Il faut prendre conscience du triomphe du néolibéralisme, mais aussi de son épuisement. Quelles sont alors les possibilités ouvertes, dans la prochaine période, d’un projet progressiste dans la perspective d’une émancipation radicale ? Quelle phase succédera au capitalisme néolibéral ? Dans l’hypothèse d’une grande bifurcation, entre les nouvelles formes de domination par les classes supérieures et celle de nouvelles voies de progrès et d’émancipation, comment redéfinir les notions de droite et de gauche ?
Le capitalisme n’est pas la fin de l’Histoire, mais il faut s’intéresser à l’histoire longue du capitalisme. Les auteurs mettent en évidence la transformation des institutions et celle de la propriété privée des moyens de production. Ils définissent les trois étapes de la révolution de la propriété privée : révolution des sociétés par actions ; révolution financière des grandes banques ; révolution managériale par les coresponsables des tâches capitalistes. Cette révolution s’accompagne des mécanismes de coordination et de contrôle centraux par les gouvernements, les banques centrales et la gouvernance des institutions internationales. Elle met en évidence l’articulation et la confrontation entre les réseaux de la propriété, les actionnaires, et les réseaux de la gestion, les hauts gestionnaires.
Le livre se réfère aux nombreux travaux de Gérard Duménil et de Dominique Lévy et à une approche néo-marxiste et alter-marxiste qui a été développée par Gérard Duménil et Jacques Bidet. L’ambition est d’ouvrir le champ d’investigation du politique, à partir des structures de classes et des luttes des classes. Cette interrogation est fondamentale comme l’avaient tentée, dans les années 1960, Louis Althusser, Etienne Balibar et bien d’autres, ainsi que Daniel Mothé et Serge Mallet avec la nouvelle classe ouvrière et dans les années 1970, Nicos Poulantzas avec les classes sociales dans le capitalisme d’aujourd’hui.
Le livre met en avant le renouvellement des structures de classes en insistant sur la montée des nouvelles classes de cadres. Les cadres formeraient une classe sociale montante, au-delà d’une catégorie supérieure du salariat ou d’une catégorie particulière des capitalistes. La classe des cadres joue un rôle central dans l’évolution des trois ordres sociaux du capitalisme managérial qui sont : la première hégémonie financière, le compromis managérial, le néolibéralisme. Le capitalisme managérial donne toute sa place au cadrisme. Dans la finance capitaliste, les institutions financières gérées par les cadres pourraient s’autonomiser et même échapper aux capitalistes. Les cadres financiers forment la frontière de la propriété et de la haute gestion. La contradiction entre capitalistes et cadres pourrait déboucher sur la possibilité d’une transition, du capitalisme au cadrisme, analogue à l’évolution de la bourgeoisie par rapport au féodalisme.
Les auteurs reviennent sur les décennies 1950 à 1970, analysées comme celles d’un compromis à gauche dans les vieux centres. Les résultats ne sont pas négligeables : les revenus et les patrimoines sont moins inégalitaires, le secteur financier est contrôlé au service de la croissance, l’alliance salariale et la gouvernance cadriste sont fortes dans les entreprises, les gouvernements gèrent les compromis et étendent la protection sociale, les économies sont gérées nationalement. Dans cette période, l’interface entre propriété et gestion et les structures étatiques bipolaires assure une démocratie interne aux classes dirigeantes, étendue aux classes populaires. Il ne s’agit pas d’un hymne au keynésianisme. Les progrès ont été permis par les politiques impérialistes et la destruction de l’environnement.
Le triomphe du néolibéralisme se traduit par le déclin de la démocratie étendue, accentué par le ralliement des partis de gauche à l’alliance entre les cadres et les capitalistes. La nouvelle pratique institutionnelle met les institutions spécialisées à l’abri du jeu électoral. La contre-révolution néolibérale s’impose dans les années 1980. Mais il reste des résistances au triomphalisme néolibéral. La victoire des classes dominantes n’annule pas les très fortes contradictions.
Les cadres forment une classe sociale organisatrice du capitalisme. En partant des cadres d’entreprises, les autres hiérarchies sociales, les cadres des administrations publiques forment de fait des fractions de la même classe. On arriverait alors à une structure de classe tripolaire du capitalisme organisé : les capitalistes ; dans le salariat, les employés et les ouvriers ; les cadres qui se détachent des fractions supérieures des employés.
Le compromis social de l’après-guerre a modifié les formes de la propriété capitaliste. Ce qui a amené la contre-révolution néolibérale. Il y a une possibilité de nouvelle phase du capitalisme, la transition du néolibéralisme au néomanagérialisme. Elle correspondrait à une logique cadriste en symbiose avec les classes capitalistes. L’échec des alliances avec les couches populaires marque la classe des cadres malgré leur intérêt à s’autonomiser en tant qu’organisateurs des capitalismes. Le choix pour les cadres, du point de vue de leur intérêt, d’une alliance avec les couches populaires serait celui d’une alliance néomanagériale sous la direction des cadres.
