I. Brève présentation de L’écologie politique du commun du peuple
(Le Croquant, 2022)
Je reprendrai ici quelques idées que j’ai développées dans notre rencontre avec Jean-Marie Harribey et Pierre Khalfa. Il ne s’agissait pas proprement d’une présentation du livre, ce qui, du fait de sa complexité, était impossible en si peu de temps, d’autant qu’il est tissé de concepts nouveaux, dont chacun doit être expliqué dans son rapport à tous les autres. J’avançais seulement quelques éléments épars, en ouverture à la discussion. Ce que je développe ci-dessous conserve donc quelque chose de l’inachèvement propre à ce genre de circonstances. Il ne s’agit de rien d’autre que d’une invitation à lire le livre. Sur tous les points qui peuvent apparaître ici obscurs ou flottants, on trouvera un certain nombre de compléments dans les réponses que je fais ci-dessous à leurs commentaires respectifs.
La quatrième de couverture indique très clairement le propos du livre et le défi qu’il se propose d’affronter.
« Ce livre avance une thèse contre-intuitive : les atteintes modernes à l’équilibre écologique global découlent exclusivement de processus de domination sociale. Il en suit la proposition converse : la lutte écologique pour la préservation et la restauration de la nature n’est rien d’autre que la lutte pour l’émancipation.
Si l’on peut montrer qu’il en est effectivement ainsi, une conclusion s’impose : pour ouvrir un chemin au milieu du désastre, on ne peut compter sur rien d’autre que sur la convergence universelle des forces engagées pour une extinction des dominations de classe, de nation ou de genre. C’est en ces termes que s’énonce la politique écologique du « commun du peuple » du monde. »
Ces deux propositions sont à prendre à la lettre. Elles ne signifient pas que les dominations contribuent à la dégradation écologique, mais, et c’est tout autre chose, qu’elles en sont, à l’époque moderne, les seules causes. En ce sens, cette thèse est rigoureusement inédite.
L’ouvrage se compose donc tout naturellement de deux parties.
Dans la première, je propose une approche de l’ensemble des formes de la domination sociale dans le monde moderne, selon le triptyque classe/race/genre. Je suis conduit à en modifier les termes en classe-nation/genre, pour la raison que la « race », comme construction sociale, découle du Système-monde comme système inégal des nations, considéré dans le temps long de l’histoire et la contemporanéité du présent. Je parviens à rassembler la classe et la nation dans un seul concept, comme un rapport social à double face. Il en va autrement du rapport de genre, qui se croise avec lui de multiples façons, comme on le sait, mais qui résiste à la « théorie unitaire » que vise, à juste titre, la recherche féministe. J’en parlerai peu dans cette présentation, mais dans mon livre je lui fais une large place et j’essaie d’avancer aussi sur ce terrain.
Dans la seconde, je montre en quoi chacune de ces formes de domination, dans son croisement à toutes les autres, se manifeste comme une composante de la destruction écologique. Et finalement je cherche les voies par lesquelles le « commun du peuple », la classe populaire comme classe fondamentale, peut concevoir de résister, et de renverser ce processus qui conduit à la catastrophe.
Je propose donc une théorie de la société moderne, au sens où l’on disait autrefois « la théorie et la pratique ». La théorie, en ce sens fort, n’est pas une science particulière, ni une philosophie. Elle cherche à répondre à une exigence de savoir qui est proprement celle du citoyen du monde comme acteur écologique et politique.
Je m’inscris dans la ligne de l’épistémologie matérialiste de Marx, partagé, du reste, par beaucoup d’autres que lui. À ses yeux, il faut bien sûr étudier les « faits concrets » à partir de ce que nous apprennent les diverses sciences sociales, et ce type de savoir concret ne cesse de repasser en boucle dans sa tête de théoricien. Mais, en tant que théoricien, il cherche à produire les concepts qui permettront d’en rendre compte, au prix de remaniements de théories antérieures. C’est sur cette voie ardue que je suis moi-même engagé après lui, donc avec et contre lui. Mon livre est donc difficile, il demande au lecteur beaucoup de patience, la patience du concept. J’assume le fait que les concepts doivent être produits. Et j’ai pour objectif de produire une meilleure hypothèse générale, un meilleur système de concepts, propre à faire mieux comprendre ces choses concrètes que nous vivons. Une telle théorie ne peut rendre compte d’elle-même que si elle est exposée , c’est-à-dire produite, dans un ordre rigoureux chaque étape rendant possible la suivante, comme déjà dans la géométrie d’Euclide. C’est ainsi que Marx procède dans Le Capital : de concepts plus généraux à des concepts plus particuliers. J’ai repris ce schéma dans un livre antérieur, Explication et refondation du Capital. Dans l’esprit de Bachelard, une théorie nouvelle, si elle est effectivement meilleure, parvient à intégrer l’ancienne en la plaçant dans un cadre plus large qui la valorise et la relativise. Je l’ai désignée, pour la distinguer d’autres démarches (comme celle de Habermas, qui propose une « Refondation du matérialisme historique »), comme la « théorie marxiste métastructurelle », ou le « métamarxisme ». Il m’a fallu produire un concept nouveau, qui réorganise l’ensemble et l’élargit : celui de « métastructure ». Il appartient à ce genre de théorie, si elle est solidement fondée, de s’enrichir, de se développer, à mesure qu’on la confronte à des objets nouveaux, en l’occurrence ici le néolibéralisme et le désastre écologique. C’est là le cœur de l’ouvrage, l’essentiel de mon travail, ce sur quoi il appelle à être jugé.
Il ne peut être ici question de résumer cette théorie, qui s’est progressivement établie à travers une dizaine d’ouvrages (je me permets de renvoyer à ma page Internet). Ni même de résumer ce livre. Je me contenterai de quelques points de repère. Ils concerneront notamment un couple relativement inédit de concepts, celui de « structure-système », sans lequel ne peut être pensée aucune écologie politique.
Je reprends l’approche de Marx. La « société moderne » ou « société bourgeoise » comporte deux classes, dont l’une exploite l’autre. Les classes, en ce sens marxien, ne sont pas à comprendre comme des groupes sociaux, mais comme des processus qui donnent lieu à certains groupes sociaux (c’est pourquoi quand la « classe ouvrière industrielle » que la sociologie pouvait étudier comme un « groupe social » tend plus ou moins disparaître en France, les classes ne disparaissent nullement pour autant : le même rapport de classe donne lieu à d’autres groupes sociaux). J’avance cependant, en m’appuyant sur tout un courant d’analyse, que la classe dominante comporte deux pôles : celui du marché et celui de l’organisation. Marx avait, le premier, mis en avant la centralité de ce couple marché/organisation. On sait que ces deux logiques sociales ont une existence multimillénaire. Mais dans la société moderne elles prennent un mode d’interaction spécifique, sous l’égide d’un État territorial. L’erreur de Marx est d’avoir traité ce couple structurel en termes historico-téléologiques, en en faisant le ressort d’un grand récit. À ses yeux, la logique du marché tend insensiblement à reculer devant celle de l’organisation, qui lui semble disponible pour un pouvoir populaire. C’est là le « renversement » final, ouvrant la voie au socialisme, qu’il diagnostique au terme du Livre 1 du Capital. Sa faiblesse est d’avoir sous-estimé la solidité de cet édifice, qui tient à la complémentarité rationnelle de ces deux logiques, qui coexistent en réalité depuis le commencement de la modernité. Elle est aussi d’avoir corrélativement sous-estimé que, tout comme la logique du capital suscite des privilégiés de la propriété, la logique de l’organisation suscite les privilégiés d’un « pouvoir compétence ». Par là, j’entends un concept construit au point de convergence entre la « compétence » de Bourdieu et le « savoir pouvoir » de Foucault : la « compétence » n’est pas un savoir, elle est un pouvoir conféré par une autorité compétente. En réalité donc, le commun du peuple, dépourvu de ces deux privilèges mais non de puissance sociale, fait face à ces deux sortes de domination, plus ou moins entremêlées, s’efforçant de faire alliance avec une part des « compétents ». Voilà ce que j’ai désigné comme le « duel triangulaire », soit une structure d’affrontement économique, culturel et politique, dans laquelle la force relative de chacun des éléments varie considérablement selon le lieu et le temps, donnant lieu à divers « régimes d’hégémonie ».
La critique que je fais sur Marx à ce point est donc la suivante. Il a profondément innové en plaçant ce couple marché/organisation au centre de l’analyse de la structure de la société moderne et des processus historiques qui la traversent. Mais, de cette découverte, il fait un usage erroné. Son Grand Récit nous conduit du marché capitaliste à l’organisation socialiste. Et dès lors le projet historique que représente le « marxisme » depuis plus d’un siècle est, en réalité et voilà pourquoi il faut mettre (et voilà pourquoi il faut mettre le marxisme en « examen »), celui d’une alliance entre le commun du peuple et la force compétence en vue de juguler le pouvoir capital. En ce sens, il s’agit là d’un compromis stratégique, qui n’a cependant de légitimité que dans la mesure où le pouvoir populaire parvient à hégémoniser le pouvoir-compétence par la puissance d’une démocratie partagée entre tous. C’est sur ce terrain qu’avance la théorie méta structurelle.
S’il ne s’agit pas ici d’un « structuralisme », c’est parce que cette structure moderne de classe n’est intelligible qu’à partir de ce que j’ai désigné comme la « métastructure », qui est le présupposé que produit une telle structure. Je m’inspire ici de Marx, qui montre comment le capital produit le marché qu’il présuppose : il ne se développe qu’en marchandisant toute chose, y compris la force de travail. Mais j’avance que le présupposé qui se trouve sans cesse produit dans la structure moderne de classe, ce n’est pas seulement celui du marché, c’est tout autant celui de l’organisation, laquelle reproduit d’elle-même sa hiérarchie de compétence. Si tout cela, cependant, se conçoit dans l’unité, c’est parce que, au-delà de la coopération langagière immédiate, il n’y a que deux formes de coordination rationnelle à l’échelle sociale. En d’autres termes, il y a là un « duel triangulaire » qui se recycle et se transforme constamment dans la lutte moderne de classe, où l’on voit sans cesse à nouveau le commun du peuple reprendre « la parole ». La métastructure, c’est l’articulation de ces deux « modes de la coordination rationnelle à l’échelle sociale » à la « parole », dont elles sont censément le relais au-delà de ce qui dépasse les capacités de la coopération discursive immédiate. Elle indique d’elle-même que nous ne sommes pas enfermés dans le « structuralisme » que l’on reproche à Althusser. En elle, se manifeste le fait que la structure moderne de classe (car il y a bien structure) est, par essence, ouverte : ouverte à diverses alternatives, à divers régimes d’hégémonie. En ce sens, lieu de révolutions permanentes. Lieu de luttes et d’événements.
