Dépasser le clivage entre féminisme intersectionnel et féminisme universaliste

Depuis quelques années, un nouveau clivage s’est formé au sein du mouvement féministe, entre deux courants maintenant dénommés « féminisme universaliste » et « féminisme intersectionnel ». De nombreux médias ont organisé des débats confrontant des représentantes « ad hoc » de chacun de ces courants, mais ils ont plus souvent contribué à figer le clivage qu’à vraiment clarifier les divergences. Cette division affaiblit de manière considérable la capacité des féministes de lutter contre les régressions sociales, économiques et sociétales en cours, lutte qui fait pourtant partie de nos urgences. À l’heure où l’extrême droite vient de rassembler en France près de 42 % des suffrages exprimés au second tour de la présidentielle, à l’heure où nous devons conjuguer nos efforts pour exprimer notre solidarité avec les femmes et la résistance ukrainienne face à l’offensive de Poutine, il nous semble en effet indispensable de favoriser la convergence des différentes composantes féministes.

Cet article [1] se donne pour ambition de montrer que le clivage entre universalistes et intersectionnelles est en grande partie artificiel et non pertinent. Du moins si l’on se met d’accord sur le sens des concepts, alors qu’ils sont utilisés aujourd’hui de manière extensive, confuse ou dévoyée. D’un côté, l’intersectionnalité (première partie) est un outil d’analyse indispensable pour la prise en compte des différents rapports de domination (classe, genre, « race »), mais elle ne doit pas mener à hiérarchiser ces dominations ou à cultiver des logiques d’affrontements identitaires. De l’autre côté, l’universalisme (deuxième partie) doit être entendu comme un idéal, un objectif à atteindre, et non pas comme un universalisme abstrait qui occulte le racisme ou tout autre système de domination. La troisième partie propose, sur les sujets habituellement mis en avant pour illustrer l’opposition entre féministes intersectionnelles et universalistes – voile, prostitution, réunions en non-mixité – une perspective qui tente de dépasser le clivage.

L’objectif de ce texte est d’aider à éviter les faux antagonismes qui créent des oppositions mortifères entre différentes féministes, parfois entre les plus récentes et les plus anciennes. Toutes doivent pouvoir se retrouver sur la volonté de faire converger les luttes : les luttes anti-racistes, luttes de classes, luttes contre l’oppression de genre, l’homophobie, etc., sans en reléguer au second plan. La conclusion résume le sens de notre féminisme intersectionnel et universaliste.

1 - Première partie : l’intersectionnalité

Après avoir évoqué le contexte de l’émergence du concept d’intersectionnalité aux États-Unis (1.1), nous rappellerons que dans le contexte français, très différent, une partie du mouvement féministe à partir des années 1970 s’est préoccupé de l’oppression combinée du patriarcat, du capitalisme et de l’impérialisme, approchant déjà d’une démarche intersectionnelle bien qu’elle ne soit pas nommée ainsi (1.2). Le paragraphe (1.3) permettra de prendre des distances avec certaines interprétations ou distorsions de l’intersectionnalité.

1.1. D’où vient le concept d’intersectionnalité : l’influence du Black feminism américain

Le concept d’intersectionnalité a été formulé aux États-Unis dans les années 1980 par la juriste africaine-américaine Kimberle Crenshaw. Sa réflexion se situait dans le contexte d’un droit et d’une jurisprudence de l’anti-discrimination apparus dès les années 1960, et elle s’est aussi inspirée des travaux du Black feminism des années 1970.

Rappelons que le système de ségrégation raciale n’a été aboli dans le Sud qu’au milieu des années 1960 (Civil Rights Act, 1964), suite à des mobilisations de masse pour les droits civiques, auxquelles les femmes africaines-américaines ont largement participé. Cela a permis d’obtenir à la fin des années 1960 une série de mesures ou de politiques d’action positive (affirmative action) pour endiguer les différentes formes de discrimination raciale – mais aussi de genre – toujours à l’œuvre. Il s’agissait essentiellement d’instaurer des quotas permettant aux personnes africaines-américaines, hispaniques, asiatiques… d’être embauchées dans toutes les entreprises et administrations, et d’éliminer, autant que possible, les discriminations en matière de déroulement de carrière. Des quotas se sont appliqués également pour le recrutement de femmes à l’université. L’ensemble de ces mesures a permis l’ouverture aux femmes de métiers traditionnellement masculins, dans la justice et la santé mais aussi dans les métiers ouvriers (usines, chantiers, mines…).

Kimberle Crenshaw, en analysant la jurisprudence, a ensuite montré comment les juges cherchaient à évaluer séparément les effets de la discrimination dont étaient victimes les femmes Noires [2] en fonction soit de la « race », soit du genre. Alors que ces femmes se situaient à l’intersection de deux discriminations potentielles, l’évaluation séparée avait pour conséquence de les exclure en partie du bénéfice des instruments juridiques créés pour lutter contre ces discriminations [3]. C’est ce qui l’a conduite à forger le concept d’intersectionnalité reposant sur une analyse des effets croisés et simultanés du genre, de la classe et de l’assignation raciale [4]. À noter que bien antérieurement, entre les deux guerres, la militante africaine-américaine Claudia Jones évoquait déjà la « triple oppression » à propos de la position spécifique des travailleuses noires américaines marginalisées tant dans les combats féministes qu’antiracistes.

Le concept d’intersectionnalité a largement bénéficié des travaux des Black feminists. Dans les années 1970, le mouvement féministe aux États-Unis, qui avait connu une renaissance du fait des mobilisations de masse en faveur du droit à l’avortement, était majoritairement composé de femmes blanches de la classe moyenne. Les féministes noires ont remis en cause la représentation du féminisme dominant qui considérait les femmes comme une classe homogène [5] et accordait la prééminence à la lutte contre le patriarcat en négligeant le vécu des femmes noires [6].

Cette analyse était également formulée par Adrienne Rich [7], théoricienne féministe (blanche) qui a reproché au mouvement féministe américain dominant de prétendre représenter une « classe universelle », ce qui niait les différentes formes de subordination auxquelles sont soumises les femmes de couleur, les lesbiennes et les femmes de la classe ouvrière.

