Il serait « un outil crucial de libération individuelle face à un État omniprésent » (Lars, 2021 ; dans la même veine néolibérale, voir Benichou, 2021). Sa promesse était qu’il deviendrait une monnaie tant aux échelons nationaux qu’international et contrerait ce qui est stigmatisé comme monopole banco-financier des paiements. Ce système décentralisé, auquel chacun aurait pu contribuer à partir de son ordinateur personnel, devait être moins couteux pour ses utilisateurs. Et surtout, il mobiliserait un esprit à la fois communautaire [2] et pionnier. Le bitcoin aurait (re)fait de la monnaie un bien libre et un commun (Dupré, Ponsot, Servet, 2015 ; Servet, 2021-a).
Or, il y a là confusion entre d’un côté intentions et désirs, mis en avant par ses promoteurs, et de l’autre ses usages et son fonctionnement effectifs [3]. Beaucoup de discours sur le bitcoin confondent ainsi une idée parée d’espoirs supposés vertueux pour l’avenir (par exemple Bairstow, 2021) et sa réalité qui, au fur et à mesure de son développement, s’en est de plus en plus éloignée [4]. D’une part, parce que le bitcoin n’est que très marginalement monnaie [5] au sens d’un instrument de paiement largement partagé et que la volatilité extrême de son cours fait douter qu’il puisse jamais le devenir ; sauf dans des pays qui connaissent un effondrement de leurs systèmes monétaire et financier (ainsi le Liban vu par Maucourant Atallah, 2021 ou tel le Nigeria qui subit une hyperinflation [6]). D’autre part, car le bitcoin est essentiellement devenu un instrument spéculatif, non seulement pour des « épargnants » mais aussi pour certaines institutions. L’illustre la récente cotation en bourse de Coinbase (Garcia, 2021), une plateforme d’échanges de cryptoactifs devenus des instruments spéculatifs ; « placement alternatif » disent les autorités chinoises (Kharpal, 2021), dans un pays qui jusqu’au printemps 2021 produisait le plus grand nombre de bitcoins tout en refusant à ses citoyens de l’utiliser comme monnaie et en cherchant même à en limiter la production [7].
Une large partie de l’opinion publique assimile l’ensemble des crypto-activités (monétaires et bien au-delà) au bitcoin. Il est de loin la plus médiatisée et les a faits largement connaître. Le cours, à la hausse comme à la baisse, des principaux autres cryptoactifs est très largement corrélé à celui du bitcoin ; d’où la difficulté de constituer un panier stabilisateur de cryptoactifs. Si la critique à l’encontre du bitcoin est néfaste à la reconnaissance des potentialités des crypto-activités, n’est-ce pas à leurs spécialistes de faire connaître les différences existant, à des degrés divers, entre les différents types de cryptage et l’utilité des blockchains [8] et les spécificités de quelques-uns des 11 500 autres cryptoactifs qui seraient aujourd’hui émis [9] ? Demain, on connaîtra sans doute des monnaies numériques émises et gérées par les banques centrales, ce qui changera largement la donne. La Chine s’affiche aux avant-postes de cette innovation dans un pays privilégiant le sans-cash (Lehan, Rothstein, 2021). Mais le débat est également ouvert aux États-Unis (Hockett, 2020). On peut se demander si l’actuelle tolérance des autorités publiques vis-à-vis du bitcoin n’est pas une façon de laisser expérimenter l’usage et les problèmes qu’ils posent pour développer ensuite leurs nouvelles monnaies numériques, complémentaires, voire se substituant aux monnaies nationales ou fédérales (Servet, 2021-b).
Le bitcoin consomme une quantité d’énergie croissante
Les bitcoins sont désormais émis en faisant tourner des ordinateurs spécialisés pour les produire. Ces machines dites de « minage » (Framabot, 2018) sont à l’instant t en concurrence les unes avec les autres et la difficulté pour les produire est de plus en plus grande, d’où une raréfaction croissante de leur émission. Ceux qui échouent ont investi à perte car ils ne bénéficient pas en tt+1 d’une avance pour la prochaine émission. Cela se fait avec une consommation électrique croissante à laquelle s’additionnent celle pour produire le matériel de minage et éventuellement celle pour réfrigérer les locaux compte tenu de la chaleur dégagée. De très nombreux articles de presse et rapports ont dénoncé le caractère énergivore [10] de la production par minage électronique des bitcoins. Tous les cryptoactifs ne sont pas énergivores. Le fonctionnement du réseau Bitcoin (et de nombreux autres cryptoactifs, mais pas tous) se base sur ce qu’on appelle la preuve de travail (POW) pour attribuer les nouveaux bitcoins créés toutes les dix minutes. En s’attachant à la question énergétique, on peut y voir une erreur de conception du bitcoin car une autre technique, la preuve d’enjeu (POS) et ses variantes, n’engendre aucune dépense énergétique comparable à celle du bitcoin tout en apportant une sécurité équivalente, ce qui est contesté par les tenants du bitcoin originel. D’autres cryptoactifs (ADA de Cardano par exemple, Binance coin, XRP, etc.) sont fondés sur des protocoles de type POS et pourraient selon certains experts supplanter le bitcoin.
Les données diffusées sur l’énergie consommée pour produire et faire circuler les bitcoins constituent une mise en garde [11]. Ainsi, en 2017, Newsweek a intitulé un article (Cuthbertson 2017) : « Bitcoin Mining on Track to Consume All of the World’s Energy by 2020 » [L’extraction de bitcoins en passe de consommer toute l’énergie mondiale d’ici 2020]. Or le corps de l’article précisait : « such a projection is purely hypothetical » [une telle projection est purement hypothétique]. Cette précaution argumentaire a été peu relevée par tous ceux qui ont dénoncé ce qui serait le caractère erroné et donc inutilement alarmiste de l’article. D’un côté et de l’autre ont été opposées des craintes et des croyances. Une des plus récentes alarmes (en mars 2021) est venue du milliardaire Bill Gates dans une interview au New York Times (reprise par Ponciano, 2021). Le milliardaire, Elon Musk, quant à lui, est passé fin mars 2021 de l’appui au bitcoin sur son compte Twitter [12] à, six semaines plus tard, une critique à l’encontre de son « bilan carbone désastreux » (Burgel, 2021), qui a fait en une journée retomber son cours de 15 %, son cours le plus bas depuis deux mois et demi ; un cours qui est remonté et est fortement retombé ensuite. Une critique qu’il a modérée par la suite…
Selon le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (CBECI) publié par l’université de Cambridge, la transaction d’un bitcoin a une empreinte carbone équivalente à celle de 735 121 transferts monétaires par Visa ; ou encore pour ce qui est de la circulation de l’information, à celle de 55 280 heures de consultation de YouTube. Toujours, selon le CBECI, la consommation annuelle du réseau bitcoin serait en train d’atteindre 128 TWh (terawatt-heure) par an [13], soit 0,6 % de la consommation mondiale d’électricité (l’équivalent de la consommation d’un pays comme la Norvège, la Nouvelle-Zélande ou l’Argentine). Une telle donnée est à comparer à l’électricité consommée actuellement par la nouvelle technique des véhicules électriques, beaucoup plus faible avec 80 TWh en 2019, mais pour 7,2 millions de véhicules seulement en circulation. Et des appareils comme ceux produisant l’air conditionné et les ventilateurs à l’empreinte beaucoup plus lourde puisque chaque année ils consomment 2 000 TWh. Certains penseront, sans nul doute, que l’utilité des deux milliards de climatiseurs en fonctionnement dans le monde est supérieure à celle du bitcoin car beaucoup plus d’humains les utilisent pour un besoin ressenti réel. Plus significative est peut-être la comparaison de ces 128 TWh consommés par le bitcoin avec la consommation électrique par Google (12,2 TWh en 2019) et celle par l’ensemble des centres de données dans le monde : environ 200 TWh. D’où vient le coût énergétique du bitcoin qui peut paraître extravagant ? Pour le comprendre, il faut comparer non seulement le coût de circulation de chaque unité, monétaire et de bitcoin, mais inclure aussi, comme on l’a indiqué, celui de l’émission de chaque unité.
