Du taylorisme mécanique au taylorisme numérique : de la subordination collective à la subordination personnalisée

vendredi 14 janvier 2022, par Danièle Linhart *

Le numérique nous entraîne dans un tourbillon de changements porteurs de modifications profondes de notre rapport au monde, au réel, à la société. Il véhicule une accélération fantastique de la réalisation de certaines catégories d’actes qui reculent les contraintes et restrictions liées aux limites de notre cerveau, de nos capacités cognitives, et de nos capacités physiques. Nous en retirons le sentiment d’être renforcés, agrandis, de disposer de potentialités démultipliées, mais nous ne nous rendons pas compte à quel point nous sommes dépossédés de certains des éléments les plus essentiels de nos vies.

Dans tous les aspects de notre vie, la logique, la rationalité du calcul, du chiffre, de la quantité, de l’objectivation s’imposent et président à nos démarches. Dans notre vie de consommateurs, usagers, se profilent de plus en plus notre impuissance à intervenir sur les choix qui nous sont proposés et qui se calent sur le possible numérique. Dans notre vie de travail, l’informatisation relaie avec efficacité et quasi-invisibilité l’organisation taylorienne.

Pourtant, rien de tout cela n’est inéluctable. C’est parce que les dirigeants ont jugé et imposé l’idée que l’intensification du recours au numérique était toujours synonyme de productivité, rentabilité et donc, pour eux, de progrès, qu’ils ont déroulé le tapis rouge à l’usage le plus intensif des possibilités du numérique. Mais les citoyens des sociétés, aussi démocratiques soient-elles, sont, au mieux les spectateurs passifs, voire les relais inconscients, au pire les admirateurs et utilisateurs enchantés, jamais rassasiés de cette marche vers la suprématie du chiffre, de la quantification et du calcul binaire.

Pour essayer d’en donner la mesure, je propose de cerner certains effets du numérique dans le monde du travail. Le numérique a permis de diffuser dans l’organisation du travail la logique taylorienne, qui permet notamment d’encadrer et prescrire le travail des ingénieurs et cadres de plus en plus nombreux sous la forme de protocoles, procédures, process, reportings, codifications, méthodologies, bonnes pratiques véhiculées par des logiciels. Ces outils sont élaborés à distance de la réalité du terrain par des experts de grands cabinets de consulting international, (qui jouent le rôle des bureaux des temps et des méthodes du temps du taylorisme « classique ») et s’imposent aux salariés tenus, par le lien de subordination, de les mettre en œuvre systématiquement. Le contrôle est aisé pour leur hiérarchie, du fait de la traçabilité permise par l’informatique.

Nous nous trouvons dans une situation semblable à celle de l’époque taylorienne, dans la mesure où l’on observe une volonté de concentration des savoirs, des connaissances au sein des seules instances de décisions liées à la direction ; la conviction de Taylor (1911-1957) étant que les ouvriers ne doivent pas détenir eux-mêmes les savoirs de métiers nécessaires à leur travail, car ces savoirs représentent du pouvoir. En fonction de ces savoirs qu’ils détiennent les ouvriers peuvent en effet décider, seuls, des modalités de l’organisation de leur travail, au détriment de la productivité et des intérêts du patron capitaliste. D’où l’invention d’un modèle par Taylor qui conçoit une organisation du travail (rationnelle et scientifique) pensée en dehors des ouvriers qui la mettent en action, indépendamment de leur professionalité, et qui les ravalent au rang de simples exécutants.

La modernisation managériale qui a démarré dans les années 1980 et qui se prétend disruptive n’a en aucune façon rompu avec cette philosophie et technique d’organisation du travail, non sans quelques aménagements et adaptation. Pour dépouiller les travailleurs de toute légitimité à vouloir décider en fonction de leur professionalité, connaissances et savoirs, pour les convaincre qu’ils n’en savent pas plus et mieux que les experts payés pour penser à leur place, le management a su trouver le moyen de déminer cette menace par la pratique du changement permanent. Celui-ci, rendu possible par le développement constant des techniques informatiques, met en obsolescence l’expérience, les connaissances, les savoirs détenus par les professionnels. Censé prouver les capacités innovantes, audacieuses, réactives d’un management en phase avec l’accélération temporelle et la globalisation qui caractérise notre monde numérique, il consiste en un renouvellement incessant des logiciels, une restructuration permanente des départements, services, une recomposition perpétuelle des métiers, la pratique d’une mobilité systématique. Pour les salariés, cela revient à brouiller les pistes, les repères, invalider les routines, les habitudes, les certitudes professionnelles, et transformer les salariés en apprentis à vie, les rendant dépendants et les plongeant dans une précarité subjective. Cela se fait à travers les mots d’une autre langue que la nôtre, l’anglais qui, associée à l’informatique, nous détourne de nos habitudes de pensées, de nos références spontanées, et crée un sentiment d’étrangeté, un sentiment de moindre familiarité. Impossible de se sentir à l’aise, serein dans son « sûr de soi » dans son travail.