Selon Jaunait et Chauvin (op. cit.), après les combats pour les droits civiques, la question de la race est devenue « le signifiant clef des mobilisations sociales ». Pour les Black feminists, plus qu’une analyse théorique sur l’articulation des différents rapports de domination, il s’est d’abord agi de s’inscrire dans le débat politique sur les stratégies de libération. Et là, le clivage est apparu par rapport au Black Power Movement qui donnait la primauté à la question de la race et refusait de se battre concomitamment contre l’oppression des femmes noires – leurs revendications étant considérées comme affaiblissant la lutte collective –, ou la reportait aux calendes grecques. Diverses organisations de femmes noires se sont alors créées. Citons simplement le Combahee River Collective dont les membres se revendiquaient ouvertement homosexuelles et luttaient pour la prise en compte de toutes les discriminations. Comme le souligne Jules Falquet [8], ces femmes ont élaboré leur réflexion à partir de leur pratique de lutte collective et elles ont mis en bonne place la dimension de classe et celle du lesbianisme. Elles ont proposé le concept de système d’oppressions, avant l’apparition du terme d’intersectionnalité.

1.2. Le contexte français

En France, le chemin fut tout autre. Pour bien le comprendre, il n’est pas inutile de faire un petit retour historique sur les contextes dans lesquels ont émergé, en France, la vague féministe des années 1970 et la nouvelle vague féministe aujourd’hui.

Une partie de la jeunesse, notamment estudiantine, qui a participé au mouvement de Mai 1968 s’était politisée dans les années précédentes dans le cadre de la lutte contre la guerre d’Algérie, puis contre la guerre au Vietnam menée par l’impérialisme américain à la suite de la défaite du colonialisme français en Indochine. Au lendemain de Mai 1968, les femmes qui avaient été partie prenante de ce grand mouvement social ont décidé de bousculer la vie politique par des revendications contre l’oppression patriarcale, qui étaient systématiquement étouffées par leurs compagnons de lutte au nom d’autres priorités (celles de la lutte des classes) et par les gouvernements de droite, partisans de la restauration de « l’ordre » sous toutes ses formes. Il était question pour ces féministes non pas de nier la lutte de classes mais de l’enrichir ou de l’éclairer à la lumière du mouvement féministe qui défendait le droit des femmes à disposer de leur corps, à résister aux violences sexistes aussi bien dans la rue, au sein de la famille ou au travail et à s’auto-organiser contre leur oppression. Cette volonté de changer le monde et leur vie conduisit plusieurs centaines de milliers de femmes à participer massivement aux manifestations pour le droit à l’avortement et à la contraception libres et gratuits. Ces revendications ne restèrent pas confinées dans un petit cercle de femmes intellectuelles. Elles donnèrent lieu à des débats passionnés dans de nombreux secteurs de la société, grâce notamment à l’action des féministes « lutte de classes » dans les « groupes femmes » de quartiers ou dans des groupes femmes ou commissions syndicales femmes d’entreprises [9].

Parallèlement à ces mobilisations, un travail d’élaboration théorique s’est approfondi aussi bien dans le milieu militant que dans celui de la recherche pour réfléchir sur la pertinence des concepts marxistes pour analyser l’oppression combinée du patriarcat et du capitalisme. En France, le marxisme était effectivement une référence majeure pour une grande partie des mouvements militants et parmi les intellectuel·les de « gauche ». C’était le reflet de la continuité des luttes de classes en France depuis près de deux siècles, de la force du Parti communiste après la Seconde Guerre mondiale notamment et de l’apport d’un certain nombre d’intellectuel·les à une réflexion critique en faveur d’un marxisme vivant.

Néanmoins le marxisme de l’après Mai 1968 nécessitait encore un sacré dépoussiérage après les années de dogmatisme stalinien porté par le Parti communiste de l’époque et dont n’étaient pas exemptes différentes composantes de l’extrême gauche. Parmi tous les concepts inspirés par le féminisme, il y a celui de travail domestique théorisé par Christine Delphy [10]. Dans les années 1980, d’autres concepts vont émerger comme celui de « division sociale et sexuelle du travail », de « rapports sociaux de sexe » ou de « consubstantialité » [11]. Ces trois derniers concepts, repris ou élaborés par la sociologue Danièle Kergoat en particulier, avaient en commun d’analyser la place respective des femmes et des hommes dans les différentes sphères de la société en fonction non pas d’une nature biologique mais des assignations sociales (aux femmes les soins et la reproduction de la force de travail, aux hommes la production et les activités sources de prestige) et des rapports hiérarchiques dans lesquels sont inséré·e·s femmes et hommes ; d’appréhender les rapports sociaux comme des rapports de domination (au sens large du terme) qui mettent en opposition des groupes sociaux antagonistes autour d’enjeux, en particulier celui du travail (dans toutes ses dimensions), susceptibles de se transformer historiquement sous l’effet des résistances collectives des groupes assujettis, de leurs révoltes. Il s’agissait enfin d’articuler ces différents rapports sociaux pour comprendre la société. Ainsi, pour Danièle Kergoat : « Les rapports sociaux sont multiples et aucun d’entre eux ne détermine la totalité du champ qu’il structure. C’est ensemble qu’ils tissent la trame de la société et impulsent sa dynamique : ils sont consubstantiels.  »

D. Kergoat et d’autres sociologues ont montré les conséquences de la lutte féministe inaboutie contre le partage inégal des tâches domestiques entre femmes et hommes et celles de la mondialisation capitaliste. Ainsi, loin de répondre à la demande d’une large partie des féministes d’un réel partage des tâches domestiques et de services publics de qualité pour accueillir les très jeunes enfants et prendre soin des personnes dépendantes, les gouvernements occidentaux, appliquant en majorité des politiques de réduction des investissements dans les équipements et les services publics, ont surtout facilité le développement de services privés d’aide à domicile. Ceux-ci soulagent la vie des femmes – cadres essentiellement – susceptibles d’assumer le coût représenté par l’emploi, sous différents statuts, de femmes, souvent d’origine étrangère. C’est ainsi qu’une nouvelle domesticité a émergé, ainsi que de nouvelles différenciations sociales entre femmes, non seulement au sommet de la hiérarchie sociale mais dans des couches sociales plus larges, en fonction de leurs origines et de leur niveau de diplômes. Illustration donc de l’interaction entre les différents rapports sociaux.

Remarquons que le croisement genre/race/classe n’est pas une nouveauté. Comme le souligne Danièle Kergoat, sans remonter jusqu’à Flora Tristan, bon nombre de travaux en France n’ont pas attendu les études postcoloniales ou le Black feminism pour insister sur « l’intrication » des dominations et sur les divisions dues aux inégalités de classe, de sexe et d’appartenance ethnique. Aujourd’hui, la formulation la plus diffusée tant au plan international qu’en France est celle « d’intersectionnalité ».

1.3. L’intersectionnalité : indispensable… moyennant quelques précisions

Aujourd’hui, tout le monde à gauche ou presque, se déclare « intersectionnel ». Cela signifie peut-être qu’il y a une vraie prise de conscience que les nouveaux prolétaires de tous les pays sont pris dans des rapports sociaux de domination dans lesquels interagissent à la fois les processus de la mondialisation capitaliste, les rapports sociaux de genre, les processus de racialisation et l’héritage du colonialisme… C’est plutôt encourageant pour toutes celles et tous ceux qui veulent changer ce monde d’injustices et de violences. On peut donc s’en réjouir à condition d’apporter quelques précisions importantes.

