Mais cette évolution se heurte encore aux exigences d’un mode de production capitaliste dont la logique est intrinsèquement exploiteuse et prédatrice. Dans cette situation, obligée de proposer des solutions en apparence techniques (quelles énergies, quels modes de transport, quelle industrie, quelle agriculture… ?), l’écologie politique se trouve en réalité face à des questions philosophiques complexes. Parmi celles-ci, la coupure entre la société et la nature est-elle naturelle et universelle ? Pour mettre fin à cette coupure, ne faut-il pas remettre en cause le mode de production capitaliste qui transforme tout en valeur marchande ? La valeur de la nature se réduit-elle à une catégorie économique ? Les réponses à ces questions demanderont de passer de l’économie et de l’écologie à la philosophie politique. [1]
1. Fin de la coupure société/nature ?
La crise écologique oblige à repenser le rapport que l’humanité entretient avec la nature. A-t-il été toujours et partout celui qui s’est imposé depuis l’aube du développement économique ?
1.1) La faute à Descartes ?
On entend souvent que la rupture de l’homme avec son environnement naturel – rupture société/nature, dite aussi culture/nature – conduisant celui-ci à exercer une exploitation prédatrice sur la nature trouverait sa source dans la philosophie des Lumières, notamment chez Descartes qui aurait théorisé la domination de la nature. Or, lorsqu’on replace les mots de ce dernier de « maîtres et possesseurs de la nature » dans le contexte de sa discussion sur la science physique et la médecine, il en va tout autrement car on y discerne une recherche de qualité et pas celle de la démesure :
« Elles [les notions générales touchant la physique] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possibles de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. » [2]
Mais beaucoup de travaux anthropologiques menés depuis le XXe siècle ont mis en évidence que les sociétés humaines, au cours de leur histoire, ne connaissaient pas de rupture entre la société humaine et la nature, au point de ne pas voir de frontière clairement établie entre les humains et les non-humains. Ainsi, Philippe Descola, après avoir étudié le peuple des Achuars en Amazonie, conclut que la remise en cause du productivisme oblige à mettre en question la séparation entre culture et nature, c’est-à-dire à mettre fin à l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non-humains [3]. Et le philosophe Pierre Charbonnier décèle une contradiction entre la recherche de l’abondance et la quête de la liberté, cette dernière devant dorénavant se défaire de la croyance à l’illimitation du mode de vie dans un monde fini [4].
Dans la même veine, Baptiste Morizot entend ouvrir « la voie à une philosophie du vivant qui assume les héritages biologiques sans les transformer en déterminisme : au contraire, ils constituent la condition de l’inventivité, de la nouveauté et de la liberté » [5]. Un nouveau courant de pensée est également né pour établir les vivants non-humains ainsi que les éléments matériels (montagnes, océans, fleuves…) comme des sujets de droit pouvant se pourvoir en justice. Et Bruno Latour propose d’instituer un « parlement des choses » [6]. Certains philosophes de l’écologie vont même jusqu’à revendiquer la caractérisation d’animisme.
1.2) L’animisme en question : droits de la nature ou devoirs envers elle ?
Mais, à l’inverse de la proposition de donner le statut de personne à la nature, une autre option serait d’agir pour que la nature soit plutôt l’objet de devoirs humains impératifs qu’un sujet de droits. Plutôt que de penser que « la nature, ça n’existe pas » [7], ne vaut-il pas mieux considérer que le réel existe (la lumière solaire, les montagnes, les océans, etc.) et que c’est le rapport au réel, sa représentation culturelle, et le rapport à lui que l’on entretient, qui ne sont ni naturels ni universels ?
Si l’on admet qu’il n’y a pas, d’un côté, l’humain et la société, et, de l’autre, la nature, il est cependant douteux que l’on puisse déceler une intentionnalité dans le mouvement des éléments naturels ; quant aux intentionnalités, bien réelles, des animaux chassant leurs proies ou construisant leurs nids, elles sont irréductibles à des finalités ou à des représentations humaines. Dans un contexte de délégitimation de la science entourant la survenue de crises paraissant non maîtrisables, le risque est de voir se développer de nouvelles croyances. La moindre référence à la raison serait abandonnée pour verser dans une anthropomorphisation des océans, des forêts, etc., un nouvel animisme qui doterait ces entités d’une intentionnalité en même temps qu’une personnalité juridique. Il n’y aurait même plus de différence entre les êtres vivants que sont les animaux et les entités matérielles comme les glaciers ou les fleuves. L’autre face de l’animisme, sa face cachée, c’est la dépolitisation de la relation humanité-nature, le corollaire de la dépolitisation des relations économiques et sociales que le capitalisme néolibéral a installée au travers de rapports sociaux le plus individualisés possibles.