Face aux accusations, déjà exprimées en 2014 [14] et répétées depuis, d’une surconsommation électrique pour le produire, la réaction de ses afficionados n’a pas été une contre-étude statistique globale convaincante. La réponse la plus courante a souvent été une dénégation (Noizat, 2019), drapée de bonnes intentions pour l’avenir et illustrée d’exemples très ponctuels. L’argumentation est surtout fondée sur le coût monétaire et non sur le coût énergétique. La logique est celle de la concurrence marchande qui répartirait librement le plus utilement possible les ressources disponibles. La défense du bitcoin à partir d’un « bon sens » affiché de praticiens est une accusation d’ignorance de la part de ceux qui n’adhèrent pas à leurs croyances. Elle se fait alors sur une base idéologique, en particulier par la dénonciation des critiques du bitcoin comme étant inspirées par une forme ou une autre du marxisme, aux antipodes donc de l’idéologie individualiste prétendue émancipatrice du carcan du collectif. L’illustre un article de Jacques Favier publié en mars 2020 dans La voie du bitcoin sous le titre « Incendiaire ? ». Il y stigmatise Mark Alisart, l’auteur de Le coup d’état climatique (2020) comme étant « trotskiste » ; les thèses de cet ouvrage, si on les appliquait au bitcoin, n’y sont pas vraiment discutées ; la dénonciation des supposés sous-jacents idéologiques et politiques de Mark Alisart étant présumée suffisamment convaincante pour contrer les critiques d’écologistes et de scientifiques à l’encontre du bitcoin. Beaucoup de sympathisants du bitcoin manifestent une foi dans ce qu’ils croient être le « libéralisme économique » [15], qui leur retire tout sens critique vis-à-vis de ce qui apparaît aux yeux des incrédules et mécréants à l’encontre de leur idole. À leurs yeux, toute critique est sacrilège et constitue un obstacle au développement supposé irréversible de son usage.
L’université de Cambridge est, à notre connaissance, la seule organisation à fournir une cartographie de la production du bitcoin et des données détaillées (sur ce site). Un problème pour mesurer la quantité d’électricité nécessaire en moyenne à un moment donné pour produire le bitcoin par des unités en concurrence est la rapidité des changements (Teterel, 2021). Ils tiennent à la variation journalière des quantités produites et des lieux de production ; s’y ajoute l’absence d’une autorité incontestée centralisant ces informations, alors qu’il serait utile de la rediffuser largement. Si l’industrie du bitcoin est de plus en plus oligopolistique, l’absence d’une information globale venant des principaux producteurs et des plateformes de transactions, peut laisser penser qu’ils n’ont pas d’intérêt à sa diffusion.
Le bitcoin a souvent été désigné comme un or électronique [16]. Or la production de l’or est extrêmement polluante [17]. L’or devrait donc plus inquiéter que le bitcoin. Et face aux critiques de la surconsommation énergétique pour produire les bitcoins, la réponse a pris deux visages : un argumentaire théorique sur ce qui serait la nature du bitcoin et un argumentaire sur les conditions techniques de sa production. Les deux peuvent être compris comme complémentaires.
La valeur du bitcoin comme token d’énergie
Selon un argument développé notamment par Pierre Noizat (2021-a, 2021-b), il n’y aurait pas lieu de critiquer le caractère énergivore du bitcoin puisque, produit à partir de l’énergie électrique, il représenterait de l’énergie stockée ; ce qui pourrait répondre à la critique largement formulée à l’encontre du bitcoin qu’il n’a qu’une valeur consensuelle sans fondement réelle. Cette définition physique de la valeur d’un bien s’éloigne de la dimension sociale et économique de la valeur développée depuis deux siècles et demi par les économistes en termes de travail échangé ou accumulé, d’utilité et de rareté.
Un des problèmes majeurs de l’énergie est son stockage. Donc, si l’on admet l’hypothèse faite simultanément que l’énergie mobilisée pour produire le bitcoin est de l’énergie récupérée (voir ci-dessous), on serait dans une sorte de recyclage vertueux. L’échange économique ferait en quelque sorte réapparaitre économiquement le flux d’énergie devenu virtuel car physiquement consommé pour ne pas dire gaspillé par rapport à des utilités effectives. On peut contester ce miracle.
Remarquons tout d’abord que cette énergie dépensée pour produire le bitcoin ne peut jamais être restituée sous forme électrique. C’est le cas de tous les autres biens produits à partir d’une dépense d’énergie. Elle pourrait donc, pas plus pas moins, s’appliquer à tout ce dont la production a nécessité une certaine quantité d’énergie et, plus largement, à tout ce qui sert à payer un bien ou service. À un bon pour une heure de travail avec le problème d’une traduction énergétique des différences salariales... Mais aussi à un sac de ciment, à un gallon de pétrole ou à un gramme d’or, quand en situation d’hyperinflation la monnaie nationale est refusée et que des moyens de paiement de substitution peuvent circuler sans avoir toutes les caractéristiques d’une monnaie.
Allons plus loin. Des bitcoins tockens d’énergie mesure de la valeur exigeraient une certaine stabilité pour qu’ils servent de référence. Cela est incompatible avec le fait que la quantité physique globale d’électricité nécessaire pour produire un bitcoin (même si le matériel de minage est plus efficient) augmente au fil du temps, sous l’effet même de la concurrence accrue pour le miner. Or, le prix de chaque unité d’électricité mobilisée n’est pas constant alors que le cours du bitcoin lui-même évolue fortement en fonction du rapport entre la demande très variable dont il fait l’objet et les quantités mises sur le marché (sous l’effet d’un déstockage de quantités anciennement minées et par une vente d’une partie des bitcoins nouvellement créés).
