Du temps de la division au temps de l’union ?
Jean-Marie Harribey
Nous saurons plus tard (dans quelques mois, quelques années… ?) si le rassemblement des forces politiques de gauche forgé pour les élections législatives de 2022 sera durable ou non. Pour l’instant, un verrou a sauté : anathèmes et divergences ont été mis de côté pour laisser place au programme de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES). Nous avons ici tellement souvent argumenté en faveur de la mise en cohérence de la question sociale et de la question écologique que nous approuvons complètement cette stratégie qui porte ensemble la remise en cause de la logique capitaliste et du productivisme dévastateur de la nature et des écosystèmes qui lui est inhérent.
Dans ce nouveau contexte, il nous a semblé opportun de consacrer encore une fois notre dossier au croisement des différents rapports d’exploitation et de domination, sur lequel les chercheurs en sciences sociales comme les militants engagés dans les mouvements sociaux se sont souvent affrontés, au point de donner du grain à moudre aux forces conservatrices et même réactionnaires [1]. Ces dernières parvenant à retourner en leur contraire les concepts et les valeurs de république, de laïcité, de discriminations, de justice et d’égalité.
Il faut dire que ces discussions sont aussi vieilles que le mouvement ouvrier qui naquît au XIXe siècle. Les mots ont changé bien davantage que la réalité : à cette époque, on ne parlait pas d’intersectionnalité, mais la lutte des femmes pour leur émancipation était indissolublement liée à celle de la classe ouvrière contre le capital, tout en soulignant la spécificité de la première. C’est la raison pour laquelle nous proposons en ouverture de ce dossier deux textes extraits des œuvres de deux femmes qui furent au cœur des premières batailles du féminisme et de la classe ouvrière.
Le premier est de Flora Tristan, tiré de son livre L’Union ouvrière de 1844. Que nous dit-elle ? Elle singe les propos du « savant philosophe » : « Femme, il a été constaté par la science que, d’après ton organisation, tu es inférieure à l’homme. Or, tu n’as pas d’intelligence, pas de compréhension pour les hautes questions, pas de suite dans les idées, aucune capacité pour les sciences dites exactes, pas d’aptitude pour les travaux sérieux, enfin, tu es un être faible de corps et d’esprit, pusillanime, superstitieux ; en un mot, tu n’es qu’un enfant capricieux, volontaire, frivole ; pendant 10 ou 15 ans de la vie, tu es une gentille petite poupée, mais remplie de défauts et de vices. C’est pourquoi, femme, il faut que l’homme soit ton maître et ait toute autorité sur toi. […] Cependant, ce qui doit nous faire espérer qu’on pourra en appeler de ce jugement, c’est que de même, pendant six mille ans, les sages ont porté un jugement non moins terrible sur une autre race de l’humanité : les PROLÉTAIRES. Avant 89, qu’était le prolétaire dans la société française ? Un vilain, un manant, dont on faisait une bête de somme taillable et corvéable. Puis arrive la révolution de 89, et tout à coup voilà les sages des sages qui proclament que la plèbe se nomme peuple, que les vilains et les manants se nomment citoyens. Enfin, ils proclament en pleine assemblée nationale les droits de l’homme. »
Le second est d’Eleanor Marx, la fille de Karl et Jenny, extrait de son ouvrage La condition féminine de 1887. La problématique est commune avec celle de Flora Tristan : l’émancipation des femmes et celle des travailleurs sont à conquérir ensemble. Mais on discerne une nuance : la seconde reste, pour Eleanor Marx, une condition de la première parce que, écrit-elle, « Dans l’examen des relations entre les hommes et les femmes, un de ces faits, de toute première importance, a toujours été et reste négligé par le premier venu. Il n’a pas été compris même par ces hommes et ces femmes hors du commun, qui ont fait de la lutte pour la libération de la femme l’affaire essentielle de leur vie. Ce fait fondamental est : la question est du ressort des structures économiques. Comme tout dans notre complexe société moderne, la situation de la femme repose sur des données économiques. »
Si on lit attentivement ces deux femmes, on peut comprendre pourquoi, depuis presque deux siècles, la quête d’émancipation s’est révélée fréquemment source de rassemblements et source de conflits théoriques et politiques.
