Cinquante ans d’éducation populaire et de résistance à la dictature

Entretien réalisé par Marilza De Melo-Foucher, à l’occasion du cinquantenaire du coup d’État militaire au Brésil
vendredi 23 mai 2014, par Aparecida Horta *

La génération à laquelle j’appartiens, née autour des années quarante, a vécu sa jeunesse et son début d’âge adulte sous la dictature qui a dominé le Brésil de 1964 à 1984. Notre début d’apprentissage de la vie démocratique s’est fait sous une apparente ouverture politique qui se mit en place à la fin des années 1970, de façon progressive, lente et articulée. Cependant, ce moment politique s’installait comme une transition négociée avec les anciens dictateurs, qui d’ailleurs se sont accordé une auto-amnistie pour leurs crimes d’usurpation de pouvoir, de tortures, de morts et de disparitions des opposants politiques. Cette transition négociée a permis également la réalisation d’élections indirectes qui se sont déroulées en 1985.

Si nous réfléchissons sur l’héritage de ces vingt et un ans de régime dictatorial au Brésil, nous verrons que ces deux décennies, pendant lesquelles nous étions absolument contraints au silence et privés de toute participation politique, ont été marquées profondément par la dépendance du pays à l’égard du capital étranger. Dans ce contexte, nous avons pu être témoins de différents phénomènes sociaux :

  • Concentration des terres et capitalisation des campagnes où, soudain, les paysans se sont retrouvés obligés d’abandonner leurs terres et d’aller s’entasser dans les périphéries des grandes villes.
  • Privatisation de l’éducation et dévalorisation des professeurs par la réduction salariale imposée.
  • Diminution salariale intense.
  • Répression de toutes les grèves ouvrières.

En plus de tout cela, une persécution horrible de tous ceux qui participèrent aux mouvements de résistance, ce qui aboutit à des milliers de Brésiliens torturés, emprisonnés, morts ou disparus.

La dictature civile-militaire a empêché les Brésiliens d’avoir la possibilité d’implanter les réformes de base qui faisaient partie du programme du gouvernement du Président João Goulard et qui avaient l’appui populaire. Elle a également tué les mouvements culturels populaires, arrêté la campagne nationale d’alphabétisation qui prétendait se développer à partir de l’inspiration de Paulo Freire, qui lui-même fut emprisonné et exilé. Elle a annulé les propositions de réforme urbaine et agraire, ainsi que le contrôle sur les profits réalisés par les entreprises étrangères installées au Brésil. Elle nous imposa un retard de vingt et un ans, accentuant les inégalités sociales, le chômage, la question cruciale du logement dans les grandes villes, étouffant notre culture au profit de la culture nord-américaine diffusée par les médias. En même temps, elle a renforcé avec sa politique les secteurs conservateurs et réactionnaires, préoccupés des intérêts des propriétaires terriens, des entrepreneurs, des banquiers et des monopoles internationaux.

Malgré toute la répression et le contrôle répressif exercé dans les années 1970, les mouvements sociaux ont commencé à se réorganiser. Les communautés ecclésiales de base inspirées par la Théologie de la libération se sont multipliées, et divers centres d’éducation populaire ont surgi, qui ont été les protagonistes, au cours de ces années, de la création d’importants mouvements qui revendiquaient logement, santé, éducation, et qui participaient également à la lutte pour la re-démocratisation et pour l’amnistie. J’ai pu intégrer un de ces groupes d’éducation populaire dans l’Institut Sedes Sapientiae à São Paulo à partir de 1979 et, ainsi, j’ai accompagné de près tous les défis rencontrés par les éducateurs populaires au cours de ces trente dernières années.

Le travail d’éducation populaire a certainement été l’un des facteurs qui permit la victoire des candidats de gauche au parlement et au pouvoir exécutif. C’est ce qui a permis de faire éclater la structure rigide du régime réactionnaire mis en place et alimenté tout au long de notre histoire. Sans aucun doute, ce fut déterminant, par exemple, pour l’élection de Luiza Erundina à la mairie de São Paulo en 1988, et de Luiz Inácio da Silva, Lula, comme président en 2002, après un très long cheminement de plus de dix ans. Diverses personnalités de gauche étaient également élues soit à des postes au niveau législatif, soit comme préfets ou maires, quelques-unes, d’ailleurs, ayant travaillé dans l’éducation populaire. Dans ces moments-là, l’enthousiasme et le travail de la militance compensaient de loin le manque de matériel pour les campagnes.