Traduit en termes physiques de quantité d’énergie, affirmer que le bitcoin mesurerait la valeur signifierait qu’on aurait découvert un mètre élastique si on le mesure en centimètres (c’est-à-dire dans les devises contre lesquelles on peut l’acquérir et qui, elles, sont monnaies). La valeur des biens, contre lesquels un bitcoin pourrait s’échanger, ne varie pas en termes de quantité d’énergie si les conditions physiques de leur production ne changent pas. Or, pour ce qui est du bitcoin en le supposant équivalent monétaire et en faisant une analogie avec la mesure d’une dimension, un jour le mètre équivaudrait à 100 centimètres ; mais quelques jours plus tard ce serait 120, voire 300 pour éventuellement retomber à 180 centimètres pendant plusieurs mois, en chutant parfois à 90 pendant quelques minutes. On parlerait toujours en mètres, mais la longueur de ce supposé étalon exprimé en centimètres changerait. Car la propriété d’un bien matériel comme immatériel cédé sur un marché est que toutes les unités de cette marchandise subissent une tendance à une péréquation de leur valeur à l’instant de leurs transactions. Les unités bitcoin n’y échappent pas. C’est une des raisons pour laquelle l’homogénéité de la matière de l’or et de l’argent leur a permis de servir largement et durablement de mesure monétaire et d’instrument de réserve. Mais une différence essentielle entre un métal précieux et le bitcoin, une fois produit, est que le premier peut être conservé physiquement, en particulier personnellement. Il peut toujours redevenir matière première et être utilisé comme tel par les bijoutiers, par des dentistes ou certaines industries. Cela lui donne une valeur minimale, indépendamment de la confiance sociale et publique variable qui lui est accordée. À l’inverse, le bitcoin stocké et circulant entre des plateformes et portefeuilles ne redevient jamais électricité. Sa valeur est strictement cantonnée par la confiance privée qui lui est accordée [18] sans garantie d’aucune institution puisque ses promoteurs réfutent la dimension souveraine de la monnaie. Aussi, notamment si un autre cryptoactif le supplantait par la demande ou par l’offre, ou si s’appliquait une réglementation de l’usage et une forte taxation des plus-values financières (actuelle proposition au Sénat des États-Unis), tout jeton d’énergie qu’il serait, son cours pourrait brusquement être réduit à néant [19].
Compte tenu de l’accroissement à moyen et long terme du cours du bitcoin depuis sa création (avec d’énormes fluctuations autour de ce trend), l’idée que le bitcoin représenterait une accumulation d’énergie peut être mise en parallèle avec les théories économiques assimilant l’augmentation du prix des biens immobiliers et des actifs financiers (dont le bitcoin est une composante) à un accroissement de richesse, alors que celle du prix des biens et services constituant le « panier de la ménagère » serait un appauvrissement par détérioration de la valeur de la monnaie (S. Morvant-Roux, J.-M. Servet, A. Tiran, 2021-a, 2021-b). On a là un des ingrédients de l’idéologie et des politiques néolibérales.
L’idée d’un bitcoin jeton d’énergie confond deux arguments :
la question économique et sociale des déterminants de la valeur des biens et des marchandises,
et la question de la mesure physique de l’empreinte environnementale des productions humaines, qui peut se référer, entre autres, à une mesure énergétique comme différents penseurs l’ont montré. La théorie de l’énergie pour attribuer un coût aux biens a quelques pertinences, à condition de ne pas en faire une théorie de la valeur et de ne pas croire en une possible référence monétaire physique. Il faudrait l’inscrire par exemple dans la perspective de Nicholas Georgescu-Roegen (1995), un des penseurs clés des limites de la croissance, et dans les débats sur l’empreinte environnementale des activités humaines et la limite des ressources physiques de la planète, pour partie renouvelables et pour partie non renouvelables ; question sur laquelle nous allons revenir à propos du minage et de la circulation du bitcoin.
Un argument technique
Selon l’argument technique le plus courant, le minage du bitcoin mobiliserait des surplus électriques qui, à défaut d’autres usages, seraient gaspillés [20].Il ne s’agit pas d’un recyclage car les quantités d’énergie destinées à la production ne peuvent pas, on l’a vu, être restituées. Le caractère énergivore du bitcoin est de plus en plus reconnu et l’accent est mis sur une possible baisse de celui-ci par la possibilité d’alternatives à son mode actuel de production. Ce caractère énergivore serait en quelque sorte compensé par des minages utilisant des ressources énergétiques gaspillées car localement excédentaires. Ainsi, l’environnement serait sauf. Se trouverait confortée la logique des lois du marché grâce à la recherche et l’utilisation de sources d’énergie les moins chères possibles.
Les données relatives à la production des bitcoins, comme pour ce qui est de leur possession et circulation, peuvent apparaître opaques aux non-spécialistes et, surtout, elles évoluent très rapidement (Teterel, 2021). Chaque acteur du bitcoin tire souvent des conclusions hâtives à partir de son expérience nécessairement limitée et d’informations difficilement vérifiables par les outsiders, communiquées sur les réseaux à travers lesquels il forme son opinion. Celle-ci à caractère négatif ou positif est ensuite largement répercutée comme étant preuve à caractère général, même si cette évolution est temporaire. La répétition des mêmes arguments en dehors de toute donnée à la fois générale et précise tend à lui donner force de vérité, selon le mécanisme de la diffusion des fake ou false news. La médiatisation du bitcoin fait qu’il subit le même processus de désinformation volontaire et involontaire, qui rend difficile pour un chercheur en sciences sociales de traiter de cet objet. On peut remarquer aussi que l’argument sur la quantité d’énergie consommée dans le processus de production des bitcoins ne tient généralement pas compte de l’ensemble de l’énergie consommée pour la production du matériel de minage, ni des différents ingrédients entrant dans leur fabrication, ni pour le refroidissement des locaux de minage, quand cela est nécessaire.
L’excédent d’électricité est une nécessité dans les réseaux électriques. Dès qu’il y a surconsommation le système tombe en panne. Chacun a pu l’éprouver chez lui en faisant fonctionner simultanément trop d’appareils électriques. On le constate aussi lors de vagues de froid (par surutilisation domestique du chauffage) ou de vagues de chaleur (par surutilisation de ventilateurs et d’air conditionné). Ou encore, nous y reviendrons, avec ce que vivent certaines populations habitant près d’usines de minage de bitcoins. Si, pour ne pas endurer ces pannes récurrentes, leurs mineurs et leurs voisins s’équipent de générateurs ou autres systèmes produisant de l’électricité lors des pannes (ce que beaucoup de ces voisins dans les pays dits « en développement » n’ont pas les moyens de faire), se trouvent annulés tout ou partie des supposés bienfaits écologiques de la production de bitcoins par surplus d’électricité.
