Culture ou barbarie : le commerce n’a pas tenu ses promesses de mœurs douces

jeudi 14 avril 2022, par Jean-Marie Harribey *

En envahissant l’Ukraine et en déclenchant une guerre faite de crimes atroces, de destructions totales et d’asservissement mental de son propre peuple, Poutine a étendu sa palette d’ignominies qu’il avait inaugurées en Tchétchénie, Géorgie, Crimée et Syrie. La nouveauté est qu’il se trouve confronté, d’une part et surtout à une résistance héroïque de la population ukrainienne, et d’autre part à une contradiction en miroir de celle que connaissent les États-Unis et l’Europe. La Russie doit vendre (on pourrait dire à tout prix) son gaz, son pétrole et son blé à ceux-là mêmes qui ont absolument besoin de les lui acheter.

Poutine n’a pas lu Montesquieu et ses adversaires néolibéraux l’ont lu de travers

Le philosophe du XVIIIe siècle Montesquieu avait théorisé la relation entre le commerce et la paix : « C’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. », ou bien : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix » [1] On pouvait certes soupçonner une naïveté de la part de l’auteur de De l’esprit des lois, mais elle était excusable au siècle des Lumières. En revanche, de la part des dirigeants politiques du monde et de tous les chantres de la mondialisation capitaliste, cette croyance en la vertu du libre-échange était une idéologie visant à légitimer le cours des choses considéré comme naturel. Le retour du réel se paie aujourd’hui au prix fort.

L’Allemagne anciennement de Merkel et maintenant de Scholz est obligée de revenir sur son choix d’approvisionnement en gaz russe et voit le projet de gazoduc « Nord Stream 2 » remis en cause. Les États-Unis de Biden mettent les bouchées doubles pour produire du gaz de schiste et radicalisent leur opposition à la Chine. Tandis que la France de Macron poursuit son pari funeste de l’énergie nucléaire. Partout, le concept d’indépendance énergétique est en train de remplacer celui de sobriété énergétique, faisant ainsi fi du sixième rapport du GIEC affirmant que rester en dessous de +2 °C – a fortiori en dessous de +1,5 °C – supposerait que le pic des émissions de gaz à effet de serre soit atteint au plus tard en 2025. Tous les experts proches des gouvernements néolibéraux nous promettaient que l’augmentation des prix des énergies fossiles provoquerait un changement vers les énergies renouvelables [2]. Or, on assiste à l’inverse : le signal prix fonctionne à l’envers en incitant les pétroliers à remettre en chantier des forages d’hydrocarbures qui avaient été délaissés faute de rentabilité et qui redeviennent brusquement rentables.

La tragédie humaine de la guerre en Ukraine se double donc d’une tragi-comédie géopolitique au sujet de la nécessité de réviser radicalement les choix énergétiques. Et tout cela se déroule dans un contexte où le capitalisme mondial conjugue des contradictions sociales et écologiques inédites par leur ampleur et leur simultanéité, à cause de l’épuisement des gains de productivité du travail et d’épuisement des ressources et de la biodiversité. À cause de ces contradictions, l’inflation sur les matières premières avait déjà amorcé une tendance de long terme à la hausse, que la pandémie et la guerre ont accélérée. Et les politiques néolibérales, par leur poursuite et leur brutalité, ont provoqué la montée de régimes autoritaires en Europe, donnant aux idées d’extrême droite une audience et un pouvoir qu’elles n’avaient pas connus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En France, quarante ans de politiques néolibérales, dont cinq sous la présidence d’Emmanuel Macron, ont délabré les conditions de vie des classes populaires et conforté le pouvoir et la richesse des classes riches et aisées, et favorisé l’extrême droitisation de l’électorat.

La montée de l’extrême droite

Le dossier de ce numéro des Possibles est de ce fait consacré à l’extrême droite, dont la poussée s’est manifestée au premier tour de l’élection présidentielle française et aussi en Europe avec, par exemple, la nouvelle victoire d’Orbán aux législatives de Hongrie.

Le dossier s’ouvre par un article de l’historienne Michèle Riot-Sarcey qui décortique méticuleusement les contre-vérités historiques d’Éric Zemmour, en montrant qu’elles sont un copié-collé des pires écrits racistes, antisémites et xénophobes de Drumon, Barrès et Mauras. Heureusement les travaux sérieux des historiens ont, depuis longtemps, fait justice des falsifications de l’extrême droite. Mais, aujourd’hui, elles permettent à « une frange de la population de droite et d’extrême droite [de] redresse[r] la tête, heureuse d’avoir désormais un mentor à l’écoute de ses aspirations ».

Robert Hirsch se penche à son tour sur la percée spectaculaire de Zemmour en examinant plus précisément ce que signifie la tentative de réhabilitation de Pétain. On sait combien est erronée l’affirmation selon laquelle le régime de Vichy aurait contribué à épargner les juifs. Tout cela sert Zemmour dans sa tentative de réunifier les droites et extrêmes droites, dont on ne connaît pas encore l’aboutissement.

