L’emprunt par de nombreux candidats et par une partie conséquente des champs médiatique et politique de concepts et de raisonnements empruntés à l’approche culturaliste (séparatisme, crise de l’identité, etc.) en lieu et place de l’approche économique et sociale, qui était prédominante depuis la victoire contre le nazisme, conforte encore ce bilan. Après avoir apporté quelques précisions sur les notions de fascisation, d’extrême droite, de classes populaires et de quartiers populaires trop souvent utilisées sans précision, nous nous pencherons sur la place des classes et quartiers populaires dans la rhétorique fascisante et sur les conséquences du contexte idéologique actuel sur les membres de ces classes et sur les habitants de ces quartiers.
Les mots sont importants
Nous appelons fascisation le processus d’enracinement multiforme de la logique fasciste se déployant dans une société non dirigée par un pouvoir politique fasciste et continuant à fonctionner en se légitimant d’un cadre démocratique. À l’exception des venues au pouvoir de fascistes par un coup d’État brusque (et encore de nombreux signes sont repérables même dans ces situations), toutes les expériences fascistes que nous avons connues historiquement ont été précédées d’un processus plus ou moins long de fascisation. La fascisation n’est en conséquence pas réductible à l’action des groupes explicitement fascistes. Elle est le fait à la fois de ceux-ci et d’autres acteurs politiques (d’autres partis, de l’appareil d’État, du pouvoir politique, etc.). Résultat du rapport des forces social et idéologique, le processus de fascisation se déploie au moins à trois niveaux : le niveau idéologique par la diffusion de concepts, de théories et de thématiques. Le niveau culturel par la banalisation de représentations sociales culturalistes. Et enfin le niveau pratique par des passages à l’acte d’une part et par des mesures légales découlant logiquement des deux niveaux précédents mais également de la tentative du pouvoir politique de sortir d’une crise de légitimité d’autre part. Progression quantitative de ladite extrême droite, banalisation de ses thèmes et de son vocabulaire, crise de légitimité profonde (dont l’abstention et les Gilets Jaunes ne sont que les indices les plus visibles), ces trois constats permettent de conclure que nous sommes en France dans une séquence de fascisation.
Les termes « d’extrême droite » ou de « populiste » eux-mêmes font parties intégrantes de la dynamique régressive en cours. Ils euphémisent la nature des groupes et partis politiques ainsi dénommés et contribuent à invisibiliser leur matrice idéologique fasciste. Que ce soit historiquement ou présentement le fascisme n’est pas une réalité homogène. Il prend des formes variables historiquement et nationalement. Il se diversifie pour s’ancrer dans une société en s’adaptant à son histoire, à ses héritages, à ses peurs, à ses préoccupations populaires. Appeler d’« extrême droite et/ou « populistes » Marine Le Pen ou Éric Zemmour a, selon nous, contribué à la production du contexte actuel.
Le troisième élément de précision concerne les concepts de classes et quartiers populaires. La doctrine fasciste se centre soit sur une négation de l’existence des classes sociales, soit sur une vision organiciste posant ces classes comme complémentaires. Son axe central est celui de « nation » et/ou de « peuple », considérés comme une entité organique à laquelle contribuent de manière harmonieuse les différentes classes sociales. Les classes populaires que nous entendons comme constituées de la classe ouvrière et des couches moyennes sont dans l’optique fasciste abordées comme cible pour qu’elles ne se tournent pas vers la « lutte des classes » dans les séquences historiques marquées par une accélération rapide de la paupérisation, de la précarisation et du déclassement.
Enfin, le concept de quartiers populaires est une expression apparue dans les dynamiques militantes pour rendre compte de la partie la plus précarisée de la classe ouvrière (précariat, immigration et héritiers de l’immigration, etc.), pour laquelle la précarité et l’incertitude dans le rapport à l’entreprise font de l’espace d’habitation un axe premier de socialisation. La définition identitaire de la nation de la logique fasciste élimine les habitants de ces quartiers du « peuple » d’une part, les construit comme « étrangers » à la « nation » (non pas seulement juridiquement mais d’abord identitairement) d’autre part, et les utilise comme « bouc émissaire » symbole d’une « anti-France » et source de toutes les difficultés sociales des « classes populaires » et de la « nation » pour une troisième part. C’est pourquoi nous décidons d’utiliser ce concept afin de souligner en permanence l’appartenance au peuple et à la nation de ces périphéries de la République.
