L’apparition de ces institutions a en effet été rendue possible par l’existence de certains types de conflits sociaux depuis le XIXe siècle, lesquels auraient été inconcevables sans le système énergétique à base de carbone dominant depuis deux siècles.
À l’époque moderne, le rapport entre le capitalisme et la nature n’est jamais immédiat. L’État exerce une fonction d’intermédiaire ou d’interface entre les deux. Toute l’histoire de l’État moderne peut être relue à la lumière de cette idée. En régime capitaliste, le rapport entre l’accumulation du capital et la nature est toujours amorti ou articulé par l’État. Pourquoi ? D’abord, parce que la logique du capital est aveugle et sans limite. Livrée à elle-même, elle tire profit des ressources – naturelles ou autres – à sa disposition jusqu’à les épuiser. Elle est de surcroît incapable de gérer les effets néfastes du processus productif : pollutions, épuisement des stocks, atteintes à la santé, crises économiques, conflits… Pour tout cela, il y a l’État. En régulant l’accès aux ressources et en prenant en charge les conséquences négatives du développement, celui-ci œuvre en faveur des intérêts de long terme des classes dominantes et permet que la nature puisse être exploitée durablement.
L’État capitaliste a toutefois également pour fonction de construire la nature. Afin d’être exploitée durablement, celle-ci doit d’abord être organisée ou « configurée ». Par exemple, sur le plan légal, l’État émet des droits de propriété sur les espèces naturelles ou sur les particules de CO2, dans le cadre de la marchandisation de la biodiversité ou des marchés carbone. Il autorise ainsi les opérateurs privés à tirer profit de leur commerce. Ou encore sur le plan statistique : compter et administrer les ressources naturelles est une obsession de l’État depuis au moins les physiocrates au xviiie siècle (physiocratie signifie « gouvernement par la nature »). L’État organise donc la nature et la met à disposition du capital. Générer de la valeur capitaliste suppose de produire et détruire sans cesse de la nature. Le capital n’y parvient cependant pas seul, il a besoin pour cela du concours d’une entité à laquelle il puisse confier les tâches qu’il ne peut accomplir : l’État. Le capitalisme, la nature et l’État, constituent par conséquent, à l’époque moderne, un indissociable triptyque. C’est la raison pour laquelle la question centrale pour tout mouvement écologiste digne de ce nom est la question de l’État.
La micro-assurance au secours de la profitabilité
L’un des secteurs où cette imbrication du marché, de l’État et de la nature apparaît aujourd’hui le plus clairement est celui de l’assurance, et plus particulièrement de la micro-assurance. De quoi s’agit-il ?
En cas de catastrophe naturelle et/industrielle, les assureurs tendent à majorer les primes d’assurance, les élevant parfois à des prix prohibitifs. Cela produit des effets d’exclusion, désincitant les individus à s’assurer du fait de primes excessives, ce qui rétrécit le marché et oblige les assureurs à augmenter encore leurs primes du fait d’une demande insuffisante. Ce problème est particulièrement aigu dans les pays pauvres. L’existence d’un marché de l’assurance suppose la présence d’un nombre suffisant de personnes disposant des moyens de s’assurer, sans quoi les risques sont insuffisamment diversifiés et donc les assureurs dans l’incapacité de rembourser en cas de catastrophe. Dans les pays en développement, le seuil minimal est rarement atteint. Il arrive de surcroît que le cadre légal y soit défaillant, or l’émergence d’un marché de l’assurance en l’absence de cadre légal stable est problématique. La « financiarisation » de l’assurance des risques climatiques est une manière pour les sociétés d’assurance et les gouvernements de contourner ces obstacles.
