Dire cela n’est pas une invitation à un pillage de ses idées, à un usage éclectique où chacun puise chez Marx ce qui lui plaît le plus. Il ne s’agit pas non plus de débiter la lapalissade qu’il y a du bon et du moins bon chez Marx, que son œuvre, comme toute œuvre, est contradictoire et qu’il était, lui aussi, fils de son temps et en partageait les limites, notamment en ce qui concerne l’admiration excessive pour le progrès. Il est plus prometteur de distinguer entre un Marx « exotérique » et un Marx « ésotérique » : dans une partie de son œuvre – la partie quantitativement majeure – Marx est un fils dissident des Lumières, de la société du progrès et du travail, dont il prônait une organisation plus juste à réaliser à travers la lutte des classes. Dans l’autre partie, la partie « ésotérique », il critiquait les catégories de base de la société capitaliste : la valeur et le travail abstrait, la marchandise et l’argent. Il démontrait que ces modalités de la production, loin d’être des présupposés neutres ou positifs, sont déjà en tant que tels négatifs et destructeurs, mais sont aussi historiquement limités à la seule société capitaliste. Ensuite, le marxisme, dans presque toutes ses variantes, n’a retenu que le Marx exotérique et s’est battu, avec plus ou moins de succès, pour une meilleure distribution de la valeur, de la marchandise, du travail et de l’argent, en oubliant toute critique théorique ou pratique de ces catégories elles-mêmes.
Une partie de l’œuvre de Marx prône indiscutablement le développement des forces productives comme présupposé de toute émancipation, et accuse même la bourgeoisie d’y faire obstacle. À ce titre, sa pensée participe de l’enthousiasme pour le progrès, typique de son époque. Une grande partie du marxisme historique a prolongé cette vue, notamment dans les pays du « socialisme réel ». Cependant, dans l’autre partie de son édifice théorique, Marx a analysé la « production pour la production », la production comme but en soi, finalité tautologique et autoréférentielle du système fétichiste de la production de marchandises. Il ne paraît pas possible aujourd’hui de comprendre la crise écologique, en tant qu’imbrication entre l’évolution technologique et le capitalisme, si l’on ne tient pas compte des contraintes pseudo-objectives qui dérivent de la valorisation de la valeur à travers le travail abstrait et qui poussent à consommer la matière concrète du monde pour satisfaire les exigences abstraites de la forme-marchande. Voilà en deux mots l’enjeu essentiel.
Il est fort utile de réunir, comme l’a fait Michael Löwy dans son livre sur l’écosocialisme [1], les passages où Marx exprime des doutes sur la logique productiviste et où il reconnaît que l’accumulation du capital est indifférente tant aux besoins humains qu’aux ravages infligés à la nature. Il y a des phrases où Marx et Engels indiquent dans la pollution, la dégradation de la nourriture ou dans l’épuisement des sols des effets du capitalisme. Mais ce florilège n’arrive qu’à démontrer que Marx n’était pas productiviste jusqu’au bout et qu’il gardait des doutes. En ce qui concerne une reconnaissance explicite de la destruction des bases naturelles, il est sûr que William Morris voyait plus clair que Marx.
La véritable contribution de la critique de l’économie politique de Marx, telle qu’il l’a formulée surtout dans ses œuvres de la maturité, au débat écologique réside dans l’analyse d’un mode de production où le travail possède une double nature : abstrait et concret. Ses produits, les marchandises, ont la même double nature – valeur abstraite et valeur d’usage concrète. Il en dérive une subordination du concret à l’abstrait qui constitue le noyau de la société capitaliste et qui représente sa véritable spécificité historique. Et même si Marx lui-même n’en tire pas directement des conséquences sur le plan de ce que nous appelons aujourd’hui « écologie », ces conclusions s’imposent presque d’elles-mêmes à des lecteurs attentifs. Elles sont, à mon humble avis, indispensables pour comprendre la folle logique productiviste à laquelle nous nous trouvons soumis. Développer ce noyau de la théorie de Marx à la lumière de tout ce qui est arrivé ensuite me semble plus utile pour comprendre notre époque que, par exemple, se référer directement à la pensée proto-socialiste, ou à la thermodynamique…