En parallèle de cette continuité de l’organisation taylorienne du travail (dont la logique se résume dans la confiscation des savoirs et des connaissances des travailleurs par des directions qui prétendent les détenir tous et à être le seul à le faire), on observe une démarche managériale qui manie une sur-sollicitation de la dimension strictement humaine, au détriment de la dimension professionnelle. Elle vise à saisir chaque salarié du point de vue de son unicité, de sa complexité, de ses aspirations profondes, de ses désirs que résume sa personnalité, entretenant le culte de « soi » au travail.

Il s’agit pour les tenants du management moderne de dissocier la notion même du travail de celle de contribution à la satisfaction des besoins d’autrui, ce qui lui donne une dimension noble et politique au sens large du terme. Désormais, on doit travailler, y compris dans le secteur public, pour satisfaire des clients (soumis à des incitations alimentées par les neurosciences), afin de s’affirmer, se réaliser en tant qu’individu, en bénéficiant de la reconnaissance de la hiérarchie, de la direction, et ce en concurrence avec les collègues. Chacun est censé travailler selon ces incitations managériales pour découvrir qui il est vraiment, pour grandir, en perdant de vue la réalité de ce qu’est censé être le travail dans une démocratie, c’est-à-dire une activité où l’on partage volontairement avec les autres l’effort, l’engagement nécessaire pour réaliser collectivement un bien ou un service qui, en satisfaisant les besoins des autres, assure la pérennisation de la société.

Ce dernier registre fait partie de ce qui permet de « tenir au travail », dans les deux sens du terme, (supporter les difficultés liés au travail tout en partageant le sentiment d’avoir une valeur citoyenne, d’être utile socialement) et constitue le socle sur lequel se développe l’intérêt professionnel que chacun porte à son travail. Ce registre est particulièrement développé en France comparativement à bien d’autres pays, comme l’ont montré des enquêtes européennes et les travaux de Philippe d’Iribarne (1988). Il a porté les ouvriers pendant les Trente Glorieuses, et se manifestait par ce qu’on appelle le travail réel comparativement au travail prescrit.

Les ambivalences fondamentales du rapport au travail : une arme de guerre patronale

Formellement, le Taylorisme est parvenu à rendre les ouvriers otages d’une organisation nourrie de prescriptions, modes opératoires, délais alloués pensés abstraitement par des ingénieurs à distance des aléas et des incidents multiples qui scandent toute activité de travail. Dans les ateliers, il les a formellement dépossédés de toute marge de manœuvre, de toute possibilité de mobiliser leurs connaissances et expérience pour réaliser leur travail. Il les a entravés, niés dans leur professionnalité comme dans leur subjectivité. Taylor s’est attaché à concevoir une organisation du travail qui se déroule indépendamment de l’état d’esprit, des états d’âme et de la bonne ou mauvaise volonté des ouvriers.

Mais s’il a prétendu concevoir « scientifiquement » une organisation du travail expurgée de toute dimension subjective des travailleurs, et s’il en a convaincu nombre d’experts, la réalité l’a démenti. Son modèle ne peut exister que si les travailleurs y mettent du leur, s’ils outrepassent les prescriptions, transgressent les consignes, s’ils mobilisent leur intelligence, leur volonté, leur expérience afin de réaliser convenablement et efficacement leur travail. Mais pourquoi des travailleurs iraient-ils outrepasser les consignes et s’impliquer pour permettre à un modèle, qui les exploite et leur dénie toute intelligence professionnelle, d’être efficace et rentable ?

