À propos de Dépasser l’entreprise capitaliste dirigé par Daniel Bachet et Benoît Borrits

vendredi 14 janvier 2022, par Jean-Marie Harribey *

Les Éditions du Croquant viennent de publier un livre dirigé par Daniel Bachet et Benoît Borrits et introduit par Bernard Friot, qui rapporte les travaux du séminaire de la Bourse du travail et des groupes parisiens du Réseau Salariat au sujet du dépassement de l’entreprise capitaliste [1]. Ce livre réunit les contributions d’économistes et sociologues (Daniel Bachet, Benoît Borrits, Thomas Coutrot, Hervé Defalvard, Olivier Favereau, François Morin et Jacques Richard), complétées par des échanges avec les participants au séminaire.

Les contributions sont foisonnantes, marquent des approches différentes mais assez complémentaires, sinon dans leurs conclusions, du moins dans leurs objectifs. Le premier d’entre eux est de critiquer cette anomalie juridique qui fait que, en droit capitaliste, l’entreprise n’existe pas, il n’y a que la société de capitaux. Cette supercherie exprime sans retenue le pouvoir capitaliste, c’est-à-dire celui des apporteurs de capitaux. On comprend le premier point commun des auteurs : instituer juridiquement et socialement l’entreprise en tant que productrice de biens et services dont la direction serait assurée par les travailleurs-producteurs. Le capitalisme étant un système voué à la production de valeur pour les actionnaires, il s’ensuit la nécessité de briser cette logique en commençant par son rouage de base : la société de capitaux, dont la vocation est d’affecter la valeur aux propriétaires des actions. Se détache donc le maître mot de valeur qui sert de fil conducteur à beaucoup de contributions, et c’est sur lui que portera une partie de la discussion.

Sans trop schématiser, les angles d’attaque des contributeurs (il n’y a pas de contributrices, les analyses du travail et de l’entreprise ne sont pourtant pas congénitalement masculines) sont surtout socio-politiques ou économiques. Appartiennent plutôt au premier registre les contributions de Daniel Bachet, Thomas Coutrot, Hervé Defavard, Olivier Favereau et François Morin ; au second, celles de Benoît Borrits et de Jacques Richard.

Dans son introduction, Bernard Friot, présente les points essentiels développés par les différents auteurs, tout en les confrontant à ses propres thèses et à celles du Réseau Salariat. Il exprime son accord complet avec le projet d’en finir avec la société d’actionnaires pour constituer l’entreprise des travailleurs, « lieu privilégié de la politique » (p. 11). J’ai eu l’occasion à de nombreuses reprises déjà de débattre avec Bernard Friot [2], et on retrouve ici les principaux éléments de discussion théorique, dont la difficulté tient moins au projet « communiste » de Bernard Friot, hautement souhaitable, qu’à l’utilisation de concepts souvent issus de Marx mais dont le sens est très différent de celui donné par son inventeur. Ce ne serait pas a priori incongru car tout un chacun a le droit de modifier ou d’élargir un concept forgé auparavant si cela est nécessaire à la compréhension d’un phénomène nouveau, et si le lecteur est prévenu de la modification.

Ainsi, l’un des concepts les plus originaux mais peut-être également des plus difficiles de Marx, et qu’il est seul, à ma connaissance, à utiliser dans toute la littérature socio-économico-historico-philosophique, est celui de travail abstrait. Et Bernard Friot écrit : « Sortir l’entreprise de l’emprise de la société de capitaux ne doit pas s’en tenir à une affirmation naïve de la production des valeurs d’usage. Car l’évidente dimension de l’entreprise comme productrice de valeurs d’usage par du travail concret est inscrite dans l’exigence d’une production de valeur économique par du travail abstrait. Faire l’impasse sur cette autre réalité de l’entreprise ne peut qu’être source de désillusions. » (p. 11). Plus loin, « Pour moi, la difficulté des organisations syndicales à conserver les grandes conquêtes en matière de travail abstrait (salaire à la qualification, règles du code du travail, institutions représentatives du personnel, cotisations au régime général, droit au salaire en dehors de l’emploi…), cette difficulté tient à ce que les travailleurs n’utilisent pas leur atout : c’est eux qui font le boulot. […] C’est dans cette mobilisation que va s’opérer la politisation du travail, la prise de conscience que le travail concret est informé par le travail abstrait et qu’il faut en finir avec les actionnaires et remplacer les institutions capitalistes de la valeur par celles d’un commun de la valeur […] » (p. 12).