L’autre concept, connexe, est celui de « système » au sens de Système-monde. Il s’agit ici, bien entendu, d’un choix terminologique conventionnel. Il exprime la nécessité d’une rigoureuse distinction théorique : ne jamais confondre ces deux principes de l’ordre social moderne, « structure » et « système », si du moins on veut comprendre comment ils s’entremêlent. Une société moderne, considéré dans son infrastructure et sa superstructure, dans sa forme économico-politique, n’existe que sur un territoire déterminé, comme un État-nation parmi d’autres dans un ensemble par nature inégal. Tout comme le rapport de classe s’établit sur la base de l’appropriation des moyens de production par une classe, ainsi le rapport de nation s’établit par l’appropriation d’un territoire par une communauté. L’histoire moderne, dans son ensemble et dans le moindre détail, est toujours à lire à l’articulation des phénomènes de domination de classe et de domination de nation. De là, entre autres, découle son caractère foncièrement chaotique.
La question qui se pose cependant inéluctablement est celle du devenir du « rapport de classe » à mesure que se développe une mondialité de classe, qui appelle nécessairement un État monde, ou du moins une étaticité mondiale, déjà nettement perceptible quoique encore énigmatique. C’est à cela est consacré une partie de l’ouvrage, qui oriente vers le concept de Nation-monde, comme force commune que le commun du peuple commence à faire surgir à l’encontre de l’État-monde et du Système-monde. Et cela à travers les pratiques collectives qui sont inséparablement des pratiques de libération sociale et de protection écologique. On devine que cela suppose de longues explications. Parcourons à tous les moins quelques moments-clés
Commençons par le concept d’exploitation. Dans Le Capital, Marx aborde l’exploitation comme un trait général de l’histoire humaine. Il convoque ainsi, à titre de comparaison, trois modes de production. Le féodalisme, où l’on distingue clairement la part du produit qui revient au producteur et celle qu’il doit laisser au propriétaire. L’esclavage, où le producteur semble totalement dépouillé de son produit, alors même qu’il en consomme une partie pour sa reproduction. Le capitalisme, où l’exploitation semble avoir disparu, puisque le travail est payé à sa valeur sur le marché. On comprend que l’exploitation comme telle, commune à ces trois cas de figure, s’origine dans le rapport de force social qui contraint le producteur à travailler plus longtemps que le temps nécessaire à produire ce qu’il consomme. C’est-à-dire à produire un surplus qui, à moins qu’il ne soit redistribué également entre tous, sera approprié par quelqu’un d’autre que le travailleur. Cette analyse de Marx lui permet de définir l’exploitation en général, telle qu’elle peut exister dans toute société particulière. C’est un concept relevant d’une anthropologie sociale générale. C’est à partir de là qu’il peut caractériser l’exploitation proprement capitaliste à partir de la distinction qu’il opère entre la « production de valeurs d’usage », qui est elle-même une notion universelle, et la « production de plus-value », qui caractérise le capitalisme. De l’une à l’autre intervient le concept de « valeur », qui relève des rapports marchands de production, qu’ils soient ou non capitalistes. Il est décisif de définir rigoureusement la relation entre « valeur » et « plus-value », qui ne sont pas des concepts de même niveau. La plus-value est tout autre chose qu’une accumulation de valeur. La valeur concerne des choses, le pouvoir sur des choses, en tant qu’on peut les consommer ou les échanger, tandis que la plus-value définit un pouvoir sur des humains, un pouvoir qui permet de leur faire produire une plus-value. La logique de la plus-value n’est pas de produire des valeurs d’usage, elle est d’accumuler un tel pouvoir quelles qu’en soient les conséquences sur les humains et sur la nature. Voilà la thèse de Marx, qu’il a solidement établie. Et c’est en cela qu’il est le père de l’écologie politique. Je le suis entièrement sur ce point. Mais on ne peut en rester là. L’un des dangers qui menacent la pensée critique est d’appeler « capitalistes » toutes les sociétés où se manifeste la domination moderne de classe. Et donc d’attribuer toute la destruction écologique au « capitalisme ». C’est là s’aveugler
À partir de l’analyse de Marx, on est certes en mesure de comprendre que « le capitalisme détruit la nature ». Mais il existe deux autres modes primaires de domination-destruction. L’un relève de la structure (de classe). L’autre, du Système (-monde). Commençons par le premier
Au niveau de la structure moderne de classe, il convient de distinguer le potentiel destructif propre à chacun des deux volets de la classe dominante. La logique du capital est celle de la concurrence pour la plus-value. Elle pousse au productivisme, comme on le sait, et au consumérisme, qu’elle impulse constamment à travers la publicité. Quant à la logique de la compétence, elle est celle de la compétition. Elle conduit, au sommet, à la course inconsidérée aux grands projets. On l’observe de façon frappante dans les régimes qui ont fait, d’une façon ou de l’autre, reculer, relativement du moins, la prévalence du pouvoir-capital, comme aujourd’hui en Chine. Mais aussi dans les régimes à prévalence capitaliste. Quant à l’autre potentiel destructif, il se manifeste plus particulièrement du côté du pouvoir-compétence. Et, tout au long de l’organigramme social, dans la recherche de la « distinction » ostentatoire, qui est l’autre principe moteur du consumérisme, et donc aussi du productivisme. Voilà évidemment une proposition qui demande des analyses et des explications appropriées. Au total donc, pouvoir -capital et pouvoir-compétence sont donc à comprendre comme les deux volets de la menace écologique que la structure moderne de classe fait peser sur l’ordre écologique planétaire. On dira, en résumé mais en toute rigueur, que la logique du capital est de produire pour le profit, et que la logique de la compétence… est de produire pour produire. C’est-à-dire de produire des valeurs d’usage supposées. Mais lesquelles ? Et pour qui ? Les valeurs d’usage ne sont pas à des utilités. Elles répondent à des logiques qui sont aussi des logiques de domination.
Il a manqué au marxisme de percevoir, ou du moins de théoriser au même point, l’autre volet primaire du destructivisme. S’il s’est intéressé à l’appropriation des moyens de production par une classe, il lui manque de ne pas avoir su concevoir aussi rigoureusement l’appropriation d’un territoire par une communauté. C’est-à-dire la nation. Cette question présente divers aspects.
Au regard de l’écologie, c’est sur le territoire de l’État-nation, et non, comme certains le pensent, dans la tête des philosophes des Lumières, que « l’homme moderne » s’affirme comme « maître et possesseurs de la nature ». Et cela sous l’égide d’une machinerie nationale de corps compétents organisés – d’administrateurs, de managers, de savants patentés, économistes, géographes, démographes, et de policiers – qui ont la tâche de faire concrètement de ce territoire national « notre chose », notre bien commun. Un « commun » en réalité hautement disputé, tant de l’intérieur, par la lutte de classe et de genre, que par rapport à son extérieur. La nation est le terrain premier de la lutte moderne de classe et de genre. C’est sur cet espace que se définit concrètement ce qui est à partager, à contrôler, et à faire vivre. Voilà ce qui est officiellement proclamé comme étant à nous, c’est-à-dire à nous TOUS. D’où le grand affect politique : nous aimons la terre patrie, parce qu’elle est à nous. Mais ce qui est ainsi déclaré comme à nous TOUS se trouve, en même temps, proclamé comme étant à nous SEULS. En même temps que le frère, l’État nation moderne définit ainsi le non frère, l’étranger, désigné comme ennemi ou intrus potentiel. Si l’on se rapporte au « commun » que Elinor Ostrom a défini, la nation est donc le commun suprême, et en même temps le plus terrifiant. La nation, qui se définit au sein d’un système toujours inégal, est la mère des plus horribles violences et le facteur le plus actif de la destruction de la nature, en même temps que de la dislocation de l’humanité en supposées « races » inégales. C’est pourquoi, il convient de parler de nation, et de colonialité, plutôt que de la « race », qui en est la conséquence. Le second terme, social et écologique, du « triptyque de la domination sera donc celui de « nation ». Classe-nation-genre.
Or, par contraste avec la structure État-nation, le Système des nations, qui est l’autre volet de l’ordre social moderne, ne présuppose pas de métastructure. Ce qui ne signifie pas, pourtant, que le droit n’y existe pas : il y existe pour autant qu’il parvient à s’y imposer, ne serait-ce que faiblement, par les institutions du droit international, dont l’effectivité cherche son appui sur d’éventuels équilibres entre forces rivales. Mais ce qui y prédomine, c’est la force brute. Dans ces conditions, la lutte sociale-écologique affronte une troisième menace, militaro-industrielle : celle du produire pour conquérir. L’écologie politique du commun du peuple du monde est donc structurelle-systémique. Elle ne peut avoir comme objectif que de dépassement de la structure sociale et du Système-monde. Pour concevoir un tel processus historique et sa possibilité, il convient de considérer la situation qui est la nôtre à l’ère du néolibéralisme.
Passons donc de ces considérations générales, qui concernent le cours général de la modernité, à la situation présente, à l’ère du néolibéralisme.
Dans les années de l’après-guerre, les capitalistes ont progressivement mieux compris que l’ordre marchand n’est pas un ordre naturel. Ils se heurtaient en effet à un obstacle : à la résistance que leur opposaient, au sein des divers États-nations, une certaine alliance entre la classe populaire et les compétents à l’ère de ce qu’on a appelé « l’État social ». Il fallait donc imposer le marché, tout en le contrôlant d’en haut. Il fallait briser l’obstacle des régulations nationales. Au tournant des années 70 à 80, l’arrivée du numérique a permis au capital de faire, en ce sens, un grand bond en avant : de se lancer comme jamais dans les grandes manœuvres de la libre circulation des capitaux sous l’égide d’une concurrence « libre et non faussée ». Le numérique n’a pas été, bien sûr, la cause de ce processus historique, un vieux projet des années 40 dans lequel le grand capital était engagé depuis les années 60. Mais il a été décisif dans sa réalisation, il l’a brusquement et définitivement accélérée. On est ainsi passé du libéralisme au néolibéralisme. Dont la capacité destructrice bouscule tout sur son passage.
