Pour dépasser l’opposition nature/culture : une perspective anthropologique et altermondialiste

vendredi 23 mai 2014, par Claude Calame *

La distinction en contraste entre nature et culture a été, en quelque sorte, canonisée par la pensée structurale des années 1970. Du côté francophone, elle a deux sources.

On connaît la conséquence que, dans le Discours de la Méthode (La Haye 1637), Descartes tire de la physique comme connaissance « utile à la vie ». Portant sur « la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent », soumise à des usages appropriés, elle est susceptible de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature (1966 : 168). Non seulement notre environnement est objectivé en une nature physique, mais cette nature peut être dominée par l’homme, dans une perspective utilitariste ; dans le cas particulier il s’agit de l’alimentation et de la santé de l’homme.

La distinction en contraste entre nature et culture a été, en quelque sorte, canonisée par la pensée structurale des années 1970. Du côté francophone, elle a deux sources.

On connaît la conséquence que, dans le Discours de la Méthode (La Haye 1637), Descartes tire de la physique comme connaissance « utile à la vie ». Portant sur « la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent », soumise à des usages appropriés, elle est susceptible de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature (1966 : 168). Non seulement notre environnement est objectivé en une nature physique, mais cette nature peut être dominée par l’homme, dans une perspective utilitariste ; dans le cas particulier il s’agit de l’alimentation et de la santé de l’homme.

Mais il faut aussi compter avec la réflexion universalisante des Lumières européennes sur les sociétés des hommes ; et cela de deux points de vue. D’une part, objectivée, une « nature » est posée face à la raison de l’être humain ; une raison qui se définit en son autonomie, affranchie qu’elle est désormais du pouvoir divin et des instances surnaturelles. La nature devient une nature-objet sur laquelle l’homme raisonnable peut agir et dont il pourra exploiter les ressources ; selon l’une des définitions proposées par d’Alembert dans l’Encyclopédie (Paris 1751-1765/1772), la nature, c’est « l’ordre et le cours naturel des choses, la suite des causes secondes, ou les lois du mouvement que Dieu a établies » (c’est-à-dire la nature physique, soumise aux lois formulées par Newton). D’autre part, l’opposition entre la nature et la raison des hommes va orienter une vision anthropologique du développement de l’être humain, dans sa phylogénèse comme dans son ontogénèse : de la nature à la culture (rationnelle) et, de manière corollaire, de l’animal à l’humain. Ainsi se dessinent autant la transition européocentrée du primitif au civilisé que le passage de l’imperfection de l’enfance à la maturité de l’âge adulte.

La distinction ainsi tracée entre nature et culture n’a pas manqué d’être intégrée dans la sémantique des contraires organisée par les oppositions d’inspiration structurale. Celle-ci consacre une séparation entre deux ordres qui, en fait, vont s’avérer largement perméables.

De là le bref parcours historique et sémantique proposé ici dans une démarche d’anthropologie critique : le passage par une culture différente pour porter une regard décentré sur notre propre culture, avec ses présupposés idéologiques. Partir de la Grèce ancienne requiert une attention aux catégories propres, dans leurs définitions indigènes ; mais cela implique aussi un retour critique sur nos propres concepts : ici ceux de « nature » et de « culture » exploités par l’idéologie néolibérale dans son effort pour imposer le productivisme le plus destructeur des hommes et de leur milieu en naturalisant les règles (« culturelles ») du marché.

1. En Grèce ancienne : du cosmos à la nature de l’homme

Quels que soient les controverses et les malentendus entraînés par sa signification, le terme phúsis renvoie en Grèce classique à l’idée du développement, de la formation d’un être à partir de celles de l’« accomplissement comme devenir » et du « procès comme réalisation objective ». À partir de phúein/phúesthai qui signifie « engendrer », « naître », « croître » et « devenir » ; sans doute le sens étymologique du terme fonde-t-il, de manière générale, ses différents emplois. Quoi qu’il en soit, les « physiciens » ou « physiologues » préplatoniciens ont tenté de décrire en termes matérialistes les différents processus d’engendrement et de développement du monde et de ses composants [1]. Cette perspective causale s’abstient de faire intervenir toute force divine ; du cosmos, elle se porte aussi sur les processus de développement de l’homme.

