Pour chacun de ces scénarios, il s’agit, d’abord, de dessiner de façon précisément argumentée une perspective pour conduire, – en reprenant en français le terme allemand de « Energiewende » – le nécessaire « tournant énergétique » que, sous peine de catastrophe assurée, nos sociétés doivent prendre. Pour des économies construites sur les énergies fossiles carbonées et des sociétés accoutumées à en user sans retenue, remettre en cause la structure thermique et non renouvelable de leur système électrique constitue une mutation fondamentale. Cela d’autant plus que cette transformation s’accompagne d’une perspective structurelle de transferts d’usage, qui vont tous reposer sur une utilisation accrue de l’électricité : mobilités électriques, développement d’une filière hydrogène issue de l’hydrolyse, interdiction à venir de l’utilisation du gaz et du fioul pour le chauffage des logements neufs… La décarbonation de nos économies passera assurément par le développement de l’usage de l’électricité.
Examiner attentivement ces scénarios, comparer entre elles les images du futur différentes, voire très différentes, qu’ils proposent pour le système électrique, c’est donc s’efforcer de discerner les contours d’une évolution qui sera essentielle. C’est précisément parce qu’elle engage fortement et durablement notre avenir collectif qu’il restera évidemment à la soumettre à une validation démocratique. Pour que cette validation puisse être effective, encore faut-il qu’elle soit, au préalable, dûment informée. Mettre en question, afin de pouvoir ensuite mettre en débat. C’est de cela qu’il s’agit ici et de rien d’autre : comparer entre eux trois regards si différents, quand il n’y aura pourtant qu’une seule transition.
Le scénario négaWatt s’inscrit, et cela est resté inchangé depuis son origine, dans une perspective qui est à la fois de disparition à terme rapproché de la source nucléaire et d’un 100 % de renouvelables dans la production d’électricité à l’horizon 2050. À l’heure où l’Ademe a réactualisé son scénario 2050 [3] de 2014 et, plus récemment, dans une nouvelle publication, déplacé son horizon terminal à 2060 [4], et dans ces deux derniers cas maintenu une production nucléaire d’électricité jusqu’à 2050 – et même dans le dernier, au-delà ; au moment où le Cired optimise le mix en faisant jouer à la flexibilité du nucléaire un rôle de substitut partiel au stockage, il peut assurément être utile pour le débat citoyen qui doit s’engager de comparer des chemins aussi différents.
L’approche de négaWatt et celle des scénarios de l’Ademe diffèrent donc par leur nature. Pour la première, il s’agit de choix volontaristes dont on tire les conséquences en termes de trajectoire, sans que les coûts économiques qu’ils génèrent soient en rien considérés. Pour les seconds, il s’agit, au contraire, de construire une trajectoire qui permette tant d’optimiser le système électrique proprement dit, que de minimiser les coûts économiques qu’elle induit. Quant à l’étude du Cired, si elle vise elle aussi l’optimisation, elle construit une image optimisée d’un mix électrique possible et en donne la traduction économique, sans toutefois se préoccuper de la trajectoire qui y conduit.
Trois approches bien distinctes, trois regards différents donc, mais, pour finir, il n’y aura bien qu’une seule transition électrique ; c’est assez dire qu’il restera à choisir, si possible attentivement, le chemin à emprunter…
1. Des hypothèses technico-physiques optimistes
1.1. NégaWatt : un calendrier de transition impossible à soutenir
NégaWatt : un scénario de sobriété
NégaWatt est en fait une suite de publications successives d’un scénario grosso modo resté constant dans son projet ; je me réfère ici au dernier publié à ce jour (été 2021), celui de 2017.
Avec ce quatrième scénario négaWatt, qui vise à définir une trajectoire 2017-2050, il s’agit de couvrir l’intégralité des besoins énergétiques par des renouvelables à l’horizon 2050. Il est construit à partir d’une analyse qui, très explicitement, se veut strictement technico-physique, aussi les considérations économiques y sont-elles d’entrée exclues : « Sur le plan économique, le réalisme consiste paradoxalement à s’affranchir des limites imposées par les règles actuellement reflétées dans les modèles d’analyse macro-économique. Basées sur des prix qui ne reflètent pas les externalités et sur des logiques essentiellement court-termistes, celles-ci constituent souvent un obstacle à la mise en œuvre des actions nécessaires. C’est la raison pour laquelle le scénario négaWatt est construit sur la base d’un modèle purement physique. »
Quant à son contenu, comme l’indique la synthèse :
- La sobriété et l’efficacité sont les clés de l’inflexion de la demande
« Grâce aux actions de sobriété et d’efficacité qui se traduisent par la suppression des gaspillages, la consommation d’énergie finale en 2050, au terme du scénario négaWatt 2017, est réduite de moitié et l’énergie primaire de 63 %. »
- Une confirmation : le “100 % renouvelables” est possible dès 2050
« Il est possible de couvrir la totalité des besoins énergétiques de la France par des sources renouvelables à l’horizon 2050. (…) Les énergies fossiles importées ne servent plus qu’à des usages non énergétiques. Le fonctionnement des 58 réacteurs nucléaires actuels [5] n’étant pas prolongé au-delà de la quatrième visite décennale (environ 40 ans), le dernier d’entre eux est arrêté en 2035. »
Au moins autant que le développement d’un nouveau mix d’offre énergétique, négaWatt est donc avant tout construit autour d’un chemin de constriction massive de la consommation d’énergie, que ce soit par sobriété ou par efficacité.
Elle est, en effet, un peu plus que divisée par deux d’ici à 2050. Combiné à une croissance de la population que les projections Insee, reprises par négaWatt, font passer de 65 à 72 millions en 2050, cela revient en fait à ramener la consommation d’énergie finale par tête au 1/3 de ce qu’elle est actuellement.
Le développement accéléré des énergies renouvelables intermittentes est concentré sur la période 2020-2040 pour l’éolien ; il décolle véritablement après 2020 et est continu jusqu’en 2050 pour le solaire photovoltaïque (PV) (cf. Graphiques suivants).