Or, dans cette mondialisation néolibérale, ce qui émerge, très lentement, c’est un État monde de classe. Et les concepts socio-écologiques de la structure de classe, loin d’être obsolètes, manifestent aujourd’hui leur pertinence ultime. En effet, la lutte de classe au sein de cet État-monde n’oppose pas, là non plus, les « 99 % » d’en bas au « 1 % » d’en haut –un mot d’ordre dérisoire. Elle est à comprendre dans les termes du duel triangulaire qui est le propre de la structure moderne de classe. Ce qui signifie que nous ne sommes pas en proie à un « capitalisme absolu », comme le dit Étienne Balibar. Car l’État-monde n’est pas seulement la chose des dominants. La puissance d’en bas est, elle aussi, présente à l’échelle monde.
Cet État-monde de classe – et c’est là le point qu’il faut bien comprendre – est en effet un processus qui émerge au sein même des divers États-nations, à mesure que ceux-ci en viennent à se doter de constitutions qui font du libre marché leur loi suprême, se rangeant sous l’autorité constitutionnelle mondiale du marché. Ce que Marx désignait comme « l’aliénation » suprême. Mais, corrélativement, les luttes nationales, intra-nationales, d’en bas sont désormais des luttes (de classe, de genre et de « race »)) d’État-monde.
Ce qui nous empêche de reconnaître le concept d’État monde, c’est, notamment, l’idée libérale selon laquelle plus il y a de marché, moins il y a d’État, alors que le néolibéralisme suppose, en réalité, un État fort, une puissante étaticité. Mais c’est aussi l’idée que l’État-monde serait contredit par toute la prolifération des sous-systèmes, qui donnent lieu à des coalitions militaires, à des zones de libre-échange, etc. En réalité, l’État-monde n’abolit pas le Système-monde, qui est, comme on l’a vu, l’autre volet de l’ordre social moderne. Mais il s’entrelace à lui de façon perverse et multiple. C’est toujours cet entrelacement concret qu’il faut considérer.
La thèse avancée est qu’à l’échelle planétaire, cependant, le rapport de force au sein de ce duel triangulaire se trouve modifié. Devant la réalité du désastre planétaire, seuls les compétents peuvent expliquer les causes et proposer des remèdes. Mais seul le commun du peuple peut les mettre en œuvre socialement, par une lutte de classe, de nation et de genre. Il en suit, à l’échelle mondiale, une nouvelle perspective d’alliance contre le pouvoir du capital.
La Nation-monde commence ainsi à apparaître comme le commun suprême. Elle tient son identité de la corrélation entre le global et le local, entre la défense de la ZAD et la défense de l’ONU. La Nation-monde n’abolit pas non plus le Système des Nations : pour autant qu’elle existe, elle protège les peuples les plus faibles, qui sont aussi les garants de l’environnement, contre l’agression des grands.
Ainsi naît un affect politique sans précédent, qui s’empare de la communauté humaine : l’amour de la Nation commune. Il n’est pas celui des « maîtres et possesseurs de la nature ». Mais le bonheur partagé de protéger un monde commun, commun aux humains et à tous les vivants. Et, comme on le voit partout dans le monde, cette passion commence à gagner le commun du peuple, en commençant par la jeunesse.
Il reste à savoir comment le commun du peuple pourra s’organiser politiquement à l’échelle du monde. Ce ne peut être sous la forme d’un parti populaire universel. En réalité, cette connivence politique populaire mondiale est, aujourd’hui déjà, en construction dans une multiplicité d’initiatives et d’associations, O.N.G. et autres, qui opèrent sur tous les terrains – santé, égalité, éducation ou liberté – , et qui ont pour enjeu commun la survie de la planète.
En parcourant la carte du monde, à défaut de partis-frères, on trouvera partout, des associations-sœurs.
II. Réponse à Jean-Marie Harribey
Je remercie Jean-Marie Harribey d’avoir bien voulu m’ouvrir les colonnes de la revue Les Possibles, pour une réponse à son commentaire de mon livre, L’écologie politique du commun du peuple.
La quatrième de couverture indiquait que la thèse de cet ouvrage est proprement contre-intuitive. JMH me semble avoir de la peine à entrer dans le sujet. Cela tient, à mes yeux, au fait qu’il reste prisonnier des traditions du « marxisme commun » dont mon livre constitue la critique : un « marxisme commun » qui est certes un trésor commun, toujours riche de potentialités, mais dont il faut identifier et dépasser les limites si l’on veut rendre compte de l’histoire moderne et de la configuration du monde d’aujourd’hui. Je reconstruis donc le marxisme, systématiquement, sur une base plus large et plus réaliste. C’est là, aussi, la condition pour être en mesure de concevoir une politique de la classe populaire : ce qui sera l’objet de mon prochain livre, Comment s’organiser ? Et ce n’est qu’un début…
La ligne générale de ma recherche, entamée depuis quatre décennies et dont ce livre poursuit le programme sur un terrain nouveau, celui de l’écologie, est relativement connue dans le marxisme européen, nord-et-sud-américain, extrême-oriental – voir, sur ma page Wikipédia, les nombreuses traductions et discussions. On ne s’étonnera donc pas qu’un grand éditeur américain se propose déjà de publier ce nouvel ouvrage en langue anglaise, à destination d’un lectorat international. Mais JMH m’attribue négligemment tant de bévues, de contradictions qu’il m’est bien difficile de lui répondre. Je ne pourrai donc considérer toutes ses objections, qui pleuvent comme la grêle. Mais je tâcherai d’en tirer quelques conclusions. Car cette intervention de JMH m’éclaire sur les obstacles sur lesquels peuvent buter les lecteurs les plus éclairés. Le reproche que je retiendrai en effet est celui du caractère parfois « elliptique » de mon propos. Le problème est qu’un certain nombre de mes concepts, comme il en va dans toute avancée théorique d’envergure, sont radicalement nouveaux, appelant des appellations inédites. Le plus souvent, ils sont apparus au fil de la recherche et ils ont fait l’objet de longues explications dans des ouvrages antérieurs, que je ne puis pas reprendre dans celui-ci. Je dois penser tout à la fois à mes primo-lecteurs, dont JMH fait manifestement partie, et aux chercheurs et militants qui me lisent depuis longtemps et ont pris durablement goût à cette entreprise systématique de longue haleine, considérant qu’elle les aide à déchiffrer le monde.
Je me propose de faire d’abord apparaître les traits principaux de ce surprenant malentendu. J’énumérerai ensuite quelques-unes des curieuses propositions que l’on me prête, soulignant qu’en réalité je dis tout le contraire.
1. Remarques générales
Partons de l’énoncé, qui va nous permettre de prendre les choses dans le bon ordre : « au commencement était le verbe », au commencement était la parole. JMH y voit une proposition à consonance théologique, annonçant un message messianique. C’est en réalité, sur ce modèle que Marx va tabler dans le second chapitre du Capital. Dans le premier, il a exposé les traits généraux d’une logique de la production marchande. Alors se pose la question de savoir d’où vient cette forme sociale, qui n’a rien de naturel ni d’universel. Pour ce faire, il se réfère à la reformulation païenne proposée par Goethe dans le Faust : « au commencement était l’action ». En l’occurrence une action sociale unanime, comme il le souligne. Mais, lorsqu’on examine, on comprend que c’est là un « acte de parole », speech act, au sens d’Austin et du second Wittgenstein, qui crée le marché par cette déclaration commune de tous de s’en remettre à lui. Telle est, selon Marx, l’acte de parole qui est au commencement, comme un contrat social d’aliénation. On est manifestement sorti de la théologie. J’ai cependant élevé une objection. Car pourquoi ces partenaires économiques, que le chapitre premier a décrits comme en cela libres, égaux et rationnels, feraient-ils le choix de la coordination par le marché, alors qu’un autre est possible, par l’organisation, ainsi du reste que Marx l’avait souligné in fine : « Représentons-nous une société d’hommes libres (…) s’organisant selon un plan concerté en commun ». Il y a là proprement une incohérence de la construction de Marx, qui va lui permettre d’organiser l’ensemble de son discours suivant un long chemin téléologique qui nous conduit d’un ordre marchand, facteur de capitalisme, à un ordre organisé, celui de la très grande entreprise industrielle, ouvrant la porte au socialisme, comme on le voit à l’avant-dernier chapitre du Livre I, sa vraie conclusion, celle du renversement de l’ordre social. Telle est la trame du Grand Récit, un récit que l’histoire n’a pas vérifié, même s’il comporte quelques enseignements concernant les conditions de la montée en puissance des forces populaires. Je ne puis évidemment entrer dans la masse des problèmes immensément complexes qui s’attachent à cet ensemble de questions. Je note simplement qu’en deçà de la structure de classe, Marx pose une « métastructure ». Mais, à mes yeux, celle-ci ne se résume pas à l’ordre marchand : elle est constituée par cette alternative qui, au-delà de la coopération discursive immédiate, s’ouvre à la société moderne entre procédures marchandes ou organisationnelles et à de multiples modes de coordination articulant les deux. Mais, comme le marché donne lieu aux privilèges de la propriété capitaliste et l’organisation aux privilèges de la « compétence » (au sens juridico-social de Bourdieu, celui de l’autorité compétente, de l’arbitraire culturel, et non pas du savoir), l’un et l’autre constituent les facteurs de classe qui s’articulent dans le rapport de classe, dans la structure moderne de classe. Voilà en réalité « l’idée de base », que JMH expose, sur la base d’un copier-coller, agrémenté pourtant d’un contresens consternant, annonçant que « l’ordre métastructurel » dont je parle serait « indépendant » des classes. En réalité, j’expose tout le contraire, d’un bout à l’autre, selon une analyse rigoureusement matérialiste : j’explique que la métastructure est le produit, constamment reproduit, du rapport moderne de lutte de classe. JMH copie-colle ces formules, mais il ne semble pas en saisir la portée. Il s’agit d’un schème structurel, qui oblige à poser la question de savoir comment une telle structure se reproduit, mais aussi comment elle est historiquement apparue et quelles sont ses tendances immanentes. Mais c’est un structuralisme métastructurellement ouvert à la reprise incessante de la « parole », qui ouvre donc à l’alternative et à l’action inventive des humains. À 1000 lieues de toute vision déterministe ou progressiste de l’histoire. Il s’agit d’une épistèmè, dont la vocation est de comprendre le surgissement de l’événement à travers des luttes historiques.