L’exemple de la production jointe de bitcoins avec celle d’hydrocarbures
Un nouvel eldorado pour la production de bitcoins serait permis par leur production jointe à celle d’hydrocarbures (McDonnel, 2021-a, 2021-b). Tout le monde a en tête l’image de flammes au-dessus des champs d’exploitation d’hydrocarbures. Ce « torchage » du gaz se pratique principalement faute d’infrastructures de traitement et de transport de ce gaz par gazoduc ou sous forme liquéfiée ; la production étant généralement éloignée de centres utilisateurs industriels ou d’habitation. Pire, ce gaz est parfois rejeté non brûlé dans l’atmosphère. Près de 145 milliards de m3 de gaz seraient torchés chaque année dans le monde, soit davantage que les consommations annuelles cumulées de gaz en Allemagne et en France. La Russie, l’Irak et l’Iran compteraient, à eux trois, pour près de 39 % des volumes mondiaux de gaz torché. La ressource largement disponible et à faible prix permet d’actionner une turbine électrique pour des usines de minage de bitcoins. En Sibérie, à Khanty-Mansiysk (Baydakova, 2020), et au Texas [21] notamment, la production de bitcoins connaitrait avec cette source d’énergie une forte croissance.
Un exemple souvent donné de comportements écologiquement vertueux des mineurs de bitcoins est l’émission de bitcoins par production jointe avec les hydrocarbures (voir Encadré 1). Nous n’en connaissons pas l’importance. A priori, il s’agit d’une belle opportunité. En fait, cela ne l’est qu’en apparence car elle peut accroître durablement la rentabilité de la production des hydrocarbures. Or cela ne peut que reculer d’autant le développement d’énergies alternatives si leur coût reste supérieur. Les lois du marché et de la concurrence s’opposent à une préservation réelle de l’environnement et à la fin de l’exploitation de ressources non renouvelables.
L’exemple de la production chinoise
Il a été affirmé [22] qu’aujourd’hui le minage de bitcoin se faisait de plus en plus à partir d’une électricité tirée de ressources hydrauliques. Ce qui répondrait à la critique formulée à l’encontre de la production de bitcoins comme complémentaire à celle d’hydrocarbures que l’on vient de présenter. L’avantage de l’hydroélectrique est qu’il est renouvelable et que, une fois le barrage construit, son coût est limité si on le compare à celui de l’électricité tirée de la combustion du pétrole ou de charbon. Le bitcoin serait donc devenu écologique. Les mineurs de bitcoins ne sont pas (encore) à l’origine de ces barrages. Mais du fait de l’usage de grandes quantités de ciment nécessaires pour construire ces barrages et des troubles à l’environnement physique et humain qu’ils occasionnent, l’affirmation de leur bienfait peut être contestée. La production hydroélectrique n’a pas toutes les vertus que beaucoup lui accordent. Donc, l’utilité d’une dépense en électricité pour produire tel ou tel objet ou service doit toujours être interrogée (Lévêque, 2005).
Une étude de Digiconomist (Vries, 2017-2021) a indiqué que seulement 39 % de la production actuelle de bitcoins proviendraient de ressources renouvelables [23] ; ce qui montre la croissance de cette espèce de production mais qui nous éloigne de l’idée émise, pour répondre à la critique de la surconsommation d’énergie, que le bitcoin proviendrait en majorité aujourd’hui de ce type de ressources. Comme très souvent, intentions, projections et projets encore à l’état expérimental se trouvent confondus avec ce qui serait une situation réelle développée à large échelle. Cela rend très difficile une vue d’ensemble qui supposerait d’agglomérer des informations disparates mais qui devraient être fiables… Appliquons donc au cas de la production de bitcoins en Chine au début du printemps 2021 et alors principal pays producteur [24], l’idée que la ressource énergétique utilisée serait devenue recyclable et qu’elle profiterait du surplus d’électricité inutilisé pouvant être acquis à faible prix (voir Encadré 2). Ce qui concilierait arguments écologiques et financiers.
La production électrique en Chine et l’existence d’un surplus d’électricité
La surproduction d’électricité en Chine [25] provient de l’énergie produite par des éoliennes et par des plaques solaires, qui ont été encouragées par les autorités locales. Mais surtout dans le sud de la Chine, la surproduction provient d’une production hydraulique.
La disponibilité de ces excédents localisés s’explique par l’actuelle faible interconnexion des six réseaux régionaux chinois de production d’électricité. Même si le transport de celle-ci à grande distance n’est pas inconnu, il est actuellement insuffisamment pratiqué. D’où l’existence d’un potentiel saisonnier de surplus local d’énergie, par rapport à ce qui aurait pu être potentiellement consommé. Produire suffisamment d’électricité pour les besoins locaux de consommation et de production en période de sécheresse nécessite cet excédent pendant l’autre moitié de l’année. Si, au sud, les barrages se remplissent à la saison des pluies et se vident en saison sèche, dans le nord du pays, la production d’électricité se fait en continu car elle est à base de lignite. Elle y est particulièrement polluante. Raison pour laquelle les autorités l’ont interdite.
On doit relever que l’existence d’excédents massifs deviendra de plus en plus exceptionnelle au fur et à mesure que les pays construiront des lignes électriques à ultra haute tension (UHT) internes et internationales (notamment avec des investissements de la Chine car cette dernière anticipe un ralentissement de son taux de croissance). Des projets chinois de transport de l’électricité à très grande distance, qui à ce jour peuvent paraître pharamineux voire irréalistes, existent notamment en Afrique, au Brésil et en Inde ; c’est-à-dire des zones géographiques où existent des excédents d’électricité ou des insuffisances d’approvisionnement.
Examinons donc cette disponibilité pour les usines de minage de bitcoins [26] d’un surplus électrique dans certaines zones de la Chine par rapport à la consommation potentielle locale. Dans le sud du pays où cette production est hydraulique, des usines de minage de bitcoins se sont installées à proximité des barrages, y subissant même pour certaines les risques de coulées de boue (Hou Xiaoyi2021). On doit noter que, jusqu’en avril 2021 (date annoncée pour la fin de cette activité), la production du bitcoin s’est faite aussi en Chine dans des régions du Nord qui semblent avoir été son premier lieu de développement dans le pays et où il n’y a pas d’excédent de production électrique. Elle s’y fait à base de charbon. Jusqu’en avril 2021, les bitcoins y étaient produits grâce à cette autre source d’énergie [27]. Les mineurs de bitcoin transportaient en saison sèche leur matériel de minage du sud, où se trouvent les barrages, vers le nord à centrales thermiques. L’exploitation d’un surplus d’électricité non utilisé évoquée par les mineurs de bitcoins provient donc comme indiqué de l’insuffisance actuelle du réseau électrique permettant de transporter l’énergie des régions à excédent vers les zones à déficit pour résoudre les déséquilibres régionaux. Toutefois, les excédents ne sont pas constants dans l’année alors que l’amortissement du matériel de minage du bitcoin se réalise sur l’année entière.