Terrestre AG = ancienne génération ; NG = nouvelle génération
Ce volontarisme conduit, in fine, à la disparition des sources d’électricité autres que renouvelables, le nucléaire en premier lieu, qui disparaît en 2035, mais aussi les carburants et combustibles liquides ou gazeux d’origine fossile, peu à peu ramenés à zéro et auxquels des combustibles gazeux renouvelables sont partiellement substitués. Si l’électricité affirme sa place au sein des vecteurs d’énergie consommée, d’autres formes renouvelables d’énergie (méthanation, méthanisation, biomasse, biocarburants…) prennent peu à peu une place très fortement croissante, au détriment des carburants et combustibles liquides.
Même si l’ambition de ses promoteurs est grande et si le scénario a été complété au fil du temps et de ses versions successives, il souffre néanmoins de lacunes notables. Je ne reprendrai pas ici le détail des remarques qui peuvent lui être opposées, pour me concentrer sur les deux points qui me paraissent essentiels :
- Le calendrier de transition qui est proposé est impossible à tenir ; ce qui, de fait, remet en cause le scénario lui-même ;
- Le complexe technico-industriel qu’il est proposé de développer pour l’électricité (éolien + solaire PV + « power to gas ») est pour le moins problématique ; ce qui empêche de réaliser les objectifs de production qui sont projetés.
Un calendrier accéléré de montée en charge des EnR
Lorsqu’on l’examine, le calendrier de transformation de négaWatt est extrêmement resserré, l’essentiel se jouant par la force des choses entre aujourd’hui (2021) et 2035, fin annoncée du nucléaire.
La force des choses, car la fin du nucléaire en 2035 est la contrainte que se fixe a priori négaWatt et autour duquel il est construit.
Or ce tempo est rapide, il l’est même excessivement, car les rythmes de montée en charge sont largement hors d’atteinte. On s’en tiendra ici à l’examen du cheminement des prochaines années, soit 2020-2035.
Sur le solaire PV, l’ambition de négaWatt suppose une rupture dans le rythme de la montée du parc : installation de 4,5 MW supplémentaires par an sur 2020-2035, alors que le rythme des cinq dernières années est de 0,8 MW et que le dernier scénario de l’Ademe se fixe une limite à 3 GW d’installation annuelle pour le solaire PV. Au demeurant, à raison d’environ 8 m2/kW de puissance installée, passer de l’existant à 76 GW en 2035 suppose d’installer plus de 500 km2 de panneaux supplémentaires, alors que l’existant ne représente que de l’ordre de 72 km2 et que le projet d’une « ferme solaire » sur le Larzac a suscité la levée de boucliers que l’on sait…
Pour ce qui est de l’éolien terrestre, le problème n’est pas tant la montée en charge du parc (1,6 MW installés par an pour négaWatt ; contre 1,4 MW au cours des cinq dernières années) que la difficulté qu’il y a désormais à faire aboutir les nouveaux projets. Passer de 16 à 40 GW d’éolien terrestre d’ici à 2035, c’est être en devoir d’installer entre 12 000 (si 2 MW classique, dits d’ancienne génération) et 8 000 machines (si de « nouvelle génération » de 3 MW) supplémentaires ; soit respectivement, entre 800 et 550 par an sur la période.
La nécessité d’un volontarisme affirmé dans la sobriété
Encore ce volontarisme dans le développement des sources d’énergie renouvelables intermittentes ne suffit-il pas à combler le gap par rapport à la demande aujourd’hui existante. Selon négaWatt, son scénario, pourtant très volontariste, aboutit en effet à produire de l’ordre de 206 TWh d’électricité en 2035 [6], à comparer aux quelques 530 TWh consommés en 2019. Pour que le scénario puisse être bouclé, il manque donc sensiblement plus de 300 TWh, soit plus de 60 % de la consommation actuelle…
Pour que ce bouclage puisse se faire, il faut donc un volontarisme très important en matière de sobriété et d’efficacité énergétique et donc transformer à marche forcée les comportements de consommation, ou forcer la diffusion de techniques déjà existantes : isolation du parc immobilier à un rythme dont on ne voit pas qu’il puisse être atteint, généralisation des véhicules électriques, ferroutage, chauffage électrique par pompe à chaleur remplaçant les radiateurs à effet Joule, arrêt de la décohabitation résidentielle… Ce qui est dit pour le résidentiel, suffit à montrer le volontarisme débridé de la démarche et sa normativité : « Stabilisation de la surface moyenne de logement par occupant au niveau actuel de 42 m2 par personne. Outre les évolutions sur la taille et la typologie des logements neufs, cette projection tient compte de la mise en œuvre de politiques incitatives visant à maintenir le taux de cohabitation à son niveau actuel, en encourageant par exemple la colocation d’étudiants ou l’hébergement de jeunes travailleurs chez des personnes âgées. Ce facteur joue énormément sur le nombre de nouveaux logements nécessaires : la poursuite de la dynamique actuelle de décohabitation nécessiterait la construction d’environ 2 millions de logements supplémentaires par rapport à une hypothèse de stabilisation. La construction de bâtiments neufs permet de leur appliquer une meilleure performance énergétique ».
On ne peut certes qu’abonder dans le sens de négaWatt sur quasiment tous ces points ; il reste toutefois, que la possibilité de réaliser en un temps aussi court les inflexions fortes qui sont simultanément requises laisse pour le moins dubitatif. Car, si prises isolément, chacune ou presque de ces évolutions – qu’elles concernent la production, les économies ou l’efficacité énergétique côté demande –, ne peut qu’emporter une approbation de principe ; si les transformations requises peuvent connaître un début de traduction dans les faits, il n’en demeure pas moins que l’ampleur comme la rapidité des évolutions simultanément demandées dans tous les domaines – faute de quoi le scénario ne peut se boucler et perd toute cohérence – paraît d’une probabilité nulle. En somme, il suffirait de presque rien pour que l’on puisse être convaincu : que le tempo soit ralenti et que, de ce fait, les échéances, inatteignables en l’état, soient décalées dans le temps. Il se trouve que c’est impossible, sauf à remettre en cause le scénario lui-même.