Cela permettra surtout de reconnaître en quoi la catastrophe écologique est la conséquence inévitable d’une société où le concret – le travail concret, la valeur d’usage, les besoins et désirs humains – n’existe socialement qu’en tant que « représentation », incarnation, support matériel indispensable, mais « collatéral » de la seule réalité qui compte, même si c’est une réalité fantasmagorique : la valeur abstraite créée par le travail réduit à la seule dépense d’énergie humaine indifférenciée, mesurée en temps, et qui possède sa représentation visible dans l’argent. Cela constitue la structure de base de la société capitaliste, et tout le reste en dérive. Le propre de la société capitaliste n’est pas l’injustice, la domination, l’exploitation, le vol du surproduit extorqué à des individus privés de moyens de production : tout cela a existé en bien de sociétés précapitalistes. Mais c’était toujours une lutte autour de la répartition d’un produitconcret, et elle se déroulait dans des conditions qui restaient essentiellement identiques, ou ne changeaient que très lentement. Seulement, le capitalisme a déchaîné un dynamisme aveugle et illimité, une poursuite de richesse sans bornes. Tout ce qui est concret a des limites. Ce ne sont que la valorisation de la valeur à travers le travail et son accumulation en forme d’argent et de capital qui sont illimitées. Lorsque toute production ne sert qu’à augmenter la somme d’argent investie, quand le seul but est de transformer cent euros en cent vingt, ensuite en cent quarante, etc., le mode de production est gouverné par ce que Marx appelle le « sujet automate » : la valeur. Les êtres humains, même les plus puissants, se trouvent à la traîne du système qu’ils ont créé sans le savoir et qu’ils doivent alimenter chaque jour, même à leurs propres dépens, sous peine de leur ruine. Marx a donné le nom de « fétichisme de la marchandise » à cette renonciation de l’homme à ses pouvoirs. Il est évident que certains individus, certains groupes sociaux tirent beaucoup plus de bénéfices que d’autres de ce système : mais eux-mêmes n’en sont ni les créateurs ni les véritables dirigeants. Ils ne sont que les sous-officiers du capital, comme les appelait Marx.
La crise économique et écologique globale n’est pas le fruit d’une conjuration des puissants méchants et avides (même si ceux-ci peuvent en déterminer quelques développements particuliers). Dans le débat écologique, on retombe souvent dans un mélange de psychologie et de moralisme qui explique tous les maux du monde avec les agissements d’individus ou de groupes prédateurs, conçus comme une espèce de conspiration permanente : « les capitalistes », les politiciens corrompus, les banquiers, les eurocrates,le groupe Bilderberg,les impérialistes, les multinationales… Malheureusement, des mouvements comme Occupy Wall Street se sont largement empêtrés dans ce bourbier de la critique personnalisante qui peut porter aux pires populismes (le mouvement récent desForconien Italie en a été un exemple).
Il ne vaut guère mieux de centrer l’analyse sur la seule critique des « mentalités » ou des « idéologies », par exemple en parlant du « rapport occidental à la nature » ou du « culte de l’avoir » : en effet, d’où viennent les mentalités elles-mêmes ? Comment se sont-elles diffusées dans une société donnée ? Ainsi, on ne fait que déplacer la question.
Et, finalement, le recours à la critique marxienne de la marchandise évite de s’en prendre simplement à une prétendue « nature humaine », comme le font certains courants écologistes pour qui c’est l’être humain en tant que tel qui s’oppose à la nature et qui la détruit. La critique marxienne nous amène à concevoir que c’est la société basée sur la valeur marchande en tant que structure presque totale, ou pour mieux dire totalisante, qui a rendu si destructif l’agir humain envers la nature. Cette société existe maintenant depuis plusieurs siècles, et elle s’est étendue au globe entier. Elle n’est plus l’affaire d’un groupe restreint de « capitalistes ». Elle a colonisé toute la vie, en déterminant, à un degré majeur ou mineur, les mentalités et les comportements de presque tous les habitants de la terre. De ce point de vue, la critique marxienne ne cautionne aucune illusion quant à la facilité de sortir de l’impasse. Ni le développement durable, ni la pendaison des banquiers, ni des communautés d’autoproduction agricole, ni des protocoles climatiques ne vont résoudre les problèmes. De l’autre côté, la critique marxienne souligne que la racine du malheur moderne, c’est-à-dire le travail abstrait, la valeur, etc., sont des phénomèneshistoriques, elle rappelle que beaucoup de sociétés ont vécu différemment et qu’on pourra donc également bâtir un mode de vie sur d’autres bases : un monde où le concret n’est pas réduit à être au service d’un fétiche sans contenu s’autoreproduisant et s’accumulant sans cesse.
