La transition énergétique : pourquoi, pour qui et comment ?

vendredi 23 mai 2014, par Benjamin Dessus *

Et d’abord, de quoi parle-t-on ?

De même que le terme de « développement durable » s’est banalisé en dérivant rapidement de la notion initiale d’un développement équilibré, vivable pour tous les hommes et pour la planète, vers l’exigence d’un maintien d’une croissance durable (au sens de continue), celui de « transition énergétique » est aujourd’hui passé dans le langage courant de la communication, non sans subir comme son aîné une dérive de son sens initial.

Le concept de transition énergétique est né en Allemagne au début des années 1980. Élaboré par l’association allemande Öko-Institut, il a alors comme objectif l’abandon de la dépendance aux énergies fossiles et fissiles, qui implique le passage du système énergétique actuel utilisant des ressources non renouvelables vers un mix énergétique basé sur des ressources renouvelables. Il s’agit d’une modification radicale de la politique énergétique : le passage d’une politique orientée par l’offre d’énergie à une politique déterminée par la satisfaction de la demande sociale de services énergétiques, et celui d’une production centralisée à partir de ressources épuisables à une production décentralisée et renouvelable.

Ce n’est qu’au début des années 2010 qu’on voit apparaître cette notion en France, mais dans un sens très dévoyé de son sens initial. Surfant sur la crainte légitime du réchauffement climatique, nos élites productivistes, au contraire de nos voisins allemands par exemple, réduisent rapidement l’ambition de la transition énergétique à celle de la lutte contre le réchauffement climatique, en limitant de plus la responsabilité aux émissions du seul gaz carbonique [1].

La transition énergétique s’identifie alors à la décarbonisation de la production d’énergie, sans s’interroger sur la maîtrise des consommations d’énergie et sans renoncer un instant à la production d’énergie centralisée d’origine nucléaire. Ce tropisme national amènera fin 2011 les auteurs du rapport « Énergie 2050 », pourtant les premiers à évoquer l’exigence de la transition énergétique [2], et malgré le choc créé par l’accident de Fukushima six mois plus tôt, à consacrer l’essentiel de leur travail à l’analyse de la place du nucléaire dans le mix énergétique futur et à recommander la poursuite de la politique développée par la France jusqu’à cette date.

Trois ans plus tard, on peut encore constater les lourdes séquelles de ce détournement sémantique à travers certains des scénarios proposés au cours du débat national sur la transition énergétique (DNTE) qui, en adoptant comme seul critère la division par quatre des émissions de gaz carbonique en 2050, prétendent satisfaire aux enjeux de la transition.

Du productivisme à la transition énergétique : un peu d’histoire

Depuis des décennies, l’histoire de l’énergie est rythmée par la parution de scénarios de prévision ou de prospective de l’approvisionnement énergétique mondial. Cette histoire est très éclairante, car elle montre bien l’évolution des concepts et des préoccupations. Jusqu’au milieu des années 1980, la plupart des scénarios mondiaux, quasi-monopoles du Conseil mondial de l’énergie (CME) [3], étaient fondés sur l’hypothèse d’une loi quasiment inéluctable liant linéairement croissance économique et croissance énergétique : ils envisageaient sans sourciller des dépenses énergétiques mondiales supérieures à 30 Gtep (milliards de tonnes équivalent pétrole) par an en 2050 (contre 6 Gtep en 1980). Malgré le premier avertissement qu’avait constitué dès 1972 le rapport du club de Rome « Les limites de la croissance », il faut attendre le milieu des années 1980 au niveau international pour voir apparaître des images de l’avenir énergétique dans lesquelles la croissance indéfinie des consommations d’énergie n’apparaît plus comme un dogme intangible et où la question de la demande énergétique n’est plus considérée comme une donnée exogène des scénarios présentés.

