Le Pourquoi je mentionne les femmes

vendredi 17 juin 2022, par Flora Tristan *

Ouvriers, mes frères, vous pour lesquels je travaille avec amour, parce que vous représentez la partie la plus vivace, la plus nombreuse et la plus utile de l’humanité, et qu’à ce point de vue je trouve ma propre satisfaction à servir votre cause, je vous prie instamment de vouloir bien lire avec attention, ce chapitre, car il faut bien vous le persuader, il y va pour vous de vos intérêts matériels à bien comprendre pourquoi je mentionne les femmes en les désignant par : ouvrières ou toutes.

Pour celui dont l’intelligence est illuminée par les rayons de l’amour divin, l’amour de l’humanité, il lui est facile de saisir l’enchaînement logique des rapports qui existent entre les causes et les effets. Pour celui-là, toute la philosophie, toute la religion, se résument par ces deux questions : la première : comment on peut et l’on doit aimer Dieu et le servir en vue du bien-être universel de tous et de toutes en l’humanité ? La seconde : comment on peut et l’on doit aimer et traiter la femme, en vue du bien-être universel de tous et de toutes en l’humanité ? Ces deux questions ainsi posées sont, selon moi, la base sur laquelle doit reposer, en vue de l’ordre naturel, tout ce qui se produit dans le monde moral et le monde matériel (l’un découle de l’autre).

Je ne crois pas que ce soit ici la place de répondre à ces deux questions. Plus tard, si les ouvriers m’en manifestent le désir, je traiterai très volontiers avec eux métaphysiquement et philosophiquement les questions de l’ordre le plus élevé. Mais, pour le moment, il nous suffit de poser ici ces deux questions, comme étant la déclaration formelle d’un principe absolu.

Sans remonter directement aux causes, bornons-nous à examiner les effets.

Jusqu’à présent, la femme n’a compté pour rien dans les sociétés humaines. Qu’en est-il résulté ? Que le prêtre, le législateur, le philosophe, l’ont traitée en vraie paria. La femme (c’est la moitié de l’humanité) a été mise hors l’Église, hors la loi, lors la société. Pour elle, point de fonctions dans l’Église, point de représentation devant la loi, point de fonctions dans l’État. Le prêtre lui a dit : « Femme, tu es la tentation, le péché, le mal ; tu représentes la chair, c’est-à-dire la corruption, la pourriture. Pleure sur ta condition, jette de la cendre sur ta tête, enferme-toi dans un cloître, et là, macère ton cœur, qui est fait pour l’amour, et tes entrailles de femme, qui sont faites pour la maternité ; et quand tu auras ainsi mutilé ton cœur et ton corps, offre-les tout sanglants et tout desséchés à ton Dieu pour la rémission du péché originel commis par ta mère Eve. » Puis le législateur lui a dit : « Femme, par toi-même, tu n’es rien comme membre actif du corps humanitaire ; tu ne peux espérer trouver
place au banquet social. Il faut, si tu veux vivre, que tu serves d’annexe à ton seigneur et maître, l’homme. Donc, jeune fille, tu obéiras à ton père ; mariée, tu obéiras à ton mari ; veuve ou vieille, on ne fera plus aucun cas de toi. » Ensuite le savant philosophe lui a dit : « Femme, il a été constaté par la science que, d’après ton organisation, tu es inférieure à l’homme. Or, tu n’as pas d’intelligence, pas de compréhension pour les hautes questions, pas de suite dans les idées, aucune capacité pour les sciences dites exactes, pas d’aptitude pour les travaux sérieux, enfin, tu es un être faible de corps et d’esprit, pusillanime, superstitieux ; en un mot, tu n’es qu’un enfant capricieux, volontaire, frivole ; pendant 10 ou 15 ans de la vie, tu es une gentille petite poupée, mais remplie de défauts et de vices. C’est pourquoi, femme, il faut que l’homme soit ton maître et ait toute autorité sur toi. »

Voilà, depuis six mille ans que le monde existe, comment les sages des sages ont jugé la race femme.

Une aussi terrible condamnation, et répétée pendant six mille ans, était de nature à frapper la foules, car la sanction du temps a beaucoup d’autorité sur la foule. Cependant, ce qui doit nous faire espérer qu’on pourra en appeler de ce jugement, c’est que de même, pendant six mille ans, les sages ont porté un jugement non moins terrible sur une autre race de l’humanité : les PROLÉTAIRES. Avant 89, qu’était le prolétaire dans la société française ? Un vilain, un manant, dont on faisait une bête de somme taillable et corvéable. Puis arrive la révolution de 89, et tout à coup voilà les sages des sages qui proclament que la plèbe se nomme peuple, que les vilains et les manants se nomment citoyens. Enfin, ils proclament en pleine assemblée nationale les droits de l’homme.