Un exemple. Le Programme alimentaire mondial (PAM) a émis un dérivé climatique en faveur du gouvernement éthiopien, afin que celui-ci puisse soutenir sa population en cas de sécheresse et de perte de récoltes [2]. L’Éthiopie est la proie de sécheresses récurrentes, aggravées par le changement climatique. Celles-ci donnent lieu à des famines, que le gouvernement éthiopien n’a pas les moyens de gérer et qui sont souvent prises en charge par le secteur de l’humanitaire. Le dérivé climatique émis par le PAM se présente comme une alternative à la fois à l’aide gouvernementale directe et à l’aide humanitaire. Il s’agit d’une forme d’assurance appelée index based insurance. Index based signifie que son déclencheur est une échelle graduée, par exemple de température ou de pluviométrie, qui, si elle dépasse un certain seuil, libère une indemnité. Des systèmes assurantiels de ce genre existent également en Bolivie, en Inde et au Soudan, et sont activement promus par les organisations internationales. Ils participent d’un système en pleine effervescence à l’heure actuelle, à savoir la micro-assurance, qui est l’équivalent pour le secteur de l’assurance du microcrédit [3]. La micro-assurance est symptomatique de la financiarisation de la vie quotidienne à l’œuvre à l’heure actuelle [4]. La multiplication des catastrophes naturelles dues au changement climatique promet à ce secteur un avenir radieux.
La micro-assurance, comme son nom l’indique, porte sur de petits montants et concerne des populations pauvres, qui toutefois peuvent encourir des pertes importantes du fait de désastres naturels. Comme dans le cas du microcrédit, la gestion est communautaire, au sens où la responsabilité du paiement des primes est collectivement contrôlée. Elle concerne divers aléas : santé, pertes de récolte ou de bétail, inondations… et inclut entre 150 et 200 millions de personnes à ce jour. Munich Re – le plus gros réassureur au monde – a publié plusieurs volumes consacrés à la micro-assurance en collaboration avec l’Organisation internationale du travail (OIT) [5]. Cette collaboration entre le privé et le public, en l’occurrence les organisations internationales, est une constante du secteur de l’assurance. L’objectif affiché, comme toujours, est de protéger les plus pauvres, mais capter les primes, fussent-elles microscopiques, de millions de paysans pauvres à travers le monde n’est pas étranger à l’intérêt du n° 1 mondial de la réassurance pour ce secteur... La micro-assurance peut être considérée comme une forme d’« accumulation par dépossession », au sens de David Harvey [6]. Le principe est toujours le même : en période de déclin du taux de profit, de crise du capitalisme, comment rendre profitables des secteurs de la vie sociale et de la population qui jusque-là échappent au marché ?
La profitabilité est une construction politique. Les organisations internationales qui œuvrent dans le domaine du développement, associées aux entreprises privées, développent depuis une décennie environ des « modèles de marché pour les pauvres [7] ». Cette démarche s’inscrit dans l’idéologie de l’empowerment ou « responsabilisation » des pauvres, supposée leur faire reprendre le contrôle de leurs existences. Le microcrédit et la micro-assurance procèdent de cette approche. La méthode mise en œuvre consiste à rendre solvables et donc profitables – des secteurs de la population qui, étant trop pauvres, ne peuvent être intégrés au marché faute de moyens. Deux conditions doivent être réunies pour cela. D’abord, les marchés pour les pauvres doivent être déployés à large échelle, c’est-à-dire concerner des millions d’individus. Le montant d’une prime d’assurance que peut s’autoriser un paysan indien ou bolivien est extrêmement bas. Ensuite, l’agrégation des primes recueillies par les assureurs pour qu’ils puissent couvrir maladies et catastrophes, et au passage empocher des bénéfices, doit être d’un niveau suffisant. Conclusion : les primes doivent être nombreuses. Que ces modèles de marché s’adressent à des pays très peuplés rend l’opération non seulement faisable, mais financièrement juteuse pour les assureurs.