En France, cependant, à la fin des années 1970, apparaissent les premières études de la demande énergétique et les premiers scénarios alternatifs à la doxa officielle. Tout d’abord à l’Institut d’économie de l’énergie de Grenoble en 1975, avec la publication d’un petit opuscule « Alternatives au nucléaire » [4], et, en 1977, avec le développement d’une méthode qui permettait d’analyser finement l’évolution des besoins d’énergie par usage et par secteur économique, le modèle MEDEE [5]. En 1978, quelques chercheurs présentent le « projet Alter » fondé sur une stabilisation de la consommation d’énergie et un recours massif aux énergies renouvelables. En 2050, la consommation finale de la France y est limitée à 118 Mtep (contre 134 en 1975), la consommation primaire d’énergie complètement assurée par les énergies renouvelables, et, dès 2000, le nucléaire disparaît. C’est donc une rupture considérable par rapport aux scénarios officiels du Commissariat au plan de l’époque.

Cette étude a fait à l’époque l’objet de critiques très virulentes, non pas tant sur la sortie du nucléaire que sur le fait de s’interroger sur les besoins d’énergie. Par contre, l’approche décentralisée des questions énergétiques qu’envisageait le projet Alter a provoqué un engouement certain de groupes locaux de citoyens et de collectivités territoriales, qui se sont emparés des méthodes décrites pour élaborer une dizaine de « projets Alter régionaux » et ont ainsi commencé à s’approprier les questions énergétiques.

Au niveau international, la logique de scénarios centrés sur l’offre reste néanmoins dominante : le scénario de référence du CME de 1986 affiche encore une consommation mondiale d’énergie de près de 22 Gtep, toujours centrée sur l’offre d’énergie fossile, malgré une multiplication par plus de 9 du nucléaire par rapport à 1985.

C’est pourtant à la même époque que quatre chercheurs apportent des éléments entièrement nouveaux dans le débat. Le Brésilien José Goldemberg, l’Indien Amulya K. N. Reddy, le Suédois Thomas B. Johansson et l’Américain Robert H. Williams [6] proposent un scénario énergétique mondial fondé sur une analyse précise, par secteur économique et social, des déterminants de la demande d’énergie associée aux diverses étapes du développement des sociétés. Sur la base des technologies d’usage et de production de l’énergie les mieux adaptées disponibles dans les années 1980, ce scénario se montre beaucoup plus économe en énergie dès 2020, avec un très fort rééquilibrage des consommations par habitant des pays en développement par rapport à celles des pays riches. Pour la première fois, apparaissent la possibilité et la nécessité d’une diminution sensible de la consommation d’énergie des habitants du Nord pour permettre un développement contrôlé des consommations d’énergie au Sud. Et cela, sans épuiser pour autant trop vite les ressources fossiles planétaires et en laissant les énergies renouvelables prendre progressivement le relais. Les auteurs chiffrent par ailleurs, et pour la première fois, l’évolution des émissions de CO2 associées à leur scénario.

Il faut encore attendre quatre ans pour voir apparaître les premiers scénarios énergétiques mondiaux qui prennent explicitement en compte des contraintes d’environnement global sous forme normative. C’est le cas en 1989 avec le scénario Noé [7]. Les auteurs y adoptent, en plus de la démarche développée par Goldemberg et al., une démarche normative de deux problèmes d’environnement global et imposent à leur scénario deux limitations :

  • le retour, au plus tard en 2100 à des émissions de CO2 inférieures ou égales à 12 000 Mtonnes de CO2, quantité de CO2 considérée à cette époque comme annuellement absorbable par la biosphère ;
  • l’arrêt de toute production d’énergie nucléaire au plus tard en 2100 et donc l’arrêt de la mise en route de centrales nucléaires avant 2070 (avec une hypothèse de durée de vie de 30 ans), de façon à borner la quantité de déchets nucléaires à stocker définitivement.

Résultat : une consommation d’énergie de 11,2 Gtep en 2060 avec un profond rééquilibrage Nord-Sud, puisque les habitants du Nord voient leur consommation énergétique annuelle par tête divisée par 2,5 et que les habitants du Sud voient la leur doubler.