Un scénario construit autour de la fin programmée du nucléaire en 2035
La raison de cette impossibilité est simple et d’ailleurs clairement explicitée dans la synthèse :
« Entre son besoin de fonctionner “en base”, c’est-à-dire à un niveau stable [7], la taille unitaire de chacun des 58 réacteurs en service, d’une puissance de 900 MW à 1 450 MW, et l’effet de falaise dû à leur âge, 80 % du parc ayant été mis en service en moins de 10 ans, le parc nucléaire ne s’ajuste pas facilement. Sa fermeture doit être planifiée (…) Le choix va devoir se faire dans les prochaines années, alors que les réacteurs vont les uns après les autres atteindre l’échéance de leur quatrième visite décennale (VD4) et que l’autorisation de poursuivre leur fonctionnement devrait être soumise à la réalisation de travaux potentiellement très coûteux. Compte tenu des risques associés et des alternatives, ces investissements ne sont pas réalisés dans le scénario négaWatt : cette prolongation, présentée comme un moyen de donner du temps à la transition énergétique, conduirait en réalité à la retarder. Au final, aucun des 58 réacteurs ne se trouve ainsi prolongé dans le scénario négaWatt. Leurs fermetures sont un peu lissées, par anticipation de l’échéance de la VD4, jusqu’à la dernière fermeture, projetée en 2035. »
Autant dire que la fin programmée du nucléaire d’ici à 2035, – qui avec 380 TWh en 2019 représente près de 72 % des 529,4 TWh d’électricité produite – oblige à un tempo accéléré. Trop accéléré, on vient de le voir, pour pouvoir être considéré comme crédible, mais, à défaut, c’est le scénario lui-même qui serait alors en cause.
En effet, compte tenu de la démographie des centrales (cf. Graphique ci-dessus), l’échéance de la quatrième visite décennale (VD 4) s’approche inéluctablement, voire est d’ores et déjà dépassée pour certaines. Il faut alors choisir : soit on ferme chacune des centrales à la veille de son quarantième anniversaire, c’est-à-dire demain, soit on se condamne à les prolonger – toutes ou certaines –, comme le font tant les scénarios de l’Ademe que la simulation du Cired. Encore faut-il avoir à l’esprit que les bientôt quadragénaires ont été a priori construites pour durer 30 ans, puis été prolongées après travaux de rénovation au début des années 2000, pour être arrêtées en principe à 40 ans. Les prolonger au-delà suppose d’engager des travaux lourds et coûteux, connus sous le nom générique de « grand carénage », opération dont le coût a été chiffré à 55 Md€ pour l’ensemble du parc. De tels investissements, qui concernent des équipements lourds, ne s’amortissent pas en une seule décennie. Autant dire qu’envisager la possibilité de la quatrième visite, et donc de prolonger les centrales au-delà de leurs 40 ans par les travaux de « grand carénage », revient à accepter que les centrales concernées puissent aller jusqu’à la veille de leur soixantième anniversaire, pour autant qu’elles passent par la suite la VD5 et reçoivent alors l’aval de l’ASN. Soit, non pas seulement que le nucléaire existant puisse aller au-delà de 2035, mais bien puisse perdurer et ainsi subsister – quel que soit le niveau que l’on décide alors de retenir – au-delà de 2050…
Il faut donc choisir : soit les centrales ne vont pas à la VD4 et tout est fini au plus tard en 2035 ; soit il faut envisager que le nucléaire soit encore présent au-delà de 2050. Il n’y a pas de moyen d’échapper à cette alternative, objectivement fixée par la démographie des centrales.
Le choix de négaWatt est parfaitement et clairement explicité : « La fermeture des réacteurs avant tout investissement dans la prolongation de leur durée de vie au-delà de leur quatrième visite décennale conduit à un arrêt complet de leur production en 2035. »
Ce choix n’est pas celui de l’Ademe, qui maintient une part de nucléaire au-delà de 2050. À cela une raison assez simple, que montre la variante « fermeture des centrales à 50 ans » [8] de son scénario 2020-2060. Dans ce cas, en effet : « le seuil de 30 GW est franchi [à la baisse] dès 2035, ce qui rend nécessaire le développement de capacités gaz supplémentaires. En comparaison à la trajectoire de référence, les émissions françaises de CO2 sont supérieures de 15 Mt/an sur 2040-2049 et le coût de production d’électricité de 1 à 3 Mds€ suivant les années ». C’est d’ailleurs aussi le diagnostic de RTE dans son scénario RTE 2019 d’accompagnement de la loi de programmation énergétique : « La fermeture d’un nombre important de réacteurs nucléaires (de l’ordre de vingt-quatre) doit être accompagnée par une forte accélération du développement des énergies renouvelables et de la construction de nouvelles centrales au gaz (plus de 11 000 MW) pour atteindre l’objectif de 50 % de production nucléaire, fixé par la loi de transition énergétique ». Comme le conclut de son côté le scénario 2020-2060 de l’Ademe : « dans le cas ’sortie automatique à 50 ans” pour lequel une quinzaine de GW supplémentaires de gaz sont nécessaires, la part du gaz représente environ 12 % de la production d’électricité en 2040 » ; elle est inférieure à 3 % dans les autres variantes…
C’est d’ailleurs ce que montre aussi l’exemple de « l’Energiewende » allemande. En effet, la double perspective de la fermeture des dernières centrales nucléaires et des centrales au lignite et au charbon rend les perspectives quelque peu tendues pour les opérateurs du réseau allemand. Les quatre gestionnaires de réseau (Tennet, Amprion, TransnetBW et 50Hertz) ont ainsi publié en mars 2017 une étude qui montre que, pour éviter de grosses difficultés, il faudrait que 22 GW de centrales au gaz soient rapidement installés ; ce qui d’ailleurs explique la ferme volonté allemande de construire le gazoduc Nord-Stream 2...
Forcer le tempo de la fermeture du nucléaire, revient à s’obliger à lui substituer des capacités gaz supplémentaires. Pour la France, cela conduit donc nécessairement à recarboner le mix. La double ambition que se fixe négaWatt - pas de nucléaire au-delà de 2035, 100 % renouvelables en 2050 -, rend donc impossible de desserrer la contrainte de calendrier et fixe en conséquence le tempo. Par quelque bout qu’on le prenne, la production, la sobriété dans la consommation ou le contenu carbone du mix, le cheminement proposé par négaWatt est impossible à soutenir.
1.2. Les facteurs de charge en question
Au-delà de ce premier aspect, négaWatt comme le Cired s’appuient sur des complexes technico-industriels qui sont passablement problématiques. Faute de pouvoir tous les développer ici, je me bornerai dans cet article à relever celui qui est le plus simple à synthétiser : celui du facteur de charge.