Une des premières raisons de l’implication cognitive et subjective de travailleurs est liée au principe de réalité. Pour réaliser la quantité et la qualité de pièces voulues, il est quasiment impossible de se contenter d’opérer de la façon planifiée par les bureaux des temps et méthodes. C’est là une contrainte et une contradiction inhérente à l’organisation « rationnelle et scientifique ». Le principe même de la grève du zèle illustre cet aspect : si tous les travailleurs respectent au pied de la lettre les consignes imposées, la production se bloque.

Mais il y a des raisons tout aussi puissantes et d’une autre nature : le besoin de retrouver de la dignité, le besoin de contester la toute-puissance de la direction et des ingénieurs qui se perçoivent et veulent s’imposer comme les seuls sachant, comme les seuls aptes à penser et organiser le travail. Pour tenir au travail, il faut défier l’idée que tout est décidé en dehors de soi, et que tout se déroule indépendamment de ce que l’on ressent et de ce que l’on investit dans l’activité de travail. Il faut trouver un moyen de relâcher le lien de subordination qui est un outil majeur patronal de la mise au travail.

Cette activité de l’ombre tendue contre l’organisation taylorienne mais qui, paradoxalement la rend opérationnelle, est essentielle pour la survie psychique individuelle mais aussi collective des ouvriers. Dans la période des Trente Glorieuses, elle a contribué à nourrir une identité collective non pas de soumission mais de contribution à un travail qui fait sens dans un esprit de contestation d’un système si peu respectueux des travailleurs et de leur travail. Le travail réel permet de tisser les liens d’une forte complicité et nourrit la vie de collectifs informels. Il permet aux travailleurs de se réapproprier leur travail par miettes agrégées, et de le transformer en enjeu et bien collectif. Il génère le sentiment de constituer une force, et remet de fait en cause les conditions et le contenu du travail.

Les transgressions, le non-respect des prescriptions édictées, des modes opératoires imposés, des ordres et de l’autorité hiérarchique, la mise en œuvre de pratiques liées à des savoirs clandestins élaborés individuellement et collectivement, partagés avec les nouveaux arrivants, font l’objet d’une culture commune développée par des collectifs qui ne figurent sur aucun organigramme de l’entreprise mais qui jouent un rôle déterminant dans le quotidien des ouvriers. La malédiction veut que ce travail réel qui est vécu comme insubordination individuelle et collective, nourrit et renforce l’ordre taylorien. Les travailleurs n’ont d’autres moyens pour se réhabiliter dans le travail que de renforcer et alimenter une organisation qui les écrase, qui les humilie, qui les appauvrit professionnellement. Au sein de leurs collectifs informels et à travers leur activité réelle, les travailleurs confèrent au modèle taylorien, la rationalité, l’efficacité qu’il n’a pas en réalité. L’insubordination collective renforce ainsi paradoxalement l’emprise patronale sur leur travail.

C’est ainsi que l’on peut parler d’une véritable malédiction qui pèse sur les actes de résistance des travailleurs, que ce soit sous la forme de leur travail réel qui vient défier l’autorité et l’ordre organisationnels, que ce soit sous la forme de luttes syndicales pour l’augmentation des salaires et des primes, ou plus tard contre les fermetures d’entreprises.

Mais au détour de la fin des années 1960, le monde du travail taylorien n’est plus vécu comme acceptable. « Ne plus perdre sa vie à la gagner » sera un slogan hurlé dans les manifs et inscrit en graffiti sur les murs pour exprimer cet étau, ce piège dans lequel les ouvriers se trouvent pris. Les augmentations de salaires, la multiplication des primes, les petites joies et fiertés arrachées à travers le travail réel clandestin et la solidarité qui l’accompagne, ne justifient plus à leurs yeux, le sort qui leur est réservé. Émerge un sentiment de désespoir, au sein duquel le poids de la subordination pèse lourd. Il faut obliger la société à penser autrement le travail. C’est la révolte. Elle se manifestera sous la forme de trois semaines de grève générale avec occupation d’usines.

Traumatisé par l’ampleur, la durée et la violence de cette contestation, le patronat a concentré ses efforts sur la mise à l’écart des collectifs où les salariés puisaient leur force, leur solidarité, leur capacité critique, leur besoin de changer les choses pour plus de liberté, d’autonomie, de dignité, de reconnaissance, leur quête de sens au travail.