Ce rééquilibrage repose sur deux piliers : une forte amélioration de l’efficacité énergétique des pays riches se traduisant par une diminution de 2 à 2,5 % par an de l’intensité énergétique du PIB, mais aussi un ralentissement très net de la croissance dans ces pays (une croissance moyenne de 0,9 % par an) [8] par rapport aux anticipations des scénarios CME qui maintenaient des croissances de 2 à 2,5 %/an sur la période. Malgré l’arrêt du nucléaire en 2060, les énergies fossiles ne comptent plus que pour 55 % dans le bilan énergétique primaire en 2060, contre plus de 80 % en 1985. C’est donc l’image d’un monde beaucoup plus égalitaire et beaucoup plus sobre en énergie, remettant en question à la fois la fuite en avant technologique et la croissance minimale de l’ordre de 2 % par an, considérée à l’époque par presque tout le monde comme définitivement indispensable aux pays riches.

Ce n’est que quinze ans après l’apparition des premiers scénarios mondiaux normés par des conditions environnementales (NOE, nouvelles options énergétiques), que l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le bras armé de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour les questions énergétiques, commence à prendre en compte la question du changement climatique. Claude Mandil, alors directeur exécutif de l’AIE, exposant le scénario prévisionnel de son organisme, indique clairement que ce scénario n’est pas soutenable parce que les émissions de CO2 vont continuer à augmenter. Le travail engagé à partir de cette date fait d’abord l’objet d’un rapport [9] qui examine l’importance relative d’une dizaine de programmes d’action pour faire chuter les émissions de près de 50 gigatonnes (Gt) de CO2 en 2050, par rapport à un « scénario de référence » précédemment établi où elles atteignaient 62 Gt. Suivent une série de scénarios explicites, dont les implications régionales apparaissent en 2010 et 2011, intitulés « 550 ppm » et « 450 ppm », avec l’objectif affiché de ne pas dépasser une concentration de 550 ou 450 ppm de CO2 à l’horizon 2050. Ils décrivent les évolutions énergétiques mondiales jusqu’en 2035.

Il est intéressant de comparer à l’horizon 2035 le scénario « 450 ppm » avec son prédécesseur NOE de 1989, puisque tous deux se fixent des objectifs climatiques analogues en 2050, mais se distinguent aussi bien par la répartition des consommations d’énergie que par l’approvisionnement en énergie.

La consommation des pays de l’OCDE reste à peu près stable de 2010 à 2035 dans le scénario « 450 ppm », alors qu’elle diminue de près d’un facteur 2 dans le scénario NOE. En revanche, la consommation des pays hors OCDE croit fortement dans les deux scénarios, de 40 % dans le scénario « 450 ppm » et de 30 % dans le scénario NOE.

En termes d’approvisionnement, on observe une mobilisation 50 % plus élevée d’énergies fossiles, un recours 6 fois plus important au nucléaire et un recours 2,2 fois plus faible à l’hydraulique dans le scénario « 450 ppm » que dans NOE en 2035. Par contre, les deux scénarios sont pratiquement équivalents en termes de mobilisation des autres renouvelables, mais avec beaucoup plus d’agrocarburants dans le scénario « 450 ppm ». Pour compenser le surplus d’émissions dues aux énergies fossiles, l’AIE donne un rôle majeur au captage-stockage du CO2 (CCS) dans le sous-sol, dont l’implantation massive commence dès 2020. En 2035, le CCS du charbon atteint déjà plus d’un tiers de sa consommation.

En fait, les deux scénarios divergent donc profondément sur trois points : sur la croyance dans le dogme de la croissance économique comme élément incontournable de la survie des sociétés, y compris des plus riches, sur l’aspect négociable ou non de « notre » mode de vie, celui des couches aisées de la population des pays riches et d’une minorité de la population des pays émergents ou en développement, enfin sur le degré de confiance dans le progrès scientifique et technique.