Aussi, nous poursuivons ce dossier en publiant trois textes qui visent à clarifier les concepts rencontrés aujourd’hui dans le débat public, avant de voir comment la pratique politique peut se les approprier positivement. Le premier de ces articles émane de Bernard Couturier qui propose de définir la « déconstruction », l’« intersectionnalité » et l’« universalisme ». En revenant sur l’origine de ces concepts, il met au jour les sous-entendus péjoratifs derrière les mots de « wokisme », de « cancel culture » qui servent à délégitimer les combats contre les différentes formes de domination. Toutefois, il souligne aussi certaines limites de l’intersectionnalité si elle devait conduire à renforcer davantage les « individuations » que les points communs entre tous les opprimés de quelque sexe ou de « race » qu’ils soient.
Le second de ces articles est l’œuvre de trois femmes sociologues et économistes, Catherine Bloch-London, Christiane Marty et Josette Trat, qui, à leur tour, entendent redéfinir clairement les concepts utilisés pour essayer de dépasser le clivage récurrent entre « féminisme intersectionnel et féminisme universaliste ». L’enjeu est « d’aider à éviter les faux antagonismes qui créent des oppositions mortifères entre différentes féministes, parfois entre les plus récentes et les plus anciennes. Toutes doivent pouvoir se retrouver sur la volonté de faire converger les luttes : les luttes anti-racistes, luttes de classes, luttes contre l’oppression de genre, l’homophobie, etc., sans en reléguer au second plan ».
Le troisième texte est de Philippe Corcuff, qui s’attache lui aussi à repréciser le concept d’intersectionnalité, en montrant son apport pour les sciences sociales et aussi ses limites. Par son questionnement équilibré, il rejoint en cela les préoccupations exprimées par les deux contributions précédentes, en soulignant l’enjeu épistémologique d’une telle clarification. Toutefois, on notera que sa vision de l’intersectionnalité n’aborde pas la composante de classe de celle-ci, ce qui, on le verra, explique en partie les fortes réserves vis-à-vis de l’intersectionnalité d’un Noiriel et même d’un Accardo dont les contributions figurent plus loin, sans que pour autant elles s’adressent à Corcuff. La discussion n’est donc pas close.
Le politologue Alain Policar poursuit cette exploration en analysant comment l’universalisme est confronté à la question raciale. Il y exprime ses craintes de « l’extension du domaine de la race » car il « ne lui semble pas fondé de réduire, comme sont tentés de le faire certains auteurs post-modernes, l’idée d’universalité à celle de domination. Si la modernité occidentale a pu conduire à la méconnaissance de formes culturelles singulières, cette méconnaissance n’est pas consubstantielle au projet d’émancipation qu’incarne la rationalité des Lumières. »
Olivier Le Cour Grandmaison fait ensuite le procès « des gauches » dont les « aveuglements » sont à ses yeux responsables de la non-prise en compte des discriminations raciales. Favorable à la démarche intersectionnelle, il précise que « il ne s’agit nullement de substituer la ’race’ à la ’classe’ mais de mobiliser les deux ». Mais il pourfend sans ménagements ses collègues Gérard Noiriel et Stéphane Beaud, coupables selon lui de minimiser les discriminations raciales, sinon de les dénier, voire de tomber eux-mêmes dans le racisme.
On verra plus loin que l’accusation précédente pose un problème méthodologique en sciences sociales. Pourquoi privilégier un critère d’analyse des dominations par rapport à un autre devrait être obligatoirement interprété comme un ralliement politique aux dominants ? Autrement dit, la controverse sur l’intersectionnalité comporte deux aspects : si, comme l’exprime Alain Accardo dans le texte présenté plus loin, « les rapports de classes sont la matrice générale des rapports de domination », cela n’implique pas que la lutte politique contre tous ces derniers se réduise au combat de classes. Inversement, la mise au même plan de toutes les luttes et leur unification ne permettent pas d’éliminer l’hypothèse théorique de l’engendrement des dominations ni celle de l’autonomie relative de chacune d’elles.
Aussi nous publions un texte de Gérard Noiriel qui ne répond pas aux accusations dont il est l’objet de la part de ses collègues (aucun d’eux ne savait qu’ils auraient tous la parole dans notre dossier), mais il déplace la discussion polémique vers une comparaison méthodologique entre deux approches sociologiques menées l’une aux États-Unis, l’autre en France. La première est l’œuvre de deux Afro-américaines, les sœurs Barbara et Karen Fields, respectivement historienne et sociologue. Leur apport est précieux pour analyser les « spécificités du cas américain » en distinguant l’identité et l’identification. La seconde approche analysée par Noiriel est celle de l’historien français Pap Ndiaye, qui tombe à ses yeux dans un travers idéaliste (au sens philosophique) en considérant que la « race » est une catégorie d’analyse. Là encore, on s’aperçoit de la difficulté, mais de la nécessité, de garder une certaine distance entre catégorie analytique et projet politique.