Ils veulent trouver du sens à ce travail, ce sens sera réinventé par le patronat. La modernisation managériale consistera à substituer, comme mode d’implication dans le travail un acharnement narcissique à ce qui était auparavant un acharnement altruiste, en misant sur le fait que la motivation narcissique pouvait être plus stimulante et permettrait d’échapper définitivement à l’influence de ces collectifs informels solidaires et porteurs de valeurs contestatrices.

Nouvel objectif managérial : entretenir une lutte des « talents », instituer l’unicité 

Il faut donc, du point de vue du management, aménager cette motivation narcissique pour lui donner toute sa puissance et son sens. Avec la modernisation soi-disant « post taylorienne » des années 1980, on en viendra à une « humanisation », en fait une psychologisation exacerbée.

Le slogan d’Orange « Le salarié unique et le digital humain » est commenté par Stéphane Richard, son Directeur général d’Orange en octobre 2016 à une rencontre organisée par le syndicat FO sur l’évolution du management : le « salarié unique est une promesse Orange, le salarié unique c’est une forme d’attention à chaque salarié car chaque salarié est unique, c’est une personne, un humain avec son passé. Il faut le reconnaître comme unique et différent des autres. En termes de formation aussi, chaque salarié est unique… Digital humain : ce qui caractérise Orange par rapport aux autres, c’est pas le digital, il est partout. Mais concilier le digital avec l’humain, l’humanité, l’humanisme aussi pour nos salariés. Le digital est porteur de dérives, il est capital de ne pas tomber dans une euphorie technologique, on veut être vigilant, partir de l’être humain comme salarié et par rapport à la société. » Ces assertions font une impasse totale sur l’importance des collectifs pour la transmission, l’entraide, le soutien et l’identité au travail.

Le monde du travail modernisé et la société de consommation et des loisirs sont donc au diapason. Chacun est invité à se recentrer sur lui-même. Le management joue sur les émotions, les affects. Les comportements requis relèvent de la mise en scène de soi. Désormais le monde du travail est constitué d’individualités, choisies, gérées, promues, en fonction de ce qu’elles offrent de plus spécifique. Les primes, les salaires, les formations, les carrières sont individualisées pour tous, qu’ils soient cadres, employés ou opérateurs. On parle d’ailleurs de « talents ». On est loin de la période où les ouvriers étaient promus à l’ancienneté, et où dominait l’équation à travail égal, salaire égal. Où le travail faisait sens collectivement. La sociabilité nécessaire pour tenir au travail est prise en charge et gérée par les DRH au cours de week-ends festifs, de séminaires de team building, Les DRH se redéfinissent alors comme des supports dédiés aux salariés pour les aider dans les défis, les épreuves qu’ils traversent, les doutes qu’ils puissent avoir, les déceptions qu’ils peuvent ressentir.

Les DRH, aidés de chief happiness officers, vont faire en sorte d’alléger les salariés de leurs soucis domestiques, en instaurant des conciergeries (qui vont s’occuper de nettoyer leur linge, de réserver des places de théâtre ou cinéma, réserver des voitures pour le week-end), des crèches. Elles vont les aider à être en forme physique (avec des séances de massages notamment), en forme psychique (avec des séances de méditation ou des numéros gratuits de téléphone de psys). En résumé, leur objectif est de faire en sorte que les salariés se sentent bien dans leur entreprise, qu’ils s’y sentent chez eux, en famille, qu’ils se sentent aimés par leur direction, et reconnus pour leurs qualités personnelles, en dépit de la réalité de l’organisation du travail qui les utilise comme des ressources subordonnées.

Cette orientation qui joue sur les dimensions humaines pour compenser la disqualification de la professionnalité, est présente dans nombre de grandes entreprises ; elle est encore plus diffusée dans les start-up où elle peut prendre des aspects plus exacerbés.

La reconnaissance, la valorisation du soi de chacun est suspendue au seul jugement de la hiérarchie en fonction de la conformité émotionnelle : elle est devenue la laisse qui relie chacun à son supérieur. Une laisse renforcée par la mise en concurrence systématique des uns avec les autres qui crée un immense sentiment de vulnérabilité et de solitude qu’on pourrait rebaptiser « soilitude » (Linhart, 2021, p. 97). C’est la forme que prend désormais le lien de subordination, indispensable au management pour assurer son emprise, sa domination. Chacun en est prisonnier à sa façon, selon sa personnalité et son « intelligence émotionnelle ». 