La question du facteur de charge se pose pour toute source productrice d’énergie électrique. Il ne suffit en effet pas d’installer une puissance nominale donnée pour avoir de l’électricité, encore faut-il tenir compte du temps effectif pendant lequel la source est productive. On appelle facteur de charge le rapport entre la production effective et la production théorique à pleine puissance, soit :
Facteur de charge = Production annuelle constatée (en Wh) / Puissance crête (en W) x 365 jours x 24 heures
Ce facteur est une caractéristique relativement stable, dont l’ordre de grandeur est propre à chacune des différentes sources et au territoire d’implantation considéré ; il est aussi fonction de l’efficacité technologique spécifique de la machine concernée : le nucléaire nécessite des arrêts d’entretien ou de recharge, l’éolien demande du vent (mais pas trop), quant au solaire, il ne peut évidemment pas fonctionner la nuit et est plus productif au Sud que dans les brumes nordiques, en été qu’en hiver … et toutes les sources peuvent être soumises à des aléas.
1.2.1. NégaWatt : des facteurs de charge trop optimistes pour les deux éoliens
Tableau 1
a) Le constaté (1) : la situation de la France en 2019 (bilan RTE)
Puissance installée en fin d’année (en GW) | Production (en TWh) | Facteur de charge moyen sur l’année (en %) | |
---|---|---|---|
Eolien terrestre | 16,5 | 34,1 | 24,7 % |
Solaire PV | 9,4 | 11,6 | 13,5 % |
Nucléaire | 63,1 | 379,5 | 68,7 % |
-b) Le constaté (2) : la situation de l’Allemagne en 2019
Puissance installée | Production | Facteur de charge | |
---|---|---|---|
Eolien terrestre | 54,0 | 101,3 | 21,4 % |
Eolien offshore | 7,5 | 24,7 | 37,6 % |
Solaire PV | 49,2 | 47,5 | 11,0 % |
-c) La situation en France en 2050, selon négaWatt
Puissance installée | Production | Facteur de charge | |
---|---|---|---|
Eolien terrestre | 49,5 | 131 | 30,2 % |
Eolien offshore | 27,8 | 115 | 47,2 % |
Solaire PV | 135,7 | 147 | 12,4% |
-d) La situation de la France en 2050 aux facteurs de charge de 2019
Puissance installée (négaWatt) | Facteur de charge (constaté 2019) | Production | |
---|---|---|---|
Eolien terrestre | 49,5 | 24,7 % | 107,1 |
Eolien offshore | 27,8 | [9]37,6 % | 91,6 |
Solaire PV | 135,7 | 13,5 % | 160,5 |
Or, les taux de charge implicites [10] de l’éolien terrestre comme offshore de négaWatt (cf. Tableau 1 c) de négaWatt sont d’un optimisme certain, du moins au regard du constaté (cf. Tableau 5 a et b), même en tenant compte d’une éventuelle montée en puissance des éoliennes à venir. En effet, un facteur de 30,2 % est espéré pour l’éolien terrestre, contre 24,7 % (France) et 21,4 % (Allemagne) constatés ; quant à l’offshore, négaWatt espère 47,2 %, alors que le constaté en Allemagne est de 37,6 %. Les écarts sont donc franchement conséquents et témoignent d’un optimisme sans doute quelque peu excessif.
Ainsi, lorsque l’on reconstitue la production électrique de 2050 avec la puissance installée proposée par négaWatt mais les facteurs de charge constatés en 2019 (cf. Tableau 1 d), il manque alors une grosse trentaine de TWh, soit l’équivalent de la production de… quelque 7 800 éoliennes de 2 MW et quasiment celle du parc actuel ; soit aussi, près de 7 % des 497 TWh de production électrique prévue en 2050. Le compte n’y est donc pas.
À vrai dire, entre amélioration promise de l’efficacité des nouvelles installations et dégradation inéluctable de la « qualité » du vent ou de l’ensoleillement, du fait de l’implantation dans des sites de moins en moins favorables, il n’est guère évident que l’amélioration espérée soit au rendez-vous. C’est en tout cas la leçon que l’on peut tirer des évolutions enregistrées au cours de la dernière décennie sur l’ensemble des « énergies décentralisées » : en dépit des évolutions techniques, le taux de charge des énergies décentralisées s’est dégradé au fil du temps et de la montée des EnR variables intermittentes (cf. graphique ci-dessous [11]).
Source Enedis
1.2.2. CIRED : des facteurs de charge survitaminés
Si négaWatt fait appel pour 2050 à des taux qu’il faut discuter en détail, ceux estimés par le Cired pour les EnR leur sont encore supérieurs. Aussi, apparaissent-ils dans l’ensemble très largement au-dessus des estimations plausibles, cela d’autant plus qu’il s’agit ici d’un horizon qui n’est pas défini, mais dont la consommation d’électricité est celle attendue en 2035 par la PPE, et non plus 2050.
L’écart entre ces facteurs de charge et ceux constatés est tel (cf. Tableau 2, ci-dessous) que des explications sont nécessaires, car il est assez difficile d’imaginer pouvoir se satisfaire de celles cursivement fournies par les auteurs : « Les facteurs de capacité obtenus pour l’éolien terrestre sont supérieurs à ceux constatés par RTE pour les parcs existants, du fait du recours à de nouvelles éoliennes qui captent mieux les vents moyens que les modèles aujourd’hui installés. ».
Tableau 2. Taux de charge estimés par l’étude du Cired et effectivement constatés
Cired2035 | Constaté2019 | |
---|---|---|
Eolien offshore | 53 % | 37,6 %* |
Eolien terrestre | 32 % | 24,7 % |
Solaire PV | 16 % | 13,5 % |
Nucléaire | 64 % | 68,7 % |
*Constaté 2019, en RFA
L’éolien offshore est donc supposé tourner avec un taux de charge de 53 %. Nulle explication n’étant donnée par les auteurs, il est difficile de comprendre à quoi peut bien correspondre un chiffre aussi éloigné du constaté. Faute d’offshore raccordé en France à ce jour, le chiffre de la RFA en 2019 sert ici de référence, il est de 37,6 % ; la moyenne dans l’UE est de 38 %, – les parcs sont d’ailleurs essentiellement dans la mer du Nord, « mère de l’éolien marin » [12]-. Ainsi, pour le Royaume-Uni, dont le parc installé est le premier au monde avec 10 GW de puissance installée à fin 2019, le taux de charge de l’éolien offshore est de 40,5 %... Un simple coup d’œil à une carte des vents montre que pour la France la probabilité d’un taux de plus de 35 % n’est envisageable que dans le golfe du Lion, au large du Roussillon. Compte tenu de la profondeur des fonds en méditerranée, l’éolien « posé » y est impossible, cela suppose donc de l’éolien « flottant », technique actuellement encore au stade de pilotes expérimentaux… En tout cas un taux de 53 % pour l’éolien offshore au niveau national peut être quasi formellement exclu.