L’approche de l’AIE, malgré l’enseignement de la crise actuelle, ne remet jamais en cause l’hypothèse d’une croissance encore très significative des pays riches dans les 25 ans qui viennent : 2,4 % en moyenne pour l’OCDE, dont 2,6 % par an sur toute la période pour les États-Unis et 2,1 % pour l’Europe, même si celle de l’ensemble des pays hors OCDE est nettement plus élevée (4,9 %) : en 2035 le PIB/hab atteint près de 70 000 $ aux États-Unis, 30 000 $ en Chine, mais seulement 12 800 $ en Inde et 4 200 $ en Afrique.

Le scénario « 450 ppm » impose d’autre part un programme très ambitieux de captage et stockage du dioxyde de carbone dans le sous-sol terrestre, qui soulève des doutes considérables et une relance majeure du nucléaire supposant elle-même impérativement, pour éviter une pénurie d’uranium 235 au-delà de 2040, de développer le recyclage du plutonium et de l’uranium issus du retraitement du combustible irradié, et d’utiliser au plus tôt des réacteurs, inexistants à ce jour, qui permettent de valoriser d’autres combustibles comme l’uranium 238. Sans compter la concurrence d’usage des sols qu’entraînerait la culture massive de plantes pour agrocarburants.

Cette vision de l’avenir cumule donc les paris de la pleine réussite technico-économique de technologies encore à l’état de prototypes, d’une dynamique très rapide d’implantation de ces technologies, et de leur acceptation sans faille par les diverses sociétés dans un contexte de maintien des inégalités des niveaux de vie des populations.

Face à cette image productiviste, les scénarios sobres du type NOE mettent clairement la priorité sur la résorption des inégalités et la sobriété énergétique individuelle et collective et portent une attention toute particulière aux questions d’infrastructures (habitat, urbanisme, transports) et à celles d’organisation de la production et des échanges en favorisant la décentralisation et la proximité.

Derrière ces images de « sortie de crise » se profilent donc des priorités bien différentes. Pour les tenants de la croissance verte, c’est en fait la croissance qui reste intouchable, même pour les plus riches, y compris pour réduire les inégalités les plus criantes : au progrès technique de faire le reste, en acceptant au besoin d’échanger le risque climatique contre d’autres risques majeurs.

Pour ceux qui, en revanche, s’inquiètent du renforcement constant des inégalités et du cumul de paris scientifiques et technologiques, la sobriété des comportements est un élément indissociable de la maîtrise de l’énergie, à la fois comme moteur de réduction de ces inégalités et comme frein à « l’effet rebond » qu’engendrent les progrès d’efficacité énergétique.

Quelle transition énergétique pour la France ?

Quand le nouveau président de la République en fonction, François Hollande, annonce une conférence environnementale regroupant tous les acteurs de la société et dont la pièce maîtresse sera un vaste débat sur la « transition énergétique » pour la fin de l’année 2012, trois rapports sont sur la table :

  • « Énergie 2050 », qui s’est focalisé sur la question du mix de production d’électricité à moyen et long terme pour la France.
  • Un rapport de la Cour des comptes sur le coût de la filière nucléaire [10] qui met en évidence un coût du nucléaire actuel de 55 à 60 €/MWh selon les dépenses prises en compte dans le calcul et un coût de l’ordre de 70 à 90 €/MWh pour le futur EPR.
  • Un rapport de l’Autorité de sûreté nucléaire [11] sur l’état de sûreté du parc français de réacteurs, avec une première analyse des mesures indispensables à prendre après l’accident de Fukushima.

Comme d’habitude en France, c’est le nucléaire qui fait donc l’objet de toutes les attentions. Mais comme François Hollande s’est engagé sur la diminution de la part du nucléaire de 75 à 50 % en 2025 dans la consommation électrique française, ce pourcentage devient une donnée normative du débat, malgré la fragilité soulignée par quelques rares observateurs [12] d’un objectif en pourcentage d’une consommation d’électricité non définie.