Je vais te dire autre chose encore. Pour aucun parmi les êtres mortels
il n’y a de naissance (phúsis), ni de terme à la mort destructrice,
mais uniquement un mélange et un échange d’éléments mélangés ;
ce sont les hommes qui dénomment cela « nature » (phúsis).

Tels sont les vers récités en diction épique par Empédocle (fr. 22 B 8 Diels-Kranz), dans le premier livre d’un poème didactique dénommé plus tard Phusiká. Naissance et mort, et par conséquent phúsis au sens de ce qui nous semble « naturel », ne sont que des apparences ; ce sont les apparences d’un processus physique de changement par associations et dissociations successives. C’est ainsi que le médecin hippocratique, dans le traité qu’il consacre à la « maladie sacrée » (l’épilepsie) l’affirme d’emblée : cette maladie n’a rien de plus divin ni de plus sacré que les autres maladies. De même que toutes les autres maladies ont une origine (phúsis) de laquelle elles proviennent, la « maladie sacrée » a elle-même une « nature » (phúsis) et une « cause » (próphasis ; Hippocrate, Maladie sacrée 1, 1) – c’est-à-dire, probablement, un principe de croissance interne et une cause externe, « déclenchante ».

Le processus dynamique de développement impliqué par la notion de phúsis est donc reporté du cosmos sur l’homme. Or, l’idée d’une nature dynamique de l’humain s’insère dans une anthropologie en tant que conception du genre humain. Les Grecs, implicitement ou explicitement, n’ont pas manqué de se demander ce qui fait que l’homme est homme – un homme marqué par la mortalité : c’est ce qui dans l’organisation polythéiste grecque distingue l’être humain de la divinité. C’est ainsi que dans l’Odyssée, par exemple, dans la confrontation d’Ulysse avec différentes communautés d’êtres plus ou moins monstrueux, à la fois proches du divin et de l’animal, l’homme mortel se définit par son régime alimentaire [2].

2. Phúsis, nómos et environnement

La phúsis se définira-t-elle dès lors comme « nature » dans le contraste, cher aux sophistes, avec nómos, la loi ? phúsis comme « nature des choses » par le contraste avec le nómos en tant que « coutume », « règle », instituée et partagée par les hommes ?

Consacré aux airs, aux eaux et aux lieux, un autre traité hippocratique s’interroge explicitement sur les relations entre la constitution physiologique de l’homme et les qualités correspondantes de l’environnement. Le constat est double : non seulement les variations dans le mélange organique constitutif de la nature humaine ont un impact sur la morphologie et sur les dispositions morales des êtres humains ; mais morphologies et caractères des hommes varient suivant l’exposition aux vents et suivant la qualité des eaux propres aux cités qu’ils habitent. Ainsi, de manière générale, si les Européens présentent dans leur taille et dans leur morphologie des différences plus marquées que les Asiatiques, c’est dans la mesure où ils sont soumis à un régime de saisons plus contrastées dans un environnement montagneux plus âpre (Hippocrate Airs, eaux, lieux 12-13) . Les altérations étant plus fréquentes au moment de la coagulation du sperme dans la formation de l’embryon, les uns se caractérisent par sauvagerie, fougue, indépendance et courage belliqueux ; les autres par douceur, indolence, soumission et lâcheté. À partir d’une constitution universellement partagée, cette conception climatique de la nature humaine conduit à une série de différenciations d’ordre ethnique et culturel.