Les dégâts d’une telle réalité se mesure à la violence de l’ampleur des contradictions qu’ont à vivre en permanence ces nouveaux salariés des temps hypermodernes. C’est un soi individuel, personnel, en concurrence avec les autres qui est enrôlé chez chacun dans le travail pour accomplir une activité pensée par d’autres, selon une rationalité abstraite, formelle, quantitative et soi-disant objectivable, celle du numérique, qui impose sa loi.

La prescription, la planification du travail, et son contrôle rapproché sont censés faire bon ménage avec la mobilisation individuelle de l’affect et de l’émotion des salariés. La prescription, la domination et le contrôle se fondent sur la spécificité strictement humaine de chacun au même titre qu’ils s’honorent d’être chiffrés, dotés d’une quantification renforcée par les algorithmes de l’intelligence artificielle.

L’idéologie managériale moderne ultra-libérale est donc celle de l’intelligence émotionnelle et comptable. « Elle repose sur la faculté du calcul, c’est-à-dire sur des opérations de quantification (ramener des êtres et des situations différentes à une même unité de compte) et de programmation des comportements (par des techniques d’étalonnage des performances) » et « cette entreprise de réduction de la diversité des êtres et des choses à une quantité mesurable est inhérente au projet d’instauration d’un Marché total qui embraserait tous les hommes et tous les produits de la planète. » écrivent Cabanas et Illouz (2018, p. 78).

Marie-Anne Dujarier (2015) fait de son côté la démonstration que les dispositifs tentent de mesurer et d’orienter une activité complexe multiforme et changeante, au moyen d’indicateurs simples, univoques et stables, ce qui met l’activité en souffrance. Du point de vue de l’activité, l’encadrement par les dispositifs produirait donc de nombreux processus de contre-performance. La quantification, comme de nombreux auteurs l’ont analysée, dépèce les métiers et fait éclater la professionnalité, comme l’a voulu, en son temps, Taylor. Ainsi Marlène Benquet (2013, p. 54) découvre dans les textes de l’entreprise de grande distribution où elle mène son enquête, qu’il n’est plus question de « métiers », mais de « tâches » et d’heures travaillées : « Les activités sont traduites en équivalents-temps et tout se passe comme si ce critère devenait le seul à les distinguer. ». La professionnalité des salariés est ainsi attaquée et marginalisée par une quantophrénie débordante, qu’outille le numérique, et une focalisation exacerbée sur l’affect et l’émotionnel.

Choc frontal, terrible pour les salariés, qui viennent fracasser toutes leurs aspirations, leurs fantasmes, leur désir de toute-puissance sans cesse sollicités par le management en osmose avec la culture et la cause de l’entreprise, contre l’armature aride et cassante des critères binaires de logiciels penseurs et organisateurs de leur travail.

Sollicités dans leur capacité de réactivité, d’audace, d’imagination et d’intuition, comme dans leurs émotions positives, en contradiction avec la réalité de leur activité dont le sens, la finalité et le déroulement appartiennent à d’autres et sont débités par des outils numériques, les salariés sont cadenassés par un lien de subordination devenu très personnalisé qui les dépossède de tout droit de contester, de critiquer, d’intervenir et d’exister en tant que professionnel.

Jusqu’où ira ce droit conféré au patronat qui oblige les salariés à se donner à fond dans leur travail malgré les tensions, les contradictions, les paradoxes insupportables qu’ils ont à subir, et contre lesquels, ils ne peuvent rien, en raison de la subordination personnalisée et renforcée par le numérique, que nul ne semble contester ?

Bibliographie

Benquet M., 2013. Encaisser, Paris, La Découverte.

Cabanas E., Illouz E., 2018, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle sur nos vies, Paris, Premier Parallèle.

Dujarier M.-A., 2015, Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte.

Iribarne P. d’, 1988, La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Le Seuil.

Linhart D., 2021, L’insoutenable subordination des salariés, Toulouse, Erès.

Taylor F.W., 1957. La direction scientifique des entreprises, constitué à partir de deux de ses écrits de 1911 et 1912, Paris, Dunod.

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