2. Le capitalisme n’est-il pas responsable de la prédation de la nature ?
Cette question fait l’objet d’un débat depuis que deux scientifiques – Paul Crutzen, chimiste de l’atmosphère, et Eugène Stoermer, biologiste – ont établi que les activités humaines, principalement depuis la révolution industrielle, ont fait entrer la Terre dans une nouvelle ère géologique, faisant suite à l’Holocène couvrant les dix derniers milliers d’années. Ce serait l’Anthropocène [8], une ère pendant laquelle s’exacerbent les conséquences d’une économie prédatrice sur les écosystèmes. Cependant, en imputant à l’humanité entière la responsabilité de cet avènement, cette notion dissimule qu’il est le fait d’une toute partie de l’humanité à travers le mode de développement impulsé par le capitalisme, essentiellement et d’abord en Amérique du Nord, en Europe et au Japon. La cause profonde des multiples dérèglements écologiques est alors diluée. Aussi, des chercheurs en sciences sociales ont préféré qualifier notre ère de Capitalocène [9] pour mettre en évidence, d’une part, la relation très forte entre l’accumulation sans limites du capital et la prédation des écosystèmes, et, d’autre part, l’insertion de cette dernière dans la crise globale du capitalisme dont la racine profonde est la gémellité de la dévalorisation du travail et de la dégradation de la nature, consécutives au renforcement de leur exploitation simultanée. Le signe le plus évident de la dégradation des conditions sociales et écologiques de la production est l’affaiblissement général de la progression de la productivité du travail depuis plusieurs décennies. La crise écologique s’inscrit donc aujourd’hui dans une crise globale du capitalisme [10].
Sortir du productivisme n’est pas encore à l’agenda des classes dominantes ni des gouvernements. Ce n’est pourtant pas faute d’imagination de leur part. Plusieurs voies sont explorées par elles, mais elles risquent fort de se révéler être de fausses solutions.
2.1) Un saut technique pour une croissance verte ?
D’abord, des espoirs sont placés dans les sauts techniques à venir : nanotechnologies et biotechnologies pour accroître les performances, captation et séquestration du carbone, géo-ingénierie, ensemencement des nuages de particules (par exemple par des cristaux d’iodure d’argent) pour modifier les régimes des précipitations, hydrogène bien qu’inaccessible à grande échelle avant longtemps, et, en France, fuite en avant nucléaire [11].
Une croissance économique verte serait possible, grâce à ce progrès technique, parce qu’on pourrait substituer du capital aux ressources épuisées ou trop dégradées, ou parce que l’amélioration des processus productifs permettrait de découpler de manière absolue l’augmentation de la production et la quantité d’énergie et de matières premières utilisées, et par conséquent de diminuer les émissions de gaz à effet de serre et autres dégâts. Or la déconnexion à l’échelle mondiale ne reste que relative.
Pourtant, c’est cette conception dite de la soutenabilité faible du développement [12] qui prévaut au sein des institutions internationales comme le Programme des Nations unies pour le développement, le Programme des Nations unies pour l’environnement, la Banque mondiale ou l’OCDE, et au sein des économistes néoclassiques [13] de l’environnement, auxquels se rallient certains économistes critiques du capitalisme néolibéral, à l’instar de Michel Aglietta pour qui « décarbonation et croissance doivent aller de pair », dès l’instant où un prix du carbone suffisant est fixé [14]. L’idée est que l’augmentation du prix amènera les entreprises à modifier leurs processus productifs et les consommateurs à réorienter leurs achats. Ce mécanisme de marché peut-il suffire à réduire lesdites externalités négatives, c’est-à-dire les dégâts non pris en compte par les prix spontanés de marché ? Rien n’est moins sûr [15]. Par exemple, la hausse des prix consécutive à la guerre en Ukraine incite les pétroliers à remettre en chantier des forages d’hydrocarbures délaissés auparavant faute de rentabilité et qui redeviennent rentables.