Comment Marx conceptualise-t-il le travail abstrait ? Il part de l’obligation pour les capitalistes de vendre les marchandises produites par les travailleurs afin de « réaliser » leur valeur, c’est-à-dire la transformer en monnaie, plus précisément en argent permettant au capital de s’accumuler. En d’autres termes, la vente sur le marché convertit le surtravail en argent venant grossir le capital d’une plus-value. Cette vente n’est jamais assurée d’avance (c’est le fameux « saut périlleux de la marchandise », dit Marx [3]) ; si elle est réalisée, le travail dépensé dans la production est socialement validé. Tel est le sens de la théorie marxienne de la « valeur-travail », loin des conceptions substantialistes de la valeur. Mais il y a une deuxième obligation capitaliste qui s’exprime sur le marché : obtenir au moins le taux moyen de profit par rapport au capital avancé. S’opère donc une tendance à la péréquation du taux de profit qui fait s’écarter les prix de production de l’équivalent monétaire des contenus de travail concret utilisés dans la production de chaque marchandise.

Au total, les deux obligations résumées ici se résolvent par ce que Marx appelle une « abstraction » des conditions concrètes individuelles de production de chaque entreprise et donc du travail qui y est effectué, abstraction qui est faite par les conditions générales du marché capitaliste, d’ordre institutionnel et de l’ordre du rapport des forces au sein du capital qui se greffe sur celui entre capital et travail. Dès lors, n’est-il pas contradictoire de dire comme Bernard Friot que le travail abstrait est une « conquête » des travailleurs alors qu’il est un concept forgé pour révéler un processus de valorisation du capital rendu invisible aux yeux des classes antagonistes ? Si jamais la « main invisible » d’Adam Smith a un sens, c’est un peu dans celui du travail abstrait de Marx, sauf que dans un cas c’est pour faire l’apologie du marché, et dans l’autre pour en dévoiler le fétichisme. Comme le dira plus loin dans le livre Thomas Coutrot, l’abstraction du travail est un processus de « médiation fondamentale dans le capitalisme » (p. 191), mais qui n’est ni un fait pratique à l’intérieur d’une entreprise, ni une conquête des travailleurs.

S’agit-il seulement d’un débat intellectuel ? Ce n’est pas sûr car on va en voir quelques répercussions dans certaines contributions de cet ouvrage. Pour l’instant, notons-en une première indication. Bernard Friot utilise plusieurs fois l’expression de « monnaie en nature » (p. 17, 18) pour désigner les salaires versés pour payer « des biens et services de soins marchands ». Or, par définition, un salaire est toujours monétaire et jamais en nature. Ce qui est en nature c’est la délivrance du soin, dès lors que les cotisations sociales ont été prélevées pour payer collectivement ces soins. J’ai fait remarquer plusieurs fois au Réseau Salariat que la prise en charge des soins relevait de la redistribution (des bien-portants vers les malades), alors que le travail de soin effectué par les soignants et donc leur salaire relevaient de la production de valeur et non pas de la redistribution. La socialisation des deux tiers de toutes les rémunérations que propose Bernard Friot ne correspondrait pas à une « conversion » (p. 18) de monnaie en nature, mais à la socialisation de la valeur exprimée en monnaie.

Sociologie politique de l’entreprise

Le premier chapitre est rédigé par le sociologue Daniel Bachet qui, lui aussi, mais en tant que co-directeur de l’ouvrage, présente, outre sa propre position, l’ensemble des contributions. Mais son apport personnel principal est de replacer la discussion sur l’entreprise dans le cadre d’une modification de l’ensemble du mode de production confronté à une crise sociale et écologique planétaire inédite. Il y a là une raison suffisante pour transformer l’entreprise et lui assigner un autre but que le profit. Un projet qui ne peut être réduit à des considérations économiques car « entre le travail et son résultat, il y aura encore longtemps une médiation institutionnelle, soit un ensemble composé d’une « structure productive » qui produit et d’une « société » (entité juridique) qui vend les biens et/ou les services. […] C’est à l’échelle macrosociale que l’alternative devra se porter. » (p. 23).

Daniel Bachet fait écho aux propositions de transformation de la comptabilité qui seront développées plus loin par Benoît Borrits et Jacques Richard. Notons déjà l’imprécision sur la notion de valeur ajoutée, utilisée tantôt dans son sens brut et renommée sans que l’on sache pourquoi « « valeur ajoutée directe », tantôt dans son sens net, sur laquelle je reviendrai. Pour l’instant, rapprochons la contribution de Daniel Bachet de celles qui ont également un angle principalement sociologique et politique.