Samy Johsua analyse ensuite l’articulation/opposition des projets Le Pen et Zemmour. Il faut noter « l’extrême droitisation du champ politique et médiatique ». Des digues ont progressivement sauté avec le temps, au fur et à mesure que la droite s’est durcie et que la gauche a failli. Dès lors « Vingt ans après le choc du 21 avril, les remparts se sont transformés en passerelles. »

Nous publions avec leur autorisation une Note des Économistes atterrés consacrée au décryptage des programmes de l’extrême droite présentés dans la campagne pour l’élection présidentielle de 2022. Les programmes de Le Pen et de Zemmour ont beaucoup de points communs par leurs propositions « néolibérales-nationalistes » et leurs « obsessions de la sécurité ».

Le dossier se poursuit avec l’analyse de Saïd Bouamama sur « la place des classes et des quartiers populaires dans le processus de fascisation ». Les effets de ce processus sont installés depuis plusieurs décennies et se font sentir sur « la santé physique et mentale de ces classes, sur leurs rapports sociaux et sur les formes disponibles d’expression de leur colère sociale ». En aucun cas, cela ne résulte d’une quelconque forme de demande populaire d’autoritarisme : « ce n’est pas le ’racisme d’en bas’ qui a suscité un ’racisme d’en haut’ mais fondamentalement l’inverse ».

La philosophe Christiane Vollaire poursuit cette exploration pour bâtir une « philosophie de terrain ». Elle dénonce la violence coloniale qui a été importée en métropole, créant un « double langage de l’égalité républicaine ». En témoignent notamment la violence policière à la fin de la Guerre d’Algérie et les plans d’urbanisation des années 1970 qui ségréguent les populations. Et, aujourd’hui, la loi Sécurité globale renforce les discriminations et la racialisation des opérations policières. Mais, au sein des quartiers populaires, les victimes n’apparaissent pas sous un jour victimaire, mais se battent pour la reconnaissance de cette violence.

Le dossier se clôt sur un article de Gerd Wiegel concernant la montée de l’extrême droite en Allemagne. Il montre que, après plusieurs vagues de cette montée, « l’extrême droite allemande rejoint les modèles qui ont réussi dans d’autres pays de l’Union européenne et profite de l’essor mondial d’une droite populiste et en partie néofasciste ». L’AFD, entrée au Bundestag, « représente une politique libérale radicale qui reflète surtout l’idéologie de classes moyennes et de petites et moyennes fractions du capital, qui constituent une partie importante de sa base électorale ». Le danger vient du fait que cette poussée traduit l’existence d’« un vaste mouvement social de droite qui a disséminé surtout les positions racistes de l’AFD dans les rues ».

L’alternative à la barbarie : en passant par la culture

La partie « Débats » de ce numéro des Possibles commence par un article de l’économiste Patrice Grevet qui poursuit l’investigation qu’il avait commencée dans les précédents numéros. Il s’agit pour lui de construire une alternative théorique et politique post-capitaliste. Dans ce but, il imagine une bifurcation sociale-écologique radicale incluant de profonds changements dans la gestion et le financement des grandes entreprises et des entreprises de taille intermédiaire. Et il donne un aperçu de ce que serait une planification démocratique.

Nous poursuivons l’examen des termes du débat sur la transition énergétique ouverte dans les deux précédents numéros des Possibles. Avec deux nouvelles contributions. L’une de Pierre Masnière qui entend discuter les arguments en faveur d’une filière électronucléaire qui serait « quasi verte, durable et relativement peu coûteuse ». L’autre de Jacques Rigaudiat pour faire suite à la discussion avec Philippe Quirion et Behrang Shirizadeh.

À l’occasion de la publication du livre de Jacques Bidet L’écologie politique du commun du peuple, son éditeur (Éditions du Croquant) a organisé un webinaire le 28 janvier 2022 pour présenter et discuter ce livre et il avait sollicité Jean-Marie Harribey et Pierre Khalfa, dont les textes sont référencés en note, pour conduire cette discussion. Nous publions ici les réponses de Jacques Bidet [3].

Gilles Rotillon rend compte du livre d’Attac Macron : On fait le bilan du quinquennat. Un bilan désastreux et un livre très pédagogique, dit l’auteur, pour « fournir au public des repères factuels pour évaluer l’action de Macron au pouvoir, et se faire une idée assez précise de ce qu’il ferait s’il était réélu ».

Claude Serfati, quant à lui, recense le livre collectif coordonné par Martine Boudet Résistances africaines à la domination néo-coloniale. Un livre très utile, selon l’auteur, car il concerne « les relations de l’ensemble du continent avec les pays dominants et leurs grands groupes financiers et industriels. »

Enfin, nous fermons ce numéro des Possibles par une illustration artistique mais profondément politique, tout en images. Jean Noviel et Daniel Rome nous invitent à apprécier « le radeau de la Méduse du génial Géricault ». Car il s’agit d’une métaphore du naufrage du vieux monde.

La présentation de ce numéro commençait par une évocation de Montesquieu qui pensait qu’un nouveau monde, doux, sortirait du commerce. Sans doute n’imaginait-il pas à quel point la dynamique capitaliste manquerait de… douceur. Avec Poutine, inutile d’employer un quelconque euphémisme : c’est le naufrage de l’humanité.

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