  • Ne pas raisonner en essentialisant les identités
    Il faut s’attacher, non pas à « cartographier » des identités figées mais à analyser les contradictions sociales liées à l’évolution historique et à l’interaction des principaux rapports sociaux et à leur configuration dans telle ou telle société (Kergoat 2009). À ce titre, il est toujours problématique de désigner comme des catégories homogènes les « blancs », les « noirs », les « juifs », les « femmes », les « hommes », etc. Comme si tous les blancs ou tous les noirs s’inscrivaient de la même manière dans le système colonial ou postcolonial ; ou comme si toutes les femmes vivaient l’oppression patriarcale de la même manière.
  • Ne pas réduire l’intersectionnalité au seul rapport de « race »
    Il n’est pas pertinent, en effet, d’analyser les injustices dont sont victimes, par exemple, les jeunes des quartiers populaires à la lumière du seul rapport de « race » ou du postcolonialisme comme on le lit parfois. C’est appauvrir l’analyse et se vouer à une impasse politique.
Une démission de la gauche face aux idées racistes

Si l’on remonte seulement aux débuts des années 1980 en France, il y a eu un tournant majeur dans l’orientation de la gauche de gouvernement : dans son programme, François Mitterrand avait promis le droit de vote aux élections locales pour les étrangers, promesse qui n’a jamais été respectée. En 1983, il avait reçu en grandes pompes les jeunes qui avaient organisé la « Marche pour l’égalité » et traversé la France de Marseille à Paris pour dénoncer les violences et les crimes racistes. Cette mobilisation avait permis l’obtention d’une carte de séjour de dix ans pour les immigré·e·s, mais très vite la situation se dégrada – F. Mitterrand a même repris le vocable de « seuil de tolérance » – et aux espoirs succédèrent les désillusions, notamment du côté des quartiers populaires. L’année 1983 marqua le tournant de la « rigueur » et de l’austérité adoptée pour rassurer les marchés financiers ; en même temps, les ouvriers immigrés grévistes dans le secteur de l’automobile à Talbot Poissy ont été désignés par plusieurs ministres, dont Mauroy, comme les principaux responsables de ce mouvement, « manipulés » par des intégristes musulmans. Ce qui ouvrit un boulevard à la droite, à l’extrême droite et à une surenchère raciste et sécuritaire. Les attentats contre le World Trade Center aux États-Unis en 2001 ou ceux de 2015 en France ont ensuite favorisé les amalgames entre immigrés, musulmans et terroristes. Le racisme a pris une forme de plus en plus décomplexée, et il a aussi été utilisé pour faire diversion face aux revendications sociales.

On comprend néanmoins pourquoi dans les quartiers populaires, certains jeunes qui subissent le chômage, de multiples discriminations, le racisme ou les violences policières sont conduits à chercher du côté du seul racisme et/ou de l’héritage du colonialisme, l’explication à leur précarité sociale. Cependant, de nombreux jeunes des deux sexes qui travaillent pour subvenir à leurs besoins, par exemple dans la restauration rapide, les grandes surfaces ou comme livreurs pour les plateformes savent bien qu’ils et elles sont victimes à la fois du racisme, de la recherche continuelle de profits qui dégrade leurs conditions de travail, et aussi du sexisme comme l’expérimentent les salariées dans tous les secteurs de la société. Dans ces conditions, la stratégie la plus efficace pour faire reculer le patronat, les racistes et les sexistes est celle de la convergence des luttes, même si elle est très difficile à concrétiser, pour rompre l’isolement des uns, des unes et des autres.

  • « Féminisme blanc » ?
    De ce point de vue, les efforts répétés de certaines féministes pour dénigrer ce qui est nommé le « féminisme blanc », pris encore une fois comme un tout homogène, est parfaitement contre-productif. Depuis plusieurs années, se développe en effet l’idée que le mouvement féministe en France, et plus largement en Europe, serait dominé par des « féministes blanches » intellectuelles de la classe moyenne. Celles-ci auraient sacrifié la lutte anti-impérialiste et antiraciste au profit d’une prétendue conception occidentale du féminisme fondée sur des privilèges obtenus par « les femmes blanches » grâce à leur complicité avec le colonialisme et l’impérialisme de l’Occident [12].

Tout d’abord, il s’agit d’une contre-vérité quant à l’histoire même du mouvement féministe en France. Dès les années 1970, sa composante « lutte de classes » a œuvré pour la convergence des luttes avec celles des femmes des milieux populaires et avec les femmes immigrées [13].

Ensuite, répétons-le, les « femmes blanches », pas plus que « les blancs », ne peuvent être considérées comme un groupe homogène que l’on pourrait rendre responsable de maux divers. Comme toute essentialisation, cela n’a aucune pertinence. Au sein de la population blanche, l’histoire fourmille d’exemples de persécutions (inquisition au Moyen Âge, pogroms contre les juifs en Europe) ou de discriminations (contre les Roumain·e·s ou les Roms), etc. De même, les femmes, qu’elles soient blanches ou noires, vivent des situations très différentes selon qu’elles appartiennent aux classes populaires ou à la classe dominante [14].

  • Faut-il alors se réclamer d’un féminisme décolonial ?  [15]{}
    Oui, si cela signifie décentrer notre regard féministe par rapport à l’Europe pour mieux prendre en compte les luttes passées des femmes et des féministes dans le monde, contre l’esclavage, contre le colonialisme ou le post-colonialisme.

Oui encore, s’il s’agit de prendre en compte l’héritage transmis par la colonisation dans nos sociétés : car la colonisation, évidemment criminelle, a non seulement laissé de profondes traces qui ont été bien décrites en leur temps par Franz Fanon et d’autres, mais elle a aussi contribué au maintien de pratiques racistes à différents niveaux dans l’administration française, en particulier dans la police. La fin officielle du colonialisme n’a pas mis fin aux échanges inégaux entre l’ancienne puissance coloniale et les anciens pays colonisés avec, le plus souvent, la complicité de dirigeants corrompus dans les anciennes colonies.

Non, s’il s’agit d’adopter une analyse dans laquelle le colonialisme surdétermine l’ensemble des rapports sociaux. Sans compter que le terme de colonisation est maintenant utilisé par l’extrême droite pour désigner le processus d’immigration en France, les anciens colonisés coloniseraient la France !

