Penser l’écologisme comme force sociale

vendredi 23 mai 2014, par Fabrice Flipo *

L’analyse du mouvement écologiste n’a pas encore trouvé de théorie qui se constitue en référence unanime, ou au moins centrale. Ensociologie, les discussions tournent malgré tout autour d’Alain Touraine. Cet auteur développe deux thèses qui s’avèrent en effet pertinentes du point de vue de l’esquisse d’une philosophie politique écologiste. La première est que l’écologisme s’inscrit plus généralement dans une crise de la modernité, et avec elle une crise de la sociologie, en tant que celle-ci est massivement une sociologie de la modernité. Cette analyse est juste, mais nous la laisserons de côté dans cet article. Nous nous intéresserons plutôt au second point : le fait que l’écologisme soit un mouvement « culturel », au sens où il porte sur un changement dans l’ordre des valeurs, avec en point cardinal cette « valeur intrinsèque » accordée aux écosystèmes ou aux êtres vivants.

Mais Touraine n’a peut-être pas assez développé ce qu’implique une lutte, quand elle se place sur ce plan-là, des valeurs, et non plus de la valeur, au sens économique du terme. Pourquoi ne pas repartir de Marx, dont la critique du capitalisme est si pertinente ? C’est ce que nous proposons ici, dans une première partie. Puis, dans une seconde partie,nous détaillons les éléments d’une stratégie écologiste.

Penser l’écologisme dans le prolongement du cadre marxien

Pour qui s’intéresse aux mouvements sociaux, la critique écologiste semble relativement facile à situer, dans le cadre théorique proposé par l’auteur duCapital,{}en reliant le moment de la production et celui de la consommation.D’un côté, la stratégie écologiste consiste à ralentir la construction d’autoroutes, développer des activités alternatives (énergies renouvelables, agroécologie, etc.) à la rationalité productiviste, qui n’a que le quantitatif pour but et aucun égard pour les écosystèmes. Cette observation explique tout d’abord pourquoi l’écologisme se construit principalement hors des usines : alors que le travail est contraint de produire des marchandises qui lui échappent, il lui est difficile de construire une contestation solide sur le site de travail, pouvant être facilement marginalisé, voire mis à la porte. Elle explique aussi pourquoi un capitalisme d’État est possible : l’abolition de la propriété privée ne suffit pas, à elle seule, à donnerune direction à la production.

De l’autre côté, avec la consommation, c’est la question de la demande qui se trouve remise sur le tapis. On ne peut pas se contenter de la fable libérale qui explique que la« libre » confrontation de « l’offre » et de « la demande »constituerait l’un des piliers principaux de la démocratie universelle. Mais on ne peut pas non plus s’appuyer sur Marx, puisqu’à l’époque qui est la sienne la production industrielle sert principalement les besoins de la bourgeoisie, et non ceux de l’ensemble de la société. L’évolution ultérieure du capitalisme va largement changer les choses de ce point de vue-là. C’est dans les années 1950 et 1960 que se met en place, en France, ce que l’on va appeler la « société de consommation », provoquant une difficulté : quand le prolétariat s’enrichit, peut-il encore être porteur des aspirations universelles de l’humanité ? Et si oui, en quel sens ? Divers travaux ont essayé de surmonter le problème,prolongeant le geste de Marx.