L’intégration des pauvres dans le marché de l’assurance suppose souvent que les primes d’assurance soient subventionnées par l’État, au moins au début. C’est le mécanisme dit des « partenariats public-privé », ou « PPP », qui est l’un des piliers du régime assurantiel néolibéral et dont on trouve aujourd’hui des manifestations dans tous les secteurs de l’économie, par exemple dans la construction des écoles ou la gestion des prisons. Un autre géant de la réassurance, Swiss Re, a publié en 2011 un rapport intitulé « Closing the financial gap. New partnerships between the public and the private sectors to finance disaster risks [8] ». Le « gap » financier évoqué dans ce titre est celui sépare les paysans pauvres des pays en développement de l’assurabilité, c’est-à-dire de la rentabilité pour les assureurs. Selon Swiss Re, c’est aux États de combler ce « gap », c’est-à-dire d’amener le paysan pauvre ou l’habitant du bidonville global au marché, afin que les assureurs puissent l’assurer. Le réassureur suisse avance plusieurs arguments pour convaincre les États. Un paysan non assuré est par exemple moins productif. Sujet aux aléas de la nature ou de la maladie, il aura tendance à moins investir dans l’outillage, et les engrais et donc sa productivité à stagner. En outre, il est de toute façon en dernière instance à la charge de l’État, car si sa récolte est détruite ou s’il tombe malade, c’est son soutien qu’il sollicitera. C’est la raison pour laquelle Swiss Re suggère que l’État rende ces assurances privées obligatoires. Comme l’a montré Michel Foucault, le néolibéralisme a peu à voir avec le « laissez-faire » et tout à voir avec l’intervention permanente de l’État en faveur des marchés.
La privatisation de l’assurance : les obligations catastrophe « souveraines »
L’importance de l’État comme interface ou intermédiaire entre le capitalisme et la nature se constate également dans le cas d’une autre catégorie d’instruments financiers « branchés sur la nature » : les « obligations catastrophe » (cat bonds en anglais), et particulièrement les obligations catastrophe dites « souveraines ».
Une obligation est un titre de créance ou une fraction de dette échangeable sur un marché financier, et qui est l’objet d’une cotation ayant un prix, lequel fluctue. Une obligation peut être publique, c’est alors un bon du trésor, ou elle peut être émise par une organisation privée. Les obligations catastrophe sont des fractions de dette dont la particularité est de procéder non d’une dette contractée par un État pour renouveler ses infrastructures, ou par une entreprise pour financer l’innovation, mais de la nature et des catastrophes qui y surviennent. Leur sous-jacent, en somme, est la nature. Elles concernent une catastrophe naturelle qui n’est pas encore survenue, dont il est possible mais pas certain qu’elle survienne, et dont on sait qu’elle occasionnera des dégâts matériels et humains importants. L’objectif des obligations catastrophe est de disperser les risques naturels aussi largement que possible dans l’espace et le temps, de sorte à les rendre financièrement insensibles.
La plupart des obligations catastrophe émises jusqu’à présent l’ont été par des assureurs et des réassureurs, désireux de se protéger face aux coûts potentiels de catastrophes. Une tendance se fait cependant jour depuis le milieu des années 2000, consistant pour des États à émettre des obligations catastrophe. C’est ce que les théoriciens de l’assurance appellent les obligations catastrophe « souveraines », comme on parle de dette souveraine [9]. Cette tendance est activement encouragée par des organisations internationales opérant dans le secteur de l’économie, au premier rang desquelles la Banque mondiale et l’OCDE. Les Nations unies disposent également d’un secrétariat à la réduction des risques, crée en 1999, qui met en œuvre une United Nations International Strategy for Disaster Reduction (UNISDR) [10].
Le Mexique a ainsi émis en 2006 une obligation catastrophe qui lui permet de se couvrir en cas de tremblement de terre. En 2009, le pays a décidé d’inclure dans le dispositif les ouragans, ce qui a donné lieu à un programme dit « multi-cat », autrement dit qui couvre une multiplicité de catastrophes potentielles [11]. Le Mexique est vulnérable à de nombreux aléas, naturels ou non. Les ouragans, particulièrement dans la région du golfe du Mexique, mais aussi les séismes, les glissements de terrain, ou encore l’activité volcanique, le volcan Popocatépetl qui surplombe la ville de Mexico s’étant par exemple récemment remis en activité. Le séisme de magnitude 8,1 qui a frappé Mexico en septembre 1985 a fait plus de 10 000 morts et 30 000 blessés, et les dommages ont été estimés à 5 milliards de dollars.