Or, qui dit relations entre physiologie et dispositions morales et culturelles dit possibilité d’interaction entre phúsis et nómos. Ainsi en va-t-il des Macrocéphales, dont la morphologie crânienne remonte à la coutume culturelle de façonner la tête des enfants par des bandes. Mais, avec le temps, le nómos s’est inscrit dans la « nature » (en phúsei) et n’a plus exercé sa contrainte (Airs, eaux, lieux 14, 1-5) ; avec, pour effet secondaire, d’affaiblir la morphologie du crâne caractéristique de ces Têtes Allongées ! Ainsi, régime alimentaire individuel et coutumes culturelles partagées interviennent de manière secondaire dans la définition d’une nature humaine qui se diversifie sous l’influence du climat, dans l’interaction entre l’organique et le moral, le physique et le psychique. Les communautés ethniques et culturelles composant le genre humain se définissent dans cette interaction entre un environnement physique et une physiologie humaine perméables, parce qu’elles sont fondées sur les mêmes qualités.

D’un côté, donc, la nature humaine conçue comme physiologie, morphologie et caractère en devenir ; de l’autre un environnement comme espace terrestre ( et khóra), comme milieu dont les qualités climatiques sont celles qui fondent aussi la physiologie de l’homme. Non pas nature et culture, mais une phúsis dynamique et différenciée qui est aussi bien celle du monde environnant que celle de l’homme qui en tire les ressources de son bíos, de sa survie civilisée comme mortel. Loin de correspondre au partage moderne entre nature et culture, la collaboration parfois contrastée entre phúsis et nómos revient en somme à la distinction entre l’inné et l’acquis : d’une part, ce qui est donné par une nature animée par un principe de génération et de développement (dans une écologie donnée) ; d’autre part, ce qui est admis et par conséquent pratiqué par les communautés des hommes, en particulier par l’effet de l’éducation.

3. Prométhée et les pratiques sémiotiques

C’est ici qu’interviennent les tékhnai telles que les transmet aux hommes mortels le Prométhée mis en scène par Eschyle, un peu avant la diffusion des premiers traités hippocratiques. Enchaîné à un rocher dans une région déserte et sauvage aux confins septentrionaux du monde habité, Prométhée décrit dans un scène fameuse l’état animal auquel les mortels étaient à l’origine condamnés. Vivant sous terre comme des fourmis, les humains regardaient sans voir, ils écoutaient sans entendre. Pour les tirer d’un état premier où ils sont incapables d’utiliser leur sens, le héros civilisateur invente et leur enseigne une série de savoirs et d’arts pratiques : les levers et les couchers des astres pour l’organisation des travaux des champs ; des arts mnémotechniques tels l’arithmétique et l’écriture « mémoire de toutes choses » ; les techniques de la domestication des animaux pour l’agriculture et le commerce ; les nombreuses recettes de médicaments pour se libérer des maladies ; les différents arts de la divination parmi lesquels l’interprétation des songes nocturnes ; et avant tout le feu, ce maître de « techniques (tékhnai) nombreuses », nécessaire notamment pour exploiter par l’artisanat les ressources sidérurgiques de la terre (Prométhée enchaîné 436-506 et 248-256) [3].

Savoir-faire d’ordre technique, ces tékhnai sont tour à tour présentées par Prométhée comme des artifices (sophísmata), comme des moyens ingénieux (mechanémata) et comme des expédients (póroi) permettant à tous les hommes de se tirer d’une situation d’embarras et d’impasse. Non seulement tous ces savoirs techniques relèvent de cette intelligence artisane dont le dieu forgeron Héphaïstos et l’astucieuse Athéna sont les maîtres à Athènes [4] ; mais, surtout, ces savoirs correspondent tous à des lectures de systèmes de signes. D’ordre sémiotique, ces arts pratiques présupposent donc que l’environnement de l’être humain constitue un système de signes. La phúsis est à déchiffrer par des arts de l’interprétation ; ceux-ci débouchent soit sur des pratiques permettant d’assurer la survie, soit sur la prévision d’un avenir dont l’orientation ne dépend pas des humains. Ainsi, les techniques sémiotiques et du Prométhée mis en scène par Eschyle permettent à l’homme d’assurer sa survie dans un environnement signifiant, tout en connaissant les limites d’une condition de mortel aléatoire, marquée par de nombreux renversements de fortune. Comme chez Descartes, la perspective ici est positivement utilitaire. Adossées sur la lecture d’une « nature » à interpréter comme un système de signes, les techniques prométhéennes sont présentées comme des ophelémata : des « avantages », des sources de profit) ; elles se caractérisent par leur utilité sociale. Fondées sur les astuces du déchiffrement prévoyant et de l’intelligence artisane, elles rendent possible la vie civilisée des mortels.

