- En 1946, pour rallier à la Sécurité sociale la Mutualité et ses quinze millions d’adhérents volontaires, on concéda à cette dernière la gestion d’un reste à charge (RAC) minimum de 20 %, le fameux « ticket modérateur » qui n’a jamais rien modéré. Ce faisant, on institua une double gestion pour chaque soin, une gestion par la Sécu et une gestion par les mutuelles. Le régime Alsace-Moselle, hérité du modèle allemand antérieur, fit exception (il offre aux salariés du territoire un taux de remboursement bien supérieur à celui du régime général, moyennant une augmentation modérée de la cotisation). En 1947, la loi Morice « en défense des intérêts de la Mutualité » interdit à la Sécurité sociale de créer sa propre complémentaire. À l’inverse, la loi permit à des mutuelles de la fonction publique comme la MGEN de gérer l’assurance maladie obligatoire. Quoi qu’il en soit, ce doublon gestionnaire explique le coût très élevé des frais de gestion du système de santé avec, en 2019, 7,6 milliards d’euros pour les « complémentaires » qui remboursent entre 12 et 13 % des soins et 6,9 milliards d’euros pour la Sécurité sociale qui en rembourse entre 78 et 80 %. Dans le classement de l’OCDE, en matière de frais de gestion nous sommes en deuxième position derrière les États-Unis, alors que pour le salaire des infirmières nous sommes passés à la suite du Ségur de la honteuse vingt-huitième place à la médiocre seizième.
- En 1980, le premier ministre Raymond Barre crée le secteur 2 permettant aux médecins de rester conventionnés avec la Sécurité sociale, tout en ne respectant pas les tarifs opposables mais en pratiquant des honoraires libres « avec tact et mesure ». L’objectif est de limiter l’augmentation des tarifs remboursés par la Sécurité sociale. Il n’est pas indifférent de rappeler que le principal syndicat de médecins libéraux, la CSMF, s’opposa à l’époque à la création du secteur 2 car elle défendait une « médecine libérale et sociale » et estimait à juste titre que la création du secteur 2 allait créer une médecine à deux vitesses. La mesure reçut au contraire le soutien de la très libérale Fédération des médecins de France, la FMF, jusque-là hostile au conventionnement avec la Sécurité sociale. Le secteur 2 était un véritable oxymore : « le conventionnement à honoraires libres ». Devant le succès du secteur 2 auprès des médecins libéraux, le gouvernement fut contraint en 1990 d’en limiter l’accès aux spécialistes anciens assistants des hôpitaux. Puis, le développement des dépassements sans tact ni mesure obligea le gouvernement à négocier une limitation des dépassements d’honoraires en échange d’une prise en charge d’une partie des cotisations sociales des professionnels. La dernière négociation eut lieu en 2016 à l’initiative de Marisol Touraine. Pratiquant le « en même temps », elle permit à 3000 médecins installés en secteur 1 d’accéder au secteur 2 et elle créa l’« option de la pratique tarifaire maitrisée » (OPTAM) comportant un engagement à ne pas dépasser 100 % du tarif opposable moyennant un certain nombre d’avantages. L’OPTAM n’a suscité l’adhésion que d’une minorité des médecins installés en secteur 2 (moins d’un quart), les autres, notamment les spécialistes, préférant continuer à pratiquer les honoraires libres « avec tact et mesure ». Aujourd’hui, plus de 50 % des spécialistes pratiquent les dépassements d’honoraires dont le montant varie d’un territoire à l’autre et d’un établissement à l’autre (à Paris, les dépassements peuvent aller à plus de 2 000 euros pour une prothèse du genou ou une prostatectomie…)
Le HCAAM doit remettre prochainement son avis dont on ne connaît à ce jour que le projet à l’écriture technocratique parfois obscure ou ambiguë. Ce projet présente quatre scénarios, mais aucun n’envisage la mise en extinction du secteur 2 avec ses dépassements d’honoraires. D’ailleurs, le Ségur prévoit explicitement la possibilité d’étendre l’activité privée libérale des praticiens hospitaliers. Il s’agit de retenir les médecins dans l’hôpital public concurrencé par les établissements privés, autrement dit de permettre aux médecins de recevoir une clientèle privée acceptant de payer des dépassements d’honoraires, à l’hôpital public comme dans une clinique commerciale. « L’hôpital public commercial », nouvel oxymore !
Premier scénario : une amélioration du statu quo avec une prise en charge à 100 % au-delà d’un reste à charge (RAC) important (RAC hors dépassements d’honoraires et dont le montant reste à préciser) et une élévation du seuil d’accès à la C2S (complémentaire santé solidaire) pour les anciens bénéficiaires de la CMU complémentaire et de l’aide à la complémentaire santé (ACS).