Dans la société deconsommation, les besoins ne sont pas une donnée évidente et immédiate. De plus, la « colonisation du monde vécu » (pour reprendre l’expression utilisée par Gorz et empruntée au philosophe allemand Jürgen Habermas) procède d’une autre forme d’aliénation que l’exploitation du travail. Celle-ci a lieu sans phrase, sans échanges verbaux, elle procède d’heures de travail volées ou dévalorisées. Au contraire,le moment de la réalisation de la valeur se caractérise par une dimension symbolique très forte. Le problème est de savoir comment parvenir à contrôler la demande. Jean Baudrillard a montré [1] que le capitalisme fabrique le consommateur, en s’attribuant, notamment, via les industries culturelles et le contrôle de l’information, le monopole ducode. Comme le confirme plusieurs décennies plus tard Frank Cochoy dans sonHistoire du marketing [2], l’enjeu est de discipliner les marchés, l’imprévisibilité de la demande étant de moins en moins compatible avec l’énormité des investissements à rentabiliser. La publicité lève les inhibitions à l’achat, et se charge aussi d’ôter leur valeur aux choses dès qu’elles sont achetées, entretenant ainsi une « tension pénurique » [3] perpétuelle, une fuite en avant dans le « toujours plus » [4]. La société deconsommation forgeelle-même son propre mythe [5], et l’individu est invité à s’y complaire.Nous basculons dans une « économie de l’attention » [6] où l’enjeu est bien de mettre la main sur la « cosmologie » du client, afin d’en agencer la forme, susciter les désirs qui conduisent à l’achat, et pérenniser le tout, par exemple par la destruction matérielle des alternatives ou l’augmentation très forte de leur désutilité. Le lien avec la « société de spectacle » (Guy Debord) est évident, dès lors que le « spectacle » est « un dispositif de captation de l’attention, organisant la passivité des spectateurs, les isolant les uns des autres et les faisant réagir sur commande par le biais d’émotions primaires habilement provoquées » [7].

Gorz s’inscrit d’abord dans cetteréflexion plus générale sur l’enrichissement ou l’embourgeoisement de la classe ouvrière. Il doit son cadre théorique à Sartre, lequel met en évidence trois éléments centraux en matière d’analyse du changement social. Toutd’abord,chaque individu est « jeté » dans la liberté, ignorant des motivations des autres et ne pouvant en avoir une idée qu’au travers de leur comportement extérieur, rendu visible par sa « facticité » [8]. Jean-Louis Vuillerme [9]parle à ce sujet« d’interaction spéculaire », pour insister sur son caractère ternaire : « non seulement ma relation avec les choses est médiatisée par ma relation avec autrui, mais surtout ma relation avec autrui est médiatisée par nos interactions respectives avec les tiers. C’est en ce sens fort, exclusivement, que l’interaction sociale est triangulaire » [10]. La facticité inclut, du point de vue écologiste, notre empreinte écologique, l’ensemble des flux matériels que nos modes de vie modernes mettent en mouvement, et dont ils dépendent.

Dans ce contexte, les comportements des individus peuvent être « sériels » ou « de groupe », pour simplifier. C’est le second point. S’ils sont sériels, alors ils sont régis par les possibilités ouvertes ou fermées par le milieu, lequel doit se comprendre non seulement sur le plan matériel (murs, routes, etc.), mais aussi sur le plan symbolique (interdits, conventions, métiers, etc.). En mode sériel, les institutions « pensent » pour nous, pour paraphraser Mary Douglas [11], elles nous donnent des réponses qui ont été construites par d’autres. Pour déconstruire ces réponses, la série doit être défaite, au profit du groupe, fondé sur la réciprocité. Dans l’institution (série), l’individu est « tiers-médié », alors que dans le groupe il est « tiers-médiateur ». Quand la série se défait dans la réciprocité, Sartre parle de « fusion ».

L’aliénation s’instaurealorsde manière spécifique, c’est le troisième point. Les réunionssont des processus de fusion d’ampleur limitée. Un individu qui veut changer la loi d’une série se trouve donc confronté à un problème concret et matériel, que Sartre appelle larécurrence  : l’impossibilité de discuter avectousles individus concernés par la loi de la série. Delàle rôle crucial de l’individu que Sartre appelle le « quasi-souverain », qui désigne la personne jugée capable de donnerune représentation synthétique de son milieu, à laquelle l’individu seul n’a pas accès, étant isolé des autres intériorités. « Le piège de l’extéro-conditionnement est là : le souverain projette d’agir sur la série de manière à lui arracher dans l’altérité même une action totale » [12]. L’action du quasi-souverain est indirecte : il fait obéir les individus en leur montrant que les règles qu’il érige correspondent au souhait de la majorité, nécessairement silencieuse. Le « quasi-souverain », ce n’est pas seulement le gouvernement, c’est toute organisation capable d’influencer le comportement de la série, sans en modifier la nature sérielle : médias, leaders d’opinion, éditorialistes, publicitaires, etc.