Ainsi, les savoir-faire interprétatifs inventés et enseignés par le Prométhée d’Eschyle permettent aux hommes d’utiliser leurs capacités sensorielles vis-à-vis de leur environnement. En tirant le genre humain d’un état premier d’aveuglement (et par conséquent d’incomplétude) pour lui accorder une clairvoyance à visée interprétative, ces différents arts techniques font accéder l’homme à un état de civilisation spécifiquement humaine. La culture des hommes mortels les porte à interagir avec une « nature » qui est signifiante ; cette nature se laisse modeler par l’intelligence pratique et technique dans le sens du profit social.

4. Des Lumières aux anthropologues en passant par les romantiques

Mais revenons à l’opposition européenne entre nature et culture, telle qu’elle a été consacrée à partir de Descartes et des réflexions des Lumières : une nature soumise aux lois physiques et une culture animée par la raison, universellement partagée, de l’homme. À l’idée d’une nature humaine créée, les Encyclopédistes vont substituer, face à une nature physique soumise aux lois mécanistes du mouvement voulues par Dieu, l’idée d’un animal humain d’emblée doué de pensée et de sociabilité. C’est un homme de parole qui, au centre du monde, façonne ce monde à son usage ; c’est un homme civil dont les arts et les sciences sont susceptibles d’imposer l’action civilisatrice de l’homme naturel contre les déviances d’une morale artificielle et dégradée. C’est désormais l’homme qui façonne la nature formant son cadre de vie, son milieu.

De plus, à l’aube du Romantisme allemand, c’est sans doute sur la dimension spirituelle conférée par Johan Gottfried Herder aux cultures humaines que se fondera la distinction décisive, tracée dans le cours du XIXe siècle, entre Natur- et Geisteswissenschaften. Dans ce contexte, les premiers représentants de l’anthropologie culturelle et sociale ne vont pas manquer de donner de la culture une définition compréhensive qui englobe tous les aspects de la vie sociale de l’homme. Héritière de l’universalisme des Lumières, cette conception se fonde sur le postulat de l’unité d’un genre humain dont les cultures évolueraient du plus primitif au plus développé ; elles évolueraient du plus « naturel » (die Natuvölker…) au plus « civilisé », dans une ligne assez diversifiée pour impliquer un certain relativisme. Transmissible, la culture comme style structurant de vie en société s’avère être le propre des communautés humaines ; leurs différences ont un fondement non pas biologique, mais de l’ordre de la convention et de l’acquis. Comme ensemble autonome des phénomènes sociaux propres à un peuple, la culture est coupée de la nature.

Néanmoins, en postulant l’existence chez l’homme de besoins premiers, universaux et pré-culturels, l’anthropologie fonctionnaliste développée par Bronislaw Malinowski restitue un rôle déterminant à la nature humaine, en relation avec un environnement diversifié. La culture est envisagée par l’ethnologue des Trobriandais comme « cette totalité où entrent les ustensiles et les biens de consommation, la charte organique réglant les divers groupements sociaux, les idées et les arts, les croyances et les coutumes » (Malinowski 1944/1968 : 35). La culture devient ainsi la réponse institutionnelle apportée, par chaque communauté singulière, aux impératifs fonctionnels découlant des exigences biologiques de l’homme dans un certain cadre de vie : réponses culturelles (subsistance, parenté, abri, protection, éducation, hygiène) à des besoins élémentaires (métabolisme, reproduction, sécurité, mouvement, croissance, santé). L’éducation joue un rôle essentiel pour « l’enseignement graduel des aptitudes du savoir, de la coutume et des principes moraux » qui fondent toute culture, dans un processus beaucoup plus étendu que chez les animaux. Dans cette visée pragmatique, la nature de l’homme fait un grand retour en tant que présupposé fonctionnel de toutes les activités de culture d’un groupe humain donné ; ces pratiques sont insérées dans un tout organique, formé d’institutions contrôlant pratiques économiques, morales et rituelles, et pourvu d’une sorte d’intentionnalité sociologique.

