La question féminine

vendredi 17 juin 2022, par Eleanor Marx *

La fin du mode de production capitaliste et, de ce fait, de la société dont il est la base, correspond, pensons-nous, à une échéance calculable en années plutôt qu’en siècles. Et cette fin signifie la refonte de la société en des formes plus simples, voire en éléments, dont la restructuration créera un nouvel et meilleur ordre des choses. La société est en faillite morale et c’est dans les relations entre les hommes et les femmes que se manifeste cette faillite avec la clarté la plus repoussante. Les efforts pour différer cet effondrement en tirant des plans sur la comète sont inutiles. Il faut voir les faits en face.

Femme et société

Dans l’examen des relations entre les hommes et les femmes, un de ces faits, de toute première importance, a toujours été et reste négligé par le premier venu. Il n’a pas été compris même par ces hommes et ces femmes hors du commun, qui ont fait de la lutte pour la libération de la femme l’affaire essentielle de leur vie. Ce fait fondamental est : la question est du ressort des structures économiques. Comme tout dans notre complexe société moderne, la situation de la femme repose sur des données économiques. Bebel n’eût fait qu’insister sur ce point que son livre aurait déjà été un livre de valeur. La question féminine participe de l’organisation de la société dans son ensemble. Pour ceux qui n’ont pas saisi cette notion, nous pouvons citer Bacon qui écrit, dans le premier livre du Progrès du savoir, « Une autre erreur... est que, après la répartition des arts et des sciences particuliers, les hommes ont abandonné l’universalité... ce qui ne peut qu’arrêter et faire cesser toute progression… Il n’est pas non plus possible de découvrir les parties les plus profondes et les plus cachées de quelque science que ce soit si l’on n’en reste qu’au niveau de cette même science sans s’élever. » En vérité, cette erreur faite quand « les hommes (et les femmes) ont abandonné l’universalité » n’est pas que l’expression d’une humeur chagrine. C’est une maladie, ou, pour faire appel à une image que peuvent suggérer le passage et la phrase cités, ceux qui s’en prennent à la façon dont sont actuellement traitées les femmes sans en chercher la cause dans l’organisation économique de notre société contemporaine sont comme les docteurs qui soignent une affection localisée sans examiner l’état général du patient.

Cette critique s’adresse non seulement à quiconque tourne en plaisanterie toute discussion dans laquelle intervient la sexualité. Elle s’adresse aussi à ces caractères supérieurs, sérieux et réfléchis dans de nombreux cas, qui voient que le sort réservé à la femme est lamentable et qui tiennent profondément à ce que quelque chose soit fait pour améliorer sa condition. C’est une masse courageuse et admirable qui lutte : pour cette revendication parfaitement juste, le vote des femmes ; pour l’abrogation de la loi sur les maladies contagieuses [1], cette monstruosité née de la couardise et de la brutalité masculines ; pour que la femme puisse acquérir une éducation supérieure, pour que lui soient ouvertes les universités, les professions libérales et tous les métiers, de celui de professeur à celui de voyageur de commerce. Dans toute cette action, entièrement juste, on note particulièrement trois choses. En premier lieu, les intéressés proviennent en règle générale des couches aisées. Si ce n’est dans le mouvement contre la loi sur les maladies contagieuses, exception unique et restreinte, à peine quelques femmes jouant un rôle important dans ces divers mouvements appartiennent-elles à la classe ouvrière. Nous nous attendons à l’objection selon laquelle on peut quasiment dire, en ce qui concerne l’Angleterre, la même chose du mouvement d’une ampleur plus vaste auxquels sont consacrés tous nos efforts. Assurément, le Socialisme dans ce Pays n’est guère plus important qu’un mouvement littéraire. Il n’a qu’une petite frange d’ouvriers. Nous pouvons répondre à cela que ce n’est pas le cas en Allemagne et, même ici, le Socialisme commence à s’étendre parmi les travailleurs.

