Sur le livre de François Dubet, Tous inégaux, tous singuliers. Repenser la solidarité

vendredi 17 juin 2022, par Alain Caillé *

Difficile de présenter en quelques lignes un ouvrage [1] aussi riche que celui-ci qui condense et actualise les résultats d’au moins quatre décennies de recherche d’un de nos meilleurs sociologues. Sur l’état actuel de l’idéal d’égalité, et sur ses contradictions, voire ses impasses, on ne trouvera rien de plus précis, d’aussi synthétique et de mieux documenté. L’essentiel peut se dire ainsi : depuis les années 1980 nous sommes passés d’un régime d’idéal de justice dans lequel il s’agissait de corriger les inégalités de position, de richesse et de revenu, à un régime de justice dans lequel chacun doit se voir attribuer une chance égale de succès.

La dénonciation des discriminations a pris le relais de celle de l’exploitation. On assiste « au déclin du thème de l’égalité des conditions et à la montée progressive du thème de l’égalité des chances comme marqueur de gauche. […] L’idéal de la société juste n’ est plus le communisme, ou même le socialisme, il est celui d’une société dans laquelle chacun pourrait avoir les mêmes chances de réussir […]. La focale se déplace sur les individus et sur les discriminations, sur les femmes et sur les minorités, sur les identités, sur toutes celles et tous ceux qui concourent avec un handicap. L’idéal de la société juste n’est plus celui de l’égalité sociale, mais celui des inégalités justes parce qu’elles ne reposeraient que sur les mérites et les compétences des individus. Pour le dire de manière sommaire, il n’est pas injuste que les plus méritants et les plus utiles gagnent plus, parfois beaucoup plus, que les autres. En revanche, il est injuste que les femmes, que les membres des minorités, que les handicapés, que les enfants défavorisés aient moins de chances de faire valoir leur mérite et leur valeur, moins de chances d’accéder aux positions sociales les plus favorables. On raisonne moins sur les écarts entre les positions sociales que sur l’inégalité des chances d’accéder à ses positions » (p. 122). 

À quoi il convient d’ajouter que la lutte pour l’égalité des positions sociales se déployait dans le cadre d’une société dont l’unité et la cohésion étaient tenues pour allant de soi, alors que la lutte pour l’égalité des chances tend à faire éclater l’idée même de société tant les raisons de se sentir discriminé, honteux et méprisé sont multiples : « Les minorités sont méprisées, les travailleurs sont méprisés, les étudiants sont méprisés, les artistes sont méprisés, les ménagères sont méprisées, les malades sont méprisés, les usagers des services sociaux et des administrations sont méprisés. Par extension, les professionnels qui s’occupent des élèves, des malades et des pauvres, se sentent eux aussi invisibles et méprisés » (p 148). Mais, par un retournement à la fois logique et paradoxal, « nous ne sommes pas seulement méprisés parce que nous serions invisibles. Le mépris se cristallise aussi quand on est trop visible, parce que la singularité et l’authenticité de chacun sont enfermées dans des stéréotypes inacceptables et plus ou moins infamants. Alors que, d’un côté, on ne me voit pas assez, de l’autre, on me voit trop comme je ne suis pas. Ma singularité se dilue dans celle du collectif auquel je suis assigné » (p 148). Que ce soit comme individu singulier ou comme membre d’un des multiples collectifs dont je participe, dans le régime de la reconnaissance par le mérite – le régime des inégalités multiples –, j’aurai toujours une bonne raison de me sentir injustement discriminé puisque les positions sociales élevées sont tenues pour légitimes et qu’en même temps, par définition, elles sont rares. Si je n’y ai pas accès, alors que par hypothèse j’y ai droit, c’est que j’en ai été empêché. Et il y a à cela de multiples raisons possibles. De multiples raisons, en effet. F. Dubet cité ici Larry Temkin « qui a établi une liste de plus de quarante inégalités susceptibles de nous définir et d’orienter nos jugements : les revenus, le sexe, la « race », la santé, l’éducation, le lieu de vie, la qualité du travail, la sécurité, la consommation, les loisirs, l’alimentation, la mobilité, les risques, les connexions, les inégalités « épistémiques », etc. » (p. 100). Et F. Dubet poursuit : « Imaginons que nous puissions croiser cinq strates de revenus multipliées par deux en fonction des sexes et par trois en fonction des origines […]. Imaginons que les trente ensembles ainsi définis soient croisés avec dix critères d’inégalités seulement (c’est en effet très peu au regard de la liste de Temkin. A. C.), nous pourrions situer les individus dans quelques centaines de cases » (p. 101). Disons un bon millier au moins, un bon millier de raisons de se sentir discriminé, invisibilisé, méprisé et maltraité. 