S’agissant de l’éolien terrestre, le gap entre le constaté et l’anticipé est certes moins important que pour l’offshore, et il est vrai que les éoliennes de nouvelle génération sont supposées pouvoir tourner aux alentours de 30 % de leur puissance. Mais, la question est ici plutôt méthodologique – elle vaut d’ailleurs pour toutes les filières EnR dans cette étude – et porte sur la composition du parc à l’horizon 2035 : fonctionne-t-il alors aux seules conditions (technologiques) de cet horizon, ou bien est-il composé de générations successives dont les strates se superposent, avec des durées de vie de 25-30 ans ? S’il y a génération spontanée, un taux de 32 % est optimiste mais acceptable, mais ne correspond pas à une situation réaliste ; si, comme dans la réalité, le parc est construit au fil du temps et comporte donc encore des éoliennes d’ancienne génération, ce taux ne paraît pas acceptable.
Enfin pour le solaire PV, pour lequel on ne voit pas que des améliorations sensibles de taux de charge soient envisagées - même si par ailleurs les coûts économiques d’installation et de fonctionnement sont appelés à baisser fortement, ce qui entrainera une baisse des coûts de production de l’électricité -, le taux de 16 % semble difficile à retenir, sauf … accélération notable du réchauffement climatique.
Au demeurant, quoi que les auteurs en disent, même en anticipant de futurs progrès techniques, de tels taux de charge semblent, in fine, difficilement compatibles, avec l’inéluctable « épuisement » des gisements de vent ou de soleil au fur et à mesure de la montée en capacité des filières. Ainsi, dans ses « Trajectoires 2020-2060 », l’Ademe a chiffré le gradient des taux de charge du solaire PV et de l’éolien terrestre en fonction des capacités installées. Le Cired donnant, selon les variantes « avec » ou « sans nucléaire », le parc installé de solaire PV à, respectivement, 48 ou 100 GW et celui d’éolien terrestre à 86 ou 120 GW, il est assez aisé de constater la discordance. Là où le Cired donne un taux de 16 % pour le solaire PV, pour une telle puissance installée, l’Ademe anticipe de l’ordre de 11 à 12 %... Quant à l’éolien terrestre, là où le Cired estime que le facteur de charge sera de 32 %, l’Ademe anticipe moins de 30 %, voire une chute vers les 15 %, si la capacité installée venait à excéder les 110 GW.
1.2.3. Le cas particulier du taux de charge du nucléaire
Reste, enfin, la question du nucléaire. Structurellement, le parc français connaissait depuis son origine des taux de charge proches de 80 %, résultat moyen entre la période d’avril à septembre, qui connaissait des taux de l’ordre de 70/75 %, et le reste de l’année qui culminait à un peu plus de 90 % entre décembre et février. Du fait notamment des travaux engagés sur les centrales, ces dernières années les taux étaient nettement inférieurs, de l’ordre d’un peu moins de 70 % ; cette situation, conjoncturelle, devrait désormais être suivie d’un retour à la normale. C’est ainsi à la référence historique d’un taux de 75 % à 80 % que le taux de charge annoncé par le Cired doit être référé. Le facteur de charge du Cired apparaît donc faible. Cet écart au taux théorique de référence de 75/80 % est, en effet, dû à un élément, dont, contrairement à ceux de négaWatt, les auteurs reconnaissent qu’il est à l’origine de ce faible taux de charge : « l’optimum consiste à utiliser le nucléaire en suivi de charge et non en base, d’où un facteur de capacité d’environ 60 % », ou encore : « Le nucléaire est supposé pouvoir fonctionner en suivi de charge, donc avec une grande flexibilité. » Cette part de la baisse du facteur de charge, qu’entérinent donc les auteurs et qui se retrouve d’ailleurs et pour les mêmes raisons aussi dans les trajectoires Ademe 2020-2060, est en effet corrélative de la montée des EnR et du maintien de l’ordre (libéral) du « merit order ». En vertu de cette règle économique, les sources d’électricité sont appelées sur le réseau en fonction de leur coût marginal de production ; l’électricité des EnR étant « fatale » et, du fait de coûts variables quasi inexistants, son coût marginal est d’une valeur proche de zéro ; ne pas l’appeler reviendrait à la perdre (et, par ailleurs, à devoir rembourser les opérateurs du fait de « l’obligation d’achat ») ; elle est donc en premier rang du « merit order ». Dans le mix simulé par le Cired, dans lequel il n’y a (pratiquement) plus que des EnR et du nucléaire, le sort des centrales nucléaires de 2035 est ainsi identique à celui des centrales au gaz dans le mix actuel. Le taux de charge du nucléaire n’est donc plus celui, « technique », de l’ordre de 75/80 %, qui devrait grosso modo prévaloir, mais celui qui est dû au choix « politique » du maintien d’un calcul économique marginaliste, qui le transforme en variable d’ajustement du système et le fait dès lors chuter drastiquement. D’ailleurs, a contrario, par rapport à celle « avec nucléaire », et alors qu’il s’agit de satisfaire une demande identique, la variante « sans nucléaire » du Cired nécessite de doper les capacités installées des EnR de près d’une centaine de GW, et celles de stockage, essentiellement – mais pas seulement – via les batteries (85,7 GWh de volume stocké si « sans nucléaire », contre seulement 6,9 GWh lorsque le nucléaire est maintenu). Ce recours nécessaire à des capacités supplémentaires de production et de stockage est coûteux, plus coûteux que l’utilisation de la flexibilité du nucléaire. C’est, in fine, la raison pour laquelle, dans la simulation du Cired, le coût de production de l’électricité est moindre avec nucléaire que sans (55,3 €/MWh « avec nucléaire », contre 58,09 €/ MWh « sans nucléaire »).