La définition identitaire de la nation
Pour simplifier disons que les positions politiques qui se sont affrontées dans l’histoire et qui s’affrontent encore aujourd’hui sont sur les questions de l’identité et de la nation situées entre deux pôles. Le premier est constitué d’une définition sociale et historique de l’identité et de la nation posant celles-ci comme une production historique et sociale marquée par le mouvement et les interactions et reflétant les mutations du peuplement du territoire hexagonal. À l’opposé se situe la définition fasciste de la nation et de l’identité posant celles-ci comme une « essence nationale » se déployant dans l’histoire et faisant de cette histoire celle du déroulement de cette « essence », du combat pour la préservation de la pureté de cette « essence » ou pour le renouement avec elle postulé comme remède à toutes les difficultés économiques et sociales subies par les citoyens. Entre les deux se trouvent une diversité de définitions mixtes, reflets des rapports de force entre les deux pôles extrêmes précédents.
Dans la logique fasciste l’immigration et ses héritiers français ne peuvent être perçus que comme corps extérieurs menaçant la pureté de l’essence qu’il s’agit de préserver. Les termes de « grand remplacement » et de « séparatisme » ne sont que l’actualisation de cette antienne fasciste. Dans cette logique, l’avenir proposé à cette partie du « peuple » est au mieux l’assimilation et au pire l’expulsion et/ou un statut d’ennemi de l’intérieur à réprimer. Le retour dans la campagne présidentielle du concept de « Français de papier » (s’opposant aux « vrais Français ») est sur cet aspect significatif.
En termes de conséquences, la montée significative en puissance de la définition fasciste de la nation ces dernières décennies se traduit en premier lieu par une « charge mentale » considérable. Sans cesse au cœur des polémiques politiques et continuellement construites politiquement et médiatiquement comme problème et comme menace, nos concitoyens immigrés ou français héritiers de l’immigration voient leur quotidienneté mise en permanence sous tension. La seconde conséquence est la production d’une « peur sociale » à l’égard de cette partie de notre peuple. Le « racisme d’en haut » (que Pierre Bourdieu appelait le « racisme de l’intelligence ») finit à la longue par imbiber une partie grandissante de la société et suscite de ce fait un « racisme d’en bas » aux effets multiples : hausse des discriminations racistes, passages à l’acte verbaux ou physiques également en augmentation, signaux d’indésirabilité dans certains espaces (centres-villes, lieux de loisirs ou de vacances, territoire d’habitation lors de la recherche de logement, etc.). Une troisième série de conséquence découle des deux précédentes. Elle consiste en la diminution du champ des possibles de cette partie de notre peuple conduisant une part de celle-ci à restreindre ses interactions sociales à l’extérieur du quartier par souci de protection, par fuite de l’interaction raciste possible et/ou de l’humiliation crainte, par besoin d’un minimum de calme et de sérénité, etc. Ces postures qui sont des conséquences sont à leur tour réintégrées dans la logique culturaliste comme étant des causes confirmant que cette partie du peuple est au moins un problème et au pire une menace. Enfin une dernière série de conséquences se situe dans le processus largement documenté de « retournement du stigmate » : une partie de ces concitoyens brandissant les stigmates diffusés médiatiquement et politiquement comme étendard à des fins de préservation de l’image de soi et de sauvegarde de la dignité. Autrement dit, le contexte de fascisation actuel n’est pas seulement un danger pour l’avenir mais est d’ores et déjà producteur d’effets négatifs sur la santé physique et mentale des habitants des quartiers populaires, sur les projections dans le futur et les projets de vie, sur le rapport à soi, aux autres et à la société, etc.