Le chapitre d’Olivier Favereau a un titre « Remettre l’entreprise au travail » qui pourrait être interprété dans deux sens différents, mais le propos de l’auteur est ensuite sans ambiguïté, il s’agit bien de rendre l’entreprise aux travailleurs dans une double direction : « réinstaller le travail au cœur du système de gouvernance de l’entreprise, et réorienter le potentiel de création collective de l’institution ’entreprise’ au service du bien commun. » (p. 69). Et cela pour sortir de la financiarisation qui « marque un déplacement du « régime d’intersubjectivité et de normativité » propre au rapport salarial des Trente Glorieuses » (p. 71).

Ici peut-être entamée une discussion avec la problématique de l’« économie des conventions » dont se réclame l’auteur. Selon lui, le système financier est un « prédateur » de l’économie réelle, tout en étant « déconnecté » d’elle (p. 72). D’une part, n’est-ce pas contradictoire ? D’autre part, la thèse de la finance prédatrice qui serait la cause de la récurrence des crises depuis presque un demi-siècle est très contestée par les économistes marxistes contemporains qui considèrent que la financiarisation est la stratégie du capital pour pallier les difficultés de l’accumulation par temps de ralentissement des gains de productivité du travail, de surproduction industrielle par rapport à la demande solvable et de crise écologique [4]. Mais un palliatif qui ne peut être que temporaire. Bien sûr, je ne conteste pas l’idée que la finance exerce une forte pression sur le système productif mais le point en discussion est le sens de la causalité : je penche vers l’hypothèse selon laquelle ce sont les contradictions du système productif (essentiellement sociales avec l’épuisement des gains de productivité et écologiques avec l’épuisement des écosystèmes) qui ont engendré la fuite en avant financière.

Dès lors, si l’on ne voit pas que la crise contemporaine est liée à l’état des rapports de production, comment la « cogouvernance travail/capital dans les entreprises » (p. 74) pourrait-elle suffire à changer la donne et mettre au pas la finance ? À juste titre, cette question revient incessamment dans les échanges qui suivent plusieurs contributions.

Elle revient notamment avec le chapitre de François Morin. Celui-ci argumente solidement en faveur d’une modification du droit de façon à « instituer juridiquement l’entreprise ». Car l’absence de l’entreprise est d’abord une anomalie juridique, mais est sans doute surtout l’astuce, pour ne pas dire la tromperie, pour fonder le pouvoir des actionnaires sur l’organisation du travail, les choix productifs et, au bout du compte, l’accaparement du plus de valeur possible par les actionnaires propriétaires de la société de capitaux, seule entité reconnue.

La révision de l’article 1832 du Code civil français est, selon l’auteur, indispensable. On ne quitte pas l’objectif « d’émanciper le travail » qu’avait énoncé au début de l’ouvrage Daniel Bachet, car François Morin explique que le travail est absent dans la définition de la société donnée par ce fameux article. Il s’ensuit « une conception hiérarchique à bout de souffle [qui] est entré en crise profonde » (p. 127). La réforme juridique nécessaire prend son sens au sein du projet de fonder « un nouveau modèle de décision, davantage entrepreneurial » (p. 129), au sens bien sûr de l’entreprise redéfinie. Mais c’est ce nouveau modèle de gouvernance qui suscite les échanges avec les participants au séminaire en amont de l’ouvrage. Plusieurs d’entre eux posent la question de la compatibilité de la cogestion des « parties prenantes » de l’entreprise avec le maintien de la présence d’actionnaires : « Ce qui compte, c’est le partage à parité du pouvoir entre actionnaires et salariés. » (p. 137), dit l’auteur et cela ne manque pas de soulever les objections, entre autres, de Benoît Borrits et de Bernard Friot. Mais, pour François Morin, le contrat de travail cesse alors d’être un contrat de subordination (p. 142).

Benoît Borrits a écrit trois chapitres dans cet ouvrage. J’aborde ici la première partie de son troisième chapitre parce qu’il s’intègre dans la discussion déjà ouverte : la coopérative peut-elle être un modèle d’entreprise ?, demande-t-il (p. 145). Il retrace rapidement l’histoire du mouvement coopératif depuis le début du XIXe siècle. Très vite, l’opposition entre la coopérative de producteurs et la coopérative d’usagers s’est développée. « Dans la première, le travail n’est plus en position subordonnée puisque ce sont les travailleurs qui dirigent l’entreprise. Dans la seconde, le travail est subordonné, un peu comme dans les sociétés de capitaux, moins violemment, certes, puisqu’il s’agit d’équilibrer un budget et non de générer de la valeur pour l’actionnaire. Mais c’est une position subordonnée quoi qu’il en soit. » (p. 149). La subordination n’est pas le seul élément qui différencie les deux structures, car la coopérative de travail cherche à maximiser la valeur ajoutée, tandis que la coopérative d’usagers cherche à répondre à un besoin social (p. 149), en ayant un avantage sur la première : elle dispose déjà d’un marché. Benoît Borrits se demande ensuite si une coopérative comprenant de multiples collèges ne permettrait pas de réduire l’opposition précédente. La réponse viendra peut-être après avoir examiné la réforme comptable qu’il envisage.