Au Mexique comme ailleurs, l’État est l’assureur en dernier ressort en cas de catastrophe naturelle. L’indemnisation des victimes se fait sur le budget fédéral, c’est-à-dire en dernière instance l’impôt, sur la base d’un principe de solidarité nationale consubstantiel à l’État-nation moderne. Ce principe est le même qui prévaut, dans certains pays, dans des secteurs comme la santé ou les retraites. La montée en puissance de l’humanitaire à partir du dernier quart du xxe siècle complète ce dispositif par une part privée, gérée par des organisations non gouvernementales, dont l’ampleur est souvent proportionnelle à l’émoi suscité par la catastrophe dans l’opinion publique internationale. Des organisations internationales comme la Banque mondiale ou le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sont également susceptibles d’intervenir.
Au Mexique, le grand nombre de catastrophes naturelles a conduit le gouvernement à mettre en place, en 1996, un Fonds pour les désastres naturels, dit « Fonden » (Fondo de desastres naturales). Ce fonds intervient à la fois sur le court et le long terme : il procure de l’aide financière d’urgence aux sinistrés dans les premiers moments qui suivent une catastrophe et finance ensuite la reconstruction des infrastructures. Le Fonden est un fonds juridiquement indépendant, mais financé sur le budget de l’État. Jusqu’au début des années 2000, le système a convenablement fonctionné, en raison de désastres naturels aux coûts relativement bas. Cependant, à partir de ce moment, une série de catastrophes aux coûts exorbitants s’est abattue sur le pays. C’est ainsi qu’en 2005, par exemple, le gouvernement fédéral avait prévu de consacrer 50 millions de dollars à l’aide en cas de catastrophe et qu’il a fini par en dépenser 800 millions [12].
C’est dans ce contexte que l’idée de titriser l’assurance des catastrophes climatiques du Mexique s’est fait jour. Sous l’égide de la Banque mondiale, dans un rôle de « coordinateur global », les protagonistes du programme « multi-cat » ont entamé un cycle de réunions et de négociations. Autour de la table, rien que des gens sérieux : le ministère des Finances du Mexique, Goldman Sachs et Swiss Re Capital Markets, chargés de vendre le programme aux investisseurs. Munich Re est également partie prenante, ainsi que deux grands cabinets d’avocats états-uniens, Cadwalader, Wickersham & Taft et White & Case. L’agence de modélisation en charge de mettre en place les paramètres de déclenchement de l’obligation catastrophe est Applied insurance research (AIR). Elle a élaboré deux modèles, l’un pour les séismes, l’autre pour les ouragans, en spécifiant à chaque fois la localisation géographique de l’événement (sa trajectoire pour l’ouragan) et ses caractéristiques physiques : magnitude sur l’échelle de Richter et profondeur dans le premier cas, vitesse du vent dans le second. Une fois le cat bond enregistré aux îles Caïman par Goldman Sachs et Swiss Re, sous la forme d’un special purpose vehicle, il a été vendu aux investisseurs au cours d’un road show – c’est ainsi que l’on appelle la présentation d’un nouveau produit financier sur le marché – organisé par les banques.
À chaque fois qu’une catastrophe frappe le Mexique, l’agence AIR se livre à des calculs pour déterminer si elle répond aux paramètres établis par les contractants et conduire à la mise à disposition du montant financier. Ainsi, un séisme a touché l’État de Baja California en avril 2010, les villes de Calexico et Mexicali en particulier, mais son épicentre se trouvait au nord de la zone délimitée par le cat bond [13]. Par conséquent, l’argent de l’obligation n’a pas été libéré et le Mexique a continué à payer des intérêts. De même, un ouragan a frappé l’État de Tamaulipas en juin 2010, mais sa puissance était inférieure au seuil prédéterminé ; là encore, l’argent n’a pas été libéré. Il est fréquent que des négociations aient lieu lorsque frappe une catastrophe. En 1999, de longs pourparlers ont eu lieu entre assureurs et assurés pour savoir si Lothar et Martin, des ouragans qui ont traversé la France, constituaient un ou deux ouragans [14]. Les assureurs insistèrent sur le fait qu’il s’agissait d’un seul événement climatique, afin de n’avoir à payer les indemnités qu’une fois.