Producteurs contre « assistés »
Le premier niveau de définition de la nation est complété par un second renvoyant cette fois-ci à la dimension sociale de l’identité. Opposée à l’idée qu’il existe un antagonisme de classes, la doctrine fasciste explique la paupérisation, la précarisation et le déclassement qui touchent les classes populaires par une logique morale opposant de bons citoyens producteurs (et contribuant de ce fait à la grandeur de la nation) et d’autres mauvais citoyens caractérisés par le parasitisme et l’assistanat. Bien sûr, les immigrés et leurs héritiers français sont construits comme la figure première de ces « assistés ». Le discours sur la préférence nationale s’inscrit ici comme première étape d’une logique plus large visant à détruire les politiques sociales et les services publics obtenus par les combats sociaux du passé. La proposition de Macron visant à imposer une charge de travail pour les bénéficiaires du RSA s’inscrit dans la même logique. Politique néolibérale et fascisation ne sont pas séparables. Les deux contribuent à faire basculer notre société dans la direction de la disparition des fonctions sociales de l’État, dans le sens du remplacement de la solidarité nationale par la charité, dans l’orientation de la remise au travail à bas coût du maximum de force de travail.
En termes de conséquences, ce second niveau de définition de la nation opposant bons et mauvais citoyens, se traduit par la tendance à l’opposition entre « assistés » habilement entretenue tactiquement par la thématique de la « préférence nationale » avant de pouvoir s’étendre sans limite à tous. Nous avons dans d’autres écrits résumé cette conséquence par la formule suivante : « diviser ceux qui devraient être unis et unir ceux qui devraient être divisés ». Autrement dit, il s’agit ni plus ni moins que de masquer le clivage de classes réellement existant en suscitant un clivage ethnique et/ou un clivage entre « producteurs » et « assistés ». Une seconde conséquence touche, selon nous, à la posture politique pour les « assistés » promue par ces clivages idéologiques. La posture du citoyen légitimement porteur de droits sociaux est remplacée par celle du citoyen en difficulté devant culpabiliser en ce qui concerne ses difficultés sociales et devant se satisfaire de l’aumône publique et privée. Sur cet aspect également, les effets sont d’ores et déjà en œuvre dans nos quartiers populaires. Le repli sur soi et le renoncement à une vie sociale, l’acceptation par contrainte de postes et de conditions de travail inimaginables il y a encore quelques décennies, le renoncement par honte à certains droits, l’exacerbation de la violence de proximité à l’égard des voisins, etc., sont autant de résultats déjà en œuvre dans ces espaces de relégation.
La banalisation d’un contrôle policier d’exception
Construire politiquement et médiatiquement l’immigration et ses héritiers français d’une part et les quartiers populaires d’autre part comme problème et comme menace ne pouvait que déboucher logiquement sur des pratiques de surveillance spécifiques de cette partie de la population et de ces territoires. Le discours explicatif du réel social ne peut être crédible que s’il est associé à des pratiques idoines indiquant à des fins de légitimité politique la volonté de prendre à bras le corps les « problèmes » mis en scène. Le segment descendant de fascisation initié par le pouvoir politique (de Sarkozy et son Karcher à Macron et son séparatisme) s’est, bien entendu, encore amplifié, par la logique de surenchère de la droite et de la galaxie fasciste (qui constituent un second segment ascendant, celui-ci de fascisation) et a trouvé dans le contexte des attentats un terrain de légitimation quasiment sans opposition. Concrètement, cela s’est traduit dans les quartiers populaires par une banalisation du contrôle policier au faciès, par la création de corps de police spécifiques (dont la BAC n’est que l’exemple le plus connu) dédiés à ces quartiers et à leurs habitants, à la généralisation de méthodes prenant pour cible tout un territoire (opérations coup de poing par exemple), à la militarisation de l’armement des policiers intervenant dans ces espaces, à des pratiques d’humiliation atteignant fortement ceux qui les subissent, etc. Certes, il y a toujours eu une surveillance particulière des « classes dangereuses » mais ces dernières décennies de fascisation ont conduit à une véritable territorialisation des politiques policières instituant un rapport d’exception à certains territoires. Il n’est qu’à regarder la liste et les lieux dans lesquels cette interaction spécifique avec l’institution policière a conduit à des morts de jeunes pour se rendre en compte de l’ampleur des effets de cette territorialisation. Le sentiment de découverte de la violence policière au moment des luttes des Gilets Jaunes et du mouvement contre la réforme des retraites souligne l’ampleur de la coupure qui s’est installée entre le monde militant et cette partie de notre peuple. « Les Gilets Jaunes découvrent ce que nous subissons depuis des décennies » disait-on alors dans les quartiers populaires.