Avant cela, voyons les deux autres contributions s’inscrivant dans une optique socio-politique : d’abord celle d’Hervé Defalvard consacrée à la définition de « l’entreprise comme commun de territoire dans l’alternative au capitalisme » (p. 179). La proposition est très stimulante, car elle s’inscrit dans le renouveau de la discussion internationale sur le(s) bien(s) commun(s). Mais, très vite, le doute s’installe avec les premières interrogations. L’auteur entend définir « le sujet collectif à hauteur de société à même de dépasser le capitalisme. L’hypothèse que nous faisons est que ce sujet n’est plus celui de la classe ouvrière mais celui des communs de territoire. » (p. 179). Première question : le sujet révolutionnaire, car c’est de cela qu’il s’agit (p. 181), peut-il être un ensemble de biens communs ? À moins que le commun soit le groupe de commoners au sens de Dardot et Laval [5]. Mais encore eût-il fallu le préciser et répondre à une deuxième question : une classe (l’ouvrière) peut-elle être remplacée par une institution ou un ensemble d’institutions ? Il me semble qu’il y a là un glissement de sens sur le « sujet » acteur de la transformation sociale. L’auteur a beau invoquer le patronage de Marx pour rappeler quelque chose de tout à fait exact, à savoir que celui-ci a toujours affirmé que les deux sources de la richesse étaient « la terre et le travailleur », il est un peu osé de définir ainsi l’intersectionnalité (p. 180). L’idée perd sa force avec un brouillage entre plusieurs notions de valeur : « valeur extractive pour le capital » et « valeur générative pour les résidents humains et non humains » (p. 182).

Le chapitre de Thomas Coutrot est consacré à la libération du travail et aux méthodes alternatives au management propres à valoriser le travail vivant [6], donc dans la même perspective que celle de François Morin. Il s’agirait de « passer de la productivité à la qualité (prendre soin), de la coordination-contrôle à la coopération, de la hiérarchie à la délibération démocratique. Le modèle des communs devrait alors pouvoir s’imposer. » (p. 193). Cependant, ce modèle hérité des travaux d’Elinor Ostrom répond-il à toutes les questions posées par la propriété ? On sait que ce modèle supprime l’exclusion de certains membres de la communauté, mais il ne supprime pas la rivalité entre eux, souvent fondée, aux dires d’Ostrom elle-même, sur l’importance de la propriété personnelle des membres [7].

Puisque Thomas Coutrot se dit résolument hostile à la codétermination des actionnaires et des salariés (telle que la présente Olivier Favereau avec la cogouvernance), pourquoi ne pas prendre acte que le modèle ostromien des communs laisse en suspens une question qu’aucun mouvement intellectuel ou politique n’a réussi à résoudre de façon satisfaisante : la propriété ? La propriété d’usage, chère à la plupart des auteurs de ce livre, laisse en blanc le point de savoir qui possède le substrat matériel de l’usage communiste. À tel point que François Morin, fin connaisseur des nationalisations de 1981 en France [8], rappelle qu’elles ne pourraient être rééditées qu’à la condition expresse de les démocratiser afin « d’aller au-delà de l’étatisation » (p. 144). C’est cette lancinante question de la propriété qui me fait soutenir l’idée qu’il faut voir les services publics et les biens communs de façon complémentaire et non pas opposée [9].