La mise en place de cat bonds souverains s’opère également en Asie. C’est ce que révèle un rapport de l’ASEAN paru fin 2011 [15]. L’ASEAN est l’association des nations d’Asie du Sud-est. Elle inclut la Thaïlande, l’Indonésie, la Malaisie, Singapour, le sultanat de Brunei, le Vietnam, la Birmanie, le Cambodge, le Laos et les Philippines. Cette région est très exposée aux catastrophes naturelles et il est probable que le changement climatique augmentera encore le nombre et la puissance des catastrophes à venir. Dans la mesure où certains des pays de l’ASEAN sont musulmans – l’Indonésie est le plus grand pays musulman au monde – ce sont les principes de l’assurance islamique, le Takaful, qui s’appliquent. On peut relever au passage que l’assurance islamique connaît aujourd’hui une croissance annuelle de 25 %, alors que le marché de l’assurance traditionnelle a cru en moyenne de 10 % au cours des dernières années [16]. Swiss Re fait ainsi beaucoup d’efforts pour renforcer sa « Sharia credibility », selon sa propre expression.
Le système assurantiel préconisé par ce rapport de l’ASEAN inclut trois niveaux. Le premier concerne les risques récurrents mais de faible ampleur, de type glissements de terrain ou inondations locales. Dans ce cas, le financement se fait sur le budget de l’État, en prévoyant des enveloppes qui lui sont spécifiquement consacrées. Les montants financiers en jeu sont parfois importants, mais pas suffisamment pour mettre en péril la stabilité financière d’un État. Le deuxième niveau, qui renvoie aux tremblements de terre ou aux inondations plus importantes, fait appel aux « crédits contingents » de la Banque mondiale. La Banque mondiale émet des « options de tirage différé pour les risques liés aux catastrophes [17] ». Celles-ci permettent à un pays de recevoir une aide financière rapide en cas de catastrophe. Elles sont assorties de conditions, comme toujours lorsque la Banque mondiale prête de l’argent. Outre le versement d’intérêts, un pays qui y prétend doit mettre en place un « programme de gestion des risques appropriés », qui implique notamment le développement de partenariats avec le privé, et doit encourager l’émergence de marchés privés de gestion des risques catastrophiques. Ces crédits contingents peuvent s’élever jusqu’à 500 millions de dollars. Le troisième niveau concerne les risques peu fréquents mais dont les conséquences sont désastreuses : tremblements de terre majeurs, cyclones tropicaux, tsunamis, etc. Ce troisième étage est celui de la haute finance : vu les coûts induits par ces catastrophes, seule cette dernière est susceptible d’y faire face.
Le Mexique et les pays asiatiques ne sont pas les seuls à avoir mis en place des cat bonds souverains. La Turquie, le Chili, ou encore l’État de l’Alabama aux États-Unis, durement affecté par l’ouragan Katrina en 2005, l’ont également fait sous une forme ou une autre.
Crise écologique et crise de la dette
L’émission d’obligations catastrophe « souveraines » par les États a une raison profonde, dont l’examen permet de mettre en rapport les questions écologiques avec le capitalisme et ses crises, et particulièrement avec la crise de la dette actuelle.
Un des objectifs du programme « multi-cat » mexicain, de l’aveu même de ses concepteurs, est de « protéger les finances publiques » du pays émetteur, ou encore, d’« immuniser leur politique fiscale [18] ». Le rapport de l’ASEAN parle quant à lui de renforcer la « résilience financière » des pays membres, de « protéger les équilibres fiscaux de long terme », en financiarisant l’assurance des risques climatiques. Ces programmes obligataires ont été finalisés en 2009, alors que fait rage la plus grave crise du capitalisme depuis la Grande dépression des années 1930. Une caractéristique de la crise actuelle est l’augmentation vertigineuse des dettes souveraines, c’est-à-dire de l’endettement des États du centre de l’économie mondiale, États-Unis et Union européenne en tête. Cet endettement est le fruit de baisses d’impôts massives, d’inspiration néolibérale, pour les plus riches, de diminutions significatives des rentrées fiscales du fait du ralentissement de la croissance, et du sauvetage des banques et d’autres institutions financières par l’État au moment de la crise.
La crise des dettes souveraines intervient dans le contexte de ce que certains auteurs, parmi lesquels James O’Connor et Wolfgang Streeck, ont appelé la « crise fiscale de l’État ». Cette expression désigne le fait que les États n’ont plus les moyens financiers de leurs politiques et qu’il s’agit là d’une donnée structurelle, et non pas seulement passagère, apparue depuis le dernier quart du xxe siècle. Cette donnée structurelle a été encore aggravée par la crise des dettes souveraines.