Je ne m’étendrai pas davantage sur ma problématique générale, qui se développe, à partir de là, en théorie de l’État moderne, de l’État-nation, du Système-monde, d’un État monde émergeant et d’une Nation-monde au bout du chemin. À chaque étape de l’analyse, je fais apparaître les processus de domination qui, seuls, déterminent l’ensemble des atteintes modernes à l’ordre écologique. Et finalement je recherche la voie des luttes sociales qui nous permettraient de faire en sorte que l’on ne passe pas du désastre à la catastrophe.
La première difficulté que Jean-Marie Harribey me semble rencontrer, qui apparaît dès le début de son texte, est d’ordre épistémologique. Les schémas que je propose décrivent des rapports de contradiction, de tension, d’affinité, de relations entre l’individuel et le collectif, entre le structurel et le symbolique, entre l’économique et le politique. Ils suivent des chemins logiques qui comportent des changements de niveau, faisant passer l’analyse de formes simples à des formes plus complexes. Ils invitent à considérer les choses de différents points de vue. Ils appellent l’attention à ce qui relève respectivement du structurel ou de l’historique. Le problème, à mes yeux, c’est que chaque fois que j’analyse ces diverses sortes de décalage, Jean-Marie Harribey se représente que je suis dans la confusion. Quand je décris une contradiction dans la réalité, il semble penser que c’est une contradiction dans mon discours. Quand j’évoque le passage d’un niveau d’abstraction à un autre, j’opérerais une « glissade », un « revirement ». Au mieux, par charité, il concède que je corrige ce que j’ai dit précédemment. Au total, il s’agirait d’un « échafaudage » branlant de partout. Il ne semble pas se représenter quelle voie spécifique et argumentée je trace en croisant les chemins d’auteurs majeurs (sur lesquels j’ai beaucoup écrit) qui ont exploré de diverses façons les mêmes sujets, du moins ceux de la domination moderne, tels qu’Habermas, Foucault, Bourdieu, Wallerstein ou Alinor. Il me renvoie répétitivement l’exigence d’expliquer tel ou tel événement ou processus concrets par tel ou tel de mes concepts particuliers, alors qu’à mes yeux, pour rendre compte du moindre fait historique, il faut solliciter l’ensemble de la « théorie ». Celle-ci, ou une meilleure si possible.
Une seconde difficulté tient à la problématique sur laquelle s’appuie JMH : sa théorie de la valeur, inspirée d’une certaine variante du marxisme commun, croisée avec une influence de Roubine. En rendre compte demanderait de longues explications, que l’on découvrira du reste, pour une part en lisant mon livre. En quelques mots, je dirais qu’il y a ici, à mes yeux, une confusion entre « la valeur » et « la plus-value ». Il est essentiel de bien saisir qu’il s’agit là de concepts hétérogènes. La valeur renvoie à un pouvoir sur des choses, qui permet de les consommer ou de les échanger. La plus-value est un pouvoir sur des humains, pour leur faire produire, non pas plus de valeur, mais plus de plus-value. Il est notable que Marx, à la différence de JMH, n’emploie jamais l’expression « produire de la valeur » (sauf, spécifiquement, dans l’expression « valeur transférée versus valeur nouvellement produite », pour l’analyse du procès de travail capitaliste, où il s’agit en réalité de la détermination de la valeur de la marchandise). En matière de « production de », Marx ne connaît que la production de valeurs d’usage, de marchandises ou de plus-value. Il analyse l’accumulation en termes d’accumulation de plus-value et non pas de valeur. La valeur relève de la rationalité des rapports marchands comme tels, qu’ils soient ou non capitalistes. La plus-value renvoie à l’irrationalité des rapports marchands capitalistes, cependant toujours habités par le rapport de valeur, avec sa rationalité propre. Je ne peux pas m’étendre davantage sur ce sujet essentiel. On comprend seulement que, de la valeur à la plus-value, il s’agit de deux niveaux d’analyse conceptuelle qui correspondent à deux niveaux de réalité. JMH semble bien se réclamer d’une analyse de type marxiste, quoique différente d’un certain marxisme orthodoxe. Il fait en réalité, à mes yeux, un usage illégitime de la catégorie marxienne de « valeur » lorsqu’il pense pouvoir l’appliquer au travail des fonctionnaires, alors qu’il s’agit d’un concept qui n’est applicable qu’aux rapports marchands de production. Il va par contre, me semble-t-il, dans la bonne direction quand il invoque Keynes pour se représenter le problème en termes d’engagement de l’État, qui attend en échange une somme de prestations de travail de la part des fonctionnaires. Mais il ne s’agit pas là d’un rapport de « valeur », mais seulement d’un rapport analogique. Comme le soulignait Marx dans sa Note sur Wagner (à lire dans la Pléiade, volume 2, pp. 1531-1550), « la valeur » de la marchandise exprime seulement dans une forme historique évoluée ce qui existe aussi, mais sous un autre aspect, dans toutes les autres formes sociales historiques, à savoir le caractère social du travail, pour autant que le travail existe comme dépense de force de travail « social ». (…) la « valeur » de la marchandise est donc simplement une forme ici déterminée de quelque chose qui existe dans toutes les formes de société (…) ». La relation « fonctionnariale » sous l’égide de l’État, même si elle est, elle aussi, salariale, constitue précisément une autre « forme sociale historique », à laquelle ne peut s’appliquer le concept de valeur. Sauf à confondre « valeur » et « valeur d’usage », comme on le voit si régulièrement dans la littérature marxisante. De ces confusions entre valeur d’usage et valeur, entre valeur et plus-value, entre ces trois niveaux d’analyse – que j’ai distingués dans mes travaux antérieurs comme N1, N2 et N3 – il découle de très fâcheuses conséquences théoriques et politiques qui pèsent sur le marxisme commun. C’est notamment là ce qui motive ma recherche.
Un autre obstacle majeur est d’ordre idéologico-politique. Il s’agit de la résistance qui est celle du marxisme commun (et donc nullement propre à JMH), à accepter l’idée que dans le rapport moderne de classe l’exploitation n’est pas seulement le fait du pouvoir-capital, mais aussi du pouvoir-compétence. Il s’agit là d’une dénégation au sens freudien du terme : on ne veut pas savoir, on refoule dans l’inconscient, on trouve des subterfuges, faisant par exemple du pouvoir-compétence, réduit à celui des managers, une simple fonction du pouvoir-capital. Je m’explique très longuement sur cette question.
Enfin, un malentendu s’est apparemment glissé concernant la relation entre théorie et philosophie. À mes yeux, et je suis en cela disciple de Marx et d’Althusser, la « théorie » – en tant que pendant de la « pratique » citoyenne – s’analyse comme l’unité des savoirs que nous pouvons obtenir des sciences sociales et de la philosophie comme exigence épistémologique et critique. Cette proposition s’analyse en trois points. (1) La philosophie possède une existence propre : pour Marx, la bonne philosophie est une philosophie matérialiste, dont il est effectivement un grand représentant. (2). Mais elle existe aussi au sein de la théorie, comme cette exigence épistémologique et critique qui est, précisément, celle des sciences sociales, et non une quelconque propriété de la philosophie, comme JMH me le fait dire. (3) La théorie ne doit pas s’interpréter comme une philosophie : c’est ce qu’Althusser reproche à Gramsci, tout comme au marxisme humaniste, ce qui motivait son « antihumanisme » théorique qui suscite le soupçon de JMH. Le programme de la théorie, c’est le « matérialisme historique ». Voilà en quoi théorie et philosophie sont des choses distinctes et pourtant liées l’une à l’autre.
2. J’en viens donc aux reproches particuliers qui me sont faits
Pour la clarté, je m’efforcerai de suivre l’ordre dans lequel ils se présentent. Pas très facile à réaliser, parce que JMH me semble transformer toutes les difficultés qu’il rencontre dans sa lecture en objections qu’il pourrait me faire.
(1). Sur le marché et l’organisation. JMH m’objecte que « … dire que le marché est à la base du capitalisme et l’organisation à celle du socialisme, considérés séparément, est contradictoire avec l’idée que le marché ne peut exister sans organisation, surtout si c’est l’organisateur qui crée le marché. » (JMH). En réalité, il faut prendre ces divers énoncés au niveau d’abstraction auxquels ils fonctionnent dans Le Capital. À ce niveau, on l’a vu, ce n’est pas, comme il l’écrit, l’organisation qui crée le marché, mais un « acte » politique ; et cela vaut autant pour l’organisation. Dans la réalité contemporaine, on aperçoit des sociétés où prévaut « l’hégémonie », au sens gramscien, du marché et d’autres, notamment la Chine, où l’ordre organisé parvient à se faire une place relativement plus importante. Pour analyser la nature de ces variantes au sein de l’ordre social moderne, il convient de considérer pour elle-même chacune de ces deux médiations si l’on veut comprendre de quelle façon elles se combinent. Voir le célèbre chapitre du Capital sur les deux modes de division du travail, à comprendre en réalité comme les deux modes de coordination du travail. C’est pourquoi JMH n’est pas fondé à écrire « Tantôt JB présente le marché et l’organisation comme les deux faces d’une même médaille, tantôt il les dissocie en disant de l’organisation qu’elle « n’est pas un sous-produit du marché » et qu’« elle répond à une autre logique de production, portée par une autre force sociale ». Ce ne sont pas là des glissements, des confusions, mais des changements de niveau d’analyse. On comprend dès lors dans quelles conditions le pouvoir capital peut introduire du marché au sein de l’entreprise, ou s’aider du pouvoir compétence pour créer du marché : tout cela se produit dans un contexte métastructurel, dans lequel la classe populaire se trouve en plus ou moins bonne condition pour faire entendre sa voix.
(2). Sommes-nous en présence d’un « double front de la lutte des classes » ou bien d’un « duel triangulaire », poursuit JM H. À quoi je réponds : l’un et l’autre, bien sûr, car le duel triangulaire ouvre un double front de la lutte de classe, ainsi que je le montre clairement.
(3). « Si le capital, comme tel, ne peut pas fonctionner comme une instance dirigeante, ne faudrait-il pas alors en conclure que la reproduction sociale exige la fusion entre ces deux forces ? » (JMH). J’explique clairement pourquoi ces deux forces sociales ont chacune son mode propre de reproduction : voir l’analyse de Marx pour le pouvoir-capital et celle de Bourdieu pour le capital-compétence. Cela n’empêche pas qu’il y ait des fusions au sommet, à considérer dans chaque cas, mais l’idée d’une fusion globale n’est pas théoriquement fondée, étant donné ce qu’est la structure sociale moderne. C’est l’objet de mon livre dans son ensemble.