La crise écologique et l’épuisement des ressources naturelles ne sont pas des aspects accessoires du mode de production capitaliste et ne peuvent pas être évités en établissant un capitalisme plus « sage », modéré, vert, durable. Ces crises découlent de son principe de base : la « valeur » d’un produit sur le marché n’est déterminée que par le temps de travail vivant qui est socialement nécessaire pour sa production. La concurrence entre capitaux et la recherche permanente des gains de productivité, moteur du système capitaliste, poussent à utiliser toutes les inventions technologiques qui font économiser du travail : on produit toujours plus avec moins de travail. Un artisan fabriquait une chemise en une heure, un ouvrier à la machine en fait dix en une heure. Mais les technologies ne créent pas de la valeur nouvelle : seul le travail humain, au moment de son exécution, a ce pouvoir. La chemise faite à la machine, dans notre exemple, ne contient que six minutes de travail, et donc de valeur. La partie de survaleur et de profit – le seul but de tout ce processus – sera forcément mince, quelque grand que puisse être le taux d’exploitation. La production de la chemise industrielle consomme autant de ressources que celle de la chemise artisanale – c’est le côté concret. Mais, côté abstrait, côté valeur, il faut en produire dix, rien que pour éviter la contraction de la masse de valeur et de survaleur, et il faut donc consommer dix fois plus de ressources pour obtenir la même quantité de valeur et de profit – et il faut créer après coup le besoin social pour dix fois plus de chemises.
Je dirais que ce petit exemple contient toute la dynamique folle du productivisme. Marx savait bien pourquoi il affirmait au début duCapitalque la double nature du travail était sa découverte la plus importante et pourquoi il commence son exposition avec elle, bien avant de faire intervenir les classes sociales.
On peut donc difficilement expliquer la crise écologique d’une manière structurelle sans avoir recours aux motivations subjectives des acteurs, si l’on récuse les catégories de la critique marxienne de l’économie politique. Il devient alors également difficile de comprendre la force énorme de la contrainte exercée par ce mécanisme en évolution permanente. C’est ce qui manque à des larges pans de la critique anti-productiviste et qui la fait souvent apparaître tronquée, voire naïve. De l’autre côté, on n’arrive pas non plus à cerner le problème si l’on réduit la théorie marxienne à une critique de la domination personnelle exercée par les propriétaires juridiques des moyens de production, au lieu de voir dans les propriétaires, ou leurs substituts, les gestionnaires d’un procès qui les dépasse. Cette difficulté à saisir la nature profonde du mode de production capitaliste comporte ensuite régulièrement des propositions « pratiques » qui tiennent en général plus de l’alter-capitalisme que de l’anticapitalisme, malgré leurs intentions affichées.
L’approche que je viens d’ébaucher présente donc des points de convergence et de divergence avec l’écosocialisme défendu par Löwy et la décroissance avancée par Latouche. L’écosocialisme se propose d’unir la pensée marxiste et l’écologie et rappelle le fait qu’on ne peut pas sortir du productivisme et de la croissance forcée sans sortir du capitalisme. Mais – et c’est une question de taille – qu’est-ce qu’on entend ici par capitalisme ? Et où l’écosocialisme situe-t-il l’essence de la pensée marxiste ?
Löwy cite Hervé Kempf, qui parle d’« une classe dirigeante prédatrice et cupide [qui] fait obstacle à toute velléité de transformation effective ; presque toutes les sphères de pouvoir et d’influence sont soumises à son pseudo-réalisme… cette oligarchie, obsédée par la consommation ostentatoire et la compétition somptuaire », et Löwy y ajoute « les décideurs de la planète – milliardaires, managers, banquiers, investisseurs, ministres, parlementaires et autres ’experts’ » [2]. Donc, les capitalistes et les ennemis de la nature, ce sont toujours les autres ? Les immigrés et les travailleurs chinois qui se tuent au travail pour avoir leur portable ou leur voiture ne sont que victimes de la publicité ? Est-ce que ce sont seulement les riches qui détruisent la planète, comme le dit le titre du livre de Kempf ? Ou s’agit-il plutôt d’un mode de vie accepté par presque tous actuellement – ce qui cependant n’en fait pas l’expression d’une « nature humaine », mais reste spécifiquement capitaliste ? Que dire de la lutte grotesque contre l’écotaxe en Bretagne ou de la résistance qu’opposent les petits cueilleurs de cuivre au Pérou au gouvernement qui leur impose d’arrêter leurs activités, assurément très nocives, ou des ouvriers qui défendent bec et ongles leurs postes de travail cancérogènes ?
Critiquer le rôle que le mouvement ouvrier a toujours attribué au prolétariat, ou à ses successeurs, ne veut pas dire de rompre avec la théorie de Marx ! Un des premiers à le faire a été André Gorz, cité comme nom tutélaire autant par Löwy que par Latouche. Gorz a été un des premiers à démontrer que le travail ne peut pas constituer la base de l’émancipation sociale. Cependant, un autre point commun de ces auteurs est d’insister encore sur la « sauvegarde de l’emploi » [3]. Ce qui n’est pas seulement « irréaliste » – au mauvais sens du terme – mais surtout incompatible avec l’enseignement central qu’on peut tirer de Marx : il faut rompre avec le travail comme forme d’organisation sociale et comme créateur de « valeur » – ce qui implique de penser en fonction des besoins, et non du travail.