On comprend mieux alors pourquoi présenter un projet politique à la fois juste, cohérent et susceptible de remporter une élection nationale devient de plus en plus mission impossible, et notamment pour la gauche qui ne parvient pas à concilier les deux idéaux de justice opposés qu’elle est censée défendre, celui de l’égalité des conditions et celui de l’égalité des chances. Les partis tendent à « s’adresser à une foule de minorités, comme le parti démocrate américain qui s’adresserait à dix-sept minorités ciblées comme autant de segments d’un marché » (p. 202). L’expérience de Nuits debout comme celle des Gilets jaunes sert de révélateur de la nouvelle norme politique qui s’impose : « personne ne peut parler à ma place ». « Les manifestants interrogés par les medias et par les chercheurs qui ont suivi la lutte (des Gilets jaunes), poursuit F. Dubet, n’ont parlé que pour eux-mêmes. Tous ont parlé de leurs difficultés personnelles, de leur colère personnelle, de leur engagement personnel. La solidarité des luttes n’empêchait pas chacun de se présenter comme un individu singulier, affrontant des épreuves singulières, vivant dans des conditions singulières […]. Dans le régime des inégalités multiples, chacun est le mouvement social et le militant de sa propre cause. Il est donc normal que personne ne soit vraiment autorisé à parler pour moi (p. 212). 

Pour le dire dans mon langage (A.C.) nous sommes arrivés à un stade sinon terminal au moins bien avancé de l’émergence d’une société parcellitaire, l’exact opposé des sociétés totalitaires du XXe siècle. Là où ces dernières entendaient tout rassembler sous l’égide d’un grand savoir obligatoire et d’un égocrate tout-puissant, la société parcellitaire sépare toutes les conditions, tous les savoirs, toutes les raisons d’espérer ou de désespérer, et tous les individus les uns des autres. L’une comme l’autre peuvent être vues comme des corruptions de l’idéal démocratique, l’une par excès de commun, l’autre par défaut. La difficulté est d’opérer, dans chaque cas, le départ entre ce qui peut être vu comme l’aboutissement souhaitable et légitime de l’aspiration démocratique à l’égalité des conditions et à la liberté individuelle, d’une part, ou, au contraire, comme ce qui met en péril mortel tant l’égalité que la liberté. La grande force du livre de François Dubet est de ne pas verser dans la condamnation du régime des inégalités multiples, même s’il ne cache pas ses préférences pour l’idéal d’égalité de conditions plus que pour celui de l’égalité des chances. Il voit trop bien comment la pensée réactionnaire se saisit des contradictions inhérentes à ce dernier pour dénoncer en fait toute demande d’égalité. 

Pour ma part, il me semble que la ligne de partage à établir entre ce qui relève d’une aspiration démocratique légitime et ce qui contribue à sa corruption peut être établie en principe en se demandant ce qui, dans cette aspiration, procède de l’hégémonie du néolibéralisme et est modelé par lui. Autrement dit, et pour faire court, d’un point de vue convivialiste (dont F. Dubet ne se réclame pas ici mais qu’il partage largement) on tiendra pour anti-démocratiques et non recevables les revendications qui, d’une manière ou d’une autre procèdent de la certitude que la seule chose qui meut les humains est l’intérêt individuel, l’appât du gain, que greed is good, qu’est juste uniquement ce qui est mon choix parce que la société n’existe pas (there is no such thing as society). 