La proposition de Thomas Coutrot de passer de la productivité à la qualité est-elle une façon de synthétiser la transformation nécessaire du système productif ? Ce serait le cas si en passant de l’un à l’autre on ne changeait de registres incommensurables entre eux. D’une part, prendre soin relève d’une autre problématique que celle que mesure la productivité du travail. D’autre part, un système alternatif au capitalisme, communiste par exemple, n’aura-t-il jamais besoin de mesurer la productivité ? Même Marx écrivait : « Après l’abolition du mode de production capitaliste, le caractère social de la production étant maintenu, la détermination de la valeur prévaudra en ce sens qu’il sera plus essentiel que jamais de régler le temps de travail et la répartition du travail social entre les divers groupes de production et, enfin, de tenir la comptabilité de tout cela. » [10]

Économie politique de l’entreprise

Dans tous les cas, ceci nous permet d’aborder le second volet de l’ouvrage recensé ici, celui qui relève davantage de l’économie et de la gestion. Deux auteurs se partagent la tâche : Benoît Borrits dans deux chapitres et demi, et Jacques Richard, tous les deux complétés par Daniel Bachet dans la deuxième partie de son chapitre. Leur fil conducteur est qu’une réforme radicale de la comptabilité d’entreprise est indispensable pour transformer le mode de production.

Benoît Borrits procède en trois temps. Dans un premier chapitre, il rappelle les principes comptables de base, dans le but d’en dégager leur signification au service de la mise en évidence du profit, et ensuite d’en préparer la transformation. Il propose de distinguer d’un côté la valeur comptable de l’entreprise telle qu’elle apparaît dans le bilan de l’entreprise et qui est égale (p. 54) « aux actifs moins les dettes » (à l’actif, ce qu’elle possède ; au passif, les sources de financement de ce qu’elle possède), et, de l’autre, la valeur qu’il nomme « tout court » et qui correspond dans son esprit à la valeur de l’entreprise déterminée « par le jeu de l’offre et de la demande » (p. 54). Offre et demande de quoi ? Des actions sur le marché financier dont le prix dépend des anticipations de dividendes actualisés (p. 147). Autrement dit, ladite valeur « tout court » est la valeur financière sur les marchés financiers. Peut-on considérer qu’il s’agisse de la vraie valeur de l’entreprise ? Qu’ont de vrai les estimations financières spéculatives ? Si Benoît Borrits était allé voir du côté de chez Marx, peut-être aurait-il amendé son propos en examinant le concept de capital fictif légué par Marx et aurait-il aussi nuancé son jugement à l’emporte-pièce contre Keynes dont la position aurait été « invalidée » (p. 43), alors que Keynes a toujours mis en évidence que la valorisation boursière ne pouvait être validée et liquidée simultanément pour et par tous les possesseurs des titres financiers. [11]

À l’encontre de la vision financière de l’entreprise, la stratégie de Benoît Borrits repose sur la priorité qui devrait être accordée à la valeur ajoutée et non pas au profit. On peut l’approuver sans réserves dès qu’on a admis l’hypothèse que le travail en est à l’origine. Mais cette mise en évidence, qui pourrait être banale, est entachée d’une ambiguïté qui court tellement tout au long du livre qu’elle finit pas mettre mal à l’aise. Aussi bien Benoît Borrits que Daniel Bachet font appel, sans précisions, tantôt à la valeur ajoutée brute (production moins consommations intermédiaires, donc incluant les amortissements du capital fixe), tantôt à la valeur ajoutée nette (salaires plus profits, donc excluant les consommations intermédiaires et les amortissements, p. 53, 99). Ajoutant à la perplexité du lecteur, Daniel Bachet se réfère à l’économiste Paul-Louis Brodier pour identifier une « valeur ajoutée directe » parfois à la valeur ajoutée brute, parfois à la valeur ajoutée nette (p. 26, 28, 36) [12].

Précisons que ces remarques méthodologiques n’éliminent pas le projet de sortir de la mesure exclusive du profit pour lui substituer celle de la valeur ajoutée. En cela Benoît Borrits a raison de corréler l’évolution de la valeur ajoutée et la santé de l’économie (graphiques p. 63 à 65). Santé de l’économie qui se réduit, dans le capitalisme financier, à celle de la valeur des actions, donnée par « son dividende du moment divisé par l’addition du taux d’intérêt, de la prime de risque moins le coefficient de croissance » (p. 63, 100).

Adoptant, sans le dire, une présentation proche de celle de l’école du circuit qui elle-même traduit celle de la comptabilité nationale, Benoît Borrits synthétise la définition du profit du point de vue macroéconomique par la somme des dividendes et de l’investissement net de sociétés, moins la capacité d’autofinancement des ménages, celle des administrations publiques et celle du reste du monde. Tout ceci est largement connu, mais permet à Benoît Borrits de formuler des propositions en matière de politique monétaire et de politique budgétaire. Ainsi, contre « la solution néolibérale qui a été adoptée dans cette grande période de crise du capitalisme qu’a constitué la deuxième partie de la décennie 1970 », il propose de « plutôt que laisser l’inflation filer, ce qui n’ouvrait aucune voie vers une quelconque transformation sociale, il fallait donc juguler l’inflation mais en le faisant au bénéfice de la classe des salariés plutôt que des possédants. Cela signifie donc une hausse des taux mais dans le cadre d’une socialisation de celui-ci. […] Nous sommes aujourd’hui dans un cadre très différent où la politique monétaire est arrivée à son terme. Notre boussole étant la stabilité monétaire, il nous faudra donc éventuellement prendre le relais du déficit budgétaire uniquement financé par la banque centrale dans le respect de la stabilité monétaire. » (p. 121).