L’autonomisation des cadres face aux capitalistes peut-être gradualiste ou révolutionnaire. Les deux ont échoué du fait du succès des classes capitalistes. La voie social-démocrate a été gradualiste. Dans l’alliance des cadres avec les couches populaires, il y a aussi une histoire d’alliance révolutionnaire. Le projet mettait en avant l’émancipation des travailleurs et l’efficacité de l’organisation économique et sociale ; la planification centralisée devant se substituer à l’ordre capitaliste. Le progrès dans l’organisation de la socialisation l’a emporté sur le progrès social. Les cadres ne réussirent pas à réformer la société ou ne le voulurent pas. L’échec du soviétisme est lié au passage du cadrisme politique révolutionnaire au cadrisme bureaucratique conservateur. La nouvelle classe dirigeante, à partir des cadres politiques techniques et bureaucratiques, résulte, suivant la formule de Trotsky, du substitutisme des classes dominées par leurs élites. Cette bourgeoisie d’État organise le basculement au néolibéralisme et en retire des avantages considérables pour les dirigeants.
Le compromis social de l’après-guerre a modifié les formes de la propriété capitaliste. D’où la contre-révolution néolibérale. Il y a une possibilité de nouvelle phase du capitalisme, la transition du néolibéralisme au néomanagérialisme. Elle correspond à une logique cadriste en symbiose avec les classes capitalistes. L’échec des alliances avec les couches populaires marque la classe des cadres malgré leur intérêt à s’autonomiser par rapport aux capitalistes.
L’enjeu des affrontements politiques qui accompagnent la montée en puissance des cadres concerne les alliances avec les autres classes. Du point de vue de l’émancipation sociale, il y a deux alliances possibles : une alliance à droite avec le renforcement des cadres dans leur alliance avec les capitalistes ; une alliance de gauche autour de l’amélioration de la situation des couches populaires. Cette bifurcation peut se prolonger pour la transition au-delà du capitalisme. Un nouveau compromis de classes, liant cadres et couches populaires, reposerait au départ sur le leadership économique et politique des cadres ; mais il ne serait possible que grâce à la force des luttes populaires. Les cadres ne feront pas spontanément le choix de la gauche. Il faut pour cela la pression des luttes populaires renouvelées. L’opportunisme de classe des cadres dépend des luttes des classes et des luttes populaires.
Le livre s’attaque directement à l’avenir des sociétés états-unienne et européenne. Il aborde rapidement les changements de l’arène internationale et l’érosion de l’hégémonie des vieux centres. Il montre que de nombreux changements sont en cours dans les périphéries en résistance ou en progression. Il n’insiste pas sur les conséquences qualitatives du poids du changement géopolitique sur les évolutions économiques.
Aux États-Unis et en Europe, les droites convergent pour faire peser sur les classes populaires le poids de la crise. Il y a aussi des divergences. Les auteurs différencient la finance anglo-saxonne marquée par l’activisme actionnarial, le contrôle par les réseaux de propriété, le cœur du capitalisme mondial formé de 147 sociétés et l’hégémonie des États-Unis. La prolongation du néolibéralisme aux États-Unis peut s’appuyer sur la baisse des coûts du travail et la flexibilité et des coûts de l’énergie avec les gaz de schiste. Le rôle croissant des cadres dans les instances centrales pourrait renforcer leur place dans un compromis avec les propriétaires, comme le suggèrent les mesures prises après 2008 sur les distributions de dividendes et contre les rachats de leurs actions par les grandes banques.
Les auteurs abordent l’Europe à l’épreuve du néolibéralisme et s’attachent aux singularités européennes, à l’industrialisme à l’allemande et à la financiarisation à la française. Ils mettent en avant l’hybridité néolibérale et néomanagériale et le renforcement des réseaux de gestion européens. Au-delà des contradictions entre propriétaires et gestionnaires, ils pointent l’accord des classes dirigeantes et l’alliance des droites contre les classes populaires pour imposer l’austérité.
La proposition est de réussir en Europe le compromis à gauche, de le préserver et de le dépasser. Il s’agit de rassembler les trois gauches radicales : la gauche économique et sociale ; la gauche écologiste et la gauche de transformation par les alternatives concrètes. Le projet est de briser l’hégémonie financière, de reconquérir l’autonomie de la gestion, de reconquérir l’autonomie des politiques dans la mondialisation
L’alliance inter-classes peut-être gradualiste ou révolutionnaire. La question du pouvoir est centrale. Comment le prendre face aux capitalistes et leurs alliés ? Comment ici et maintenant briser l’alliance entre les capitalistes et les cadres ? Comment éviter que l’histoire se répète et que les cadres ne forment une nouvelle classe dirigeante et acceptent l’alliance avec les capitalistes ? La démocratie prend plusieurs dimensions ; l’autonomie des couches populaires, la démocratie interne aux classes de cadres, la démocratie étendue. Le projet est de conduire aussi loin que possible la séparation entre capitalistes et cadres pour aller jusqu’à la suppression de la propriété capitaliste. Ensuite et en même temps, mettre sur les rails le dépassement du rapport cadriste. La grande bifurcation est celle qui partage l’effacement des rapports de classes ou leur perpétuation. Plutôt que de définir une stratégie par rapport à un horizon idéal dans un lointain avenir, il faut se positionner aujourd’hui par rapport aux bifurcations actuelles. La transition est un cheminement, le futur n’est pas écrit et les choix dans le présent commandent l’avenir.
Plusieurs interrogations se dégagent. Quelle phase de la mondialisation capitaliste pourrait succéder au néolibéralisme ? Existe-t-il une nouvelle classe montante qui pourrait se différencier des capitalistes ? Quelles sont les alliances possibles pour les couches populaires ? Comment tenir compte de l’histoire et de la tentative d’une réponse révolutionnaire dans l’alliance entre les cadres et les couches populaires ? Quelles sont les marges de liberté aux États-Unis et en Europe ? Voilà des questions essentielles qui viennent enrichir le débat politique actuel.