(4). Essentialisation des experts qui auraient « vocation » à se rallier à la gauche populaire, me fait dire JMH. J’explique tout le contraire : il y a des possibles (c’est le cas de le dire) et des circonstances dans lesquelles certaines fractions des dits experts répondent à cette « vocation », cet appel du peuple. Pas de ralliement automatique par vocation naturelle. Mais des contextes de lutte sociale dans lesquels s’opèrent des renversements.
(5). « Alors, comment JB peut-il ensuite dissocier marché et organisation pour les identifier séparément au capitalisme et au socialisme ? » (JMH). Je définis le capitalisme comme l’hégémonie du pouvoir-capital et le socialisme comme celle du pouvoir-compétence. De telles hégémonies sont plus ou moins radicales, plus ou moins réalisées. Ou encore j’appelle « capitalisme » l’hégémonie du pouvoir-capital ; et « socialisme », l’hégémonie du pouvoir-compétence (le dit « socialismes réel » en fut le suprême exemple). Sous le jeu des appellations se donne à comprendre un jeu de concepts qui est une grammaire pour analyser le réel. Le problème, c’est que, dans la tradition du marxisme commun, on répugne à l’idée que le socialisme s’analyse comme pouvoir-compétence : à se représenter les crimes dont celui-ci est capable. Ce qui manque à ce que JMH appelle « marxisme traditionnel », c’est précisément le concept de pouvoir-compétence.
(6). Parler des dirigeants soviétiques comme des « experts en besoins » en valeurs d’usage donc, est presque comique » (JMH). Je reprends ici l’analyse d’Agnès Heller, la célèbre disciple de Lukacs, qui savait, mieux que tout autre, ce qu’il en était de la dictature multiforme du système soviétique, mais qui a choisi de focaliser sur les besoins. Ce que le capitalisme réalise à sa façon en parvenant à nous dicter des produits qui lui rapporteront le plus de profit, le « socialisme réel » y parvenait plus directement par voie de planification, en déterminant par avance nos besoins. C’est-à-dire les valeurs d’usage qui doivent être les nôtres. Ce qui confirme absolument ma thèse selon laquelle le pouvoir compétence est un pouvoir qui porte sur la production des valeurs d’usage. Quelles qu’elles soient, on y viendra plus loin.
(7). « Définir la classe fondamentale populaire comme les « sans privilèges, par contraste avec les privilégiés de la propriété et ceux de la compétence ». En ferait un « concept glissant d’une page à l’autre » (JMH). J’explique au contraire que c’est la réalité qui se modifie, mais que mon concept permet en l’occurrence d’identifier la nature de la mutation. Il est vrai que l’épistémologie de JMH est ici un peu incertaine, proposant le couple concept théorique versus historique. Les concepts théoriques, s’ils ont quelque valeur, sont les concepts de quelque chose qui est. Ce quelque chose qui existe peut être, par exemple une structure sociale qui est celle d’une époque, ou bien un processus historique. On peut donc opposer structure et histoire, mais non, comme le fait JMH, le théorique et l’historique. La théorie générale, dont je reprends le modèle chez Marx, et à la fois théorie de la société et théorie de l’histoire.
(8). « … on ne sait pas toujours si le « tournant métastructurel » (25) est théorique ou historique ou les deux à la fois » (JMH). Il me semble parfaitement clair que ce « tournant », à comprendre dans le registre du « tournant ontologique » (voir Philippe Descola) ou du « tournant analytique » (voir Éric Olin Wright), est à prendre au sens épistémique : j’appelle à prendre une problématique « métastructurelle », un tournant théorique de toute évidence.
(9). « S’il y a vraiment deux pôles distincts de la classe dominante-dirigeante, comment expliquer la fusion de plus en plus étroite entre haut encadrement public et les milieux d’affaires dont le pouvoir macronien exprime la quintessence ? » (JMH). C’est évidemment ce qu’il y a deux pôles distincts que l’on peut s’interroger sur la question de la fusion d’une partie du pouvoir-compétence au sein du pouvoir-capital (bien analysée par Duménil et Lévy) au-delà de simples rapports de coopération et de convergence entre ces deux pôles.
(10). « l’exploitation ne se définit pas par le fait que les exploiteurs travaillent moins que le temps nécessaire pour produire les biens qu’ils consomment, mais par le fait que les exploités travaillent plus que le temps nécessaire à produire leur subsistance. » (JMH). J’ai défini l’exploité en général par le fait qu’il travaille plus longtemps que le temps nécessaire à produire ce qu’il consomme. Ce qui définit aussi l’exploiteur, qui est dans le cas inverse : il s’approprie le surplus (à moins, bien sûr, que celui-ci ne soit également réparti entre tous). C’est là une proposition générale, valable pour l’espèce humaine. Tout comme l’est, par exemple, la définition de la « production de valeurs d’usage », dans l’important chapitre 7 du Livre 1 qui oppose celle-ci à la « production de la plus-value ». Ce sont là des concepts généraux, anthropologiques, incontournables, qui sont toujours là en arrière-plan d’analyses plus concrètes, mais dont on ne doit pas penser que l’on peut en tirer n’importe quelle conclusion immédiate.
(11). « JB révise ici la théorie parce qu’il plaque sa typologie sur une page de la Critique du Programme de Gotha dont le rapprochement est osé pour ne pas dire empreint de contresens. » (JMH). Aucun contresens en cela. C’est là le discours du dernier Marx, qui prend un peu de recul par rapport au Capital, conscient qu’il faut aller plus loin. Chaque fois que j’ai exposé cette page à des étudiants et chercheurs chinois, évidemment représentatifs d’un immense pouvoir-compétence qui prétend guider le peuple, j’ai vivement ressenti que je touchais le point sensible. Je touchais le lieu de la dénégation dont j’ai parlé, et que je retrouve aussi, en mineur, chez JMH.
(12). « C’est donc que les classes ne sont pas des objets réels, mais des abstractions : ‘Les classes ne sont pas des groupes sociaux’, mais sont ‘des rapports sociaux’ . Cette assertion est discutable : les classes ne sont pas des rapports sociaux, elles existent dans des rapports sociaux. » (JMH). Je ne comprends pas ce que l’on entend ici par des « abstractions ». La notion de « rapport social » s’entend à divers niveaux d’analyse. Je l’oppose ici à celui de « groupe social », qui peut être l’objet légitime d’une analyse sociologique.
(13). « La classe fondamentale est donc aussi une classe de sexe et de ’race’ ». Donc, « tantôt la classe est composite, tantôt elle est de l’ordre du structurel, c’est-à-dire conforme à sa définition traditionnelle de l’antagonisme capital/travail. C’est là un point parmi les plus fragiles de la théorie » (JMH). C’est là, évidemment, un point essentiel de la théorie. Pour le saisir, il faut être capable de passer de l’analyse structurelle, celui de la classe comme telle (qui n’est pas seulement un rapport capital/travail, comme le suppose JMH, mais s’inscrit dans le contexte du « duel triangulaire ») et à une analyse de la combinaison, de la sur détermination, dans laquelle le rapport social de classe se trouve avec les rapports sociaux de genre et de « race ». La classe est, comme JMH le dit, « d’emblée » croisée avec le genre et la race. Mais pour comprendre ce croisement il faut d’abord le considérer en elle-même. C’est toujours le même problème épistémologique sur lequel trébuche JMH qui voit des « hésitations » chaque fois que je change de niveau d’analyse.
(14). « Quel est l’enjeu de cette explication, c’est-à-dire le rapport de classe au premier sens est-il surdéterminant ? « La surdétermination mutuelle » dont parle JB est un oxymore » (JMH). Je dis que le rapport de classe se surdétermine avec les rapports de race et de genre. Il y a là sans doute un « oxymore », mais il est bienvenu. Et j’explique pourquoi je préfère ce terme à celui d’ « intersectionnalité », qui, quoique visant le même phénomène, peut connoter un simple croisement. La « surdétermination » connote une transformation et une intégration mutuelles de ces trois rapports sociaux dans une personne déterminée. Et c’est un mot de la langue ordinaire, qu’utilisent en ce sens, pour leurs besoins conceptuels, historiens et sociologues.
(15). « ’La ‘race’ est la mémoire de la condition coloniale’ (JB, p. 66). Or, l’esclavage des Noirs est antérieur au colonialisme occidental. » (JMH). L’esclavage des blancs et surtout des blanches est tout aussi ancien et extrêmement massif, on le sait mieux aujourd’hui. D’où donc vient le mot esclave, sinon de « slave », désignant des biens qui comptaient parmi les plus importants dans le commerce interne à l’Occident ? Dans ce contexte, mon propos est de montrer que la question de la « race » est à comprendre à partir de l’inégalité du Système-monde qui permet un rapport de domination si puissant qu’il parvient à essentialiser les dominés comme relevant d’une autre sorte d’humains, à la marge de l’humanité normale. Je montre aussi que le Système-monde moderne ne peut s’analyser qu’à partir de l’État-nation moderne, défini en termes de rapports de classe. C’est en ce sens que je dis que question de la « classe » est « épistémologiquement première ».
(16). « En quoi la communauté se différencie-t-elle de la classe sur le plan de la violence destructrice si l’on regarde l’accumulation primitive du capital par « expropriation de la population campagnarde » ? (JMH). Je parle ici des communautés nationales constituées en État-nations. Effectivement, les conflits entre nations modernes sont, du fort au faible, exterminatrices par millions. L’accumulation primitive, qui se poursuit aujourd’hui par exemple dans l’appropriation de l’hôpital public par le capital privé, entraîne aussi beaucoup de morts, dans le cours et le long terme. Mais c’est un processus différent de celui de l’extermination des ennemis de la nation.
(17). « Comment le duel triangulaire a-t-il rendu compte de la fragmentation du salariat au fur et mesure que le néolibéralisme s’est imposé et que la division du travail s’est approfondie à l’échelle mondiale ? » (JMH). Je m’explique sur les conditions de cette fragmentation du fait du néolibéralisme lequel, à un moment donné, s’est trouvé en mesure de développer la sous-traitance, de découper la grande entreprise en éléments juridiques distincts, d’exporter la production là où son coût est proche de zéro, etc. Je n’avance pas d’idées personnelles sur ce sujet. J’observe seulement qu’il s’ensuit que le duel triangulaire se déroule désormais dans d’autres conditions, moins favorables à ceux d’en bas. Mais pourquoi devrait-on demander au concept de « duel triangulaire » d’intervenir ici comme principe d’explication, pour « rendre compte » ?