Mais existe-t- elle encore, en effet ? C’est cette question qui hante F. Dubet depuis longtemps déjà. Elle est nécessairement angoissante pour un sociologue s’il considère, « à l’ancienne » (comme moi…), que la sociologie est l’étude scientifique (le plus possible) de la société. Ne cachant pas ses doutes et ses incertitudes F. Dubet n’exclut pas que la sociologie ait fait son temps, comme la société elle-même. « Après tout, écrit-il, il n’y aurait rien de scandaleux à dire que la sociologie générale ayant été la science et la philosophie sociale des sociétés nationales, démocratiques, industrielles et modernes, il serait naturel qu’elle disparaisse avec ce type de société et qu’elle se diversifie, autant que les sociétés elles-mêmes, en une foule d’objets » (p. 258). Mais on sent bien qu’il ne s’y résout pas. Pas plus d’ailleurs qu’à celle de l’idée régulatrice de nation, même s’il perçoit parfaitement tous les risques du nationalisme. En réalité, ce qu’il espère et attend, et que nous devons tous espérer, c’est la formulation d’un idéal d’égalité plus général que les deux qui à la fois s’opposent et se complètent aujourd’hui. Le premier, celui de l’égalité des positions, laissait trop d’inégalités et de discriminations sous le tapis, le second, celui de l’égalité des chances qui laisse croire au petit nombre des gagnants qu’ils ne le doivent qu’à leur mérite et ne doivent donc rien aux autres, cet idéal en réalité irréalisable sans une certaine égalité des positions, ne peut que générer un sentiment de frustration et de haine généralisé (nous y sommes). F. Dubet écrit ainsi : « Bien que l’égalité des chances méritocratique soit tenue pour un principe de justice incontestable dans une société composée d’individus fondamentalement libres et égaux, ce principe est à terme destructeur de toute solidarité et peut finir par justifier les plus grandes inégalités. L’égalité des chances repose sur l’idéal d’une compétition équitable, sans lui associer pour autant la fraternité de l’équipe » (p. 218). 

Le premier principe de justice repose sur un idéal d’égalité des positions sociales, le second sur celui d’une égale possibilité d’ accéder en principe aux plus élevées, mais aussi, du même coup, F. Dubet n’y insiste pas assez, sur un idéal de liberté. Il y manque celui de la fraternité ou de la solidarité. C’est ce qui fragilise ce qui a sans doute représenté la formulation la plus aboutie du principe d’égalité des positions, la théorie de la justice de John Rawls. Comme l’écrit F. Dubet, « l’idée de fraternité est le tiers absent de la conception libérale, rawlsienne, de la justice sociale. Plus exactement, la fraternité et la solidarité doivent être tenues pour acquises afin que s’impose le principe de différence garantissant une égalité sociale élémentaire « (ibid..). Disons-le un peu autrement. Pour que les individus puissent se sentir égaux ou éprouver le sentiment de bénéficier du même droit à accéder aux positions sociales les plus élevées au sein d’une société, encore faut-il que celle-ci existe encore un peu et dispose d’une perception d’elle-même suffisamment assurée pour que chacun sache à peu près où il en est. Dans mon petit Si j’étais candidat. Pour une politique convivialiste (Le Pommier, janvier 2022) je notais que la principale lacune des candidats à l’élection présidentielle (et des partis qui les soutenaient) tenait à leur incapacité à dire aux Français dans quel monde ils vivent, historiquement et géopolitiquement, et comment la France pourrait et devrait s’y situer. Dans le même sens, F. Dubet écrit : « Pour être fraternels, ils doivent (les individus) se sentir assurés socialement et culturellement. La recherche de l’égalité exige que des individus toujours plus singuliers sachent dans quel monde ils vivent, en quoi ils sont des acteurs sociaux, à quelle communauté ils sont redevables » (ibid.). 