5. Réintégration de la nature et pratiques symboliques

Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau pourra ainsi être revisité (cf. Duchet, 1995 : 322-76). Des progrès de l’Esprit et de la Raison vers la civilité à partir d’un état de Nature qui livre l’homme sauvage aux instincts de l’animal, on est donc passé à des règles culturelles ; ces règles sont inscrites dans la nature même de l’homme, voire dans les structures inconscientes de l’esprit humain [5]. L’homme s’affirme d’emblée dans la culture. À l’écart de toute canonisation structurale de l’opposition entre nature et culture, il s’avère que toute société se fait sa propre représentation d’une culture qui prévaut sur la nature et qui distingue par exemple l’homme de l’animal. Dès lors, l’opposition entre nature et culture ne peut valoir qu’en tant que concept opératoire. D’ordre instrumental et donc relatif, le contraste structural permet par exemple de classer les différents modes symboliques selon lesquels les communautés humaines envisagent leurs rapports avec une nature envisagée dès lors comme milieu : une nature-milieu d’emblée perméable au travail pratique et spéculatif de la culture ; une culture qui se réalise dans les systèmes de la communication des femmes, des biens et des messages, qu’ils soient verbaux ou qu’ils soient iconiques. C’est une culture qui, dans une perspective quasi prométhéenne, se réalise dans la communication practico-symbolique.

De plus, devenue structurale et centrée sur le symbolique, l’anthropologie sociale et culturelle moderne a focalisé son attention sur les représentations qu’on se fait dans d’autres communautés de l’interaction entre nature et culture ; avec le risque de naturaliser en une opposition structurale ce qui n’est en fait qu’un instrument de pensées, qu’un concept opératoire. En fait, tel le système hippocratique, ces anthropologies indigènes intègrent l’homme et son environnement « naturel » dans un système homogène, traversé par des forces, souvent anthropomorphes, qui animent l’un comme l’autre, et par conséquent la « culture » comme la « nature ». Ces conceptions et représentations se caractérisent par la perméabilité d’ordres que la pensée occidentale s’est employée à distinguer : le physique, le biologique, l’animal, l’humain, le divin, etc.

Mais, au-delà des relations que chaque communauté humaine entretient avec une écologie physique et un environnement animal particuliers, les recherches récentes, aussi bien en biologie génétique qu’en sciences neuronales, ont à nouveau focalisé l’attention sur la nature de l’homme. Du point de vue anthropologique, il s’avère que les processus du développement neuronal et donc mental de l’homme dans son histoire collective dépendent autant de dispositifs innés et hérités que des ressources culturelles à disposition, en interaction avec différents écosystèmes. Il n’y a donc pas une nature humaine de base, il n’y a pas de constitution innée de l’homme à l’état pur ; mais il n’y a pas non plus d’en-soi de l’homme pensant, et donc de l’homme de culture (Geertz, 1973 : 55-83). La nature de l’être humain se fait et se défait dans l’exercice même de ses capacités physiologiques et neuronales (et donc mentales), et ceci dans une relation de continuité constructive avec son environnement.