Dans cet effort pour contribuer à la construction d’une démocratie dans notre pays, tout en garantissant la participation des ouvriers et des paysans, le défi lancé aux éducateurs populaires n’a pas été mince quand est survenue la chute du Mur de Berlin, suivie de la crise et de la décadence du socialisme dans les pays de l’Europe orientale et en Union soviétique. Après un moment de perplexité, est vite apparu un nombre considérable de doutes et de questions. Mais la décennie 1990 apporta de nouveaux défis avec l’implantation de la politique néolibérale, principalement lors des deux gouvernements de Fernando Henrique Cardoso, avec tout le changement qu’il provoqua quant à la question du travail et des politiques de privatisations. Il y eut beaucoup de mobilisations populaires, d’efforts des éducateurs pour comprendre ce que signifiaient globalisation, « consensus de Washington », néolibéralisme, et faire en sorte que tous comprennent. Se sont organisées des campagnes questionnant l’énorme dette externe du pays, d’autres campagnes contre la privatisation, principalement da Vale do Rio Doce et de la Pétrobras, et également, contre l’entrée du Brésil dans l’ALCA (Aire de libre commerce des Amériques, créée par les États-Unis, visant les pays de l’Amérique du sud), etc. Ce furent des années de questionnements sur le fondement de l’éducation populaire en même temps que de nombreuses réflexions sur sa relation avec l’État, une fois que nos organisations eurent été invitées à participer à des politiques publiques : il y eut donc de nombreuses discussions pour savoir si c’était correct ou non de participer.

L’apparition du Forum social mondial a été très importante et représenta un espace pour la discussion de nos utopies futures. Si le socialisme réel ne se montrait pas capable de construire un monde nouveau, le néolibéralisme représentait un échec total pour répondre aux maux produits par le capitalisme dans les sociétés contemporaines. Bien au contraire, il sut seulement aggraver ces maux, multipliant la pauvreté, le chômage, l’inégalité et la violence sociale dans le monde entier. À partir du forum social, surgirent de nouvelles approches des questions écologiques et la proposition de construire une économie durable et solidaire.

Ces thèmes ont commencé à faire l’objet de réflexion et de travail de beaucoup d’entités à partir des années 2000, en lien avec l’apparition de mouvements sociaux quant aux questions de genre, d’ethnie, d’orientation sexuelle. Surgirent aussi de nombreuses expériences d’économie solidaire, non seulement pour affronter le chômage, mais surtout pour permettre de vivre à partir d’une activité économique basée sur l’effort collectif et solidaire des travailleurs.

Le travail éducatif développé par le mouvement des « Travailleurs ruraux sans terre » est devenu un paradigme pour ceux qui pensent l’éducation populaire comme instrument de transformation sociale et comme forme de conscientisation des travailleurs.

Aujourd’hui, la complexité sociale et politique de notre pays montre l’importance de développer des actions pour défendre les droits de l’homme, des actions de formation des jeunes menacés par le chômage et les drogues, des actions de combat contre la violence sociale, la violence contre les femmes, la violence domestique et plus grave encore la violence policière, héritage que nous affirmons venir tout droit de la dictature. Avec l’augmentation de la violence sociale, surgirent aussi des initiatives de travail cherchant une justice réparatrice qui puisse rendre la paix aux familles détruites par la perte d’êtres chers. Le mouvement d’alphabétisation, qui a été une proposition antérieure au Golpe, s’accentua au cours de ces dernières décennies et continue actuellement avec l’effort complémentaire des politiques publiques de l’enseignement pour atteindre jeunes et adultes ayant besoins d’être alphabétisés.

Au long de presque douze ans de gouvernement Lula et Dilma, les individus engagés socialement ont compris qu’avoir le gouvernement ne signifie pas avoir le pouvoir, et ont pris conscience de l’importance de continuer à faire pression pour obtenir les réformes. Les mouvements pour acquérir une parcelle de terre, un logement, les mouvements indigènes et autres groupes manifestent systématiquement en défense de leurs droits. Il y a également d’autres mouvements qui apparaissent avec des mots d’ordre et des formes différentes d’organisation, comme par exemple le mouvement pour le passe « livre-billet-gratuit » entre des correspondances de transports collectifs ou la levée sociale de la jeunesse.

Aujourd’hui plus que jamais, le travail d’éducation populaire est nécessaire pour faire contrepoids aux secteurs qui désirent annuler les conquêtes obtenues dans la dernière décennie, et qui bénéficient de l’appui des moyens de communication pour propager leurs critiques et leur désinformation. Ils sont encore peu nombreux et bien timides, ceux qui osent défendre ouvertement un Golpe contre le gouvernement, mais tout ceci peut grandir très vite, si la population n’a pas d’instruments qui lui permettent de comprendre comment fonctionnent les engrenages d’une société injuste et inégale. Mais, davantage encore, quand les gouvernants du Parti des travailleurs (PT) ne créent pas une politique de communication qui leur permettrait de répondre aux successifs mensonges et aux campagnes diffamatoires menées par les médias.

Ce fut justement un procès criblé d’irrégularités et de mensonges qui jeta en prison deux compagnons, deux leaders nationaux du PT qui ont participé à la résistance contre la dictature. C’est contre eux que se déclencha la vindicte la plus grossière, la plus infâme que les moyens de communication pouvaient répandre. Cette situation exige que nous dénoncions et que nous soyons solidaires de José Dirceu et de José Genoíno.

Comme ces compagnons emprisonnés injustement, je fais partie d’une génération qui, depuis les années 1960, cherche à construire un monde plus juste et solidaire. Les générations futures devront continuer ce travail. Souhaitons que la connaissance de notre expérience, de nos erreurs et de nos réussites leur permette de réussir. Cette connaissance du passé fondée sur notre mémoire politique est indispensable pour garantir la démocratisation de notre pays.

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