L’historienne Sophie Wahnich propose un autre décalage pour regarder ce qu’elle appelle « la commune humanité en question ». En tant qu’universitaire, elle s’aide bien sûr d’une bibliographie, mais aussi d’une filmographie et d’expositions artistiques, où l’on voit combien les représentations des questions raciales et post-coloniales influencent les projets politiques d’émancipation ou au contraire du maintien des dominations. De quoi éclairer le dilemme « idylle ou lucidité antiraciste ».
La partie Débats de ce numéro des Possibles aurait pu s’insérer dans le dossier tellement les problématiques soulevées sont voisines. Elle s’ouvre par une pièce apportée à la discussion autour de l’écologie politique par Jean-Marie Harribey. Comment comprendre le décalage entre la prise de conscience progressive de la crise écologique dans la société et l’échec à la traduire en mise en action politique ? Selon lui, l’écologie politique, telle qu’elle est incarnée par ses représentants – philosophes et politiques – se refuse à relier la crise écologique à la nature même de l’accumulation capitaliste, un peu l’envers de la position qui a prévalu à gauche pendant tout le XXe siècle, où l’intendance devait tout commander. On voit alors resurgir le combat de classes capital contre travail comme facteur incontournable bien que non exclusif. Sinon la convergence des luttes sociales et écologiques est difficile. Le croisement des différentes dominations peut donc trouver dans l’articulation du social et de l’écologie une application supplémentaire.
Ce texte peut servir de transition avec le reste de la partie Débats dans laquelle on lira une recension d’Alain Caillé du livre de François Dubet Tous inégaux, tous singuliers. Repenser la solidarité (Seuil, 2022). Selon Dubet, résume Caillé, « Depuis les années 1980 nous nommes passés d’un régime d’idéal de justice dans lequel il s’agissait de corriger les inégalités de position, de richesse et de revenu, à un régime de justice dans lequel chacun doit se voir attribuer une chance égale de succès. La dénonciation des discriminations a pris le relais de celle de l’exploitation. » Encore un écho à la discussion sur l’importance relative des différents rapports sociaux dans la compréhension et l’évolution de la société. Mais la contradiction émerge : « la lutte pour l’égalité des positions sociales se déployait dans le cadre d’une société dont l’unité et la cohésion étaient tenues pour allant de soi, alors que la lutte pour l’égalité des chances tend à faire éclater l’idée même de société tant les raisons de se sentir discriminé, honteux et méprisé sont multiples ».
Enfin le sociologue Alain Accardo nous livre un texte où la fiction se mêle à une sorte de bilan théorique et politique. Sa verve, son humour et sa plume hors pair nous offrent un mélange de regrets et d’espoir qu’il conserve chevillé au corps parce qu’on ne passe pas une vie entière à analyser la chose sociale si on n’est pas persuadé que comprendre la démence du monde contribue un peu à l’endiguer. Et, dernier clin d’œil à notre dossier, il redit en sociologue fidèle à la tradition marxo-durkheimo-bourdieusienne (cette dernière liée aussi pour une bonne part à Weber)
la relation qu’il voit entre les rapports de classes et les autres rapports de domination.
Tous les textes présentés dans ce numéro exposent, implicitement ou explicitement, la difficulté inhérente à toutes les sciences sociales. Le sociologue du début du XXe siècle, Max Weber, l’avait identifiée sous le terme de « neutralité axiologique » dans son ouvrage Le savant et le politique : un chercheur en sciences sociales, disait-il, doit, autant que faire se peut, réduire les biais que ses propres jugements de valeurs pourraient introduire dans son travail scientifique. Des sociologues aussi éloignés théoriquement et politiquement que Raymond Aron et Pierre Bourdieu en avaient fait un sujet de préoccupation. Cependant, Aron disait que plus l’équation personnelle du professeur était connue, moins le danger d’endoctrinement de ses étudiants était grand. Et Bourdieu soulignait combien la violence symbolique était au cœur de notre pratique culturelle la plus répandue : l’usage de la langue. D’où l’importance que Bourdieu, à la suite de Durkheim, attachait à l’autoanalyse des chercheurs en sciences sociales. L’avertissement du père d’Eleanor pour critiquer le fétichisme des rapports sociaux n’a alors pas pris une ride. Ce serait une façon de préparer le passage de la division des mouvements sociaux à leur union.