Un groupe de travail « mix énergétique » du Conseil national du débat sur la transition énergétique (CNDTE) se voit proposer par différents acteurs du domaine de l’énergie 16 scénarios prospectifs, mais plusieurs d’entre eux ne concernent que le secteur électrique ou ne dépassent pas 2030. L’analyse par le groupe de travail et le comité d’experts du débat des 11 scénarios complets à horizon 2050 permet de les regrouper en 4 trajectoires principales en fonction du niveau de la consommation et du mix énergétique :

Demande forte et décarbonisation par l’électricité (DEC) : l’étalement urbain et la décohabitation (+ 30 % de logements), le développement des surfaces tertiaires, l’augmentation des trafics passagers et fret (+ 50 %) se poursuivent. La décarbonisation du système énergétique s’opère par les progrès de l’électricité. La mobilité s’appuie sur un fort développement des transports en commun électrifiés et des véhicules électriques ou hybrides. L’électricité satisfait à la moitié des 
besoins, le reste étant couvert par les agrocarburants et les produits pétroliers. La demande d’électricité représente la moitié de la consommation finale en 2050. La production s’appuie sur un doublement du parc nucléaire, une croissance limitée des ENR variables et une stabilité des fossiles.

Demande moyenne et diversité des vecteurs (DIV) : la consommation d’énergie finale diminue de 17 % en 2050, mais l’intensité énergétique du PIB est divisée par 2 et 70 % du parc bâti existant est rénové en 2050. Les énergies carbonées sont remplacées par la biomasse et les réseaux de chaleur, alors que le gaz issu de la biomasse se substitue en partie au gaz naturel. La mobilité des personnes n’augmente que très faiblement, mais les transports de marchandises doublent. Les véhicules à 2 l/100 km se généralisent dès 2030. La production combine un fort développement des renouvelables et des réseaux locaux (smart grids, chaleur BT) et le renouvellement partiel du parc nucléaire.

Efficacité énergétique et diversité des vecteurs (EFF) : la stabilisation des surfaces tertiaires par employé, une moindre croissance du PIB, des politiques urbaines permettant de maîtriser la croissance de la mobilité des personnes, des programmes ambitieux de rénovation du parc bâti, le développement des transports urbains et une légère réduction de l’usage des véhicules particuliers permettent une diminution significative de la consommation d’énergie finale en 2050. Aux côtés de l’électricité, qui occupe une part croissante dans le bilan (40 % en 2050), les vecteurs chaleur et gaz se substituent progressivement aux énergies fossiles et favorisent la valorisation des énergies locales. La production d’électricité s’appuie sur le développement des ENR, la part du nucléaire est réduite et le recours aux fossiles diminue significativement.

Sobriété énergétique et sortie du nucléaire (SOB) : cette trajectoire conforme à la définition initiale de la transition énergétique ambitionne simultanément la sortie du nucléaire et des énergies fossiles. La réduction de la consommation repose en partie sur la recherche d’une plus grande sobriété dans les services énergétiques, individuelle mais aussi collective, le développement du recyclage et de l’écologie industrielle, la relocalisation des productions. La priorité va à la diffusion des technologies de consommation les plus efficaces, y compris dans les bâtiments existants. La production s’appuie sur une forte mobilisation des ressources renouvelables locales et le développement des vecteurs chaleur et gaz ; les énergies renouvelables se substituent progressivement au nucléaire et aux fossiles pour la production d’électricité.

Dans les deux premières trajectoires, la demande énergétique finale ne commence à connaître une lente décrue qu’au-delà de 2020 pour finir à 135 Mtep en 2050 contre 158 Mtep en 2011. En revanche, les deux dernières atteignent environ 75 Mtep de consommation finale en 2050, (-52 % par rapport à 2011). Dès 2020, la consommation finale d’énergie a déjà chuté de 15 % environ par rapport à 2010.