Le révolté se trouve fatalement confronté à la passivité des autres, engoncés dans leur sérialité [13]. Pris un à un, les individus peuvent se dire d’accord avec le révolté. Mais, en même temps, chacun sera tenté de participer à la série, même si cela ne répond pas à ses besoins, ne serait-ce que pour essayer de changer cet ordre dans lequel il ne se reconnaît pas. Pour changer leschoses, les individus doivent faire fondre la série, et donc se regrouper, pour produire une synthèseoriginale, différente de celle que le quasi-souverain leur donne à voir d’eux-mêmes,en les prenantun par un. Or, c’est précisément ce que refuse le quasi-souverain. Dans le cas du marché, on voit toute l’importance de l’hypothèse d’atomicité : elle permet de s’assurer que les individus restent sériels, et qu’il n’y a pas de discussion réelle des individus sur leurs besoins. La toute-puissance de la police, dans un régime autoritaire, repose aussi là-dessus : sur une méfiance instillée de manière systématique envers tout groupement d’individus, à l’exception du quasi-souverain [14].

Cette théorie éclaire de manière assez fine l’analyse de « l’autonomie » que développera par la suite en un sens plus directement écologiste Ivan Illich,dans ce qu’il appellera ses « pamphlets » [15]. Le cœur de son argumentation est un double constat que font beaucoup d’individus : d’un côté, l’accumulation des moyens ne semble plus apporter de progrès, et, de l’autre, les sociétés dites « peu développées », quand on y vit un certain temps, semblent être porteuses d’une certaine qualité de vie (hospitalité, temps, silence, etc.) dont ne disposent plus les sociétés « développées ». Cela s’expliquede la manière suivante : les institutions dont les moyens augmentent (plus de vitesse pour plus de mobilité, plus de contenus d’enseignement pour plus d’éducation, plus de moyens de soins pour plus de santé) finissent toujours par se retourner contre ceux qui les produisent, au-delà d’un certain seuil : davantage de vitesse ralentit, davantage de soins rend malade et davantage de contenus d’éducation (et donc de profs, etc.) rend idiot. Pourquoi ? Parce que les moyens rétroagissent sur les fins, et que l’accumulation de moyens finit par ne servir que le quasi-souverain. Illich ne le dit pas ainsi, mais c’est bien à cette figure sartrienne que sa démonstration aboutit.

Les outils ne sont donc pas « neutres », au sens où leur forme importerait peu et seule compterait leur « appropriation ». Forme et appropriation sont étroitement dépendantes l’une de l’autre. En favorisant l’expansion des forces productives, c’est-à-dire l’accroissement des moyens, le marxisme classique a contribué à mettre en place un milieu inévitablement inégalitaire, par le jeu de ce que Sartre appelle la « facticité » et les « contre-finalités ». Sa promesse de mettre les outils au service de tous (une fois la révolution accomplie) est ainsi rendue de plus en plus impossible. Plus le temps passe et plus l’ampleur de la correction qui sera à accomplir en arrivant au pouvoir sera importante. Il devient donc absurde de ne pas faire de critique des outils. Et s’il n’y a pas de critique des outils, c’est parce que le marxisme classique s’appuie sur la seule perspective de la lutte des classes, en une acception relativement étroite du terme. Or, le travailleur a un intérêt évident à défendre l’institution dont il dépend pour son salaire et ses conditions de travail. Il est dans une situation dans laquelle il lui est objectivement difficile de faire autrement.