Benoît Borrits alterne des formulations comptables qui sont souvent exactes et des jugements surprenants. Par exemple : « On nous dit souvent que les néolibéraux sont contre les déficits publics. C’est totalement faux. On confond ici les ordolibéraux avec les néolibéraux, qui sont une variante du néolibéralisme, variante qui est dominante en Europe. » (p. 109). Il semble que Benoît Borrits ne fasse pas la différence entre le point de vue individuel des capitalistes qui voient toujours avec terreur le risque d’augmentation des impôts pour réduire les déficits publics et le point de vue macroéconomique des néolibéraux qui ont bien compris l’intérêt de classe de la bourgeoisie financière qui place ses fonds dans la dette publique.

Le dernier temps des présentations de Benoît Borrits concerne ce qu’il appelle « le dépassement du capital » pour « un dépassement de la solution coopérative » (p. 157). Le premier élément de ce dépassement est de faire en sorte que les réserves accumulées par les entreprises soient « impartageables » (p. 151 et suiv.). Il s’agit donc de « sortir de la propriété [qui] suppose de se passer de capital et donc des fonds propres » (p. 160). En désaccord avec le Réseau Salariat (p. 160) qui préconise le financement des investissements par subventions provenant d’une Caisse des investissements elle-même alimentée par des cotisations, il se déclare favorable à l’endettement de façon à pouvoir disposer « d’une métrique de justification a posteriori de chacun de vos investissements » (p. 161) et à éviter de reconstituer des fonds propres comme ce fut le cas dans l’expérience autogestionnaire yougoslave (p. 161-162). On ne lui donnera pas tort dans cette controverse avec le Réseau Salariat dont la conception de la monnaie est assez incompréhensible, mais Benoît Borrits remplace la banque centrale par un Fonds socialisé d’investissements pour refinancer les banques, dont on ne voit pas bien la différence avec une banque centrale publique et contrôlée socialement, hormis le fait que ce Fonds serait constitué de cotisations (p. 164). On ne comprend plus alors où se situerait son rôle de création monétaire. J’ai souvent signalé à Bernard Friot et au Réseau Salariat que l’échafaudage théorique qu’ils avaient construit souffrait par leurs conceptions de la valeur et de la monnaie, qui sont peut-être du même genre. Et, malgré sa prise de distance, est-il certain que Benoît Borrits évite cet écueil ?

S’il est impossible de trancher au vu de cette contribution, l’auteur clarifie au moins un point dans les échanges qui suivent son exposé, en réponse à une question sur le salaire à vie à la qualification : « Très clairement, s’il y a des salaires, il va bien falloir qu’il y ait en face la réalisation d’une valeur ajoutée. S’il y a inconditionnalité et que tout le monde est en ’recherche anthropologique’ [13] sans réalisation de valeur ajoutée, on voit mal comment un accord social majoritaire sur l’inconditionnalité pourrait s’établir dans la société » (p. 171). On ne peut mieux dire pour signifier l’exigence de validation sociale pour qu’il y ait « réalisation de la valeur » au sens de Marx, au sens aussi où je l’ai repris, mais que les concepteurs de communisme et tous les réinventeurs de l’économie font semblant d’ignorer. Et Benoît Borrits retombe sur la même aporie que le Réseau Salariat : « La qualification est une reconnaissance de la capacité de générer de la richesse » (p. 175). Mais en quoi une reconnaissance d’une potentialité équivaut-elle au fait réel de produire ? Le jour de mon dix-huitième anniversaire, une baguette magique me fait-elle créer de la valeur ? Dans la réalité de notre société, la validation sociale, concept qu’énonce Benoît Borrits (p. 176) sans se référer à Marx, ne porte pas sur une qualification a priori mais sur le travail en action. Et, l’auteur s’en tire par un pas de côté au sujet des personnes âgées : « la caractéristique d’une pension de retraite est bien entendu son inconditionnalité à l’égard de la production de valeur ajoutée » (p. 176), sans qu’il précise si cette production provient de la population active ou des retraités eux-mêmes comme l’a longtemps soutenu Bernard Friot.