Cette stratégie pour obtenir une nouvelle ère de croissance est connue sous diverses appellations qui évoluent au fil des années depuis les premiers « Sommets de la Terre » de Stockholm (1972) et de Rio de Janeiro (1992) et les Conférences annuelles des parties (COP) de l’ONU : développement soutenable ou durable, croissance inclusive, croissance verte. Et elle reste inscrite dans le cadre d’une dynamique du capitalisme qui deviendrait plus écologique, grâce à un verdissement de la finance, c’est-à-dire vers des placements soi-disant moins exigeants en termes de rentabilité et obéissant à des critères écologiques et sociaux.
C’est à cette stratégie que se réfère le Medef, qui dans un document récent explique que « l’évolution des émissions futures est déterminée par la croissance économique d’une part, et la diminution tendancielle de l’intensité en gaz à effet de serre du PIB d’autre part » [16]. Traduit en langage simple cette relation s’écrit GES = PIB x GES/PIB = GES, ce qui, on en conviendra, est de la plus haute intensité intellectuelle ! [17]
2.2) Une finance verte ?
En effet, les grandes institutions financières mondiales ont créé au cours des dernières décennies une nouvelle catégorie d’actifs financiers ayant pour support des ressources naturelles ou des connaissances sur le vivant. Elles innovent en émettant des obligations vertes, des obligations catastrophes (en anglais cat bonds ou pandemic bonds), des produits dérivés adossés à la nature, en titrisant ces actifs, tandis que se multiplient les indices boursiers prétendument « soutenables ». Entre 2015 et 2020, ce nouveau marché de « fonds durables » a été multiplié par 30 passant de 50 milliards de dollars à 1 500 milliards en 2020 [18]. Si l’on évalue tous les titres labellisés ESG (« environnemental, social et gouvernance »), ils atteignaient 4 000 milliards de dollars en octobre 2021. Mais cette finance « verte » aggrave la volatilité générale des marchés, contribue davantage à la spéculation qu’à la transformation écologique des systèmes productifs, quand, dans le même temps, le financement et les subventions des activités extractives et polluantes se poursuivent. De plus, si le propriétaire d’une obligation « verte » exige le même taux de rendement que pour une obligation classique, à quoi sert le label vert ? L’Union européenne élabore en ce moment une « taxonomie » pour dresser la liste des activités industrielles qui pourraient bénéficier d’un label vert, mais cette liste risque d’être davantage le fruit d’un rapport de forces entre pays ou entre lobbys que d’un engagement véritablement écologique.
2.3) La compensation des externalités ?
La troisième voie empruntée pour dessiner un capitalisme vert est celle dite de la « compensation ». Dans les protocoles internationaux comme celui de Kyoto pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (1997), ou du REDD (Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation) et du REDD+ pour réduire la déforestation, et au sein de la Commission européenne, s’est affirmée l’idée qu’il n’y ait « pas de perte nette », en compensant les dégâts occasionnés à l’environnement par l’économie. Ces projets évaluent alors une dégradation par le coût de sa réparation, ou encore par celui du dédommagement pour ceux qui en sont victimes. Puisqu’il n’y a pas de prix de marché des éléments naturels, on ne sait pas mesurer ce qui disparaît, et la mesure par le manque à gagner dû à la diminution de la production consécutive à la destruction occasionnée ne peut être qu’un pis-aller.
La compensation peut être également vue de manière positive, c’est-à-dire comme « paiement pour services écosystémiques », par exemple, paiement de l’apiculteur dont les abeilles pollinisent champs, jardins et vergers alentour, ou paiement du forestier dont les arbres assurent la photosynthèse. De nombreux supports de cette valorisation peuvent être utilisés, allant de la préservation des espaces, des sols ou des biotopes à la régulation du cycle de l’eau, du carbone, voire du climat. Mais la condition sine qua non de leur existence est que soient instaurés des droits de propriété sur eux, qui entrent en contradiction avec la possibilité de les instituer en tant que biens communs et avec une régulation menée dans le cadre d’une planification écologique.