Pour que l’utilisation pour le minage du bitcoin en Chine (et ailleurs) d’une électricité essentiellement résiduelle soit vérifiée il faudrait :
. que les usines de minage de bitcoins ne les produisent que dans les fractions de la journée où il y a effectivement surplus par rapport à la consommation (pour satisfaire la demande en heures dites « creuses ») ; or, les informations communiquées sur le minage laissent penser qu’il s’agit d’une production en continu alors que certains mois l’excédent ne dure pas toute la journée ;
. que les producteurs de bitcoins en Chine aient eu une sensibilité telle à l’environnement qu’ils se seraient abstenus, en arrêtant leur production, de réaliser des gains actuellement faciles du fait de l’envolée de leur cours, plaçant leur coût de minage à un niveau très inférieur à leur prix de vente. Le comportement des producteurs de bitcoins aurait donc changé. Il y a quelques années, la baisse du cours du bitcoin avait incité un certain nombre d’entre eux à déserter le bitcoin pour se tourner vers la production rentable d’autres cryptoactifs avec de nouvelles machines.
Un comportement écologiquement vertueux, oubliant pour le bien de l’humanité les lois de la comparaison des coûts de production et des profits, ne doit pas être généralisé car les autorités chinoises ont interdit la production de bitcoins dans les localités où elle se faisait avec de l’électricité à base de charbon, puis au-delà. Compte tenu de la difficulté et du coût d’exportation et d’importation du matériel de minage, un certain nombre de mineurs plutôt que de laisser inactif leur matériel pendant une demi-année, se sont déplacés sans doute définitivement vers d’autres pays en recherchant une énergie électrique à faible coût, et pour partie (mais pas pour la majorité aujourd’hui) provenant d’un surplus d’énergie électrique. Pour les mineurs qui laisseraient leur coûteux matériel de minage inactif à mi-temps, l’accusation à l’encontre du gaspillage d’une ressource inutilisée peut être retournée.
La Sibérie, nouvel eldorado pour le minage du bitcoin ?
Le quotidien Les Échos (Quénelle, 2021) a rendu compte de l’installation par l’entreprise Bitcluster d’une ferme de minage de bitcoins de 800 m2 en Sibérie à Norilsk. Jusque-là, y était produit quasi uniquement du nickel. L’électricité y représente 90 % du coût total de cette émission prévue de six bitcoins par jour. L’investissement a été de plus d’un million d’euros en 2017, somme à laquelle devrait s’ajouter pour la deuxième phase de la production 1,5 million d’euros. Cette installation à Norilsk est possible grâce à un accès internet fonctionnant bien. Les connexions internet sont excellentes en Sibérie, puisqu’elle est traversée par le TEA (Transit Europe-Asia), le câble internet qui, depuis 2005, relie l’Europe à l’Asie. Mais surtout parce que le kWh d’électricité y est payé seulement l’équivalent de 0,019 cents de dollar, alors que son coût est équivalent à 0,067 cents de dollar par kWh pour les fermes de minage installées à Moscou. À noter qu’au printemps 2021 la Russie disposait alors de 6,9 % de la capacité mondiale de minage de bitcoins, derrière la Chine (72,4 %) les États-Unis (7,24 %) et devant le Kazakhstan (6,17 %) (David Florent, 2021).
L’énergie y provient d’une centrale thermique à charbon auquel s’ajoute le diesel comme combustible d’appoint. Or, en mai 2020, une importante pollution locale a été provoquée par le déversement, notamment dans les rivières proches, de 17 500 tonnes de diesel stockées par la compagnie d’énergie Norilsk-Taïmyr. Et l’Organisation mondiale pour la protection de l’environnement a dénoncé la pollution en Sibérie par les centrales à charbon (Perez, 2019).
En Sibérie comme ailleurs, ce n’est pas le souci écologique qui domine, mais l’opportunité d’une électricité pas chère, quels que soient les risques environnementaux encourus et l’empreinte environnementale de l’activité.
Le quotidien Ouest France s’est fait l’écho (Courboulay, 2021), après d’autres à travers le monde, des dommages écologiques occasionnés par le minage du bitcoin dans la région des Finger Lakes à 350 kilomètres de New York. Son reporter a constaté les dégâts. Plus de 10 000 machines à miner ont été installées dans une ancienne usine produisant de l’électricité à base de charbon. Celle-ci avait été fermée en 2011. Elle alimente désormais en électricité grâce au gaz des machines à miner le bitcoin. L’usine les refroidit grâce à l’eau d’un lac. 500 000 mètres cubes d’eau par jour y sont ainsi puisés et rejetés à une température pouvant aller jusqu’à 42 degrés. Ce courant d’eau chaude, dont le seul avantage est d’allonger la période de baignade de la population locale, détruit une partie de la faune du lac, notamment les truites et ce au grand dam des pêcheurs. Les habitants de la localité se plaignent aussi du bruit ainsi provoqué. Le coût de production d’un bitcoin y serait de 3 000 dollars, soit dix fois moins que le cours du bitcoin au moment du reportage. La société Greenidge qui mine le bitcoin (actuellement de sept à huit bitcoins par jour) prévoit de doubler sa production d’ici l’automne 2021. Pour se livrer légalement à cette activité très lucrative, elle achète des droits à polluer…
Des productions de bitcoins hors de Chine
Hors de Chine, où le matériel de minage du bitcoin ira-t-il s’implanter (Huang, 2021) ? À moins que ce matériel ne soit tout simplement abandonné, notamment compte tenu de sa rapide obsolescence, pour importer de nouvelles machines de minage plus compétitives dans de nouveaux pays de production. La forte concurrence entre les mineurs de bitcoins doit nous interroger, d’un point de vue environnemental, sur la proportion du matériel de minage qui est effectivement recyclée lors du renouvellement du matériel. Parmi les nouveaux eldorados du bitcoin cités on trouve l’Iran, le Kazakhstan, la Sibérie (Encadré 3), les États-Unis (Encadrés 1 et 4), le Canada et certains pays africains ; là où les mineurs peuvent négocier de l’électricité à bas prix.
Une partie du matériel de minage situé actuellement en Chine et en situation de sous-utilisation peut être transportée, par exemple en Iran où la production locale de bitcoins (3,82 % de la production mondiale) se fait aussi notamment par des entreprises chinoises. Certains affirment que c’est un moyen de contourner l’embargo américain et, à partir de ce critère politique, ils le jugent positif. Cet argument est douteux car il ne paraît pas rencontrer l’assentiment de la partie de la population iranienne qui, selon certaines informations (France 24, 2021, à partir de plusieurs sources), dénoncerait ces usines à bitcoins qui lui feraient subir des pénuries régulières d’électricité. Dans ce cas, la production de bitcoins ne consommerait pas un excédent inutilisé d’électricité mais entrerait en concurrence avec les besoins de la population. D’où en juin 2021, l’interdiction du minage ordonnée par le président Hassan Rohani et la saisie par la police iranienne de machines à miner (de La Roche, 2021).