Non encore, s’il s’agit au nom de la lutte contre le racisme décrétée prioritaire, de nier ou de délaisser ce qui est à la base de la lutte des féministes dans le monde : le droit des femmes à disposer librement de leur corps sans être dans la dépendance et le contrôle des hommes dans la société et la famille. Or, pour certaines [16] par exemple, il ne s’agit plus seulement d’affirmer sa solidarité avec ses « frères » face aux discriminations et aux violences policières, mais plutôt de faire purement et simplement acte d’allégeance, ce qu’avaient précisément mis en cause les féministes africaines-américaines.

  • Ne pas valider l’idée de « privilège blanc »
    La notion de « privilège blanc » est venue se greffer sur cette catégorisation indue. Elle est non seulement infondée, mais dangereuse. Infondée, car quels seraient les privilèges, au sein de la population blanche, des ouvriers et ouvrières, des personnes sans emploi, des précaires par rapport aux personnes « de couleur » des classes dominantes des pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique ou d’ailleurs ? Adopter l’idée d’un privilège blanc revient à réduire l’ensemble des rapports sociaux à la prééminence de la couleur de peau… à l’opposé donc de l’analyse intersectionnelle ! Certes, en tant que « blancs », les hommes et les femmes ne sont pas confronté·es aux multiples discriminations auxquelles les immigré·es et leurs descendant·es ont à faire face : parcours scolaires, emplois, chômage, logements, ségrégation urbaine, ni bien sûr aux violences, voire aux crimes racistes ; beaucoup sont néanmoins confronté·es à d’autres discriminations et inégalités. Mais surtout, il est à la fois aberrant et politiquement dangereux de transformer une absence de discrimination en privilège : cela revient à escamoter les discriminations pour inverser le problème en désignant de prétendus privilégiés, donc, de manière implicite, des coupables. Or ce n’est pas parce qu’on n’est pas discriminé qu’on est privilégié ! Il ne faut surtout pas abaisser la norme : pouvoir vivre sans subir de discriminations, avoir un emploi, un logement, etc. relèvent des droits – qui restent certes à réaliser et pour lesquels on lutte –, mais ne sont pas des privilèges ! Il serait mortifère d’en venir à considérer, par exemple, les personnes qui ont un emploi comme privilégiées par rapport à celles qui n’en ont pas… et bien pratique pour détourner l’attention des véritables responsables du chômage.

Cette notion dévoyée de privilège relève en outre d’une vision individualiste psychologisante et culpabilisante fondée essentiellement sur des comportements individuels. Elle a pour effet de suggérer une confrontation entre individus. Au contraire, raisonner en termes de lutte contre les inégalités débouche sur une réponse collective, dans un cadre unitaire (associations féministes, antiracistes, de jeunes, syndicats…) visant à la transformation des rapports sociaux. Ceci n’est d’ailleurs pas contradictoire avec des pratiques de réunions non mixtes (voir 3e partie).

2- Deuxième partie : L’universalisme

L’universalisme est le principe qui part du caractère commun à tous les êtres humains, au-delà des différences entre leurs cultures et modes de vie, pour affirmer le principe de droits universels : droit à l’existence [17], à la liberté, à l’éducation, à l’égalité, etc. Cette conception est un héritage de l’humanisme qu’on trouve chez certains poètes du XVIe siècle comme Ronsard ou des essayistes comme Montaigne au XVIIe siècle [18], avant le développement de la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, qui a marqué le début d’une nouvelle époque de l’histoire des idées. Elle a été consacrée par le texte fondateur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Malgré les limites évidentes dans la définition de « l’homme » en question (il désignait le plus souvent l’homme occidental, mais « oubliait » notamment les femmes, les esclaves…), ce sont ces principes qui ont nourri dès 1791 la révolution victorieuse contre l’esclavagisme et la colonisation en Haïti, puis ensuite les luttes pour l’émancipation menées durant les deux derniers siècles, sur différents continents.

Sur le plan politique, l’universalisme républicain instaure le principe d’égalité citoyenne dans un État de droit, associé au développement de la vie démocratique. Il est devenu inséparable en France du principe de neutralité tel qu’il a été formulé dans la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Il garantit – en théorie – le respect de la diversité des identités, en particulier religieuses, en refusant de privilégier ou de discriminer telle catégorie de personnes par rapport à telle autre. La meilleure manière de ne pas discriminer serait alors de privilégier une vision abstraite de la citoyenneté, en faisant abstraction de la « race », de la classe, de la religion, du sexe, de l’orientation sexuelle, etc. Mais cette vision aboutit concrètement à occulter les inégalités et discriminations qui y sont liées, d’où le reproche fait à l’universalisme d’être « color blind », aveugle à la couleur. C’est bien cette manière abstraite de mettre en œuvre l’universalisme qui pose problème et doit être contestée. Car l’universalisme est un idéal, un but qui reste à atteindre. Il implique non pas l’aveuglement aux différences et inégalités existantes, mais au contraire leur prise en compte pour pouvoir les corriger et permettre une véritable égalité citoyenne.

Il faut rappeler maintenant comment ce concept d’universalisme, lié aux notions de progrès et de raison, a aussi été instrumentalisé pour servir le projet d’expansion coloniale.

2.1. Les dévoiements et les limites de l’universalisme

Paradoxalement en effet, l’universalisme avec son modèle égalitaire [19] a à la fois inspiré de nombreuses luttes d’émancipation, mais il a aussi été utilisé pour justifier les conquêtes coloniales, avec ses atrocités, au nom de la mission « civilisatrice et émancipatrice » de la France. Il a conduit à certaines formes de racisme. L’affirmation de l’existence des valeurs universelles a en effet légitimé l’idée selon laquelle certaines populations n’étaient pas pleinement des êtres humains civilisés ; elles ont été infériorisées.

La vision universaliste a aussi comporté historiquement des « trous noirs » puisqu’étaient exclues de la citoyenneté les femmes, les esclaves, les indigènes des colonies, les pauvres, etc. Des personnalités comme Mary Wollstonecraft ou Olympe de Gouges ont immédiatement revendiqué des droits égaux pour les femmes et aussi dénoncé l’esclavagisme pour la seconde. Les femmes sont bien placées pour se méfier d’une certaine proclamation d’universel en décalage avec la réalité ; elles ont été exclues du suffrage (dit) universel de 1848 jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en France. C’est seulement au cours d’une longue évolution qu’ont été corrigées toutes ces omissions. Tout novateur qu’ait été le principe universaliste, il était ancré dans son époque et porte l’héritage culturel et politique des sociétés occidentales. Du fait qu’il a servi à légitimer la colonisation, certains de ses opposants l’assimilent à une conception impérialiste de l’Occident et à une vision du monde érigée en modèle qui masquerait derrière l’affirmation de droits universels la domination de valeurs occidentales. Les « droits de l’homme » désigneraient en réalité ceux de l’homme blanc. De la même manière, comme présenté précédemment, le féminisme est critiqué par ces courants comme étant un féminisme blanc.