Selon Streeck, les États sont aujourd’hui placés devant deux obligations mutuellement contradictoires : d’une part, consolider leurs finances publiques, ce qui doit leur permettre notamment d’emprunter à des taux d’intérêt plus bas que les taux actuels, la réduction des déficits et de la dette étant imposée par les marchés. De l’autre, continuer à procurer à leurs populations des niveaux d’investissement public dans l’éducation, la santé, les retraites… élevés, les attentes des populations en termes de bien-être, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au moins, ne cessant d’augmenter [19]. En période de taux de croissance historiquement bas depuis plusieurs décennies, ces deux obligations sont impossibles à concilier. C’est ce qui conduit Streeck, qui s’inspire sur ce point d’O’Connor, à affirmer que le capitalisme et la démocratie ne seront plus compatibles pour longtemps.
La crise fiscale de l’État est étroitement liée à la crise environnementale. Du fait de la crise fiscale qu’ils traversent, les États sont de moins en moins capables d’assumer le coût assurantiel des catastrophes climatiques par des moyens conventionnels, c’est-à-dire principalement par l’impôt. Ils le seront d’autant moins que le nombre et la puissance de ces catastrophes iront en augmentant, du fait du changement climatique. C’est là le point de fusion de la crise écologique et de la crise financière. Un tel constat vaut pour toutes les régions du monde, mais à plus forte raison pour les plus fragiles des États. Les pays en développement sont souvent les plus durement frappés par les catastrophes climatiques, non seulement parce que c’est là que celles-ci ont lieu, mais également parce que les moyens dont ils disposent pour y faire face sont bien inférieurs à ceux que possèdent les pays développés. La montée du niveau des mers affecte les Pays-Bas aussi bien que le Bangladesh. Il est toutefois de toute évidence préférable d’y être confronté dans le premier de ces pays plutôt que dans le second. L’île antillaise de Grenade est un cas instructif. Cette île est frappée en 2004 par l’ouragan Ivan, alors qu’elle est endettée à hauteur de 90 % de son PIB. Incapable de faire face aux dépenses induites par cette catastrophe, compte tenu de son niveau d’endettement, elle est forcée de se déclarer en défaut un an plus tard.
La crise fiscale incite les États à financiariser de plus en plus l’assurance des risques climatiques. La titrisation est conçue comme une alternative à l’impôt et à la solidarité nationale. La crise fiscale de l’État, la crise environnementale et la financiarisation sont donc trois phénomènes étroitement liés. Cet argument peut être généralisé. À l’origine, l’exploitation de la nature ne coûte rien ou presque. Avec le temps, l’épuisement des ressources conduit toutefois à leur renchérissement, alors que la gestion des effets néfastes du développement – lutte contre les pollutions, frais liés à la santé des salariés, accidents atomiques… – coûte elle aussi de plus en plus cher. Cette tendance pèse à la baisse sur le taux de profit. Que fait alors le capitalisme ? Il transfère le coût croissant de la reproduction des conditions de production à l’État. C’est la logique même de ce système : socialisation des coûts, privatisation des bénéfices. L’augmentation des coûts relatifs aux conditions de production plonge l’État dans une crise fiscale. Les rentrées fiscales n’augmentent pas au même rythme que les dépenses, ce d’autant plus qu’à partir des années 1970, le taux de croissance des pays anciennement développés est en berne. Les finances publiques sont par conséquent structurellement déficitaires.
La crise fiscale de l’État le conduit à emprunter de plus en plus sur les marchés financiers, afin de financer ses dépenses et investissements et de rétablir fictivement l’équilibre de ses comptes. C’est l’une des causes de la financiarisation du capital [20]. Cette financiarisation procède – notamment – du renchérissement des conditions de production et des coûts croissants générés par l’exploitation de la nature. Le capitalisme exploite la nature, ce qui occasionne des dépenses de plus en plus importantes pour l’État, qui s’en remet aux marchés financiers pour y faire face.