L’argument d’un allégement du fardeau de l’embargo américain vis-à-vis des exportations de pétrole du pays, donné à propos de l’Iran, est cité pour le Venezuela ; pays qui, selon Cambridge University, produirait 0,42 % des bitcoins dans le monde. Une partie de ce minage de bitcoins (la proportion est inconnue) est faite par l’armée vénézuélienne à Fuerte Tiuna. Elle se procure ainsi les ressources que l’État est devenu incapable de lui fournir. Cette production-là n’est donc pas le fait d’expatriés ayant investi dans le pays, ou d’habitants dont on peut remarquer que, selon une déclaration de la Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme, plus de 15 % d’entre eux (cinq millions de personnes) ont fui le pays depuis 2015 (Agence France-Presse, 2020) ; et pour un certain nombre afin d’échapper aux exactions de l’armée et effectivement aux conséquences de l’embargo américain : 2,3 millions d’habitants connaissent une insécurité alimentaire grave avec des pénuries d’eau, de gaz et… d’électricité. En quoi la production de bitcoins au Venezuela par l’armée et par d’autres répond-elle à cette situation, si, comme en Iran, elle y accroît la pénurie d’électricité ?
Les récits par leurs promoteurs de l’implantation d’unités de minage dans des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale ou en Afrique subsaharienne font état des relations préalables avec les autorités publiques pour obtenir les autorisations nécessaires à l’implantation et l’accent est fortement mis sur la possibilité de profiter aussi de surplus électriques non utilisés. On peut tout d’abord remarquer que beaucoup de ces pays ont un indice élevé de corruption du personnel politique et administratif. Pourquoi ces installations d’usines à bitcoins donneraient-elles moins lieu que la plupart des investissements étrangers dans ces pays au versement de bakchichs ? On peut aussi noter que ces États font l’objet d’un classement très négatif en matière de respect des droits humains. Pour la Chine même (Teterel, 2021), il a été récemment remarqué que la production de bitcoins s’était développée dans la région du Xinjiang, où la presse fait état de camps de « rééducation » de la minorité Ouïghour. Certes, les mineurs de bitcoin ne sont pas les seuls à s’implanter dans ces pays et dans cette région. Mais la liberté, tant mise en avant par de nombreux promoteurs du bitcoin, semble subir dans certains lieux de sa production des limites qui ne paraissent pas les alarmer outre mesure face aux opportunités économiques qu’ils y trouvent.
Notons enfin que la question à l’échelle mondiale n’est pas celle d’une insuffisance des besoins d’énergie mais celle de la solvabilité des consommateurs potentiels. Alors que certains aficionados du bitcoin critiquent ce qui serait l’inutilité des monnaies locales, en affirmant que les ressources ainsi mobilisées pourraient être affectées plus utilement à d’autres activités, il est possible d’affirmer que l’électricité dépensée pour le bitcoin pourrait satisfaire des besoins humains généralement considérés aujourd’hui comme basiques et largement insatisfaits dans de nombreux espaces de la planète, du fait de leur pauvreté endémique. On voit ici la logique des gains privés s’opposer à la satisfaction de besoins essentiels du plus grand nombre. Les taux d’accès à l’énergie électrique, notamment en Afrique subsaharienne, sont faibles. Dans le monde, 800 millions de personnes [28] n’ont pas accès à l’électricité : huit fois plus que ce qui, selon certaines données, serait le nombre total de détenteurs de bitcoins et 2 000 fois plus que celui de ses utilisateurs comme moyen de paiement et avec une fréquence inconnue. Mais une large fraction des populations n’est pas solvable pour couvrir ses besoins en électricité… L’excédent d’électricité peut alors tenir à la pauvreté et à la précarité des populations ; non à un excédent par rapport aux besoins d’énergie. Par économisme, le besoin est assimilé à la demande solvable. Or, les carences dans l’accès à l’énergie sont pour les populations pauvres un facteur aggravant les inégalités qu’elles subissent.
Au-delà du caractère énergivore de la production du bitcoin
Le caractère énergivore du bitcoin tient surtout à son « minage » [29] ainsi que, selon les lieux, à la nécessité de réfrigérer ses usines de production. À ces coûts, s’ajoutent la production et le transport du matériel. En sus, pour des cryptoactifs comme le bitcoin, les vérifications justifiées pour renforcer la sécurité des transactions nécessitent aussi un surcroît d’énergie, si l’on compare un transfert d’un montant de valeur équivalente par Visa par exemple ou par d’autres cryptoactifs. Cela signifie que, au-delà de la période de sa production qui doit s’achever en 2140, les transactions avec des bitcoins demeureraient plus énergivores que des transactions monétaires auxquelles son usage est comparé.
Certains affirmeront que l’absorption de surliquidités par le bitcoin en tant qu’instrument « alternatif » est un élément positif. L’accroissement de sa « capitalisation » diminuerait d’autant les flux monétaires finançant l’économie spéculative [30] via les banques. En fait, il en est devenu un nouvel élément attractif et une composante [31]. Les variations de son cours ne sont pas contra-cycliques par rapport à celles des valeurs mobilières. On observe même leur amplification au moment des envolées boursières. Pire, les spéculations portant sur les actions, les obligations ou la titrisation de crédits peuvent se prévaloir, même de façon de plus en plus distante, de soubassements réels. Le bitcoin, lui, n’a aucune utilité réelle spécifique. Il peut même avoir des conséquences négatives pour certains secteurs. En 2021, la flambée des cours des cryptoactifs a précipité la pénurie de puces électroniques, liée au contexte de pandémie développant notamment le travail à distance, alors que l’industrie pratiquait des stocks minimum et que les approvisionnements en semi-conducteurs se faisaient difficilement. Cette captation des puces par l’industrie du minage de cryptoactifs a frappé particulièrement le secteur automobile (Godziek, 2021) où la gestion de la chaîne d’approvisionnement particulièrement mauvaise s’est retrouvée à court de puces. Environ 4 millions de voitures n’ont pas pu être produites, ce qui représente un manque à gagner de 100 milliards de dollars pour l’industrie. Or, une puce nécessite six mois de production alors que la construction d’une nouvelle usine demande trois ans. Un cryptoactif comme le bitcoin permet seulement de diversifier des patrimoines et n’a de valeur que si on lui fait confiance sur l’accroissement ou le maintien futur de son cours. C’est une différence avec les bulbes de tulipes les plus rares qui, aux Pays-Bas de 1635-1637, ont fait l’objet d’intenses spéculations parmi de riches marchands ; un évènement documenté par de nombreux historiens, analysé par de nombreux économistes [32] et qui a même inspiré des romanciers et des peintres. Ces végétaux donnaient, espérons-le, même après l’effondrement de leur cours, la satisfaction de leur floraison annuelle ; tout comme l’éclat des diamants (Codewire 2018) peut attirer certains thésaurisateurs.