L’analyse proposée par Illich intègre le moment de l’exploitation par le travail, puisque la contre-productivité est d’autant plus forte que le salaire est bas (un haut salaire achète les moyens de la contourner). Illich propose donc, dans l’esprit de Marx, une des synthèses théoriques les plus abouties en l’état.On constate alors que l’écologisme réactualise la formule que Marx aempruntée à Saint-Simon dans saCritique du programme de Gothade 1875, « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », en tenant compte d’une efficacité écologico-sociale dans la division du travail et l’usage des outils. Une telle perspective tend à démontrer que « l’écologie » a même statut ontologique que « l’économie » : un lieu hors de l’État où s’auto-organisent les activités de la société civile. Une révolution, dans cetteperspective, ne peut pas plus être une prise de pouvoir de l’État, telle qu’elle l’a été dans la perspective révolutionnaire marxiste : c’est d’une « révolution des institutions » dont il est question, et Illich le revendique. Sa perspective est celle d’une société conviviale, « où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil » [16], c’est-à-dire les institutions, permettant de maintenir les individus dans l’état de tiers-médiateur, non réifié. Illich porte à son terme la proposition sartrienne, tout en la corrigeant de son productivisme.

Quelle stratégie émancipatrice ?

L’analyse développée par Sartre et Illich, deux auteurs dont Gorz fait la synthèse dans les années 1970, avec le succès que l’on sait, rejoint finalement le second motif dominant dans l’œuvre de Touraine : le fait que les « nouveaux mouvements sociaux » seraient désormais tournés davantage contre la technocratie et l’aliénation, et non plus seulement l’exploitation [17]. Toutefois, aucun de ces auteursn’est toujours très clair sur l’ampleur de la transformation qui est requise, ni sur la stratégie à suivre.Il faut alors remarquer que le problème écologiste est fondamentalement différent de celui du mouvement ouvrier, quand Marx le définit comme « mouvement spontané de l’immense majorité, au profit de l’immense majorité » [18]. Les écologistes sont une « minorité active », dont le but est de faire basculer la majorité, contre le quasi-souverain, qui totalise une fausse unité. L’écologisme peut donc être appréhendé, sur le plan de la stratégie, avec les « théories de la différence » qui émergent des années 1960 à 1980 ; ce qui définit la minorité «  ce n’est pas le nombre, ce sont les rapports intérieurs au nombre » [19]. La lutte d’une minorité pour faire basculer la majorité est fondamentalement différente de la lutte, massivement sérielle, de la majorité contre la minorité qui l’exploite.

Mais quels sont lesfacteursqui sont décisifs, dans une tentative d’influence d’une minorité sur une majorité ? Ce ne peut être la confrontation directe, puisque la minorité démontrerait par là son faible poids, ou serait écrasée. L’objectif doit donc être de « convertir » la majorité, la masse, qui ne tient pas toujours très fort aux normes auxquelles lequasi-souverain prétend qu’elle est attachée. Le psychologue social Serge Moscovici a proposé une contribution importante, remise en lumière par Stéphane Lavignotte, à propos des objecteurs de croissance [20]. Pour Moscovici,ce qui est déterminant, c’est le « style de comportement », qui renvoie à «  l’organisation des comportements et des opinions, au déroulement et à l’intensité de leur expression, bref, à la « rhétorique » du comportement et de l’opinion  ». Il identifie cinq types de comportement susceptibles d’influencer la majorité : l’investissement (par exemple, le militantisme), l’autonomie (montrer qu’on agit selon ses propres lois), la consistance (qui est indice de certitude et de cohérence), la rigidité (inaptitude au compromis) et l’équité (aptitude au compromis et à l’ouverture, au contraire). Aucun n’est plus efficace qu’un autre : la réussite ne découle pas de l’adoption d’un seul type de comportement, mais de l’adaptation du comportement à la situation [21]. Les cinq comportements sont donc susceptibles d’être facteurs d’influence, mais tout dépend de leur adéquation au contexte.