Il reste à rendre compte de la contribution de Jacques Richard. Cet économiste et expert-comptable est connu pour soutenir depuis longtemps que les économistes ne comprennent pas (ou ne portent pas attention à) la comptabilité [14]. J’ai assisté à une conférence qu’il a donnée en février 2020 dans un séminaire du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR), au cours duquel une première discussion avec lui avait eu lieu. Il ne manque pas d’aplomb car, selon lui, avant lui, tout le monde s’est trompé : de Smith à Keynes en passant par Marx et Weber, Habermas et bien d’autres, ils n’ont rien compris à ce qu’est le capital. Par exemple, Marx, que spontanément même un non-marxiste reconnaîtrait comme connaisseur du capital, s’est trompé selon Jacques Richard (p. 94) parce qu’il situe la différence A’–A correspondant à la plus-value en prenant le capital du côté de l’actif du bilan au lieu de le prendre du côté du passif parce qu’il est « une somme d’argent qui est due quels que soient les changements de forme des actifs » [15]. On se dit que ce pauvre Marx a bataillé en vain pour analyser très précisément les différentes métamorphoses du capital qui arrive au bout de son cycle à se retrouver sous la forme argent, comme à son départ, mais augmenté d’une survaleur. Et, lorsque le profit se trouve incorporé sous forme de réserves aux fonds propres, la « dette » est-elle due aux actionnaires par les actionnaires ?

Nonobstant ces bizarreries d’expert-comptable se voulant iconoclaste, la proposition principale de Jacques Richard consiste à inscrire dans la comptabilité d’entreprise de nouveaux actifs que sont les coûts de conservation de l’humain et de la nature. Autrement dit, il y aurait à l’actif du bilan une « triple ligne d’amortissement » (p. 81) du capital, celle habituelle du capital immobilisé, celle du capital humain et celle du capital naturel. Comme éloignement de la conception néoclassique, on a connu mieux ! Et au passif du bilan figureraient les budgets correspondants à ces nouveaux actifs.

Et qu’est-ce que cela changerait ? Comme Marx est un paria, quelle référence faut-il invoquer ? « Le capital est à conserver sans condition comme une entité non instrumentale ou, comme le dit le pape François, dans son encyclique Laudatio, est une ’valeur propre devant Dieu’. » (p. 83)…

On ne saura jamais ce que signifie un « coût de conservation » de l’être humain ni un « coût de conservation de la nature » (p. 85), sauf à retomber dans les apories néoclassiques omniprésentes dans la littérature et dans les rapports des institutions internationales sur ces sujets [16]. Comme Jacques Richard identifie trois sortes de capital, dans son système, « un tiers du pouvoir appartient aux apporteurs de capitaux financiers, un tiers appartient aux apporteurs de capital humain et le dernier tiers aux représentants du capital naturel » (p. 87). On ne saura pas qui seront ces représentants du capital naturel, et c’est d’autant plus dommageable que « les travailleurs peuvent même faire alliance avec les représentants du capital naturel » (p. 95-96).

À juste titre, un participant au séminaire, Christian Jacquiau, interpelle Jacques Richard : « Ce n’est pas une question de positionnement dans le bilan ou dans le compte de résultat. Ainsi, on peut activer ’l’humain’ dans certains bilans comme dans le cas des joueurs de football. Les joueurs sont à ’l’actif’ et deviennent des marchandises. Si l’on prend l’exemple du constructeur automobile Renault, comment valoriser sa conversion à l’écologie sachant qu’il va utiliser des batteries et de l’énergie nucléaire ? Selon moi, la question de la remise en cause du capitalisme est une question politique et non comptable. Il faut savoir ce que l’on fait du ’résultat’. Comment le partager ou le redistribuer ? » (p. 89).

On retiendra de ce livre foisonnant quelques idées-forces rappelées en conclusion par Daniel Bachet. « L’une des manières décisives de remettre en cause le processus d’accumulation et d’en bloquer la reproduction, passe par le dépassement du rapport capital/travail qui est le cœur du capitalisme. » (p. 203). « Cette émancipation [de la subordination subie par les salariés] serait inconcevable sans une refondation de la finalité institutionnelle de l’entreprise, institution centrale du capitalisme, et de la mission qui lui est traditionnellement assignée, à savoir la recherche de la rentabilité financière. » (p. 204). « Le fait de donner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de ’propriété de l’entreprise’, et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux. » (p. 205).