Les divergences de consommation primaire entre les scénarios des différentes trajectoires sont encore plus importantes. Alors que la consommation d’énergie primaire atteint 260 Mtep dans la trajectoire « DEC » en 2050 (très voisin de celui de 2010), elle tombe à 80 Mtep dans la trajectoire « SOB » à un niveau 3,2 fois plus faible. L’essentiel de l’explication tient au recours massif à l’électricité nucléaire dans la trajectoire DEC, dont on connaît le très mauvais rendement énergétique.

Quid du respect de la consigne « facteur 4 » sur les émissions totales de gaz à effet de serre ?

L’engagement de réduction des émissions de GES de la France a été inscrit dans la loi dès 2005 (loi POPE), puis transposé dans le Code de l’énergie sous la forme d’un objectif de division par 4 par rapport à 1990 des émissions des six principaux gaz à effet de serre pour la France métropolitaine et les DOM-COM.

Il est alors intéressant de constater que les deux premières trajectoires qui ne se traduisent pas par des réductions de consommation finale d’un facteur de l’ordre de deux mais se contentent de réduction de 10 à 15 % de cette consommation finale, ne parviennent même pas une division par 4 du CO2 de combustion, alors que la consigne s’applique à l’ensemble des gaz à effet de serre. Et comme il ne semble guère possible de réduire l’ensemble des gaz à effet de serre autres que le CO2 lié à l’énergie d’un facteur supérieur à 2 à 2,2 par rapport à 1990 [13], la conclusion s’impose vite : les trajectoires DEC et DIV, qui prônent la décarbonisation du mix énergétique comme solution principale à l’indispensable réduction des émissions de gaz à effet de serre, se révèlent incapables de respecter le « facteur 4 » considéré comme une exigence minimale en 2050.

Cette rapide analyse permet de mieux cerner les conséquences du débat qui s’est engagé en France sur le sens à donner au terme de « transition énergétique ».

Les porteurs de l’idée d’une « transition à la française », qui fondent principalement leur stratégie sur la décarbonisation du mix énergétique et sont conduits à proposer de faire un appel massif soit au nucléaire, soit à la capture-stockage du carbone (CCS), soit le plus souvent aux deux, ne parviennent pas à une réduction suffisante des émissions de CO2 énergétique en 2050 pour respecter le facteur 4 sur l’ensemble des GES. Seuls ceux qui envisagent une politique volontariste de sobriété énergétique, avec pour objectif de diviser par un facteur de l’ordre de 2 des consommations finales d’énergie en 2050 par rapport à la consommation actuelle, dégagent des marges de manœuvre suffisantes pour respecter le facteur 4, avec différents mix énergétiques, avec ou sans CCS, avec ou sans nucléaire. Ce sont donc seulement ces trajectoires qui respectent la définition originale de la transition énergétique, avec la triple condition d’une sortie à terme de la dépendance aux énergies fossiles, l’arrêt à terme du nucléaire et le respect du facteur 4 de réduction des émissions de l’ensemble des GES.

Comme au niveau international, deux modes de pensée s’affrontent donc dans notre pays :

Le premier met en avant la nécessité absolue de la croissance économique comme mode de gestion principal des diverses difficultés auxquelles se heurte la société : emploi, pouvoir d’achat, réduction des inégalités, etc. Les grands déterminants de l’évolution de la demande énergétique des trente dernières années, l’étalement urbain et la décohabitation, le développement des surfaces tertiaires ou la mobilité ne sont pas mis en cause. Cette croissance ne peut s’obtenir qu’avec des consommations d’énergie finale encore importantes. D’où la notion de « croissance verte », dans laquelle le qualificatif « vert » est confondu avec le terme « décarboné » et permet d’introduire l’énergie nucléaire. La confiance dans le progrès scientifique et technique permet enfin de relativiser l’importance des objectifs environnementaux à long terme. D’ici 2050, on aurait toutes les chances d’assister à des ruptures technologiques qui permettront de contourner les différents obstacles environnementaux aujourd’hui considérés comme incontournables.