Deuxième scénario : La Grande sécu 100 % c’est-à-dire supprimant le ticket modérateur et récupérant intégralement le panier de soin 100 % pour les soins dentaires, d’optique et d’audition, aujourd’hui majoritairement financés par les « complémentaires ». L’avantage de ce scénario serait important pour les patients consultant les professionnels en secteur 1 ou les malades hospitalisés. Plus besoin de mutuelles et tiers payant simplifié (c’est-à-dire plus besoin pour les patients d’avancer l’argent). Le champ des assurances complémentaires serait donc considérablement restreint mais ces dernières contribueraient toujours à rembourser les dépassements d’honoraires. Rien n’est dit sur les mesures qui permettraient d’accroître l’attractivité du secteur 1 pour les professionnels et de limiter les dépassements pratiqués en secteur 2 (qu’il s’agisse de la limitation autoritaire du montant des dépassements ou de l’obligation d’un pourcentage de patients bénéficiant des tarifs opposables).
Le troisième scénario propose de rendre la complémentaire obligatoire comme l’a fait la réforme de l’ANI mise en place par François Hollande pour les salariés du privé. Certains ont cru voir dans cette troisième version un pas vers le système Alsace-Moselle, du moins si la Sécu était elle-même autorisée à créer sa propre complémentaire. Les mutuelles bénéficieraient donc du statut de service d’intérêt économique général (SIEG). Mais, on voit mal alors pourquoi elles ne bénéficieraient pas d’une délégation de gestion de l’assurance maladie obligatoire (comme c’est le cas pour la MGEN). Le rapport fait d’ailleurs référence non pas au système Alsace-Moselle mais aux Pays-Bas et à la Suisse et on pourrait ajouter l’Obama-Care. Ce ne serait pas la Grande Sécu mais la fin du monopole de la Sécu mise en concurrence avec les assurances privées « régulées ». Autre oxymore, « l’assurance maladie obligatoire concurrentielle ». Conséquence : une perte « d’efficience », quand on sait que 40 % des frais de gestion des mutuelles sont consacrés à la recherche de nouveaux adhérents, à la publicité, au contentieux et au respect des règles prudentielles assurantielles.
Le dernier scénario est une Sécu 100 % mais avec un panier de soins rétréci, abandonnant complètement aux assurances privées les soins dentaires, d’optique et d’audition avec constitution de réseaux de soins concurrentiels et un conventionnement sélectif des professionnels par les mutuelles. Ce serait en fait mettre un pied dans la porte. Celle -ci pourrait ensuite être ouverte plus largement en laissant le soin aux mutuelles de « réguler » les tarifs médicaux grâce à la constitution de réseaux. Dans cette perspective, les mutuelles ne manqueraient pas de se présenter comme les défenseurs de leurs adhérents-consommateurs contre les « abus » des prescripteurs. Les assurés seraient en réalité pris en otage entre deux lobbys, celui les médecins libéraux et celui des assurances privées, libéralisme médical contre néolibéralisme.
De ces quatre versions, seules les deux premières représenteraient une avancée pour les patients /usagers, mais aucune ne correspond à la Sécu 100 % pour un panier de soins et de prévention solidaire sans dépassement d’honoraires, c’est-à-dire sans assurance complémentaire mais seulement avec des assurances supplémentaires pour les prestations qui ne relèvent pas de la solidarité. Fin complète de la double gestion et gain de plusieurs milliards de frais de gestion inutiles. Cette version de la vraie Grande Sécu 100 % suppose :
- De définir grâce à un exercice de démocratie sanitaire le contenu de ce panier solidaire en commençant plus précisément par spécifier ce qui n’en fait pas partie. Un certain nombre de soins et de suivis paramédicaux, aujourd’hui non remboursés devraient être intégrés dans le panier de soin 100 %.
- De mettre en place une politique volontariste pour l’amélioration de la pertinence des actes et des prescriptions, sachant qu’au moins 20 % des prescriptions et des actes sont injustifiés.
- De réévaluer certains tarifs opposables nettement sous-valorisés, de proposer aux médecins en secteur 1 une assurance professionnelle publique, de prendre en charge au moins en partie leurs frais de structure et de logistique et de créer un statut de « médecin référent » travaillant en concertation avec le médecin généraliste traitant pour le suivi des maladies chroniques rares ou graves ou nécessitant un traitement complexe.
- De limiter le paiement à l’acte au profit de forfaits pour une période de soins, ou de paiement à la capitation ou d’une dotation globale annuelle évoluant d’une année sur l’autre en fonction de l’activité.