2.2. L’ambition de l’universalisme

Les critiques précédentes peuvent être dépassées si on rappelle que l’universalisme est un idéal progressiste et humaniste, un projet, toujours à réaliser, pour un modèle de société inclusif et égalitaire. Ce qui nécessite, par-delà la proclamation de principes, un bouleversement radical des rapports sociaux non seulement en France mais sur le plan international. Reconnaître les carences liées à une conception abstraite signifie veiller à mettre concrètement en pratique les valeurs qu’il porte.

Les droits universels ne sont pas des droits imposés par un ethnocentrisme occidental, ni des droits naturels. Ce sont des droits qui ont été socialement construits, et gagnés dans des luttes. Leur existence n’est pas un fait scientifique, mais découle d’un choix, d’un engagement éthique et politique [20].

Si aujourd’hui persistent de nombreuses discriminations et inégalités entre pays, entre personnes de différentes origines ou convictions spirituelles, entre catégories favorisées et quartiers populaires, entre femmes et hommes, c’est par manque de volonté politique de donner une réalité aux droits universels. Mais l’universalisme n’est pas l’uniformité, ni la non-reconnaissance des différences. Il gagne à être énoncé à partir de la dénonciation de toutes les discriminations.

2.3. Éviter les fausses oppositions et l’instrumentalisation de l’universalisme

Les partisans d’une forme rigide de l’universalisme, celle qui adopte une position de surplomb et « d’indifférence aux différences », s’opposent à la possibilité de traitement préférentiel pour certaines catégories destiné à compenser les discriminations qu’elles subissent. Là encore, cette opposition peut être dépassée si on veut bien garder à l’esprit que l’universalisme est consubstantiel de l’égalité des droits dans le projet de société à construire : pour mener à bien ce projet, il est alors nécessaire de prendre des mesures correctrices en faveur des catégories privées de ces droits. C’est la dynamique de progrès vers moins d’inégalités qui doit être privilégiée, et plus la société avancera vers l’égalité, moins il y aura besoin de politiques correctrices.

En France, à la fin des années 1990, le sujet de la parité en politique a par exemple suscité de nombreux débats qui ont divisé aussi les féministes. Inscrire le principe de parité dans la Constitution était accusé de rompre avec le principe universaliste qui affirme l’égalité citoyenne indépendamment de toute autre considération, et de valider une lecture différentialiste des femmes et des hommes. Sans revenir sur les échanges d’arguments [21], force est de constater aujourd’hui que suite à la modification de la loi électorale [22] et à la mise en place de dispositifs contraignants, l’égalité dans la représentation politique des femmes a fortement progressé, malgré le caractère anti-démocratique de la Ve République.

L’universalisme ne doit pas être identifié aux discours de personnes médiatisées qui s’en réclament. Certains courants en effet, comme le Printemps républicain, ou des personnalités comme Manuel Valls, se revendiquent de la gauche tout en dénonçant une crise républicaine de la gauche : elle serait devenue poreuse aux thèses racialistes et au relativisme culturel. En réalité, ils s’abritent derrière un universalisme de façade pour au final justifier une attitude discriminatoire envers les musulman·es et l’islam. Ces courants fétichisent la laïcité en occultant ou reléguant au second plan les questions sociales.

2.4. « Un universel riche de tout le particulier »

Le fait de reconnaître l’existence des groupes qui subissent des discriminations et de concevoir des politiques pour faire disparaître ces discriminations ne signifie pas valider les lectures identitaires, ni le relativisme culturel, ni les thèses différentialistes. Comme présenté dans la première partie, la prise en compte des différentes discriminations et rapports de domination conduit à considérer les effets croisés des différents types d’inégalités sociales, sexistes, racistes, homophobes, et veille à ne pas les hiérarchiser. Cette conception à la fois universaliste et intersectionnelle s’oppose à la fois à l’identitarisme obsessionnel de l’extrême droite et, à l’autre bout, aux velléités d’extension de l’islam fondamentaliste. La ligne à tenir se situe entre l’universalisme abstrait qui surplombe et dilue, et, à l’opposé, la mise au premier plan des différences entre groupes communautaires qui surdétermineraient tout le reste.

Aimé Césaire [23], souvent cité, résumait ainsi : « il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’“universel”. Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers ». Il ajoutait qu’il fallait avoir « la force d’inventer notre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent ».

3- Troisième partie : Dépasser le clivage intersectionnel/universaliste au sein du féminisme

Ce qui précède permet de préciser à quoi correspondent pour nous les termes intersectionnel et universaliste et de nous distinguer de certaines utilisations que nous jugeons abusives ou dévoyées. Nous en venons maintenant au clivage habituellement présenté comme séparant les féministes se revendiquant intersectionnelles et universalistes. Au centre de la controverse, sans surprise, un sujet en particulier divise les deux groupes, c’est le voile. Les deux autres sujets évoqués en général concernent la question de la prostitution et celle des réunions en non-mixité. Examinons chacun des trois au regard de notre objectif qui est, non pas de reprendre les différents arguments, mais avant tout de pouvoir se retrouver côte à côte et sans exclusive dans les collectifs féministes pour des luttes communes. Pour insister sur ce qui nous unit et tout affronter sans hiérarchiser.

3.1. Le voile : le débat n’est pas entre défendre le port du voile ou souhaiter sa disparition

La question du foulard, rebaptisé voile, est un objet récurrent de débats dans la société française, bien au-delà des courants féministes. Pour s’en tenir à ces derniers, le clivage se polarise aujourd’hui entre deux positions. Notons qu’il y a eu aussi l’expression d’une position intermédiaire en 2004 « Contre le racisme et pour les femmes [24] ».

La première position se base sur l’idée que le voile est un signe d’oppression des femmes, il symbolise leur soumission, voire c’est un outil de l’islamisme politique. Il est incompatible avec le féminisme, il faut le combattre. De l’autre côté, on estime que l’impératif du féminisme est de défendre la liberté individuelle et l’autonomie pour les femmes, en particulier de s’habiller à leur guise, en soulignant que ces prétendues normes ne pèsent que sur les femmes.

Sur cette question du voile, il est nécessaire d’entrer dans la discussion pour interpeller la conviction de certain·es pour qui une femme voilée ne peut pas être féministe puisqu’elle se soumet sans les contester aux préceptes de l’islam et/ou accepte la pression de sa famille ou des religieux : de ce fait elle n’aurait pas sa place dans les collectifs féministes.