Au constat philosophique de l’incomplétude de l’homme, on substituera donc l’idée de la plasticité de l’être humain, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, en raison de dispositions génétiques et surtout neuronales aux virtualités particulièrement développées [6]. Cette plasticité dans la virtualité impose une constante construction culturelle de l’être humain, dans son identité singulière et dans son identité collective ; une construction créative et collective, notamment dans l’ordre sémiotique et esthétique de la manifestation symbolique. Du point de vue génétique, l’indispensable fabrication culturelle de l’individu procède en interaction avec son environnement épigénétique et physiologique d’une part, avec son milieu biophysique de l’autre, dans une relation complexe de continuité, de porosité et de réciprocité qui échappe à tout modèle déterministe. Dans son extrême diversification, ce processus complexe et interactif d’anthropopoiésis (voir Remotti in Affergan et al., 2003 : 17-74) permet de dépasser le dualisme nature/culture. Il invite à penser autant la constitution humaine que son environnement dans les termes d’une porosité et d’une plasticité interactives : les dispositions génétiques, les capacités organico-neuronales, les facultés physico-psychiques et intellectuelles de l’être humain ne peuvent se réaliser qu’en relation et en interaction aussi bien avec l’environnement biophysique qu’avec le milieu social qu’elles contribuent par ailleurs à façonner et à configurer.

6. « Par-delà nature et culture » ?

Sans doute, le caractère nécessaire et constitutif de l’interaction entre l’homme et son milieu exige-t-il le passage d’une conception philosophique à une appréhension « anthropopoiétique », et par conséquent anthropologique, de l’être humain. Sans doute, une telle perspective sur l’homme et son milieu exige-t-elle l’abandon de la coupure structurale entre nature et culture, devenues toutes deux des concepts universalisés et réifiés.

Ne conviendrait-il pas dès lors de revisiter la distinction proposée par le biologiste et philosophe Jakob von Uexküll quant au milieu ? Par rapport à la perception et à l’action de l’homme, ne faudrait-il pas distinguer entre la Umgebung, l’environnement comme « donné objectif » et la Umwelt, le milieu comme « monde ambiant » ? Augustin Berque (2010 : 199-208) nous rappelle opportunément que la distinction recoupe en partie celle dessinée par le philosophe japonais Watsuji Tetsurô : d’une part le shizen kankyô comme environnement naturel, comme donné environnemental ; d’autre part le fûdo comme milieu humain, en tant que « climat », ambiance, mœurs – une notion à laquelle on peut attribuer une dimension spatiale en lui adjoignant le suffixe -sei qui indique la localité : ensemble des traits naturels et culturels d’une contrée donnée que le géographe français lui-même reprend à son compte par le concept de « médiance ». 

Mais est-il possible à l’être humain de percevoir un environnement qui serait « naturel », qui serait objectivé en tant que nature ? Autant du point de vue de la théorie de la connaissance et de l’esthétique classiques que dans la perspective des sciences neuronales, la perception par le biais du corps propre implique une représentation de l’objet perçu ; elle implique la construction sensorielle et intellectuelle d’une réalité que nous objectivons comme extérieure (pour mieux agir sur elle). Ainsi, l’interaction sensorielle se double d’une interaction pratique : l’être humain, par des pratiques d’ordre culturel, tire de son environnement les ressources qui assurent sa survie matérielle avant de promouvoir son développement symbolique en société, comme être de culture. Dans cette double mesure, pour sa survie même, l’homme modifie de manière interactive son environnement animal, végétal et physique ; et ceci dans la continuité biochimique dont dépend son identité en tant qu’être humain. En raison même de l’interaction nécessaire et constitutive entre l’homme et son milieu, la Umgebung ne peut être qu’Umwelt.

C’est donc ici que peuvent intervenir Prométhée, les systèmes sémiotiques et les tékhnai, avec le regard décentré que l’approche de l’Antiquité grecque induit sur la modernité. Sans interaction avec son environnement l’être humain n’est qu’une fourmi qui voit sans voir et qui entend sans entendre – déclare le Prométhée mis en scène par Eschyle devant le public athénien du Ve siècle. Seuls les arts techniques dépendant de l’intelligence pratique propre à l’homme lui permettent d’activer ses capacités sensorielles, de déchiffrer dans l’environnement les indices susceptibles d’en faire un ensemble signifiant, d’en tirer ses ressources de vie et les moyens de parer dans une certaine mesure aux aléas et à la finitude de la condition de mortel ; ceci sans dépasser les limites assignées à l’homme au moment de la séparation d’avec le monde des dieux : l’húbris est inscrite dans le destin de Prométhée lui-même !