- De modifier la « gouvernance » de la Sécu en instaurant une cogestion entre l’État, les représentants des professionnels et des usagers, en instituant la règle d’or de l’équilibre des comptes entre les recettes et les dépenses. En cas de déficit, les recettes devraient être augmentées et/ou des gaspillages ou des rentes devraient être supprimés, la régulation des dépenses de santé devant se faire a posteriori et non a priori, comme cela est le cas actuellement.
Finalement, le débat sur le financement du système de santé sera-t-il à l’ordre du jour de l’élection présidentielle ou sera-t-il encore une fois escamoté en raison de sa complexité ou se résumera -t-il à de grandes déclarations sur « les biens supérieurs qui doivent échapper aux lois du marché » ? La Grande Sécu sera -t-elle seulement un slogan de campagne ?
Il ne faut pas oublier le propos de Georges Clémenceau : « on ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant les guerres et après la chasse ».
Un Manifeste pour la santé Dans la tourmente créée par la pandémie du Covid-19, tout le monde a pu constater les conséquences du délabrement du système hospitalier, soumis depuis plusieurs décennies à l’obligation d’être une entreprise comme les autres et contraint budgétairement, au point de manquer cruellement de personnel soignant. Le professeur de médecine André Grimaldi, militant infatigable pour une « Sécu à 100 % », publie un Manifeste pour la santé 2022 (Odile Jacob, 2021). Avant de tirer les leçons des politiques néolibérales en matière de santé, il affiche d’emblée l’objectif fondamental : la santé est un bien commun (p. 15). Malheureusement, face à la pandémie, « on manquait de tout » (p. 27). Et, bien entendu, ce manque frappe les plus pauvres et augmente les inégalités sociales (p. 41). Tout cela vient de loin : « Le management administratif normatif et procédural et le corporatisme médical, avec son attachement quasi identitaire au paiement à l’acte, sont incompatibles avec les missions collectives de santé publique adaptées aux particularités de terrain. » (p. 44). Face à cette situation, de nombreuses questions éthiques furent posées (doit-on trier les patients pour les admettre en réanimation ?), alors que la société, devenue individualiste, n’y était pas préparée, « malgré l’exemple enthousiasmant donné par les soignants lors de la première vague » (p. 55), et à cause du « manque de démocratie sanitaire » (p. 57) dans un pays où il n’y a qu’« un seul décideur » (p 65). L’auteur évoque aussi l’utilisation par quelques firmes pharmaceutiques de la recherche fondamentale faite par d’autres acteurs pour mettre au point des vaccins, qui seront ensuite vendus au prix fort aux États des pays riches, pendant que les pays pauvres les attendront vainement car les gouvernements les plus influents se sont opposés à la levée des brevets. Après un rappel de l’histoire de notre système de santé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, André Grimaldi fait dix propositions pour transformer complètement notre système et, ainsi, « changer de cap » (p. 151), et, en définissant la santé comme un « bien commun », il privilégie « un service public décentralisé et démocratisé » plutôt que des coopératives rattachées à l’économie sociale et solidaire (p. 155-156). Cela rendra plus facile la gratuité des soins. Un « soin juste : tout ce qui nécessaire au malade, rien que ce qui est nécessaire » (p. 163). Une industrie pharmaceutique subordonnée à « la priorité à la santé publique » (p. 167). Il faudra construire un « pôle non-profit du médicament » (p. 171). En soumettant le budget de la santé à la démocratie sanitaire (p. 173), il sera possible de « construire un service de santé intégré » (p. 177), dans lequel la coopération et la coordination entre les soignants seront facilitées. Le système de santé intégré doit assurer la gratuité des soins en trois niveaux : les soins de premier recours généraliste, le deuxième recours spécialisé et le troisième recours assuré par les centres de références » (p. 178). Ce sont les conditions pour « construire le service de santé publique » autour « des agences régionales de santé rénovées » (p. 193) pour une politique de prévention. Il ne faut pas se laisser abuser par la suppression du numerus clausus dans les études médicales quand l’accès à l’enseignement est ramené aux « capacités de formation des facultés » (p. 199). Réformer l’enseignement irait de pair avec le renforcement de la recherche médicale : une perspective à hauteur de l’Europe. En conclusion, André Grimaldi fait le pari qu’il est possible de reconstruire un compromis entre les acteurs de santé, « grâce à une cogestion entre l’État, les professionnels et les usagers » par « l’articulation entre la démocratie sanitaire et la démocratie politique », donc « ni marchandisation, ni étatisation, une troisième voie » (p. 207) [1]. Jean-Marie Harribey |