Le point suivant est que toutes les idées de ces femmes « à l’avant-garde » ont pour fondement soit la propriété, soit des questions sentimentales ou professionnelles. Aucune d’entre elles ne va au-delà de ces trois questions pour atteindre les fondements, non seulement de chacune de ces questions, mais de la société elle-même : la détermination économique. Ce fait n’est pas pour étonner ceux qui connaissent l’ignorance des données économiques de la plupart de ceux qui militent en faveur de l’émancipation de la femme. À en juger par leurs écrits et leurs discours, la majorité des défenseurs de la femme n’a prêté aucune attention à l’étude de l’évolution de la société. Même l’économie politique vulgaire, qui est selon nous fallacieuse dans ses énoncés et inexacte dans ses conclusions, ne semble généralement pas maîtrisée.

Le troisième point est issu du second. Ceux dont nous parlons ne font aucune proposition qui sorte du cadre de la société d’aujourd’hui. De ce fait, leur travail est, toujours selon nous, de peu de valeur. Nous soutiendrons le droit de vote pour toutes les femmes, non pas seulement celles qui ont des biens, l’abrogation de la loi sur les maladies contagieuses et l’accès à toutes les professions pour les deux sexes. La véritable situation de la femme par rapport à l’homme ne serait pas atteinte en profondeur (nous ne nous occupons pas en ce moment du développement de la concurrence et de l’aggravation des conditions de vie), car rien de cela, à part de façon indirecte la loi sur les maladies contagieuses, ne transforme pour elle les relations entre les sexes. Nous ne nierons pas non plus qu’une fois chacun de ces trois points acquis, la voie serait facilitée pour le changement radical qui doit survenir. Mais il est fondamental de se rappeler que le changement ultime ne surviendra qu’une fois qu’aura eu lieu la transformation encore plus radicale dont il est le corollaire. Sans cette transformation sociale, les femmes ne seront jamais libres.

La vérité, qui n’est pas pleinement reconnue, même par ceux qui sont soucieux d’agir positivement en faveur de la femme, est que celle-ci, à l’instar de la classe ouvrière, est soumise à l’oppression, que sa condition, comme celle des ouvriers, se détériore inexorablement. Les femmes sont soumises à une tyrannie masculine organisée comme les ouvriers sont soumis à la tyrannie organisée des oisifs. Même lorsque ceci est saisi, il ne faut jamais se lasser de faire comprendre que pour les femmes, comme pour les travailleurs, il n’y a pas dans la société actuelle de solution effective aux difficultés et aux problèmes qui se présentent. Tout ce qui est fait, quel que soit le cortège de trompettes qui l’annonce, n’est que palliatif, non pas solution. Les couches opprimées, les femmes et ceux qui sont directement producteurs, doivent comprendre que leur émancipation sera le fait de leur action. Les femmes trouveront des alliés chez les hommes les plus conscients comme les travailleurs trouvent des alliés chez les philosophes, les artistes et les poètes ; mais les unes n’ont rien à attendre des hommes en général et les autres n’ont rien à attendre des couches moyennes en général.

La féminité en question

La vérité de ceci ressort dans le fait que l’on doive, avant de passer à l’étude de la condition de la femme, dire un mot d’avertissement. Pour beaucoup, ce que nous avons à dire du présent semblera outré, la plus grande partie de ce que nous avons à dire du futur semblera chimérique et peut-être tout ce qui est dit paraîtra-t-il dangereux. Chez les gens cultivés, l’opinion publique est faite par l’homme et ce qui est usuel tient lieu de morale. La majorité continue à souligner les défaillances occasionnelles de la « féminité » pour faire obstacle à son égalité avec l’homme. Et l’on parle avec entrain de la « vocation naturelle » de la femme. On oublie que les défaillances féminines, en certaines circonstances, sont considérablement aggravées par les conditions insalubres de notre vie moderne, si elles ne leur sont pas entièrement dues en réalité. Que l’on rationalise ces conditions et cela disparaîtra en très grande partie, voire complètement. On oublie aussi que tout ce sur quoi on est si disert lorsque l’on discute de la liberté de la femme est aisément passé sous silence lorsqu’il s’agit de son asservissement. On oublie que pour les employeurs capitalistes, la faiblesse de la femme n’intervient qu’en vue de diminuer le taux général des salaires. En outre, il n’y a pas plus de « vocation naturelle » de la femme qu’il n’y a une loi de production capitaliste « naturelle » ou que n’est « naturellement » limitée la somme produite par le travailleur et qui forme ses moyens de subsistance. Que, dans le premier cas, la « vocation » de la femme soit censée résider dans l’éducation des enfants, la tenue de la maison et l’obéissance à son maître, que, dans le second, la production de plus-value soit un préliminaire nécessaire à la production du capital, que, dans le troisième, la somme perçue par le travailleur comme moyens de subsistance soit telle qu’il ne puisse que se maintenir au-dessus du point critique de la famine, ne sont pas des lois naturelles au sens où il y a des lois du mouvement. Ce ne sont que des conventions sociales temporaires, au même titre que le français est conventionnellement la langue diplomatique.