Au final, l’accumulation du capital sans limites étant disculpée de la responsabilité de la crise écologique, la croyance en la perpétuation de l’accumulation et celle de la croissance économique devenue verte étant installées, la nature est globalement tenue pour un « capital naturel », dont la valeur s’ajoute à celle des autres sortes de capitaux dans le langage économique dominant : capital financier, capital humain, capital social, le tout étant promis à valorisation continue. Mais de quelle valeur s’agit-il ?
3. Si la valeur de la nature ne se réduit pas à une catégorie économique, quelle leçon de philosophie politique en tirer ?
Considérer comme additionnables tous ces prétendus capitaux suppose une commensurabilité entre eux. Mais cette hypothèse a-t-elle un sens ? [19] En ce qui concerne les biens naturels ou les services que l’on en retire, elle signifierait qu’il existerait un dénominateur monétaire commun entre, d’un côté, la lumière solaire, la photosynthèse, l’air qu’on respire, l’eau qu’on boit, les ressources que l’on puise, etc., et, de l’autre, les marchandises que l’on produit. En d’autres termes, il existerait un prix économique dans chacun de ces cas. Cette hypothèse n’a aucun sens et nous le savons depuis Aristote et l’économie politique des XVIIIe et XIXe siècles, qui distinguaient valeur d’usage et valeur d’échange [20]. En dépit de cet avertissement datant de deux millénaires et demi, les économistes dominant leur discipline et les grandes institutions internationales parlent de la « valeur économique intrinsèque de la nature ».
3.1) La valeur de la nature est inestimable
Par exemple, l’Unesco a publié en 2021 un rapport sur « la valeur de l’eau » en disant que la cause de sa dégradation serait de ne pas lui « attribuer assez de valeur » [21]. Au nom d’une idée juste – l’eau est indispensable à la vie –, une conclusion fausse en est déduite – l’eau aurait une valeur économique intrinsèque –. Une variante de cette idée est d’affirmer que la nature – l’eau ici – crée de la valeur économique. Tout cela est erroné, car l’eau, en tant que bien naturel, ne relève pas du travail humain et donc sa « valeur » n’appartient pas au registre économique, mais à celui de la philosophie ou de la politique. L’emploi des mots « capital », « valeur » et parfois même de « travail » au sujet de la nature, indistinctement pour qualifier des problématiques n’ayant rien à voir les unes avec les autres est source de mystification idéologique et revient à tout réduire à une catégorie économique. Par ailleurs, le coût de l’acheminement, de l’assainissement et de la distribution de l’eau, qui exigent un travail humain, ne donne pas lieu le plus souvent à la fixation d’un prix de marché mais d’un prix politique, c’est-à-dire intégrant les exigences de préservation et de répartition de la ressource, par exemple sous la forme d’une fiscalité écologique.
Sans la nature, l’homme ne peut rien produire, ni en termes physiques, ni en termes de valeur économique. L’activité économique s’insère obligatoirement dans des rapports sociaux et dans une biosphère. On ne peut donc se passer de la nature pour produire collectivement des valeurs d’usage, et on ne peut ni faire abstraction des rapports sociaux dans lequel cette activité s’insère, ni substituer indéfiniment des artéfacts à la nature. Mais ce n’est pas la nature qui produit la valeur ajoutée au sens économique. C’est le paradoxe, incompréhensible en dehors de l’économie politique et de sa critique par Marx : « Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre la mère, comme dit William Petty » et « les deux sources d’où jaillit toute richesse [sont] la terre et le travailleur » [22] ; alors que « la terre peut exercer l’action d’un agent de la production dans la fabrication d’une valeur d’usage, d’un produit matériel, disons du blé ; mais elle n’a rien à voir avec la production de la valeur du blé » [23].