(18). « Mais pourquoi la patrie serait-elle pour la classe populaire un ‘’ bien par essence commun’’ (JB, p. 195) puisque celle-ci ‘’institue un commun’’ (JB, p. 310) en s’appropriant un territoire commun ? » (JMH). C’est justement là l’objet de mon analyse : la patrie devient un bien commun par le fait, précisément, qu’elle est instituée par cette appropriation collective territoire, sous réserve, comme je l’indique, que ce processus se réalise dans le contexte d’un État-nation de classe et de genre, ce qui affecte évidemment la qualité de ce « commun ». Elle reste cependant supposée « commune ». Ici, le terme « par essence » peut faire difficulté. Dans ce concept dialectique, il signifie que le « supposé » est toujours un élément du réel, à « l’essence » du réel.
(19). « Ce qui veut dire alors que c’est un commun inter-classes, alors que le commun était défini comme celui du peuple. (JMH). Même remarque.
(20). « (…) la colonisation française de l’Indochine est sans doute plus la marque de la domination d’une classe bourgeoise que de celle du peuple. » (JMH). Sans doute, mais je m’interroge sur le fait que la bourgeoisie peut entraîner le peuple, comme on l’a vu par exemple au temps de la guerre d’Algérie. La raison en est que le prolétariat n’est pas spontanément internationaliste. En cela, les rapports de Système-monde, dans lesquels il est aussi lui-même pris, sont en décalage avec ceux des rapports de classe. Ce sont ces décalages, en l’occurrence entre rapports de classe et rapports de nation, que JMH m’impute comme des incohérences, alors que mon propos vise à en rendre compte.
(21). « Le contrat social, que JB situe comme une « déclaration », une « autre parole » rappelle le voile d’ignorance de Rawls, que JB cite en note, parce que cela suppose « des citoyens libres, égaux et rationnels » . Or, la rationalité renvoie immédiatement à un calcul coûts/bénéfices. » (JMH). Je ne cite pas John Rawls en note, je lui consacre de longues pages, reprenant la critique que je présente dans le livre que je lui ai consacré. Par ailleurs et surtout, la rationalité dont je parle dans ce livre, du commencement à la fin, est tout autant celle de l’organisation que celle du marché. Elle concerne donc, beaucoup plus largement, la rationalité des fins et celle de la relation entre les fins et les moyens. Plus précisément, je prends le « rationnel » dans le diptyque philosophique qu’il forme avec le « raisonnable, » selon une approche qui nous vient de Hegel. Et qu’il est bien difficile de traiter à partir de la sagesse de La Fontaine, ici invoquée.
(22). « Qu’il existe d’autres rapports d’exploitation dans la société que l’extorsion de la plus-value de la force de travail par le capital est indéniable, mais rien n’autorise à dire qu’ils sont ’semblablement actifs’, car l’exploitation domestique des femmes ne produit pas de plus-value. Celle de la nature non plus en soi, sinon cela voudrait dire que la nature produit de la valeur » (JMH). « Semblablement actifs » ne signifie nullement qu’ils ont de façon semblable, c’est trop clair. Je reviens ci-dessous sur cette curieuse idée de « production de valeur »
(23). « D’abord, selon JB, le racisme est un fait de classe, de genre et d’écologie ; ensuite, toujours selon lui, il est la rencontre de la classe, de genre et de la nation ; d’une phrase à l’autre, la nation a remplacé l’écologie, doit-on les considérer comme équivalentes, interchangeables, puisqu’il s’agit des ’trois registres de l’être social moderne’ » (JMH). Cherchez un peu, et vous comprendrez sûrement que je ne peux pas avoir confondu « la nation » et « l’écologie », et qu’il doit y avoir quelque raison pour que ce terme intervienne ici.
(24). « Est-il certain que le triptyque « classe-nation/genre » soit équivalent au triptyque « classe-race/genre » ; par exemple, le conflit entre les nations France et Allemagne depuis la seconde moitié du XIXe siècle n’est pas un conflit entre races. » (JMH). Ma thèse, présentée dans ce livre, est que le rapport dit de « race » (que je mets entre guillemets, pour souligner qu’il n’existe pas de race) est à comprendre à partir du rapport de nation, du rapport social inégal de Système-monde, en tant qu’il est, entre autres, un « système des nations ». Cela ne signifie pas que tous les conflits internationaux soient des conflits de race.
(25). « C’est le point où je suis le plus en accord avec lui puisque c’est aussi l’un de mes leitmotivs, mais quelle n’est pas ma surprise de constater que, puisque le concept d’exploitation capitaliste ne prend son sens qu’ainsi, JB ne fasse pas de la théorie de la valeur le point d’ancrage théorique unifiant les deux exploitations conjointes. » ((JMH). C’est là en effet le lieu d’un profond désaccord, qui procède d’un désaccord plus général avec le « marxisme commun », lequel préside aux propositions de JMH. Je renvoie à ce que j’ai dit plus haut sur ce sujet, et qui, à mes yeux, permet d’entrer dans la question du « travail productif », de la relation entre production publique et production privée, dans la critique de l’usage courant du concept de « production ». Je ne suis donc pas « resté à quai » sur ces problèmes, comme le dit JMH : j’ai travaillé à identifier les concepts à partir desquels on peut avancer correctement.
« Cette absence empêche de dire quoi que ce soit face aux discours lénifiants orthodoxes sur la prétendue valeur économique intrinsèque de la nature ou sur la valeur prétendument créée par la nature » (JMH). On aura déjà compris que mon discours n’a rien à voir avec ce genre de confusion.
(26). « D’une part, c’est croire en la pré-science de l’importance des valeurs d’usage par les compétents ; d’autre part, c’est croire en la même connaissance spontanée » (JMH). Mon propos n’a rien à voir avec ce genre de frivolité. D’une part, à la façon de Marx, je me refuse à comprendre les « valeurs d’usage » comme des « utilités ». Les super-palaces et les armes de destruction massive sont tout autant des valeurs d’usage que les HLM et les transports en commun. Seulement, pas pour les mêmes, ni pour les mêmes fins. Les compétents se font eux-mêmes une certaine idée de ce qui est (pour eux) valeur d’usage. Le peuple n’a pas de prescience particulière. Je tiens seulement que, dans cette phase de l’histoire l’on se trouve entre le désastre commencé et la catastrophe possible, quelque chose peut rapprocher les compétents du commun du peuple. Voir mes explications sur le sujet.
(27). « JB impute au capital le productivisme et aux compétents le consumérisme » (JMH). Non, les uns et les autres relèvent de ces deux pathologies, mais dans des proportions différentes (c’est pourquoi je parle de « mini-sur-consumérisme ») et selon des processus différents, que je m’efforce de mettre au clair. C’est là un élément central de mon livre
(28). « Ce qui voudrait dire que le capital est examiné en tant qu’abstraction » (JMH). Je ne sais pas ce que peut ici signifier « abstraction ». Cela me semble renvoyer à l’ordre du concept comme tel. Mais, pour moi, le concept de capital est un bon concept qui renvoie quelque chose de réel, de concrètement réel.
(29). « Il y a encore ici un problème de conceptualisation, car on avait cru comprendre que le peuple était la classe fondamentale, or c’est le « commun du peuple » qui « se définit lui-même comme « classe fondamentale ». « Le commun est bien le paradigme ultime de l’émancipation humaine », etc. (JMH). Le mot « commun », dans la langue française, comme on le sait, possède plusieurs sens, que le contexte permet en principe de distinguer. Le « commun du peuple », c’est une autre façon de dire « les gens ordinaires ». Une façon de dire d’en haut. Mais, me sentant quelques affinités avec eux, j’ai retourné la situation, comme le font les « noirs » (ou supposés tels) quand ils se disent des « nègres », arborant leur « négritude ». J’ai trouvé là un autre nom pour la « classe fondamentale », celle que l’on dit « subalterne ». Je m’en explique dès le début. Et c’est un joli nom, « le commun », riche de connotations, dont JMH, qui est aussi poète, aurait dû se réjouir. Car le « commun » possède un tout autre sens que « l’ordinaire », quand on parle de « biens communs » et plus généralement du « commun ». Et de la Nation-monde comme commun ultime. C’est là, émanant lui-même signifiant, un bouquet de signifiés à ne pas confondre, et qui pourtant entretiennent entre eux un rapport secret, chacun apportant un peu de sa lumière aux autres. Voilà résolu, je pense, le « problème de conceptualisation ». Si
(30). « Comment peut-on affirmer que le « pouvoir capitaliste est celui d’une force sociale nationale » à l’heure de la mondialisation du capital ? » (JMH). On se reportera au contexte, où j’analyse le capital en tant qu’il est une force nationale…. étant naturellement souligné qu’il possède aussi une dimension mondiale. Comment se fait-il que JMH bute sur le clivage entre ces deux niveaux d’analyse, qui constitue justement ici le problème à considérer ?
(31). « Pourtant, il n’est pas certain que l’on puisse imputer la dérive écologique – le « destructivisme du capital » (150, 303) à la constitution d’un Système-monde, dans la mesure où la prédation sur la nature lui est bien antérieure » (JMH). Je n’impute pas le destructivisme du capital à la constitution d’un Système-monde. C’est bien clair : j’en parle bien avant d’arriver au Système-monde.
(32). « Il s’ensuit un autre glissement peu convaincant du libéralisme – qui est différent du capitalisme – à l’antilibéralisme – qui est synonyme selon JB d’anticapitalisme » (JMH). J’entends le libéralisme comme l’hégémonie du capital (j’explique pourquoi). S’il en est ainsi, l’anticapitalisme est un antilibéralisme, et inversement. Il ne faut jamais oublier le sens conceptuel que l’on donne aux termes que l’on choisit pour les porter.
(33). « Si ‘’produire pour produire’’ est la caractéristique du pouvoir-compétence, comment expliquer l’austérité décidée par les compétents au plus haut niveau (et non par les capitalistes qui n’y ont pas intérêt, vu les marchandises en surnombre qu’ils ont à écouler) ». (JMH). Voir, en chaque cas, les intérêts, de court et de long terme, des uns et des autres, et aussi leurs capacités respectives de peser dans tel ou tel sens. Par exemple, parmi les compétents, si ce sont de hauts fonctionnaires ou des experts des cabinets de conseil.