Ou encore, il faut que chacun perçoive le plus clairement possible qui donne quoi à qui, combien, comment et pourquoi. Or, c’est loin d’être le cas en France qui est pourtant un des pays les plus redistributifs au monde (le plus redistributif avec la Suède). Mais cet effort de justice indéniable reste plus que mal perçu. Pire, il est vu comme ne produisant en fait que de l’injustice. « Du point de vue des individus, explique F. Dubet à juste titre, le problème essentiel vient de ce que cette redistribution est devenue si complexe, si fractionnée, si illisible, que le contrat social qui la sous-tend et la justifie est devenu incompréhensible aux yeux de beaucoup. Le fait que « l’on n’y comprenne plus rien » n’est pas seulement un défaut d’information et de compétence, c’est une atteinte à l’idée même de solidarité. […]. Comme le montrent les enquêtes d’opinion depuis longtemps déjà, quand le contrat social n’est plus perceptible, chacun a le sentiment d’être floué. Ceux qui paient pensent ne pas recevoir ce qui leur est dû. Dans un régime des inégalités multiples, chacun se sent spécialement mal traité dans la mesure où il se compare au plus près et ne sait pas vraiment ce qu’il donne et ce qu’il reçoit. Paradoxalement l’emprise même de l’État-providence affaiblit le sentiment de solidarité (pp. 239-40).

Comment remédier à cette obscurité délétère ? De l’avis d’un nombre croissant d’experts la meilleure solution serait, de ce point de vue au moins, la création d’un revenu universel. Elle aurait le mérite de permettre une simplification drastique de notre système fiscal et de le rendre transparent. C’est même, peut-être, au bout du compte, sa principale justification. Comme la majorité des Français F. Dubet y est opposé, au motif que seul le travail induit une véritable socialisation et procure le sentiment de mériter ce que l’on gagne. L’argument, bien sûr, est fort, mais les trop rares études sérieuses existantes sur le sujet semblent montrer qu’un tel revenu universel assuré est plus incitatif que désincitatif au retour au travail et à l’initiative. Pour différentes raisons il n’est pas sûr que nous ayons encore longtemps le choix de ne pas aller en direction du revenu universel, quitte à être vigilant, en effet, sur le sort de ceux qui choisiraient de rester en marge. 

Au terme de ce parcours, riche on le voit, que retenir plus particulièrement d’un point de vue convivialiste ? Tout d’abord, qu’il y a une commune socialité à rebâtir, en France comme ailleurs. Cela suppose un premier approfondissement de notre conception de la justice. Au principe de différence rawlsien qui pose que ne sont justes que les inégalités qui profitent aux plus démunis, on pourrait ajouter que les mesures qui concourent à l’égalité des chances (et à la lutte contre les discriminations) ne sont légitimes qu’aussi longtemps qu’elles n’entrent pas en contradiction avec la recherche de l’égalité des positions en favorisant le règne néolibéral d’un capitalisme rentier et spéculatif et la destruction des cadres nationaux au sein desquels s’exerce la solidarité. 

Mais ce premier approfondissement de la norme de justice ne vaut qu’à l’intérieur d’une société donnée. Il doit être complété par l’exigence de préservation de la nature qu’implique le principe de commune naturalité et par le souci de la survie même de l’humanité qu’implique le principe de commune humanité. Mais c’est là une autre histoire, bien plus complexe encore.

Cet article était destiné à la Revue du MAUSS, et son auteur nous a autorisés à le republier ici.

Notes

[1F. Dubet, Tous inégaux, tous singuliers. Repenser la solidarité, Paris, Seuil, 2022.

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