Éléments de discussion

Rappelons d’abord que le contexte géographique et politique est important et que le voile n’a pas la même signification ici que dans les pays où il est imposé, comme en Afghanistan, en Iran, etc. Il y a unanimité, bien sûr, parmi les féministes pour soutenir les femmes de ces pays qui refusent l’obligation de porter le voile et pour assurer une solidarité avec toutes les femmes qui luttent pour leur liberté.

Le contexte en France est très différent, et il est nécessaire d’entendre avant tout la parole des premières concernées. Des enquêtes ont montré que les femmes musulmanes qui portent le foulard le font pour quatre différentes raisons. L’une d’elles est la prescription religieuse [25]. Certes l’islam attribue un statut inférieur aux femmes, mais c’est le cas de toutes les religions monothéistes, ce qu’on doit évidemment critiquer. Mais critiquer les religions n’est pas contester la liberté de croyances, ni réprouver ou repousser leurs adeptes hors des luttes féministes.

La deuxième raison avancée par certaines femmes musulmanes mérite attention. C’est le désir de se sentir en sécurité lorsqu’elles sortent dans l’espace public. Pour lutter contre le sentiment d’insécurité qui conduit une femme à porter le voile, il y a certes beaucoup à faire au niveau de la lutte contre les stéréotypes, notamment ceux qui assimilent les femmes non voilées à des impudiques, ce qui autoriserait à les harceler ou à les agresser. Beaucoup à faire donc dans l’éducation, en particulier faire en sorte que chacun apprenne à respecter toutes les femmes, quel que soit leur habillement. Mais en parallèle, il faut reconnaître aux femmes musulmanes leur capacité à décider de porter ou non le voile pour des raisons de sécurité dont elles sont seules juges.

Une autre raison pour le port du voile est de témoigner de sa religion. Il n’est pas très difficile d’en comprendre le ressort. Au lieu d’accueillir avec reconnaissance les travailleurs et leurs familles venus au fil des siècles construire et reconstruire la France, les gouvernements successifs n’ont pas cessé de discriminer les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subtropicale et leurs enfants, alimentant un racisme anti-musulman depuis plusieurs décennies, désigné par le terme islamophobie. Devant ce constat, comme l’analysait Christine Delphy, cette population semble avoir fait son deuil de l’impossible égalité. « Étant exclue de l’universel, elle se met à revendiquer une spécificité [26]  ». Une partie de cette génération a choisi l’islam pour se retrouver dans une identité et la positiver. Évidemment, on doit regretter que cette évolution ne remette pas en question la hiérarchie entre les femmes et les hommes. Raison de plus alors pour lutter ensemble contre toutes les discriminations, envers les femmes et envers les immigré·es.

Dernière raison mentionnée, la contrainte. Elle n’est mise en avant que par une très faible minorité de femmes, ce qui ne signifie pas qu’elle doive être négligée. Il serait en effet irréaliste de nier que les partisans de l’islam politique, tout comme les intégristes islamistes, font de l’extension du port du voile une stratégie. On regrette que certains courants politiques de la gauche radicale aient considéré, dans les années 1990, le développement du fondamentalisme islamique comme une réponse à l’impérialisme et donc comme un allié utile. L’islam étant en France la religion d’une minorité discriminée, toute critique de l’islam était alors proscrite et dénoncée comme de l’islamophobie. Ces courants de gauche ont occulté la nature réactionnaire des islamistes fondamentalistes et des intégristes par rapport aux libertés démocratiques, à l’égalité entre femmes et hommes et au respect dû aux personnes LGBTI. Il faut donc rester attentives et attentifs pour pouvoir lutter contre les intégrismes de toutes les religions, et notamment contre l’instrumentalisation du voile.

En conclusion, le voile est un signe d’inégalité, bien sûr. Mais ce n’est pas le seul. Est-ce que le fait pour une femme d’accepter une situation d’inégalité (en l’occurrence porter le voile) justifie d’être écartée en étant cataloguée non féministe ? Le tort du voile serait-il simplement d’être une inégalité visible dans la vie publique, contrairement à d’autres qui prennent place dans la vie privée ? Car les féministes, y compris militantes, sont loin d’avoir toutes refusé, par exemple, l’inégal partage des tâches domestiques au sein de leur couple. Le féminisme ne devrait-il pas d’abord être validé par l’engagement dans les luttes ?

La position suivante peut-elle alors réunir ?

Défendre le droit des femmes de se vêtir comme elles le souhaitent dans l’espace public [27]. Soutenir leur autonomie contre toute injonction exercée par les religions, les courants intégristes, les familles ou les pressions conservatrices et réactionnaires de la société. Condamner les discriminations et agressions contre toutes les femmes, voilées ou non.

Revendiquer bien sûr la liberté de conscience et de croyance pour toute personne et en même temps le droit de critiquer toute religion, y compris celle dite « des opprimés », et d’en dénoncer les aspects réactionnaires, sexisme, homophobie [28], etc. Rester vigilant·es par rapport à toute offensive religieuse fondamentaliste.

L’autonomie de toute personne est certes toujours limitée dans un contexte où existent de forts rapports de domination. Notre objectif en tant que féministes est d’aider à ce que l’autonomie des femmes devienne une réalité et de favoriser leur émancipation ; nous acceptons toute personne souhaitant agir avec nous dans ce sens. C’est sur le terrain des luttes et de l’action, en associant les femmes voilées ou non qui le souhaitent, que nous serons plus efficaces pour faire avancer l’émancipation féminine, notamment contre toutes les prescriptions conservatrices des religions ou, de manière symétrique, contre les modèles promus par la société marchande qui transforment les corps humains, et en particulier ceux des femmes, en marchandises.

3.2. Réunions en non-mixité : un outil

Le terme désigne des réunions organisées par des groupes militants qui en restreignent l’accès à des personnes partageant l’expérience d’une même discrimination ou oppression, le racisme, sexisme, etc. L’objectif est de faciliter la prise de parole de ces personnes et de faire émerger des solutions contre ces discriminations. Dans la période récente, certaines réunions, rares mais médiatisées, ont été réservées aux personnes noires. Ce qui a suscité une opposition virulente dans les rangs de la droite et l’extrême droite, mais aussi de la part de certains à gauche ou encore au gouvernement, opposition qui dénonce une rupture avec l’universalisme, parle de racisme anti-blanc et de visées séparatistes.

En ce qui concerne les femmes, l’organisation de réunions réservées aux femmes noires a aussi suscité une contestation chez certaines féministes : remises dans le contexte qui a vu émerger la thèse du « féminisme blanc » (voir plus haut), ces réunions ont pu être interprétées comme visant à faire émerger en opposition un « féminisme noir ». Mais ces critiques ne tiennent pas si l’on veut bien se rappeler que c’est justement le Mouvement de libération des femmes qui a largement développé les réunions non ouvertes aux hommes [29] dans les années 1970 et que celles-ci ont été très efficaces pour faire avancer l’émancipation des femmes. Se retrouver entre soi pour lutter a toujours fait partie des modes d’action des mouvements sociaux. La non-mixité devrait donc être vue simplement pour ce qu’elle est : un outil, plus ou moins temporaire, pour faciliter une prise de conscience et une mobilisation.