(34). « JB finit donc par se contredire : ‘’au sommet les grands managers sont à compter parmi les capitalistes’’ (JB, p. 241 » (JMH). Aucune contradiction, c’est un point que j’ai déjà souligné, m’inspirant de Duménil et Lévy : il s’agit là de cette fraction des compétents qui fusionnent avec le pouvoir-capital. Voir ci-dessus.
(35). « Il s’ensuit que l’identification de la rationalité du produire pour produire à l’expérience chinoise est fonction de l’hypothèse que la rationalité du profit ne s’y exerce pas » (JMH). J’explique tout le contraire. Je n’identifie rien avec le rien. J’explique que la Chine est confrontée à une tension entre les deux pôles de la classe dominante, donc à cet antagonisme, toujours mêlé de connivence, entre produire pour le profit et produire pour produire, et que la question se pose de savoir lequel prédomine relativement. Et c’est cela, précisément, qui agite la classe dominante en Chine.
(36). « Oui, mais la révolution numérique met les compétents en mesure de marginaliser le commun du peuple » (JMH). En réalité, j’analyse, d’une part, les dangers que les compétents font peser sur le commun du peuple, et d’autre part les circonstances nouvelles qui peuvent peser en sens contraire. Il est toujours dans le « ou bien ou bien », là où il importe de faire apparaître l’existence simultanée de possibles contraires, en vue de savoir comment on pourrait tenter de faire advenir le meilleur des possibles (toujours « les possibles » !). En l’occurrence, soutenir contre l’hégémonie du pouvoir-capital celle du pouvoir-compétence, en cherchant simultanément à hégémoniser celui-ci.
(37). « On peut convenir que l’alliance entre capitalistes et compétents n’est pas naturelle, mais celle entre compétents et peuple ne l’est pas davantage. » (JMH). Voir tout le contexte de ce propos de JMH. En réalité, je tiens un tout autre discours, qui invite à des analyses plus « dialectiques », à partir d’un concept pivot qui n’est pas celui de l’alliance, mais celui d’une « lutte-alliance ». Chaque fois que j’évoque la tension et l’incertitude entre deux possibles, je suis accusé d’être en contradiction avec moi-même. Le plus fort de tabac viendra à la fin quand je me verrai reproché mon manque de dialectique.
(38). « Si le modèle métastructurel était pertinent, il devrait montrer en quoi on retrouve la distinction triangulaire dans les rapports Nord-Sud. » (JMH). On parvient ici au comble de l’absurdité : le concept de « duel triangulaire » s’applique à la structure, donc à l’État-nation ou à l’État-monde, mais nullement au système comme tel, au Système-monde. C’est là encore un couple conceptuel clé, qui ordonne toute mon analyse. L’exploitation, par contre, s’analyse aussi en termes de « système », en termes de surdétermination (dont le concept d’ « impérialisme » a fourni, au temps de Lénine la première formulation théorique) entre le structurel et le systémique, mais, pour y parvenir, il faut avoir d’abord distingué chacun des deux termes, qui représentent deux modalités différentes de l’exploitation. C’est pourquoi j’ai tant de considération pour les théoriciens de la « dépendance », contrairement à ce que JMH laisse entendre.
(39). « Cela ne paraît pas être la position d’Ostrom. Il distingue d’ailleurs le ’commun immédiat’ et le ’commun national’ (282) » (JMH). Je ne distingue pas « d’ailleurs », je distingue en conséquence. Ce point de mon exposé, qui porte sur le passage conceptuel de l’un à l’autre, particulièrement facile à comprendre, et, je pense, très éclairant.
(40). « On a là encore un aller-retour imprudent des registres positif au normatif-performatif. » (JMH). JMH veut sans doute dire, non pas « performatif », mais prescriptif. Il revient à plusieurs reprises sur le sujet. Le problème à cet égard c’est que je ne suis pas kantien, comme il semble l’être, opposant ainsi l’être et le devoir être. Je suis un disciple de Spinoza et de Hegel au sens matérialiste où l’était Marx, et comme le sont aujourd’hui beaucoup d’autres philosophes (Foucault par exemple). Je ne suis donc pas dans une rhétorique avec « accents spinozistes », comme il l’écrit. Je suis un matérialiste qui ne reconnaît le « devoir être » que pour autant qu’il se donne dans « l’être ». Mais il est clair que je ne peux pas expliquer cela ici, même si cela est très important dans la trajectoire de mon discours.
(41). « (…) selon lui ’du fait d’une profonde mutation technologique, notamment autour du numérique, les forces politiques du grand capital ont pu reprendre l’offensive’ (JB, p. 274) et ainsi abaisser les espaces politiques nationaux. Sauf que la baisse de la rentabilité du capital à la fin de la décennie 1960, qui allait provoquer la réaction néolibérale, avait précédé de 20 ans la révolution numérique, chose que JB reconnaît par ailleurs » (JMH) . En effet, et je confirme mon propos : la réaction néolibérale, dont Hayek déjà est le précurseur et Thatcher et Reagan sont les promoteurs, a commencé longtemps avant la révolution numérique, mais celle-ci lui a donné une impulsion brusque, durable et toujours croissante. Il s’agit là de l’irruption d’une nouvelle génération de forces productives, par où se manifeste la part de chaos, de l’inattendu, qui jalonne l’histoire. Cela ne fut nullement des « forces productives » le « moteur de l’Histoire » : notons plutôt qu’elles ont un pied dans le hasard, toute découverte étant le fruit de multiples causes sans lien entre elles toutes. Un épisode antérieur nous est fourni par l’irruption de la machine à vapeur, qui a fourni une semblable impulsion à un potentiel capitaliste déjà existant, notamment, comme le montre Brenner, dans l’agriculture anglaise, à quoi il faut ajouter l’implantation esclavagiste. Elle a multiplié les possibilités d’innovation et par là de gains concurrentiels, entraînant l’essor de plus grandes entreprises aux dépens de celles qui n’ont pu suivre. Cela répond aussi à la question bizarrement posée plus loin par JMH : « la technique nous amènerait-elle au socialisme et au communisme comme l’électricité et les soviets dans l’URSS naissante ? ». Non : les techniques interviennent simplement comme des conditions de possibilité pour le déploiement de certaines logiques sociales, dont elles ne sont pas les matrices.
(42). « Mais que fait-il des expériences de conseils ouvriers ou autogestionnaires ? » (JMH). Certes, splendides expériences. Comparables en cela aux expériences des communes nord italiennes au XIIe siècle, qui inventèrent toutes les institutions républicaines modernes, lesquelles cependant ne purent entrer en scène dans la grande histoire qu’à partir de la révolution française. Il est clair que nous ne nous acheminons que de façon infiniment lente vers l’autogestion globale… Entre-temps, du côté de l’entreprise, le syndicalisme, dans laquelle sont engagés des centaines de millions de travailleurs à travers le monde, peut trouver inspiration dans les conseils ouvriers. Encore une fois, sortons du « ou bien ou bien ».
(43). « (…) un surprenant diagnostic final du ‘’métamarxisme’’ : les responsables [des multiples dégâts] n’en sont pas les structures et les systèmes – puisque seuls des individus ont à ’répondre’– mais ceux qui monopolisent le pouvoir à la faveur de leur position structurelle et systémique et l’exercent avec tant de violence » (JMH). En effet je ne suis pas « holiste », comme JMH m’enjoignait plus haut de l’être, sans doute supposément au nom du marxisme. Je récuse cet impératif : il convient de penser ensemble l’individuel et collectif. C’est pourquoi je puis, en dépit de la flèche qui m’est envoyée sur ce point, je peux me référer à Talcott Parsons, dont le propos s’inscrit dans le registre non pas du rapport de classe, mais, par exemple, de l’inter-individualité marchande. Dans la perspective de JMH, je suis donc un individualiste méthodologique, qui se replierait sur une « somme de révolutions individuelles ». Chez lui, c’est toujours l’un ou l’autre. Précisément, l’approche métastructurelle, ce n’est pas la moindre de ses ambitions, qui renvoie à la « parole » toujours recommencée dans le feu de la lutte des classes, fait en cela apparaître que les individus sont « responsables, » eux seuls pouvant « répondre » , autant qu’interpeller. Nous sommes là dans la part que la philosophie prend à la théorie.
(44). J’ai donc particulièrement apprécié les « conclusions » finales de JMH : « Il me semble que cet échafaudage souffre en plusieurs endroits de contradictions logiques qui peinent à rendre compte de la dialectique du réel. », s’agissant « d’un livre qui fait jaillir à chaque page des questions parfois embarrassantes mais toujours passionnantes. »
Je ne doute pas, pour ma part, que ce commentaire fourni poussera de nombreux lecteurs à chercher à savoir ce qu’il en est dans ce mystérieux bouquin.
III. Réponse à Pierre Khalfa
Je remercie Pierre Khalfa de sa lecture. Je tiens à préciser que j’apprécie hautement son travail d’intellectuel militant. Je suis en général tout prêt à souscrire à ses prises de position politiques. Mais nous sommes ici dans le préalable à la pratique : dans un livre de théorie. On ne passe pas aisément de l’une à l’autre.
Je voudrais d’abord indiquer qu’une bonne partie de son texte, notamment dans sa seconde moitié, est consacrée à rappeler les opinions d’une gauche marxiste ou marxisante, que je fais évidemment miennes. Je pense particulièrement aux considérations concernant la surdétermination des diverses luttes sociales et l’altermondialisme. En ce sens, on peut dire que nous sommes, en matière d’opinion, « d’accord sur l’essentiel ». Et je le remercie d’avoir bien mis en relief l’objet de mon livre : montrer que lutte écologique et lutte sociale sont rigoureusement une seule et même chose. J’aurais aimé lui dire le plaisir que j’ai eu à lire ces pages. Mais l’heure est à une tâche nettement moins gaie, qui est de répondre aux critiques qu’il me fait.
Car il ne s’agit pas ici seulement d’ « échanges d’opinions ». Il s’agit de théorie, c’est-à-dire de la production d’un savoir de type particulier. Et cela n’est pas seulement une question de « méthodologie », selon le terme employé par PK, c’est une question d’épistémologie, celle de savoir comment on fonde en dernier ressort de telles opinions. S’il s’ensuit beaucoup de conséquences, c’est parce que cela les inscrit dans un contexte théorique au sein duquel les opinions se trouvent mises sous surveillance, sous vigilance critique. Je me suis expliqué ci-dessus sur ce sujet dans la brève présentation de mon livre. Mais PK ne semble pas s’être particulièrement intéressé à ma construction théorique, qu’il n’aborde que de façon allusive, à travers quelques critiques et objections, à mes yeux nullement fondées, qu’il me faut considérer une à une. Comme celles-ci sont moins nombreuses et moins sévères que celles que m’adresse Jean-Marie Harribey, je serai plus bref dans ma réponse.