Ainsi, l’appréhension sensorielle et intelligente par les hommes de leur Umwelt entraîne, dans des proportions et à des échéances variables, de profondes modifications dans cet environnement lui-même. S’il est vrai que le milieu façonne l’homme qui ne saurait survivre sans ces déterminations matérielles, sociales et culturelles, en retour l’action intelligente et pratique des communautés humaines contribue à constamment modifier et à modeler cet environnement. L’indispensable interaction entre l’homme et son milieu connaît une historicité plurielle ; elle a des limites.

7. Pour un « biologisme » écosocialiste

À l’égard de cette nécessaire interaction entre les êtres humains et leurs différents milieux, les développements techniques qu’a permis l’essor européen des sciences « de la nature », ont l’impact absolument décisif que l’on sait. L’objectivation d’une nature susceptible d’être dominée par la raison humaine et par ses pratiques techniciennes dans un but utilitaire a conduit à une industrialisation dont les bénéfices, en termes d’utilisé sociale, ont été rapidement confisqués. Fondée sur l’idéologie capitaliste et sur le productivisme consumériste qui en découle, la réification de la nature face à la culture des hommes a permis de penser l’une et l’autre en termes de « ressources » : ressources naturelles et ressources humaines à exploiter dans la visée du rendement économique et du profit mondialisés. L’environnement terrestre et climatique subit, en concomitance avec les communautés humaines, les conséquences de plus en plus destructrices d’une anthropologie économiste entièrement anthropocentrée, inspirée qu’elle est par le libéralisme (économique) anglo-saxon. Fondée sur la seule motivation du profit (financier) individuel et de l’accumulation capitaliste, adossée à des technologies de plus en plus sophistiquées telle l’informatisation de la communication humaine, dotée de moyens financiers et de moyens d’action publicitaire gigantesques, cette anthropologie est parvenue à imposer une marchandisation généralisée des relations humaines et des rapports de l’homme avec son milieu de vie ; ces rapports obéissent désormais aux principes naturalisés du rendement, de la concurrence, de la compétitivité et de la productivité.

En dépit des profits économistes et financiers que l’on compte en tirer, les sciences du vivant seraient sans doute susceptibles d’inverser le mouvement. Elles en font la démonstration : en rapport étroit avec l’environnement culturel et social, c’est le milieu biologique (interne et externe) qui modèle l’homme avec son corps propre et son identité individuelle. Quant à l’anthropologie culturelle, elle tente de penser en termes d’interaction ce façonnement complexe, à partir de la plasticité neuro-biologique exceptionnelle de l’être humain. Dans une perspective d’anthropologie anthropopoiétique, c’est le nécessaire façonnement de l’homme (dans son individualité biologique et neuronale) par son environnement matériel et social qui lui permet précisément, en retour, d’agir sur ce même milieu. Ce double mouvement implique sans doute une nouvelle théorie de la connaissance, non kantienne : se connaître, c’est connaître son environnement physique, biologique et culturel ; et connaître ce qui nous apparaît comme le monde extérieur, c’est le modifier tout en nous modifiant nous-mêmes – tant l’être humain, dans sa constitution biologique et neuronale, est sensible et perméable au milieu physique, biochimique, social et culturel qui soutient son existence ; et tant ce milieu est lui-même constamment refaçonné par les pratiques des hommes, suivant la connaissance qu’ils en ont et les représentations qu’ils s’en font.

« Par-delà nature et culture » ? Animisme, totémisme, analogisme ou naturalisme ? Par la pensée d’un éco-socialisme maîtrisant l’interaction entre les communautés socio-culturelles des hommes et leur milieu, il convient désormais de dépasser les quatre paradigmes de l’être-au-monde pour l’homme, les quatre ontologies dans les rapports de l’être humain avec son environnement, selon la définition qu’en donne Philippe Descola (2005). L’entrée de l’homme dans l’ « Anthropocène » pourrait contribuer au dessin d’un cinquième mode de l’être à l’environnement. [7] On pourrait dénommer ce nouveau paradigme le « biologisme ».