Une polémique a émergé plus récemment concernant la place des personnes transsexuelles dans les réunions et luttes féministes. Certaines féministes ne sont pas favorables à l’acceptation des transsexuelles (hommes devenus femmes) dans leurs réunions, en expliquant que leur changement de sexe ne leur permet pas de partager l’expérience des discriminations vécues par les femmes. Elles dénoncent aussi une place de plus en plus importante prise par l’activisme « trans » au sein du féminisme, qui tend à reléguer au second plan la défense des droits des femmes. À l’opposé, d’autres féministes dénoncent une stigmatisation des « trans » et affirment que les femmes transsexuelles sont des femmes comme les autres [30], ou encore que la bicatégorisation de l’humanité en deux sexes n’est qu’une simple construction sociale, dépassée du fait de l’existence d’individus intersexués.

Les premières sont alors accusées de transphobie. L’agressivité monte. Ces questions de la différence sexuelle, de l’existence de personnes transsexuelles ou transgenres ont émergé relativement récemment en France et elles sont complexes. Nous n’avons pas de réponses claires à ces questions. Mais il faut réussir à prendre en compte d’un côté les problèmes soulevés par les sportives ou par des militantes féministes qui ne pensent pas que les personnes « trans » soient les meilleures porte-parole du mouvement féministe, et de l’autre côté, le sentiment de rejet éprouvé par les « trans ». Pour sortir de ce climat de tensions qui tend à s’aggraver, il est indispensable de prendre le temps d’en débattre calmement et de manière constructive au sein des courants féministes.

3.3. Prostitution

La position concernant la prostitution est également réputée définir son « camp » : il y aurait d’un côté les abolitionnistes qui seraient universalistes, de l’autre les féministes intersectionnelles qui défendraient le « travail du sexe » (le courant dit « pro-sexe »). Cette catégorisation est en réalité paradoxale, car les arguments en faveur ou en opposition à la prostitution ne recouvrent pas la division censée partager l’intersectionnalité et l’universalisme. On peut néanmoins rappeler un constat général : partout ce sont les femmes racisées, les autochtones, celles issues des minorités ethniques, celles des classes défavorisées, donc celles qui subissent des rapports de domination croisés, qui sont surreprésentées parmi les personnes prostituées, parce qu’elles sont les plus précarisées. L’analyse intersectionnelle, qui prend en compte l’ensemble des dominations subies, devrait donc logiquement conduire à lutter contre le système prostitutionnel [31]. De quoi contredire l’identification prétendue entre les positions intersectionnelles et « pro-sexe ».

Nous ne reprendrons pas ici le débat. Simplement il nous faut rectifier l’affirmation régulièrement mise en avant par les partisanes de la reconnaissance du « travail du sexe » : elles seraient les seules à défendre les droits des personnes prostituées. Cette affirmation traduit une ignorance de ce qu’est l’abolitionnisme, mais c’est aussi une confusion entretenue à dessein par ses opposant·es. Car les abolitionnistes défendent bien évidemment l’accès des personnes prostituées à tous les droits ! Ils et elles luttent, non pas contre ces personnes, mais contre le système prostitutionnel, contre sa mondialisation et la traite des êtres humains à des fins de prostitution, qui constituent une atteinte à la dignité humaine. Ils et elles refusent de laisser croire que la prostitution pourrait être un travail comme un autre [32]. Pour les abolitionnistes, le progrès pour les femmes et pour la société, ce n’est pas de défendre un soi-disant droit de se prostituer, mais au contraire, de défendre le droit de vivre sans avoir besoin de se prostituer.

On peut acter l’opposition entre abolitionnistes et courants « pro-sexe » et continuer à débattre, mais les violences physiques comme verbales contre les militantes abolitionnistes – certaines ont été attaquées physiquement lors des dernières manifestations du 8 mars et elles sont régulièrement traitées de putophobes ‑– sont inacceptables et doivent être condamnées, au même titre que les injures à l’égard des trans, par l’ensemble des féministes.

En tout état de cause, quelles que soient les divergences sur cette question, on devrait pouvoir se retrouver pour lutter contre le développement de la précarité imposée aux femmes en matière de travail, de logement et contester les politiques répressives à l’égard des personnes étrangères à qui sont refusées toute perspective de régularisation, facteurs qui favorisent largement l’entrée des personnes dans la prostitution, malgré elles.

Conclusion

Féministes intersectionnelles et universalistes

Ce que nous nous approprions dans l’intersectionnalité comme dans l’universalisme, c’est la perspective d’émancipation qu’ils portent. Nous souhaitons inviter à réfléchir à un féminisme intersectionnel et universaliste, avec les nuances apportées précédemment. Ce féminisme part des conditions de vécu des discriminations envers les femmes et s’appuie sur les luttes concrètes et les inégalités vécues au jour le jour pour proposer des politiques alternatives et changer les rapports sociaux. Il affirme le principe politique de droits universels – à l’égalité, l’éducation, la santé, la liberté, l’emploi, etc. – qui sont à concrétiser pour tous les êtres humains.

L’antagonisme entre intersectionnalité et universalisme, trop souvent considéré comme une évidence, produit et entretient une division très néfaste au sein des féministes qui semble, de plus, s’approfondir au fil du temps. Or comme nous l’avons souligné en introduction, il est urgent de surmonter ces divergences pour constituer des fronts communs face à la montée de l’extrême droite et aux ravages occasionnés par des politiques économiques dont le seul moteur est la défense du profit, tant en France que sur le plan international.

Nous avons souhaité montrer que ces divergences peuvent être dépassées et qu’il existe une large plage de consensus pour des luttes communes. Il ne s’agit nullement de décider qui est intersectionnelle, universaliste, féministe, et qui ne peut pas l’être. Nous avons simplement présenté notre conception qui pointe de fausses oppositions. Les féministes doivent pouvoir se rassembler sur des objectifs et des luttes communes : prendre la défense des femmes chaque fois qu’elles sont attaquées en tant que femmes, être aux côtés des personnes racisées chaque fois qu’elles subissent des discriminations et aux côtés des salarié·es, des chômeuses et chômeurs qui se heurtent à l’exploitation et à la précarité de leurs conditions, dénoncer les discours racistes, nationalistes et complotistes alimentés tout particulièrement par l’extrême droite, ainsi que ceux des fondamentalistes religieux qui légitiment la subordination des femmes à tous les niveaux. C’est seulement par notre capacité d’affronter toutes les dominations simultanément, sans les hiérarchiser, que nous pourrons stopper les régressions sociales, économiques et sociétales en cours et construire une société plus juste et émancipatrice.