Le choix méthodologique des auteurs conduit donc à reverser sur le nucléaire subsistant [13] les coûts de flexibilité que l’intermittence et la variabilité des EnR nécessitent et à ainsi en écarter un fonctionnement économiquement pleinement efficace. De ce point de vue, leur conclusion : « globalement, ces résultats battent en brèche l’idée selon laquelle la construction de nouvelles centrales nucléaires serait économiquement justifiée en France » est plus l’expression d’un jugement a priori que le résultat assuré de leur démarche ; le nucléaire subsistant y apparaît en effet à la fois nécessaire techniquement et efficace économiquement parlant.
2. Des coûts de transition sous-estimés
Pour des raisons qui appartiennent à ses auteurs, le scénario négaWatt s’est volontairement affranchi de toute contrainte économique, pour s’en tenir au seul supposé possible techniquement. Il n’en demeure pas moins que la transition énergétique impliquera des investissements particulièrement conséquents et que l’on peut difficilement se satisfaire d’un tel silence pudique ; ce n’est heureusement le cas ni du Cired, ni de l’Ademe. La dernière publication de celle-ci, celle d’octobre 2018, porte sur un scénario « 2020-2060 » qui est ancré dans un choix strictement inverse à celui de négaWatt : « le parti pris dans cet exercice est de rester strictement sur une logique d’optimisation économique : il s’agit d’évaluer les trajectoires qui coûteront le moins cher pour la collectivité. En effet, l’aspect économique, s’il n’est qu’un des nombreux enjeux de la transition énergétique (…) joue un rôle particulier, car les choix politiques ne peuvent faire l’impasse sur l’évaluation de leur efficience d’un point de vue coût/bénéfice. Il est donc incontournable d’évaluer le coût des futurs énergétiques que nous envisageons. »
Car il faut bien se confronter à cette réalité indépassable : la transition entraînera des investissements considérables et de profonds bouleversements dans la structure des coûts de l’énergie en général, et de l’électricité en particulier, et cela pour trois raisons facilement identifiables :
- Si le coût de production de l’électricité par les renouvelables est dans l’ensemble désormais devenu compétitif par rapport aux autres sources et s’inscrit dans une perspective de baisse, cela n’est toutefois pas vrai pour toutes, certaines demeurant coûteuses. Il ne suffit donc pas de parler des renouvelables en général ; l’optimum, qu’il soit social ou économique, dépendra pour une très large part du mix concret de renouvelables qui sera construit.
- La généralisation des sources intermittentes et non pilotables pour la production d’électricité, comme le surcroît de puissance qu’elles obligent à installer, rendent nécessaire la constitution de dispositifs de stockage de l’électricité et la recherche de solutions de flexibilité. C’est une novation complète ; aussi sera-t-elle nécessairement coûteuse. Ce point, techniquement complexe et qui demanderait de longs développements, ne sera pas examiné ici.
- Enfin, contrairement à ce que l’on n’a que trop tendance à affirmer et surtout à analyser, le coût de l’électricité ne se limite pas, et de beaucoup s’en faut, à son coût de production.
2.1. Coûts de production, le paysage actuel
Début 2017, l’Ademe a publié une étude consacrée aux coûts des énergies renouvelables en France, qui a permis d’avoir une première vision d’ensemble des coûts de production des différentes sources renouvelables [14] ; elle vient d’en présenter récemment une actualisation [15] (cf. Graphiques ci-après).
L’éolien terrestre est globalement dans des fourchettes de coûts de production (LCOE = levelled cost of electricity ; coûts complets moyens tout au long de la durée de vie de l’équipement) analogues à ceux des centrales au gaz (CCGT). Il faut, cependant, insister sur la grande variabilité du coût du solaire PV, essentiellement du fait des configurations très diverses dans lesquelles il peut s’inscrire : les centrales au sol sont de loin les moins coûteuses, suivies des « grandes toitures ». Quant au résidentiel diffus, selon la puissance installée et selon le lieu d’implantation, la variation est très importante. Du point de vue économique, il est en somme difficile de parler « du » solaire PV, mieux vaudrait sans doute ici utiliser un pluriel…
PV IAB = PV intégré au bâti. Surimposé = surimposé au bâti
Source : Ademe 2019
Au total et s’agissant de la France, on peut, pour l’essentiel, résumer la situation actuelle des filières au regard de leurs coûts de production par cinq points :
- Les EnR peuvent être dites « devenues compétitives » dans la mesure où, globalement, elles s’inscrivent désormais dans des fourchettes de coût analogues à celles du nucléaire, de l’historique (de l’ordre de 50 €/MWh, selon la CRE) à … l’EPR.
- L’éolien terrestre, surtout avec les éoliennes NG, est désormais dans des niveaux de coûts quasiment analogues à ceux du parc nucléaire existant.
- En dépit de la baisse du prix des panneaux PV, le solaire reste une EnR globalement onéreuse, mais avec des variations de coûts très fortes selon les différentes sous-filières (centrale au sol, toiture, résidentiel diffus…), les puissances installées et les lieux d‘implantation.
- L’éolien offshore est l’EnR la plus coûteuse et, hors coûts de raccordement, semble devoir se situer, pour l’instant et pour quelque temps encore, au niveau des… EPR !
- Ces estimations de coûts sont toutefois celles de LCOE. Elles reposent ainsi sur des taux de charge conventionnels [16] qui sont souvent surestimés par rapport à la réalité pratique. Elles se traduisent ainsi par des coûts au MWh sensiblement sous-estimés ; il faudra donc les spécifier précisément.
On voit que les choix de filière - éolien vs solaire, avec en plus la question du stockage inter saisonnier ou quotidien -, comme au sein même des filières - solaire diffus en toiture vs solaire en centrale au sol ; éolien offshore posé ou flottant … - influe(ro)nt très fortement sur les coûts de production. Il ne suffit donc pas de parler des EnR en général. Chacun des choix précis de mix en EnR engage des conséquences économiques fortes et très différentes.
Tout cela se déroulera en outre, au fil du temps, dans un cheminement où, en montant en puissance installée, il faudra aller vers des gisements moins ventés ou ensoleillés ; la baisse du facteur de charge qui en résultera inéluctablement poussera les coûts vers le haut des fourchettes dans le même temps que l’industrialisation les fera baisser.