En effet, au tournant du siècle, à l’impact destructeur sur l’environnement et le climat des technologies mécanistes ayant permis l’industrialisation soumise au productivisme capitaliste (en concurrence avec l’emprise soviétique) se sont ajoutées les avancées des sciences de la vie, elles aussi soumises, en régime néolibéral, aux contraintes économiques du profit financier. Ainsi en va-t-il par exemple des manipulations génétiques des organismes vivants (plantes, animaux et humains) ; elle dépendent d’un savoir biologique exploité et monopolisé, sous prétexte de contribution à l’alimentation et à la santé du genre humain (on reprend implicitement Descartes !), par la logique marchande de quelques grandes multinationales qui animent une mondialisation purement économiste. « Biologisme » donc, mais pour dénoncer les faux-fuyants du développement durable ou de l’économie verte : ce ne sont que les alibis écologistes d’une pensée attachée à la croissance productiviste et à ses représentations. « Biologisme » politique et social, « biologisme » écosocialiste pour tenter de maîtriser en commun, et non pas au profit économique et financier d’une toute petite minorité, l’immanquable et nécessaire interaction entre l’homme et son environnement, entre les communautés humaines et leurs milieux.

L’anthropologue helléniste pourra dès lors conclure provisoirement avec Démocrite (fr. 68 B 33 Diels-Kranz) : « La nature (phúsis) et l’éducation (didakhé) sont comparables. En effet l’éducation façonne le rythme (metarusmoî) de l’homme et ce faisant elle crée la nature (phusiopoieî). »

Bibliographie

  • Affergan F., Borutti S., Calame C., Fabietti U., Kilani M., Remotti F., Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.
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  • Duchet M., Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995 (1re éd. : Paris, La Découverte, 1971).
  • Lévi-Strauss C., Les Structures élémentaires de la parenté, Paris & La Haye, Mouton et De Gruyter, 1967 (1re éd. : Paris, PUF, 1949).
  • Malinowski B., Une théorie scientifique de la culture (1944), Paris, Maspero, 1968.
  • Remotti F., « Thèses pour une perspective anthropopoiétique », in Calame & Kilani (edd.), 1999 : 15-31.
  • Sinaï A. (ed.), Penser la décroissance : Politiques de l’anthropocène, Nouveaux Débats 31, 2013.
  • Vernant J.-P., « À la table des hommes. Mythe de fondation du sacrifice chez Hésiode », in Detienne M. et Vernant J.-P., La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979, p. 37-132.
  • Vidal-Naquet (P.), « Valeurs religieuses et mythiques de la terre et du sacrifice dans l’Odyssée », Annales E. S. C. 25, 1970, p. 1278-1297, repris dans Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, La Découverte, 1983 (2e éd.), p. 39-68. 

Notes

[1Voir l’analyse sémantique du terme phúsis proposée par Benveniste, 1975 : 78-80.

[2La définition par la production agricole et par le sacrifice sanglant de la civilisation dont se réclame implicitement Ulysse au cours de son périple fait l’objet de l’étude devenue classique de Vidal-Naquet 1970/1983. Pour la civilisation « au blé moulu » en relation avec l’institution du sacrifice, voir les belles pages de Vernant 1979 : 58-71.

[3Pour le détail, voir Calame, 2010 : 36-48.

[4Notamment par l’intermédiaire de l’intelligence artisane qu’est la mêtis : voir Detienne & Vernant, 1974 : 176-200.

[5Dans un retour implicite à l’opposition grecque entre phúsis et nómos ou à la distinction moderne entre l’inné et l’acquis, Lévi-Strauss (1967 : 10) pourra affirmer : « Tout ce qui est universel chez l’homme relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier ».

[6Voir les études citées par Boi, 2012.

[7On verra à ce propos en particulier la contribution de F. Flipo dans Sinaï (éd.), 2013.

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