S’il devient urgent de respecter les contraintes de ressources, il est erroné de croire que cela pourra se faire à partir de la prétendue « valeur économique des services rendus par la nature », car ce qui est appelé ainsi dans la littérature économique orthodoxe est en fait la valeur créée par le travail sur la base des biens naturels utilisés. Ainsi, la valeur économique est une catégorie anthropologique – et non pas naturelle – qui se déploie dans un cadre socio-historique. Autrement dit, le circuit de la richesse en termes de valeurs d’usage permettant de satisfaire les besoins humains relie le travail et la nature – c’est ce que Marx appelait le « métabolisme », c’est-à-dire le « médiateur des échanges organiques entre la nature et l’homme » [24] –, tandis que le circuit de la valeur, donc strictement économique, relie les humains entre eux et entre eux seulement.
3.2) Des questions de philosophie politique
Quelles conséquences politiques tirer du caractère proprement « inestimable » [25] de la « valeur » de la nature, de ses ressources et de l’ensemble du monde vivant ? Soulignons-en au moins deux.
La première tient à l’impératif de non-appropriation des biens naturels, c’est-à-dire à leur non-marchandisation, de telle sorte qu’ils puissent être érigés en « biens communs » administrés et gérés démocratiquement. La décision de leur conférer ce statut ne résulte pas d’une caractéristique naturelle, mais d’une construction sociale et politique, au même titre que celle qui est intervenue lorsqu’il s’est agi de soustraire à la loi du profit l’éducation et la santé pour en faire des services publics non marchands. Mais les services publics et les biens communs sont aujourd’hui l’objet de convoitises de la part des forces capitalistes pour élargir leur champ d’investissements rentables, au moment où justement les difficultés de l’accumulation grandissent à cause de la conjonction des crises sociales et écologiques. Face à ce « bloc bourgeois » qui entend perpétuer son pouvoir et sa richesse, quelles forces sociales peuvent se fédérer autour d’un projet social et écologique ?
C’est la seconde perspective consécutive à une conception sociale de l’écologie, mais qui est encore en état d’incertitude. Le philosophe Bruno Latour [26] a tenté de théoriser l’existence d’une « classe écologique » susceptible de porter la sortie du productivisme et de repenser l’« habitabilité » de la planète. Il abandonne la grille de lecture habituelle qui, selon lui, a consisté à voir le monde comme structuré autour de la production et de sa répartition, considérées comme des finalités partagées par les « anciennes classes » en lutte, sans tenir compte des limites de la Terre. Mais, ce faisant, l’essai de Bruno Latour occulte largement le conflit de classes entre le travail et le capital qui structure les rapports sociaux au fondement du mode de production capitaliste. Alors, le capitalisme disparaît derrière un modèle fictif, dans lequel la préoccupation écologique supplanterait toute préoccupation sociale [27]. En vouant aux gémonies la production et sa répartition, c’est le travail qui est ignoré, non seulement dans sa dimension productive de valeur, mais aussi dans sa dimension qualitative de construction de liens sociaux. Ignorer le travail, c’est mettre la classe des travailleurs hors d’état de prendre en compte le dérèglement du climat ou l’amenuisement de la biodiversité, tant que leur condition n’est pas reconnue à la hauteur de leur aspiration à l’émancipation et qu’ils restent à l’état de « premiers de corvée ».
La transformation sociale et écologique nécessaire est ainsi dépolitisée, comme si le dépassement de la crise multidimensionnelle du capitalisme pouvait être opéré sans rupture, sans conflit majeur. Il s’ensuit une impérieuse nécessité de ressouder une alliance entre les catégories populaires autour du travail orienté vers des finalités de qualité de la production et de partage de celle-ci, qui, seules, permettront de se défaire de l’illusion de la croissance économique perpétuelle. C’est dans cette perspective que prend sens la réduction du temps de travail pour atteindre des objectifs à la fois sociaux et écologiques.
En conclusion, une mythologie entoure la présentation la plus courante de l’écologie : au mieux, elle lui subordonne les questions sociales, en miroir du socialisme du XXe siècle qui pensait à l’inverse qu’il suffisait de produire toujours davantage pour engendrer le progrès humain ; au pire, elle fait de la nature une catégorie économique, qui est le corollaire de la vision bourgeoise faisant de l’économie capitaliste une chose naturelle et universelle. Une fiction qui n’est pas sans rappeler le fétichisme de la marchandise critiqué par Marx, dont la face « écologique » serait une fétichisation de la nature ballottée entre animisme, anthropomorphisation et dépolitisation.
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