2.2. Les coûts de réseau : l’impensé
2.2.1. La place des coûts de réseau
Les coûts de réseau sont quasiment aussi importants que les coûts de production
Dans la réalité actuelle et s’agissant de la France (cf. Graphique ci-dessous [17]), hors fiscalité [18], les coûts de réseau (transport, répartition et distribution), soit 31 % du coût total pour le consommateur, sont pratiquement égaux à ceux de production, 35 %. Or, l’arrivée des intermittentes oblige à repenser le réseau et, d’une certaine façon, on va le voir, à le reconfigurer à l‘envers de ce qu’il est aujourd’hui. Là encore, le surcoût par rapport à l’existant sera conséquent et doit impérativement être pris en compte.
D’après CRE [19]
S’en tenir aux seuls coûts de production, c’est, en somme, ne faire que la moitié du chemin ! Cela alors que, avec le développement des EnR, les coûts de réseau sont destinés à considérablement augmenter.
Or, pour des raisons différentes, aucun des trois exercices de simulation considérés ici ne prend en compte cette réalité de manière satisfaisante : négaWatt, on l’a vu, refuse l’approche économique ; le Cired omet purement et simplement et sans explication ceux de réseau ; quant à l’Ademe, seule des trois à les recenser, elle les minimise sensiblement et de plus les suppose constants au fil du temps jusqu’à l’horizon 2060 [20].
2.2.2. La nécessité de repenser les réseaux du fait des EnR
Le développement des EnR intermittentes va venir totalement bouleverser l’organisation du réseau, jusqu’à d’ailleurs, à strictement parler, amener à en inverser le fonctionnement ; cela va entraîner des coûts d’investissement qui seront considérables.
Il y a à cela trois raisons :
- La première tient au faible facteur de charge des EnR ce qui, pour une production donnée, nécessite un surcroît de puissance installée. Il est ainsi tout à fait symptomatique de constater que, en dépit d’une production prévue comme devant être moindre qu’aujourd’hui, le scénario négaWatt table pourtant sur une puissance totale installée deux fois plus importante à l’horizon 2050 qu’actuellement (277 ,5 GW, contre 135,3). Pour lui permettre d’encaisser sans dommage la production que pourrait générer cette puissance accrue les jours où le vent viendra se conjuguer au soleil, il faudra donc renforcer le réseau en conséquence.
- Cette production est au demeurant décentralisée et de faible puissance unitaire. En cela, elle est très accueillie (à plus de 90 %, cf. Tableau 3, ci-dessous) sur le réseau d’Enedis, réseau de distribution qui n’est pas conçu pour cela. Seul l’éolien offshore sera intégralement raccordé au réseau de RTE.
Tableau 3. Puissances des EnR raccordées à ENEDIS et RTE, à fin 2019
Enedis | RTE | TOTAL | |||
---|---|---|---|---|---|
MW | % | MW | % | ||
Eolien terrestre | 15.388 | 93,3% | 1.106 | 6,7% | 16.494 |
Solaire PV | 8.793 | 93,2% | 643 | 6,8% | 9.435 |
- Troisième raison enfin, accueillir de la production, de surcroît variable, sur un réseau de distribution ne va pas de soi. Cela conduit à réduire significativement et continûment l’apport – les « injections » – de RTE au réseau d’Enedis. Inversement, cela conduit à une innovation : le développement de l’envoi d’électricité du réseau de distribution vers celui de transport – le « refoulement » – (cf. Graphiques, ci-dessous). Bien entendu, avec le développement des EnR, ce double phénomène déjà sensible ne pourra qu’aller en s’amplifiant. Alors qu’aujourd’hui, il est construit pour « descendre » de la THT vers la basse tension. Demain, il devra d’abord « monter » pour toute la production décentralisée qui ne sera pas consommée localement, qui ira en croissant et en représente déjà actuellement le quart, puis être amenée et « redescendue » vers le consommateur non local. Il faudra donc doubler les « transformateurs » actuels conçus pour descendre la tension, par d’autres qui permettront, au contraire, de la monter.
Source Enedis
Cette transformation nécessaire aura un coût ; deux récents rapports, l’un de RTE [21], l’autre d’Enedis [22] sont venus apporter quelques précisions bienvenues.
2.2.3. Les coûts d’adaptation
Les coûts d’adaptation du réseau de transport (RTE) aux EnR.
Pour RTE, et donc pour le seul réseau de transport, l’origine de ces surcoûts ne fait aucun doute : « les travaux de simulation montrent de manière claire que les besoins d’adaptation du réseau dépendent essentiellement du rythme projeté de développement des EnR ».
Ainsi, pour la période 2021-2035, qui est celle de son Schéma décennal de développement du réseau (SDDR), RTE retient un chiffre de 33 Md€ d’investissements nécessaires dont 25,5 Md€ d’investissements directement liés au développement des EnR, soit 1.7 Md€/an. Il se rapporte à une évolution de référence (liée à celle « légale » de la PPE), qui est évidemment soumise aux aléas des scénarios variantiels : plus la part des EnR dans le mix est forte, plus ce coût est élevé ; à l’inverse, moins elle l’est, moins le coût est important.
Au total, les surcoûts identifiés se ventilent en quatre composantes directement liées au développement des EnR, soit :
Adaptation du réseau13 Md€
Raccordement du solaire PV et de l’éolien terrestre 3,5 Md€
Raccordement de l’éolien offshore (à la charge de RTE) 7,0 Md€
Interconnexions 2,0 Md€
Les coûts d’adaptation du réseau de distribution (Enedis) aux EnR
Le réseau de distribution est le support principal des adaptations qui seront nécessaires ; ceci est une réalité générale. Ainsi, comme le relève une étude de France Stratégie : « l’apparition de moyens de production et de flexibilité décentralisés engendre des flux d’énergie bidirectionnels, tandis qu’une partie de l’intelligence du système électrique se voit « descendre » au niveau du RD, entamant ainsi les prérogatives traditionnelles du RT. En Allemagne, pionnière de cette transition, la part « réseau » dans le tarif aux consommateurs est en passe de devenir le premier poste de la facture d’électricité et le pays réfléchit à une réforme d’ampleur. De son côté, à l’initiative de son régulateur, l’Ofgem, le Royaume-Uni a lancé une consultation sur une modification en profondeur du financement de son réseau électrique. L’objet de cette étude concerne en priorité les réseaux de distribution (RD) » [23].