Moscovici met aussi à maluneautre idée : celle qui soutient que la norme d’objectivité serait celle qui permet d’obtenir le plus d’influence. Ce postulat consiste par exemple à fonder l’analyse d’une stratégie de pouvoir uniquement sur la connaissance objective, par exemple sur des chiffres : le chômage est haut, donc la révolte est inéluctable, etc. Moscovici montre que cette norme d’objectivité n’en est pas véritablement une. Pour parler comme Sartre, les analyses « objectives » ne saisissent que la facticité, pas la transcendance en tant que telle. Sur ce dernier point, elles sont réduites aux conjectures. Opposées aux individus comme étant leur vérité, elles ne peuvent manquer de trahir qu’elles les saisissent de l’extérieur. Pour cette raison même, elles ne peuvent totalement les convaincre.Au contraire, lanorme qui permet d’obtenir la plus grande influence est celle qui respecte la transcendance des individus : c’est la norme d’originalité. L’inconvénient, du point de vue du groupe qui veut obtenir l’influence, est qu’elle conduit toujours à des résultats plus ou moins imprévus, puisque rien ne serait moins conforme à cette norme que de demander à autrui qu’il fasse la même chose que ce que le groupe indique ! La norme d’originalitéprovoque la nouveauté, qui, pour rester telle, doit sans cesse se renouveler. On reconnaît là une différence avec les formes classiques du mouvement ouvrier, aux « répertoires d’action » relativement figés : grève, grève générale, manifestation.À l’inverse, le situationnisme et d’autres formesd’action spectaculaires jouent sur la surprise, la nouveauté et la symbolique pour faire passer des messages à la majorité, dont la minorité attend un soutien, en termes d’attitudes et de valeurs.

Contre la psychologie sociale classique qui prétend que la conformité est la seule modalité de l’influence, exprimant le désir de l’individu de s’intégrer au groupe, Moscovici montre qu’il existe deux autres possibilités : la normalisation et l’innovation. La conformité n’intervient que quand l’individu s’inquiète de savoir comment éviter le désaccord avec le groupe [22]. Dans ce cas, tout sertà glorifier les truismes, ce qui est étranger est qualifié de « bizarre », « primitif », « irréaliste », etc. Mais l’individu ou la minorité peuvent aussi chercher à innover. La majorité n’a pas de normes sur tout, et n’y tient pas toujours très fort. Elle n’a souvent d’unité que négative, comme indifférence et « inertie », dirait Sartre. La minorité peut alors résister, pousser de nouvelles normes, provoquer le conflit, fracturer l’unité de la majorité, qui peut n’être qu’apparente. Les progrès qu’elle fait en matière d’influence sont d’abord invisibles, car c’est dans le domaine privé qu’ils agissent en premier. Les membres de la majorité ne souhaitent pas afficher publiquement l’intérêt qu’ils portent à ces nouvelles normes, pour différentes raisons. On continue de nommer les choses de la même manière, alors qu’elles ont changé, discrètement, par un travail sourd et souterrain, se jouant au niveau des transcendances, sans que la facticité n’exprime ces changements de manière publique. Une première victoire est la normalisation. C’est une attitude qui revient à reconnaître la minorité, dans ses revendications, sans toutefois obliger la majorité à les soutenir. Les opinions sont considérées comme équivalentes, avec le souci d’éviter les extrêmes [23]. Mais l’attitude est reconnue, elle n’est plus stigmatisée voire criminalisée, elle a ouvertement le droit de s’exprimer dans l’espace public. Et puis un beau jour la majorité a changé, elle a adopté les normes impulsées par la majorité. D’où ladevise de Guillaume d’Orange : « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » [24], comme l’illustre le cas d’Alexandre Soljenitsyne que Moscovici détaille en appui à ses observations.

La non-violence est constitutive de ce mode d’action, elle n’est en rien secondaire ou « périphérique » comme le croit Jean Jacob. Elle est un trait de l’exemplarité. C’est bien au niveau des valeurs que se joue le combat, dimension qui peut passer pour « post-matérialiste », ou que le marxisme renvoyait un peu vite à une « valeur d’usage » qui se donnerait de manière univoque. La violence n’est généralement pas efficace pour une minorité active qui cherche à obtenir de la légitimité du côté de la majorité silencieuse. Elle conduit le pouvoir rentier à resserrer les rangs apeurés autour de lui. Formant une minorité, unie dans la critique d’institutions, l’écologie radicale est tentée par la sécession, par la mise en place d’institutions concurrentes, destinées à permettre aux individus de recommencer à mettre leurs capacités au bénéfice de tous, et démontrer par les actes leur inutilité aux institutions en place. D’où par exemple les mouvements « de la transition », ou les écovillages. Cette tendance est incarnée en France par le journalSilence, par exemple : re-localiser pour re-réguler soi-même ce qui nous échappe de toute manière, servant ainsi à la fois ses propres finalités et, par l’exemple, mettant en cause la structure des institutions établies, poussant la majorité à se poser des questions, à changer ses pratiques. C’est un engagement direct et indirect, c’est pour cette raison que les choses sont si difficiles à saisir. La minorité agit pour elle-même, en poursuivant ses propres finalités, mais elle cherche aussi à influencer les institutions existantes, allant parfois jusqu’à les pousser vers l’effondrement.