Mais Latouche tombe dans le keynésianisme, quand il arrive aux « propositions immédiates » : sortie de l’euro, inflation contrôlée, plein emploi… et ce seraient les premiers pas pour « sortir de l’économie » [4] ! Löwy, pour sa part, parle d’une « abolition graduelle du marché » [5]– tandis que Marx avait déjà dit clairement dans saCritique du Programme de Gothaque l’échange marchand doit disparaîtredès le débutde la transformation socialiste, et non à sa fin.Pour sa part, Latouche veut garder les biens non matériels dans une forme marchande [6]« au moins pour partie » – comme si le secteur marchand tolérait à ses côtés un secteur non marchand. Gorz avait finalement renoncé à cette idée après l’avoir défendue longtemps.
Même la meilleure autogestion démocratique de la production, « garantie sans bureaucrates », ne sert à rien si l’on ne se libère auparavant du carcan de la valeur, de l’argent, de la concurrence, du travail. Le « sujet automate » de la valeur pourra être aboli, parce qu’il n’a pas toujours existé. Mais il ne se laisse pas dicter d’autres règles. Une usine gérée par les ouvriers dans un régime qui reste basé sur le marché et la concurrence va suivre la logique de la valeur comme toute autre unité de production.
Faut-il alors abolir par décret argent et salaire, profit et travail, marchandise et échange, d’un jour à l’autre ? En vérité, sortir de l’argent et du travail n’est pas un programme « utopique », il n’est pas non plus nécessaire d’évoquer les Khmer rouges… parce que c’est le capitalisme lui-même qui se charge de ce programme. Mais il le fait d’une manière catastrophique, sans permettre de vivre sans travail et sans argent. Le défi pour une pensée et une pratique critiques aujourd’hui est plutôt de trouver des réponses à l’anomie qui en résulte.
Les décroissants et les maussiens opposent souvent Karl Polanyi ou Marcel Mauss à Marx. Effectivement, Marx n’a pas présenté une critique explicite de l’homo œconomicuset de l’homme prométhéen – mais la seule critique possible qui ne se limite pas à une vision « idéaliste » de l’histoire ne peut être tirée que de l’œuvre de Marx. Beaucoup de gens, de Castoriadis à Marshall Sahlins, de Louis Dumont à Habermas, et Latouche lui-même, sont partis en guerre contre l’ « économicisme » marxiste – qui est un phénomène bien réel, chez les marxistes et en partie chez Marx lui-même. Mais ils n’ont pas su voir que sa meilleure critique pouvait être prononcée sur la base de la critique marxienne de l’économie politique.
La valeur de la pensée de Marx réside dans le fait de saisir la totalité du capitalisme. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’une pensée qui explique tout à partir d’un seul principe, moins encore qu’elle veut être une pensée totalitaire. Mais elle reconnaît le fait que c’est le capitalisme qui est une totalité réelle, et en même temps négative et brisée – et c’est bien sa spécificité historique. Vouloir ancrer la décroissance à gauche, mais en faisant l’économie de Marx pour se référer plutôt aux premiers socialistes, signifie se priver de la seule théorie cohérente de l’ensemble capitaliste à la faveur d’autres pensées qui peuvent avoir raison contre Marx sur un point ou l’autre, mais sans jamais avancer une théorie complète.
Pour Latouche, les tentatives pour unir marxisme et écologie ne sont pas « convaincantes » [7]. En même temps, il prétend que la décroissance est le véritable héritier du marxisme, en admettant donc implicitement la dimension anti-productiviste de la pensée marxienne. Et, d’une certaine manière, il n’a pas tort : la critique de l’économie elle-même, et du travail qui la fond, est le legs le plus profond de la théorie marxienne, comme l’ont montré, chacun à leur manière, l’École de Francfort, les situationnistes, les théoriciens de la critique de la valeur. Mais ceux-ci savaient bien que sortir de l’économie et sortir du capitalisme vont de pair, et que ce projet ne se réalisera pas sans grands conflits et luttes. Deux aspects que la décroissance esquive volontiers, tandis que l’écosocialisme en paraît plus conscient. Mais il faut dépasser l’économie, pas seulement la ré-encastrer. Et, plus que toute autre chose, il faut dépasser l’imaginaire capitaliste dans les têtes, c’est-à-dire l’identification de l’abondance marchande avec la richesse possible de la vie.
Je veux donc conclure avec un auteur qui m’est cher, lorsqu’il parlait en 1957 de « la nécessité d’envisager une action idéologique conséquente pour combattre, sur le plan passionnel, l’influence des méthodes de propagande du capitalisme évolué : opposer concrètement, en toute occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d’autres modes de vie désirables ; détruire, par tous les moyens hyper-politiques, l’idée bourgeoise du bonheur » [8].