Le rapport d’Enedis permet de préciser les raisons et la nature des adaptations du réseau de distribution qui seront nécessaires. Elles tiennent pour l’essentiel à deux facteurs.
D’abord, il faudra raccorder la production locale : « La production locale sera déterminante pour le dimensionnement du réseau de distribution. Les déséquilibres locaux entre production locale et consommation locale seront permanents. Ils conduiront à un développement d’optimisations locales avec des moyens de pilotage et de stockage.
Enfin, il faudra pouvoir évacuer les excès de production locale vers le réseau de transport de RTE et pour cela redimensionner les « postes sources » : « Le réseau de distribution est aujourd’hui très majoritairement dédié à l’acheminement de l’électricité vers les points de consommation. Il en résulte que, tout au long de l’année sauf exception, le réseau de transport injecte le courant vers le réseau de distribution. Ce flux entre le réseau de transport et de distribution transite à travers les nœuds du réseau électrique, des postes de transformation de la tension électrique, appelés « postes sources ». (…) Les postes sources sont dimensionnés par le flux maximum d’électricité qu’ils voient transiter chaque année : on parle de dimensionnement « à la pointe ». Aujourd’hui, sur les 2 200 postes sources gérés par Enedis, moins de 10 % d’entre eux sont dimensionnés par des pointes associées à une production locale d’électricité. Selon les scénarios, les postes sources en 2050 seront pour 40 % à 80 % d’entre eux dimensionnés par la pointe de production (…) Ce dimensionnement (…) pourrait se généraliser sur l’ensemble du territoire si l’éolien terrestre, mais surtout si le photovoltaïque au sol et en toiture venaient à se généraliser. »
Dans les scénarios définis pour l’étude, le parc EnR raccordé à Enedis varie dans une large fourchette, puisqu’il va de 86 GW (« Continuité ») à 275 GW (« Rupture »). Les investissements d’adaptation du réseau de distribution étant, pour une large part, dimensionnés par le parc de solaire PV, les prévisions sont donc fortement tributaires de celui-ci. L’estimation des coûts - coûts annuels moyens, valables sur les 30 années qui courent de 2020 à 2050 - est la suivante :
- Le scénario « Continuité » (86 GW de puissance raccordée à Enedis). Dans ce cas, « La trajectoire d’investissements associée à ce scénario est estimée entre 1,5 et 2 milliards d’euros par an pour le raccordement de nouvelles installations sur la période 2020-2050 »
- Le scénario « Transition » (171 GW). Dans ce cas, « La trajectoire d’investissements associée à ce scénario est estimée entre 3,5 et 4 milliards d’euros par an pour le raccordement de nouvelles installations sur la période 2020-2050 ».
- Enfin, le scénario « Rupture », construit « suivant les hypothèses d’une transition écologique très exigeante pour le réseau de distribution », fait l’hypothèse d’une puissance de 261 GW raccordée au réseau Enedis. Dans ce cas, « Les investissements associés aux raccordements de nouvelles installations seraient compris dans ces hypothèses entre 6 et 8 milliards d’euros par an sur la période 2020-2050 ».
Conclusion
Au terme de ce rapide examen de trois exercices de simulation de la transition électrique, quelques conclusions générales se dégagent.
D’abord, que les EnR intermittentes sont désormais dans des fourchettes de coûts de production de l’électricité qui les rendent globalement « compétitives » par rapport aux énergies fossiles et au nucléaire. Au demeurant, ces coûts sont destinés à poursuivre leur baisse dans l’avenir.
On ne peut toutefois limiter, comme c’est trop souvent le cas, l’analyse de la transition électrique à ces seules considérations.
D’abord, pour des raisons strictement pratiques, parce que le développement des EnR oblige à des adaptations liées pour que le système électrique puisse techniquement fonctionner : recherche de nouvelles flexibilités (foisonnement des sources, interconnexions, moyens de stockage quotidien et intersaisonnier de l’énergie, déplacement ou « pilotage » de la demande…) et adaptation des réseaux de transport et, surtout, de distribution. Elles seront très coûteuses… Trop souvent oubliées, au mieux fortement minorées quant à leurs coûts, ces adaptations ne peuvent plus être ignorées, ne serait-ce que parce qu’elles ne pourront bientôt plus être différées pratiquement. Nécessairement conjugués, ces deux éléments pèseront sensiblement plus que les coûts de production et, quoi qu’on en ait dit, il est hautement probable qu’ils pourraient bien venir plus qu’en contrecarrer la diminution attendue.
Enfin, parce que ces considérations économiques plutôt peu réjouissantes obligent, en retour, à un effort de concret et de sélectivité. La transition à accomplir n’est pas un acte abstrait. Il s’agit, d’abord, de décarboner, c’est vital ; c’est l’aune essentielle et primordiale à laquelle tout doit être jugé et rapporté. À cet égard, devoir s’en remettre au gaz, même vert, même bio, c’est se vouer à recarboner. Ensuite, c’est du mix électrique français qu’il est ici question ; c’est lui qu’il s’agit de transformer, et l’on sait la place unique qu’y tient le nucléaire. Cette réalité ne peut être éludée, et on a vu que le nucléaire existant pouvait être une réponse, partielle mais significative, à la question de la flexibilité. Il faut s’interroger sur les raisons et les conséquences d’une fermeture accélérée du parc existant.
Contrairement à ce que d’aucuns tendent à penser et s’efforcent à vouloir faire penser, la transition écologique appliquée à l’électricité ne sera pas courte, ni ne se fera sans efforts. Rien de tout cela, pour autant, ne la rend moins indispensable. Cela ne fait, en définitive, que rendre plus nécessaire encore un débat citoyen qui, loin d’un certain irénisme, soit pleinement et loyalement informé. C’était là le seul et unique objet de cette mise en regard de trois approches singulièrement différentes d’une pourtant même transition.
13 septembre 2021
Jacques Rigaudiat est conseiller maître à la Cour des comptes. Derniers ouvrages publiés : La dette arme de dissuasion sociale massive, Éditions du Croquant, 2017 ; Cette Europe malade du néolibéralisme (en collaboration), Les Liens qui libèrent, 2019.