Conclusion : que faire ? La juste transition

La gauche de la gauche manque de crédibilité, parce qu’elle manque d’une direction dans laquelle aller. Elle s’arc-boute essentiellement sur la redistribution des richesses, mais n’a pas de position claire sur ce querecouvrent ces richesses etsur les mesures concrètes permettant de la créer. La gauche aussi, d’ailleurs. À droite, c’est facile : laisser faire le capitalisme. À l’extrême droite, laisser faire tout en purgeant la société des « étrangers » qui l’empêchent de fonctionner. Pourtant,ce qui est à faire est relativement clair : engager la « juste transition », à savoir une alliance entre la bourgeoisieprogressisteet les masses laborieuses, une formule que le marxisme connaît très bien, sur le plan historique, puisque l’essentiel du temps il a reconnu un rôle révolutionnaire à la bourgeoisie.Concrètement, ce sont des conditions de travail meilleures dans des emplois qui ont du sens. La formule est claire et compréhensible, elle permet d’amorcer un nouveau récit rendant lisibles les priorités. Évitonsles postures, cherchons à conquérir le cœur de nos concitoyens.

Notes

[1J.Baudrillard,La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970 ;Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972 ;Dans le miroir de la production, Paris, Galilée, 1973.

[2F.Cochoy,Histoire du marketing, Paris, La Découverte, 1999.

[3Ibid., p. 88

[4J.Baudrillard,op. cit.,1972, p. 55

[5Ibid., p.311

[6H. A.Simon, « Designing Organizations for an Information-Rich World », in Greenberger M. (Ed.),Computers, Communication, and the Public Interest, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1971.

[7P.Marcolini,Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle, Paris, L’Échappée, 2012, p.117.

[8J.-P.Sartre,L’Être et le néant, Paris, TEL-Gallimard, 1976[1° éd. :1943].

[9J.-L. Vullierme,Le concept de système politique, Paris, PUF, 1989.

[10J.-P.Sartre,Critique de la raison dialectique – tome 1, Paris, Gallimard, 1985[1° éd. :1960], p. 232.

[11M. Douglas,Comment pensent les institutions, Paris, La Découverte, 1999.

[12J.-P. Sartre,Op. Cit., 1960, p. 727

[13Ibid., p. 740

[14Ibid., p. 744

[15Ce sont quatre livres qui couvrent chacun un domaine différent de la société :La société sans école(1971),La convivialité(1973),Energie et équité(1973) etLa Némésis Médicale (1975).Les titres en anglais (A deschooling society, Tools for conviviality) sont plus conformes à la thèse d’Illich que les titres français, qui laissent penser par exemple qu’Illich aurait simplement été pour la suppression de l’école.Ici nous citons Illich I.,Œuvres complètes, 2 tomes, Paris, Fayard, 2004, 2005.

[16Op. cit., 2005, p. 456

[17A. Touraine,La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969, p. 14.

[18K.Marx,Le Manifeste du Parti Communiste, 10/18, 1962,[1° éd. :1847], p. 34.

[19G.Deleuze & F. Guattari,Capitalisme et schizophrénie, Tome 2. Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980,p. 587.

[20S. Lavignotte,La décroissance est-elle souhaitable ?, Paris, Textuel, « Petite Encyclopédie Critique », 2010, pp.101-105

[21S.Moscovici,op. cit., p. 164.

[22Ibid., p. 181.

[23Ibid., p. 185.

[24Ibid., p. 60.

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