J’en viens donc à mes réponses aux objections, que je suivrai plus ou moins dans l’ordre où elles se présentent.
Sur le triptyque de la domination (ou de l’émancipation)
Je ne parle pas d’ « équivalence » entre classe/nation/genre et classe/race/genre. Je tiens que la première formule est la plus théoriquement englobante et donc correcte, car les problèmes dits de « race » sont toujours, dans le temps long, des problèmes de domination de nation. En outre, le couple classe/nation répond au couple conceptuel qui articule tout l’ouvrage entre structure et système : structure (de classe) et système (de nation). Je tiens que le concept de structure est « épistémologiquement premier » par rapport à celui de système, mais cela ne veut pas dire qu’il soit concrètement plus important. On le perçoit quand la Russie envahit l’Ukraine. Encore faut-il pouvoir rendre compte théoriquement de l’événement. À mes yeux, on ne peut le faire qu’en considérant l’enchevêtrement pervers de l’État-monde de classe et d’un Système-monde inégal. Et ce ne sont pas là des concepts avancés au hasard. C’est pour le justifier que j’ai dû écrire tout ce livre.
Sur la théorie de l’exploitation. Et la théorie de la valeur
PK m’attribue ici (je l’en remercie…) des idées qui sont en réalité celles de Marx, notamment ce concept général d’exploitation, qui vaut tout autant pour l’esclavagisme, le féodalisme et le capitalisme, mais aussi pour le rapport de genre et, tout autant, de nation (du fort au faible) : on est exploité si l’on travaille plus longtemps que le temps nécessaire à produire les biens que l’on consomme. C’est un concept général qui fait l’objet d’un refoulement de la part de tous ceux qui ne sont pas dans ce cas. Il faut cependant se garder d’en tirer des conclusions immédiates : il faut un long chemin pour aller de ces concepts généraux vers ces concepts « spéciaux », qui permettent d’aborder les choses concrètes. Marx, mon maître !, qui commence par proposer une somptueuse théorie de la valeur, nous montre ensuite à longueur de chapitres, que les marchandises ne s’échangent pas à leur valeur, mais à des prix qui en diffèrent du tout au tout, en raison même de la structure économique de la société moderne. Il faut savoir discerner ce que l’on peut attendre des concepts généraux pour l’éclairage de phénomènes concrets. Cela est une longue marche. Je tiens simplement, et par-dessus tout, que, contrairement à ce que PK me fait dire, la théorie marxienne de la valeur est essentielle à l’intelligence de notre société. Et cela parce qu’elle permet la théorie de la plus-value, sans laquelle on ne peut rien comprendre à la logique des capitalistes (car c’est de cela qu’il s’agit) ni aux contradictions qui s’ensuivent. Cela ne signifie pas que la théorie de la valeur suffise. Car elle concerne exclusivement des relations marchandes (et donc aussi marchandes capitalistes), mais il y a dans notre société des relations de production non marchandes, ou du moins qui ne se résolvent pas en termes de marché, notamment dans les services publics. Il faut, sur ce point, un supplément de théorie (je m’en explique un peu dans ma réponse à JMH).
Sur le concept de métastructure
PK m’impute un structuralisme dans lequel je ne peux pas me reconnaître. La « métastructure » est un concept qui vient de Marx urgent montre comment il devrait être élaboré de telle sorte, précisément, qu’il nous épargne les méfaits du structuralisme. Il permet de comprendre que nous ne sommes pas enfermés dans une voie, parce qu’il y a toujours une possibilité d’alternative, qui est donnée dans la lutte moderne de classe, laquelle renvoie toujours à la primauté de la parole populaire en tant qu’elle ne peut pas ne pas déclarer : there is an alternative. Mais je ne peux pas expliquer cela en trois lignes. Il m’a fallu un livre de 300 pages.
Sur la dualité de la classe dominante. Quand j’avance que la classe dominante ne se réduit pas aux privilégiés de la propriété capitaliste, je sais que cela est bien dur à entendre pour des gens de culture marxiste, qui ne jurent que par le capital. Mais Foucault et Bourdieu, entre autres, ont appris à ceux qui ne le savaient pas qu’il existe une autre sorte de privilège de classe. Le premier le désigne comme « savoir-pouvoir », l’autre comme pouvoir de « compétence ». Ils en développent des conceptions à mes yeux plus ou moins inadéquates, mais très éclairantes sur le terrain de la sociologie, de l’économie, de culture et de la politique. Ce sont là des affaires de classe. Les deux perspectives interfèrent, le produire pour le profit et le produire pour produire relèvent de deux logiques différentes. Mais celle-ci n’est pas plus innocente. Le poids respectif de ces deux pouvoirs au sein de la classe dominante n’est pas le même selon les périodes. Il n’est pas le même en URSS ou en Chine, ni en France de 1950 à 2000.
Je ne dis pas que le pôle des compétents est « ballotté » entre l’alliance aux capitalistes et l’alliance au commun du peuple. Il fait bien partie globalement de la classe dominante. En réalité, la vieille culture marxiste résiste à en prendre la mesure, parce que cette culture est justement née d’alliances stratégiques circonstancielles diverses entre le commun du peuple et une part du monde des « compétents ». Cette culture n’est pas sans mérite, mais elle sous-estime toujours le poids que peut exercer sur elle cette « fraction compétente ». C’est là la vérité de l’anarchisme. C’est pourquoi la voie que je propose est clairement anarcho-marxiste.
Sur l’État-monde
L’argumentation selon laquelle la libre circulation mondiale des capitaux n’implique pas une forme d’étaticité mondiale me semble fallacieuse, car elle revient à supposer les rapports marchands comme s’imposant naturellement tant qu’il n’y a pas de contraintes en un autre sens. C’est la grande illusion libérale. Cette liberté de circulation mondiale qui existait au XIXe siècle était déjà un élément d’étaticité mondiale, qui était annonciateur d’avenir, mais ne jouait encore un rôle minime au regard de la masse des valeurs d’usage produite par le travail de l’ensemble des humains, qui est encore faiblement impliqué dans des rapports de marché et encore moins dans des rapports capitalistes, même si l’impérialisme domine déjà en arrière-plan. Elle est aujourd’hui la marque de la puissance d’une classe capitaliste mondiale. Mais ce phénomène « structurel » se trouve lui-même enchevêtré dans la relation « systémique », du Système-monde, qui permet d’observer des contre-tendances de toute sorte. Ce que remarque aussi PK (mais il a dû se tromper sur un point : à mes yeux, Google ne préfigure nullement une société mondiale post-capitaliste).
Il ne me semble pas possible de mettre ce concept d’État monde en balance avec celui de « souveraineté ». La souveraineté est inhérente à l’État-nation, comme le note aussi PK. Si l’on se réfère à Jean Bodin, comme il le fait, il s’agit moins de l’identité du monarque, que celle d’une nation sur un territoire (On notera que le président Xi Jinping, qui se revendique de Jean Bodin, insiste significativement sur ce point, j’y reviendrai dans un autre livre). Si l’on pense en termes de structure de classe et d’État, la présence de classes à l’échelle mondiale signale l’existence d’une étaticité mondiale aujourd’hui émergeante. Je m’en explique dans le livre à travers l’analyse des institutions économiques et politiques mondiales. Bien sûr, toutes ces choses sont à comprendre avec les modulations que souligne PK sur la fragilité des États et des sentiments nationaux.
Sur une classe ouvrière mondiale ?
PK en vient à la question de la relation entre les classes populaires nationales et une éventuelle classe populaire mondiale. Mais il me prête une réponse qui n’est pas du tout la mienne. Je ne suis pas dans une problématique de classe populaire mondiale « en soi » et « pour soi ». Cette idée n’est pas aberrante. Elle se relie à la « question de l’organisation », comme on disait au temps de Lénine et Rosa Luxemburg. Mon approche de la question de la relation entre la classe populaire nationale et la classe populaire mondiale est d’une autre nature. Elle concerne ce fait que l’État-monde n’est pas simplement une entité au-dessus des États-nations. L’échelle nationale et l’échelle mondiale sont dans un rapport d’immanence, et non seulement de hiérarchie. C’est dans la mesure où les divers États-nations se donnent l’ordre néolibéral comme loi suprême que se constitue un ordre libéral mondial. Chaque lutte populaire nationale en sens contraire constitue une action qui donne de la force à une influence populaire mondiale, concrètement en renforçant l’esprit des institutions qui se rattachent à l’ONU. Évidemment, on peut constater la modestie des résultats.
Par ailleurs, au-delà même des luttes qui peuvent être menées, il est une tendance historique qui va s’accélérant et qui modifie les conditions dans lesquelles « les hommes font l’histoire ». La mondialité des périls, illustrée entre autres par la pandémie, fait naître peu à peu une conscience de notre mondialité commune. Et elle est de nature à modifier les relations entre le commun du peuple et le savoir écologique, qu’il parvient peu à peu à s’approprier, bien au-delà de la soi-disant « compétence ». Et cela modifie insensiblement le rapport des forces au sein de la structure de classe mondiale.
Objections sur l’histoire
L’histoire est donc omniprésente dans ce livre, contrairement à ce qu’écrit PK. Ce n’est cependant pas un livre d’histoire. S’il fait référence à l’histoire, ce n’est pas pour « illustrer » les concepts, mais pour les éprouver dans l’interprétation et l’explication des processus historiques, notamment des « événements » révolutionnaires où l’on voit le cours de l’histoire « bifurquer ». Je ne sais pas si « les hommes font l’histoire », comme l’écrit PK, car cela me semble un propos du même niveau que celui selon lequel « les hommes détruisent la nature ». Ces concepts généraux ne nous apprennent pas grand-chose. Lénine, que PK cite volontiers, disait, dans la lignée épistémologique de Marx, que, pour l’étude des choses concrètes, il faut des concepts spéciaux, particuliers. Que l’on ne peut cependant produire qu’à partir de concepts plus généraux. Quels sont les caractères particuliers de notre temps ? C’est cette question que travaille ce livre.