Mai 2022

Notes

[1La première partie de ce texte, qui discute de l’intersectionnalité, est reprise du texte « Pour un féminisme intersectionnel et universaliste », de Catherine Bloch-London, Christiane Marty, Christine Mead, Josette Trat et Marielle Topelet (septembre 2021).

[2La majuscule à « Noires » était revendiquée par les Black feminists.

[3Jaunait A., Chauvin S. « Représenter l’intersection, Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales ». Revue de Science Politique, 2012/1/vol 62, p. 5-20.

[4Marouz Sarah, « Race  », Éditions Anomosa, 2020.

[5bell hooks (sans majuscule, à sa demande), « Sororité : la solidarité politique entre toutes les femmes » dans E. Dorlin (dir.), Black feminism, anthologie du féminisme afro-américain, 1975-2000, L’Harmattan 2008.

[6Leur critique rejoint celle formulée par le courant féministe luttes de classe en France concernant le concept d’« ennemi principal » défendu par Christine Delphy.

[7Adrienne Rich, « Disloyal to Civilization. Feminism, Racism, Gynephobia  » citée par Jaunait et Chauvin.

[8Falquet Jules, Imbrication – Femmes, race et classe dans les mouvements sociaux, Éditions du croquant, 2019.

[9Trat Josette (2007) : « L’histoire oubliée du courant “ féministe luttes de classe“ », Femmes, genre, féminisme, pp. 9-32, Syllepse, en ligne sur le site Europe Solidaire Sans Frontières (ESSF).

[10Delphy Christine, L’ennemi principal, 1 Économie politique du patriarcat, Syllepse, 1998.

[11Kergoat Danièle (2005) : « Rapports sociaux et division du travail entre les sexes  », Femmes, genre et sociétés, l’état des savoirs, sous la direction de Margaret Maruani, pp. 94-101, La Découverte. (2009) : « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », dans Sexe, race et classe, sous la direction d’Elsa Dorlin, p. 111-125, PUF. (2021) : « Penser la complexité : des catégories aux rapports sociaux », La Pensée N° 407, J/A/S.

[12Thèse développée par Françoise Vergès. Pour une critique de cette thèse, voir Josette Trat, « Françoise Vergès, une féministe problématique », Contretemps n°41, 2019.

[13Claudie Lesselier (2007) : « Pour une histoire des mouvements de femmes de l’immigration en France », dans Femmes, genre, féminisme, pp. 71-104, Syllepse.

[14Voir Quand les femmes se heurtent à la mondialisation, Attac, coord. Esther Jeffers et Christiane Marty, Mille et une nuits, 2003.

[15Comme le font en France Françoise Vergès et Houria Bouteldja.

[16C’est le cas d’Houria Bouteldja. Elle a écrit en 2016 : « Mon corps ne m’appartient pas. J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam. J’appartiens à mon histoire et si Dieu veut, j’appartiendrai à ma descendance » in « Les Blancs, les Juifs et nous », p. 72, La Fabrique. Ce qui est son droit le plus strict mais qui pose des questions sur le sens qu’elle donne au mot féminisme.

[17Ce droit n’a rien à voir avec le « droit à la vie » prôné par les opposant.es au droit à l’avortement. Le droit à l’existence s’oppose aux politiques d’extermination telles qu’elles se sont déroulées contre les Indiens d’Amériques, les juifs d’Europe, les Tutsis au Rwanda etc.

[18Cités par Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang Universalisme, respectivement p. 65 et 70, Anamosa 2022.

[19De nombreux ouvrages portent sur les Lumières, l’universalisme, ses limites. Parmi eux, citons L’héritage des Lumières, Ambivalence de la modernité, Antoine Lilti, Seuil, 2019.

[20Voir Le Petit Alter, Dictionnaire altermondialiste, Attac, coord. Jean-Marie Harribey, Mille et une nuits, 2006.

[21Sur ces débats, cf. deux numéros de Nouvelles Questions Féministes : La parité « pour », vol. 15, numéro 14, novembre 1994 ; La parité « contre », volume 16, numéro 2, mai 1995.

[22Il n’y a pas eu de modification de la Constitution.

[23Aimé Césaire, Poésie, Théâtre, Essais et Discours, Paris, CNRS Éditions/Présence africaine Éditions, 2013.

[24« Contre le racisme et pour les femmes », tribune de Suzy Rojtman, Maya Surduts, Josette Trat, Libération, 27 janvier 2004. Nous ne reviendrons pas dans cet article sur les débats qui ont eu lieu au moment de la loi sur l’interdiction des signes religieux dans les écoles, collèges et lycées publics.

[25Le fait que le voile soit une prescription de l’islam est d’ailleurs largement contesté. L’histoire du voile commence historiquement avant les religions révélées. Il est devenu un attribut des femmes chrétiennes avant de faire partie des traditions des pays musulmans (plus que d’être vraiment un précepte du Coran), et il est devenu ensuite, selon certains historiens, un enjeu symbolique du refus de la colonisation. Le port du voile est aussi prescrit aux religieuses catholiques, mais il n’a jamais suscité une stigmatisation équivalente au voile dit musulman.

[26Un universalisme si particulier, Christine Delphy, Syllepse 2019.

[27La proposition du Rassemblement national d’interdire le port du voile dans la rue est injustifiable et elle serait de plus contraire à la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, ou encore à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), qui garantissent la liberté de conscience et le libre exercice des cultes.

[28C’est ce que font d’ailleurs certaines femmes de religion musulmane ou juive, qui étudient les textes fondateurs pour rétablir la vérité sur certaines prescriptions, et pour faire une critique au nom de l’égalité entre femmes et hommes.

[29Les réunions non mixtes étaient par ailleurs déjà pratiquées au XIXe siècle par les ouvrières, aux États-Unis et en France.

[30Ce qui n’est pourtant pas si simple. Dans le sport par exemple, certaines fédérations acceptent les femmes trans dans les compétitions féminines : leurs différences anatomiques et physiologiques leur donnent un avantage certain, ce qui suscite une contestation de la part des autres sportives. Un autre exemple concerne les lesbiennes qui n’ont pas forcément envie d’avoir une relation avec une femme trans, sans pour autant être transphobes.

[31Voir Mondialisation de la prostitution, une atteinte globale à la dignité humaine, Attac, coord. Christiane Marty, Mille et une nuits, 2010.

[32Voir la résolution adoptée par Attac en mai 2014 « Abolir le système prostitutionnel ».

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