Pour de multiples raisons, il est illusoire de croire que, à la différence d’autres crypto-actifs, le bitcoin soutienne un jour une économie verte ou reverdie. Une réponse donnée à cette critique est que de nombreuses industries et activités présentent aujourd’hui une limite analogue et qu’il n’y aurait donc pas lieu de s’en inquiéter davantage pour le bitcoin que pour celles-ci [33]. Or, ne doit-on pas être étonné que l’idée soit soutenue vis-à-vis d’une production nouvelle apparue en 2009 seulement, alors que depuis plus de trente ans des alertes étaient lancées sur « les limites physiques de la croissance » ? À sa création, les initiateurs du bitcoin ont largement ignoré cette question. Elle n’a été reconnue que face aux critiques montantes à l’encontre de son caractère énergivore et de son utilité pour la satisfaction des besoins du plus grand nombre. Mais, ainsi que nous l’avons montré, le problème de son empreinte environnementale n’a pas été résolu et la recherche d’électricité moins coûteuse ne peut pas résoudre une question écologique. Compte tenu du discours pro-modernité tenu par les promoteurs du bitcoin, on aurait pu s’attendre à une forte capacité de l’intégrer ad initio. Dès lors, la croyance en la modernité du bitcoin n’est-elle pas une dangereuse illusion [34] ?
En conséquence, sans plus attendre, les autorités publiques ne doivent-elles pas prendre en charge cette question en distinguant parmi les cryptoactivités en général et les cryptoactifs en particulier, ceux dont l’empreinte environnementale est limitée et ceux pour lesquels elle est lourde. Si un produit s’avère toxique, il convient d’en interdire ou d’en limiter l’usage. Comme en de nombreux autres domaines, une fiscalité adaptée est moins coercitive et devrait permettre d’encourager les premiers, de dissuader la production et l’usage des seconds et de disposer de ressources nouvelles pour le bien du plus grand nombre [35].
Annexe
Le vocabulaire de la production, du stockage et de l’échange des bitcoins
Ceux ou celles qui découvrent l’univers des cryptoactifs et leur littérature spécialisée, en particulier relative au plus connu d’entre eux, le bitcoin, sont confrontés à un vocabulaire dont le sens échappe largement au commun des mortels. Cela peut provoquer un rejet immédiat. D’autres sont au contraire séduits par ce qui leur apparaît comme un monde nouveau et ésotérique. La science informatique valide à leurs yeux ce qui donnerait une valeur intrinsèque au bitcoin en tant que supposée « monnaie libre » grâce à la technique mobilisée. Elle le fait apparaître, circuler et être stocké, sans autorité centrale de contrôle.
Toutefois, sa désignation par deux oxymores tels que « cash numérique » et « or numérique » donne aussi une consistance imaginaire à cette virtualité informatique. Par analogie à la substance métallique ayant longtemps été un support essentiel de la monnaie sous forme de pièces, de lingots et d’instruments financiers y référant, on dit que l’émission du bitcoin est le résultat d’un « minage ». Ceux qui s’y livrent sont appelés « mineurs ». De même, nous y reviendrons, on parle pour cette émission de « preuve de travail », une désignation renvoyant aussi à une activité matérielle concrète.
Les mineurs de ce qui est une production digitale mettent à contribution leur capacité de calcul informatique pour vérifier, sécuriser et enregistrer les opérations dans un registre numérique recopié dans la mémoire d’une multitude d’ordinateurs. On parle de « blockchains » [36]. Ces « chaines de blocs » sont utilisées pour sécuriser les transactions entre deux parties et partant de là pour l’ensemble du système bitcoin. Pour pouvoir enregistrer un nouveau bloc sur la chaîne de blocs, les mineurs [37] doivent résoudre un problème mathématique complexe grâce à des ordinateurs aujourd’hui spécialisés dans cette seule fonction. Ils sont en compétition et celui qui trouve le premier la solution procède à l’enregistrement et gagne une rétribution en bitcoins. Cela se produit toutes les dix minutes. La solution ne peut être trouvée que par essais-erreurs. C’est donc le mineur de bitcoins capable de faire le maximum d’essais qui a la probabilité la plus élevée de gagner. La rapidité du calcul dépend de la capacité de ses machines utilisant des logiciels adaptés. Elles sont dotées d’ASIC, circuits spécialisés dans le calcul de la fonction SHA256, un algorithme de hachage. La fonction de hachage est une fonction mathématique transformant les données en une empreinte. La puissance de ces machines est exprimée en hashrate (traduit en français par « taux de hachage »). La capacité de minage d’un ordinateur dépend de la vitesse à laquelle il effectue ce calcul mathématique débouchant sur la possibilité de valider des transactions et de créer un bloc supplémentaire sur une blockchain
. Très précisément, le hashrate fait référence au nombre de calculs pouvant être résolus chaque seconde. Si au départ un ordinateur personnel pouvait faire l’affaire, aujourd’hui sa capacité doit être additionnée à celles d’autres ordinateurs [38]. Du fait de la concurrence qui oppose les différents mineurs, un seul ordinateur personnel ne peut plus depuis longtemps produire du bitcoin [39].
L’intensité des calculs nécessaires à cette émission provoque une consommation électrique de grande ampleur (un coût auquel s’ajoute souvent aussi un coût de refroidissement des machines et l’acquisition de celles-ci) car ces calculs sont faits simultanément par un grand nombre de mineurs. Pour connaître la consommation énergétique totale nécessaire à la production du bitcoin, on doit cumuler la dépense électrique de chacun. La consommation totale peut être calculée à partir de la connaissance de la capacité de minage des machines. Elle est liée au cours du bitcoin car plus celui-ci est élevé (estimé en dollars ou autres devises), plus augmente la valeur (estimée en dollars ou autres devises) de la rétribution en bitcoin de celui qui résout le calcul. Et plus s’accroît le nombre de mineurs qui l’entreprennent et poursuivent cette activité. Ils y engagent des capitaux de plus en plus importants pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros pour une machine et ses accessoires et plusieurs dizaines de milliers d’euros pour une ferme de minage. On est ainsi passé d’une sorte d’artisanat dispersé à une industrie concentrée. Et, du fait de la concurrence et de l’obsolescence du matériel par mise sur le marché de circuits spécialisés plus performants (on parle de puces [40] ASIC), la durée moyenne de vie d’une machine à miner ne serait plus que de dix-huit mois aujourd’hui. Toutefois, quand le minage devient moins profitable voire déficitaire, selon la durée et le degré de cette baisse, le nombre de mineurs peut diminuer ; de même que d’anciennes machines moins efficaces peuvent redevenir rentables et elles peuvent être remises en service.