Le second mode de pensée n’affiche pas le taux de croissance de l’économie comme préoccupation principale. Il met en avant le strict respect des principes environnementaux de la transition énergétique. La gestion des problèmes sociaux et économiques (emploi, pouvoir d’achat, réduction des inégalités, etc.) repose sur la recherche systématique d’efficacité dans les usages de l’énergie, ainsi que d’effort de sobriété individuelle et collective pour minimiser les gaspillages d’énergie. Les efforts concernent autant l’innovation sociale et organisationnelle que l’innovation technique. Ils portent en priorité sur la réduction de la demande énergétique et sur l’intégration de la production d’énergie dans l’économie locale. Enfin, aucun pari technologique important concernant l’émergence de moyens de production d’énergie en rupture n’y est effectué.

Au-delà du débat important sur la légitimité du recours au nucléaire ou d’autres technologies non encore industrialisées (stockage du CO2 par exemple) pour satisfaire une demande d’énergie mondiale ou nationale, c’est bien le débat sur les modes de vie, l’égalité d’accès aux services énergétiques, les modes de gouvernance et le rythme nécessaires à une réelle transition énergétique qu’il s’agit d’instruire et de trancher.

Notes

[1On sait pourtant, depuis le dernier rapport du GIEC, que le CO2 n’est responsable que de 56 % du forçage radiatif engendré entre 1750 et 2011 par les différents gaz à effet de serre, devant le méthane (33 %), l’ozone et les HFC (6 %), le N20 (5 %).

[2Dans la synthèse du rapport « Énergie 2050 », on voit apparaître le terme sans qu’il soit réellement explicité : « La dépendance mondiale aux énergies carbonées pose la question de la soutenabilité, tant sur le plan environnemental que sur celui de l’approvisionnement en matières premières. Si les réserves mondiales d’énergies fossiles apparaissent abondantes au regard des besoins futurs, les conditions de leur accès sont incertaines. La contrainte climatique devrait par ailleurs apparaître plus tôt que la contrainte géologique, incitant à la transition énergétique ».

[3Le CME regroupe l’ensemble des grands producteurs d’énergie.

[4Issu d’un groupe d’une quinzaine de chercheurs du CNRS et de l’université.

[5MEDEE : Modèle d’évolution de la demande d’énergie. Bertrand Château et Bruno Lapillonne.

[6J. Goldemberg, A. Reddy, T. Johansson et R. Williams, « Energy for a sustainable world », Eastern Wiley, 1985.

[7B. Dessus et F. Pharabod, « Jérémie et Noé, deux scénarios énergétiques mondiaux à long terme », La Revue de l’énergie, n°421, 1990.

[8L’objectif de diviser par 2,5 la consommation énergétique par tête en combinant une croissance économique de 0,9 % par an et d’une diminution de l’intensité énergétique du PIB de 2,5 % par an sur 45 ans signifie une division par 3,7 de l’intensité énergétique sur 45 ans (à population constante).

[9Agence internationale de l’énergie, « Energy technology perspectives », 2008.

[10M. Pappalardo, « Les coûts de la filière électro nucléaire », Cour des comptes, www.ccomptes.fr

[11ASN : avis n° 2012 AV0139, du 31/01 /12 sur les évaluations complémentaires de la sûreté des installations nucléaires prioritaires au regard de l’accident survenu à la centrale de Fukushima-Daiichi.

[12B. Dessus, « L’entourloupe nucléaire de François Hollande », Politis, n° 1170, 29 septembre 2011.

[13C’est en particulier le cas pour le N2O et le CH4 qu’il est très difficile de réduire d’un facteur important sans jouer sur la production agricole.

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