Cela dit, de nombreuses questions restent en suspens. Cela n’est pas étonnant tellement les « modalités de passage », comme le dit Daniel Bachet (p. 213), sont incertaines. Au-delà des difficultés conceptuelles relevées ici sans prétendre à leur justesse, il reste les difficultés politiques. À cet égard, on sent bien les différences entre les auteurs, qui ne se résument pas aux querelles comptables. À preuve, la distance mesurée que prend Daniel Bachet dans sa conclusion par rapport à la monnaie et au crédit versus la cotisation générale du Réseau Salariat et de Frédéric Lordon [17]. Gageons que la discussion n’est pas close.

Notes

[1D. Bachet et B. Borrits (sous la dir. de), Dépasser l’entreprise capitaliste, Introduction générale de B. Friot, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021.

[2B. Friot, Le travail, enjeu des retraites, Paris, La Dispute, 2019 ; J.-M. Harribey, « Derrière les retraites, le travail. À propos du livre de Bernard Friot », Les Possibles, n° 20, Printemps 2019. J’ai eu aussi l’occasion de débattre avec le Réseau Salariat : « Que dit le Réseau Salariat ?  », Blog Alternatives économiques, 21 février 2017.

[3K. Marx, Le Capital, Livre I, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, tome I, p. 645.

[4F. Chesnais, « L’état de l’économie mondiale au début de la grande récession Covid-19 : repères historiques, analyses et illustrations », À l’encontre, 12 avril 2020 ; J.-M. Harribey, Le trou noir du capitalisme, Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020 ; J.-M. Harribey, En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible, Paris, Dunod, 2021 ; M. Husson, « “Stagnation séculaire” ou “croissance numérique” ? », janvier 2016, hussonet.free.fr  ; M. Roberts, « The US Rate of Profit Before the COVID », 13 septembre 2020, thenex-trecession.wordpress.com.

[5J.-M. Harribey, « Pour une conception matérialiste des biens communs », Les Possibles, n° 5, Hiver 2015.

[6T. Coutrot avait développé sa thèse dans Libérer le travail, Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Paris, Seuil, 2018.

[7J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui libèrent, 2013.

[8F. Morin, Quand la gauche essayait encore, Le récit inédit des nationalisations de 1981 et quelques leçons que l’on peut en tirer, Montréal, Lux éditeur, 2020.

[9J.-M. Harribey, En finir avec le capitalovirus, op. cit.

[10K. Marx K., Le Capital , Livre III, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, tome II, p. 1457.

[11B. Borrits juge que les économistes post-keynésiens sont « clairement de gauche, à la différence de Keynes qui, lui, ne l’est absolument pas » (p. 106, idée reprise p. 109). Il mélange un jugement portant sur des préconisations de politique économique que mettra en œuvre la social-démocratie européenne après la Seconde guerre mondiale, et un autre se rapportant à une position sociale et culturelle de l’économiste anglais. Pour le moins, cela manque de nuances.

[12P.-L. Brodier définit sa « valeur ajoutée directe », sans le dire, de la même manière que la valeur ajoutée brute au sens habituel : « La logique de la valeur ajoutée, une autre façon de compter », L’Expansion Management Review, 2013, 1, n° 148.

[13Sous-entendu : chacun fait ce qu’il veut pour trouver sa voie.

[14J. Richard, Comptabilité et développement durable, Paris, Economica, Gestion, 2012 ; « La nature n’a pas de prix, mais sa maintenance a un coût », Revue Projet, 29 octobre 2012.

[15Diaporama présenté par J. Richard au séminaire de FAIR.

[16Par exemple : ONU, « Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2021 : la valeur de l’eau », mars 2021. Pour une critique, J.-M. Harribey, « Le discours sur la valeur de l’eau ne vaut pas grand-chose », Blog Alternatives économiques, 7 avril 2021 ; La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013. Voir aussi J.-M. Harribey, AOC, « La nature entre animisme et fiction », 10 décembre 2021 ; « La nature travaille-t-elle ?  », Blog Alternatives économiques, 8 décembre 2021.

[17F. Lordon, Figures du communisme, Paris, La Fabrique, 2021. Pour une critique de la conception de la valeur de F. Lordon, voir V. Soubise, « La condition anarchique et les affects de Frédéric Lordon peuvent-ils donner une théorie de la valeur ? », Les Possibles, n° 21, Été 2019. J.-M. Harribey, « Le communisme en marche, Sur le dialogue entre Bernard Friot et Frédéric Lordon », à paraître, 2022.

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