont pourtant des intérêts communs. Des luttes politiques centrées sur un clivage entre « Blancs » et « Noirs » ne peuvent aboutir qu’à la défaite de ces derniers puisqu’ils sont minoritaires, sauf à espérer naïvement que les « privilégiés blancs » renonceront à leurs « privilèges » par compassion pour les « Noirs ». Tels sont les raisonnements qui amènent les sœurs Fields à conclure qu’aux États-Unis, le « racecraft » fonctionne « comme un aiguillage de chemin de fer au détriment de l’égalité » (p. 368).

Étant donné qu’en France, la race n’est pas une catégorie de l’action publique, nous n’en sommes pas encore là. Néanmoins, comme nous le montrons dans notre ouvrage, depuis les émeutes qui se sont produites dans les cités populaires de la banlieue parisienne en 2005, le discours racial s’est fortement répandu dans l’espace public, alimenté par les polémiques opposant les intellectuels de « droite » qui ont présenté ces jeunes émeutiers comme « Noirs et Arabes », et les intellectuels de « gauche » qui utilisent le langage racial pour dénoncer les discriminations.

Ce discours racial a connu un début d’institutionnalisation au moment de ces émeutes avec la fondation du CRAN, en novembre 2005, organisme qui s’est désigné lui-même comme « représentatif » des Noirs de France pour obtenir le financement qui lui a permis de commander à la Sofres le sondage de 2007. Les résultats de ce sondage ont acquis une légitimité scientifique grâce au livre publié en 2008 par Pap Ndiaye. Nous étions alors dans un contexte politique où une partie de la droite libérale plaidait pour des statistiques ethniques, à quelques mois des élections présidentielles remportées par Nicolas Sarkozy.

Quand on jette un coup d’œil sur la réception de cette enquête du CRAN dans les médias écrits, on constate qu’elle a été saluée à la fois par la droite et par la gauche. Le Parisien lui consacre sa Une en affirmant : « Le Cran crée l’événement, avec un sondage consacré aux Noirs. Le sondage TNS-Sofres que nous publions est sans précédent, donc impressionnant » (31/1/2007). « Plus d’un Noir sur deux se dit ’discriminé’ en France » titre Le Monde (31/1/2007). Libération va plus loin en reprenant explicitement à son compte le vocabulaire racial : « 56 % se déclarent personnellement victimes de discrimination raciale dans leur vie de tous les jours » (31/1/2007). Le Figaro, après avoir titré : « un Noir sur deux se sent discriminé en France » va jusqu’à saluer « une enquête qui bouscule la tradition républicaine française » (31/1/2007).

En dehors du Parisien, qui évoque « les classements bizarres » opérés par la Sofres pour regrouper les « personnes se déclarant noires » et les « personnes se déclarant métisses issues de Noirs », aucun des quotidiens que je viens de citer ne s’est interrogé sur la fabrication de ce sondage. Les résultats sont donc pris comme argent comptant. Libération va même jusqu’à apporter la caution des sciences sociales en écrivant : « Pour le sociologue Eric Fassin, la démarche du Cran peut “peser” sur le débat politique. D’ici au 15 février, il imagine que les candidats “auront plutôt intérêt à prendre en compte” les éléments de ce débat » (1er février 2007). Le quotidien de gauche enchaîne en citant une prophétie de Patrick Lozès, président-fondateur du CRAN, qui prédit que « Les Noirs feront la différence dans l’isoloir en 2007. »

Reprocher aux journalistes de ne pas s’interroger sur les processus d’identification qui sont à l’œuvre dans le monde social ne serait pas juste. Leur métier les oblige en effet à reprendre à leur compte les entités collectives qui peuplent l’espace public, pour produire des commentaires qui sont souvent aussi des jugements de valeur sur l’actualité. Critiquer ce sondage aurait été perçu comme une manière de nier ou de minimiser les discriminations. Position moralement indéfendable. Du coup, on comprend mieux pourquoi une démarche scientifique qui ne conteste pas ces formes d’injustice sociale mais qui s’interroge sur le langage et les outils mis en œuvre pour les analyser n’a pas pu trouver sa place dans le débat public.

Notes

[1« Schibboleth » est un mot hébreu désignant un terme qui ne peut être correctement prononcé que par les membres d’un groupe, ce qui leur permet de se reconnaître. Il vise ici l’entre soi de l’élite universitaire américaine.

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