Bien entendu les habitants des quartiers populaires ne restent pas inactifs face à ce traitement d’exception comme face aux autres conséquences de la fascisation que nous avons décrites plus haut. Si les quartiers populaires sont le lieu d’une dégradation réelle des rapports sociaux de proximité, ils sont également l’espace où la solidarité continue de se déployer le plus fortement et où la dynamique associative et revendicative formelle ou informelle subsiste et se renouvelle. Si les pratiques policières d’exception se sont banalisées, elles continuent à rencontrer une résistance multiforme, individuellement et collectivement, organisée ou spontanée, durable ou momentanée. C’est à ce niveau qu’intervient un autre pan du processus de fascisation descendant, c’est-à-dire porté par le pouvoir politique, celui de la silenciation des voix discordantes. La multiplication des dissolutions d’associations accusées d’être des vecteurs du « terrorisme », du « séparatisme », de la « haine », de « l’antisémitisme », etc., n’est que la partie visible de l’iceberg de cette logique de silenciation. Par de nombreux autres moyens une répression moins visible s’est banalisée au cours de ces dernières décennies. Diabolisation des leaders, suppression de subventions, entraves à l’accès aux salles et équipements publics, etc., autant de moyens aboutissant à l’impossibilité d’exercer dans les quartiers populaires des droits pourtant légalement reconnus. Sur ces aspects également les dangers dans les quartiers populaires ne sont pas à venir mais bien présents actuellement.
L’isolement politique organisé
Une telle silenciation de la colère populaire dans ces territoires d’habitation a bien sûr de nombreuses conséquences. Une colère qui ne peut s’exprimer politiquement et collectivement ne disparaît pas pour autant mais au contraire prend d’autres canaux d’expression. Les pratiques d’autodestructions, les attitudes nihilistes, le retournement de la colère sur les proches dans la famille ou le voisinage, etc., sont, selon nous, des conséquences de cette silenciation d’autant plus destructrice qu’est grand le sentiment de relégation, d’injustice, de mépris social, etc. C’est à ce niveau que se déploie un autre effet du processus de fascisation qui n’est rien d’autre que l’organisation de l’isolement politique des quartiers populaires. La campagne sur « l’islamo-gauchisme » a été la forme la plus visible de cette organisation de l’isolement politique. Le « contrat d’engagement républicain » en est la forme banalisée au niveau légal. Les deux révèlent une tendance au maccarthysme politique ayant pour objectif, non sans succès, de développer une autocensure interdisant certains termes (islamophobie, racisme d’État, violences policières, etc.), certaines grilles de lecture, certaines pratiques (réunions non mixtes par exemple).
Les dissolutions, silenciations à bas bruit et la logique maccarthyste de la campagne sur l’islamo-gauchisme ont été initiées par le pouvoir politique légalement élu. Elles s’inscrivent néanmoins elles aussi dans un contexte de surenchère porté par la droite et la galaxie fasciste. Le résultat en est une situation comparable à une « boite de Pandore » où chaque palier franchi en appelle un nouveau plus répressif, plus attentatoire aux libertés démocratiques et aux droits. Sur cet aspect également les segments descendant et ascendant du processus de fascisation s’entretiennent l’un l’autre. C’est ainsi également que grandissent le sentiment d’isolement politique dans les quartiers populaires et avec lui une tendance à la massification de l’abstention électorale. À son tour cette abstention durable et en augmentation est rentable électoralement pour certaines forces politiques et en éloigne d’autres des préoccupations des habitants de ces quartiers populaires et les oriente vers d’autres électorats moins abstentionnistes.
Dans les quartiers populaires, les effets du processus de fascisation ne sont pas seulement à venir, mais bien installés déjà depuis plusieurs décennies. Ils ont un impact palpable sur la quotidienneté des habitants de ces territoires et des effets tout aussi importants sur leur santé physique et mentale, sur leurs rapports sociaux et sur les formes disponibles d’expression de leur colère sociale. Le poncif médiatique et politique présentant la montée de l’extrême droite comme résultat d’une demande politique populaire d’autoritarisme, de racisme et de sécurité masque la nécessaire prise en compte des liens entre « racisme d’en bas » et « racisme d’en haut » et l’ordre des causes et des conséquences de ces deux racismes. Contrairement à ce poncif, ce n’est pas le « racisme d’en bas » qui a suscité un « racisme d’en haut » mais fondamentalement l’inverse.