Traiter en détail de la situation de la femme actuellement consiste à répéter une histoire déjà mille fois contée. Malgré tout, nous devons, pour notre objet, faire ressortir de nouveau certains points bien connus et faire peut-être état d’un ou deux qui le sont moins. Et d’abord une idée générale qui concerne toutes les femmes. La vie de la femme ne coïncide pas avec celle de l’homme. Elles ne se recoupent pas, ne se rencontrent même pas dans de nombreux cas. D’où l’atrophie de la vie de la famille. Selon Kant : « Un homme et une femme constituent, lorsqu’ils sont unis, l’être total et achevé, un sexe accomplit l’autre. » Mais lorsque chaque sexe est inaccompli et que le moins accompli des deux l’est jusqu’à la dernière extrémité et que, en règle générale, aucun des deux ne parvient à instaurer avec l’autre un rapport régulier, libre, vrai, profond, en plein accord, l’être n’est jamais ni total, ni achevé.

Ensuite une idée particulière qui ne concerne qu’un certain nombre de femmes, encore que celui-ci soit important. Tout le monde connaît l’influence de certains métiers ou de certains modes de vie sur le physique ou le visage de ceux qui les exercent ou y sont soumis. On reconnaît à leur démarche le cavalier ou l’ivrogne. Combien d’entre nous ont-ils réfléchi, ne fût-ce qu’un instant, sur le fait inquiétant que dans les rues, dans les bâtiments publics, dans les groupes d’amis, on puisse aussitôt reconnaître les femmes célibataires si elles ont plus d’un âge que les écrivains en verve appellent « incertain » avec cette ironique délicatesse qui leur est toute personnelle ? Mais nous ne pouvons distinguer un homme célibataire d’un homme marié. Avant de poser la question qui découle de ce fait, rappelons la terrible proportion de femmes qui ne sont pas mariées. En Angleterre, par exemple, en 1870, c’était l’état de 42 % des femmes. Tout cela conduit à une question simple, légitime et qui n’est déplaisante que par la réponse qu’il faut bien lui apporter. D’où vient que nos sœurs portent sur le front cette trace d’instincts anéantis, d’affections étouffées, de qualités naturelles en partie assassinées, d’où vient que leurs frères « plus heureux » ne portent pas de telles traces ? Et là assurément aucune loi « naturelle » ne prévaut. Cette liberté pour l’homme, cette prévention de nombre d’unions nobles et légitimes qui ne le touche pas mais retombe lourdement sur la femme, sont les conséquences inévitables de notre système économique. Nos mariages, comme nos mœurs, sont fondés sur le mercantilisme. Ne pas pouvoir répondre à ses engagements commerciaux est une plus grande faute que de calomnier un ami, or nos mariages sont des transactions d’affaires.

Ce texte est extrait du livre La condition féminine publié en 1887 par Eleanor Marx et son compagnon Edward Aveling, sans que l’on sache si celui-ci fut véritablement co-auteur. Le texte que nous publions est tiré des pages 8 et suivantes de la version électronique située ici.

Notes

[1On appelait parfois ainsi (C. D. Acts) les Contagious Diseases Prevention Acts, votés en vue de prévenir les maladies vénériennes « y compris la gonorrhée », par l’examen médical et la détention des prostituées.

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