Le prolétaire, lui pauvre ouvrier regardé jusque-là comme une brute, fut bien surpris en apprenant que c’était l’oubli et le mépris qu’on avait fait de ses droits qui avaient causé les malheurs du monde. Oh ! il fut bien surpris qu’il allait jouir de droits civils, politiques et sociaux, et qu’enfin il devenait l’égal de son ancien seigneur et maître. Sa surprise augmenta quand on lui apprit qu’il possédait un cerveau absolument de même qualité que celui du prince royal héréditaire. Quel changement ! Cependant on ne tarda pas à s’apercevoir que ce second jugement porté sur la race prolétaire était bien plus exact que le premier, puisqu’à peine eût-on proclamé que les prolétaires étaient aptes à toute espèce de fonctions civiles, militaires et sociales que l’on vit sortir de leurs rangs des généraux comme Charlemagne, Henri IV ni Louis XIV n’avaient pu en recruter dans les rangs de leur orgueilleuse et brillante noblesse. Puis, comme par enchantement, il surgit en foule des rangs des prolétaires des savants, des artistes, des poètes, des écrivains, des hommes d’État, des financiers, qui jetèrent sur la France un lustre que jamais elle n’avait eu. Alors la gloire militaire vint la couvrir d’une auréole ; les découvertes scientifiques l’enrichirent, les arts l’embellirent, son commerce prit une extension immense, et en moins de 30 ans, la richesse du pays tripla. La démonstration par les faits est sans réplique. Aussi tout le monde convient aujourd’hui que les hommes naissent indistinctement avec des facultés à peu près égales, et que la seule chose dont on devrait s’occuper serait de chercher à développer toutes les facultés de l’individu en vue du bien-être général.

Ce qui est arrivé pour les prolétaires est, il faut en convenir, de bon augure pour les femmes lorsque leur 89 aura sonné. D’après un calcul fort simple, il est évident que le la richesse croîtra indéfiniment le jour où l’on appellera les femmes (la moitié de l’humanité) à apporter dans l’activité sociale leur somme d’intelligence, de savoir et de capacité. Ceci est aussi facile à comprendre que 2 est le double de 1. Mais hélas ! nous n’en sommes pas encore là, et en attendant cet heureux 89 constatons ce qui se passe en 1843.

[…]

Commencez-vous à comprendre, vous hommes, qui criez au scandale avant de vouloir examiner la question, pourquoi je réclame des droits pour la femme ? Pourquoi je voudrais qu’elle fût placée dans la société sur un pied d’égalité absolue avec l’homme, et qu’elle en jouit en vertu du droit légal que tout être apporte en naissant ? Je réclame des droits pour la femme, parce que je suis convaincue que tous les malheurs du monde proviennent de cet oubli et mépris qu’on a fait jusqu’ici des droits naturels et imprescriptibles de l’être femme. Je réclame des droits pour la femme parce que c’est l’unique moyen qu’on s’occupe de son éducation, et que de l’éducation de la femme dépend celle de l’homme en général, et particulièrement celle de l’homme du peuple. Je réclame des droits pour la femme parce que c’est le seul moyen d’obtenir sa réhabilitation devant l’église, devant la loi et devant la société, et qu’il faut cette réhabilitation préalable pour que les ouvriers soient eux-mêmes réhabilités.

Tous les maux de la classe ouvrière se résument pas ces deux mots : Misère et ignorance – ignorance et misère. Or, pour sortir de ce dédale, je ne vois qu’un moyen : commencer par instruire les femmes, parce que les femmes sont chargées d’élever les enfants mâles et femelles.

Ce texte de Flora Tristan est extrait du chapitre III de son livre L’Union ouvrière (Seconde édition publiée en 1844, la première datant de 1843), que l’on peut trouver en entier ici. Les extraits que nous avons choisis se situent dans les pages 43 et suivantes. Nous n’avons pas reproduit les notes de bas de page qui peuvent être consultées à l’adresse ci-dessus.

Flora Tristan (1803-1844) est une figure féministe du début du XIXe siècle, militante de ce qui fut appelé plus tard le socialisme utopique. Femme de lettres, ouvrière et victime de violences conjugales, elle participa à la naissance de la réflexion sur le croisement de la lutte des femmes et de celle de la classe ouvrière.

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