La très forte consommation d’énergie pour le bitcoin est liée au système de minage de nouveaux blocs par la technique de la preuve de travail (traduction de proof of work, en abrégé PoW). Elle s’appuie sur la puissance de minage que l’on vient d’évoquer. Cette validation par preuve de travail est coûteuse en énergie pour ajouter, comme on l’a décrit, un bloc supplémentaire à la chaîne de blocs. Une autre technique proposée de validation est la preuve d’enjeu ou preuve de participation (traduction de proof of stake, en abrégé PoS). Elle est beaucoup moins coûteuse en énergie car pour pouvoir réaliser l’opération de validation elle s’appuie sur la quantité de cryptoactifs déjà détenus par celui qui valide ; donc sur son intérêt présumé à participer au système du cryptoactif puisqu’il le conserve. La grande majorité des partisans du bitcoin refusent la preuve d’enjeu tout comme les autres techniques de validation, qui ne sont pas la preuve de travail car, en l’absence d’autorité centrale, ils prétendent qu’elle sécurise mieux le fonctionnement du réseau alors que d’autres spécialistes pensent le contraire... Or, on peut remarquer que le pouvoir de changer les éléments du protocole bitcoin est entre les mains des mineurs, qui ont investi des sommes considérables dans leur ferme de minage. Ils ont donc tout intérêt à la conservation de la validation par preuve de travail ; ce qui fait douter que soit adoptée pour le bitcoin une technique de validation de blocs qui dévaloriserait totalement les investissements qu’ils ont faits.
Il faut dix minutes pour compléter un bloc de la blockchain et qu’il soit validé. Ce qui se traduit aujourd’hui dans cette fraction d’heure par la mise en circulation de 6,25 nouveaux bitcoins ainsi validés. Chaque jour, aujourd’hui 900 bitcoins sont donc créés de la sorte. Ils sont ensuite soit conservés par le mineur dans la perspective d’un accroissement du cours, soit il le vend contre devises ou autres cryptoactifs. La quantité émise a été et est décroissante au fil du temps. Il est prévu une division par deux de cette récompense ou rémunération des mineurs tous les deux cent-dix mille blocs minés ; soit approximativement tous les quatre ans. Cette réduction est appelée « halving ». Le 28 novembre 2012, la rémunération des mineurs avait diminué pour la première fois en passant de 50 (depuis 2009) à 25 bitcoins. Le halving le plus récent a eu lieu en 2020 et le prochain doit avoir lieu en 2024. La rémunération passera alors à 3,125 bitcoins ; et ainsi de suite de façon décroissante jusqu’à atteindre la totalité des 21 millions bitcoins. À ce jour, une grande partie a déjà été émise. En 2021, il ne reste qu’un peu plus de 2,36 millions à miner… jusqu’à 2140). Cette quantité de bitcoins émis et à émettre ne dépend pas de la demande dont il fait l’objet et qui peut fortement varier au jour le jour. Elle est fixée par un protocole technique adopté lors de sa création pour ses émissions futures. Sa rareté n’a donc rien de naturelle [41] mais elle est produite par le protocole initial de son émission.
Pour maintenir un rythme égal d’émission lorsque la capacité de minage s’accroit (si le nombre de mineurs augmente ou s’ils installent de nouvelles machines plus puissantes), la difficulté de miner du bitcoin croît. À l’inverse, lorsque la capacité de minage baisse, la difficulté des calculs diminue. Les restrictions mises en place au printemps 2021 par la Chine contre les mineurs de bitcoins n’ont pas entraîné seulement une modification de la géographie de la répartition de la production (par déplacement des lieux de minage notamment vers la Sibérie, le Kazakhstan, le Canada et les États-Unis), elles ont aussi entraîné immédiatement une baisse significative de la difficulté à miner. Dans les périodes où les mineurs éteignent leurs machines en grand nombre (certains parlent à ce propos de « capitulation des mineurs »), on peut l’expliquer soit parce qu’il n’est plus rentable de miner en certains lieux, soit parce ce que des mesures politiques (telles que le bannissement massif de la Chine au printemps 2021 que l’on vient d’évoquer) obligent les mineurs à quitter un pays. Les blocs peuvent alors être extraits plus lentement que l’objectif des dix minutes, jusqu’à ce que la difficulté s’ajuste automatiquement tous les 2016 blocs et finalement à la baisse pour encourager les mineurs à se rebrancher ou qu’ils (ou d’autres) s’installent ailleurs pour reprendre l’activité (comme durant l’été 2021).
Outre le prix des machines à miner et de leurs accessoires, on a vu qu’émettre et faire circuler les bitcoins selon le procédé du « minage » engagent globalement une grande dépense énergétique et donc un coût en électricité [42]. Chaque mineur, acquérant des machines spécialisées plus performantes, donc moins énergivores, peut s’imaginer que la consommation énergétique de l’émission du bitcoin diminue. Certes, les « mineurs » cherchent à réduire leurs coûts le plus possible pour accroitre leur marge par rapport au cours du bitcoin ; d’où la recherche des sites les plus opportuns pour y faire tourner leurs machines à miner. Mais si l’efficacité des machines est de plus en plus élevée, l’accroissement du cours du bitcoin suscite par contre une augmentation du nombre de mineurs et de machines. En faisant tourner plus d’ordinateurs spécialisés, la consommation électrique totale du minage s’accroît donc du fait même de cet attrait et de cette compétition accrus. La technique de validation par minage adoptée pour le bitcoin est dès son origine plus énergivore que les autres. Tôt ou tard, soit le système bitcoin devra adopter une nouvelle technique de validation, soit il sera dépassé par un autre cryptoactif moins énergivore et plus (ou tout autant) sécurisé. Certains comparent le bitcoin à ce qu’a été le minitel [43] face à internet…
Si les machines à miner (et à travers elles leurs propriétaires) sont en concurrence pour être les premières à gagner les nouveaux bitcoins, l’énergie dépensée par les perdants est à fonds perdus puisqu’ils ne bénéficient pas d’une position d’avance pour gagner les futurs bitcoins. Et plus il y a de mineurs et plus il y a de perdants… Celui qui cherche à s’enrichir grâce au bitcoin en étant parmi les gagnants doit donc bien maîtriser les éléments techniques que l’on vient d’évoquer, acquérir un matériel techniquement fiable et performant et dont le fonctionnement ne sera pas arrêté par des autorités hostiles. Il doit aussi être certain du coût de son approvisionnement en électricité et de sa quantité disponible dans un lieu donné. Même quand, comme aujourd’hui, la rentabilité du minage apparaît élevée parce que le cours du bitcoin a considérablement augmenté, on peut comparer cette rentabilité à celle d’un simple achat et revente de bitcoins [44]. L’opération spéculative peut mobiliser une dépense moins importante et des compétences plus limitées. Toutefois, elles ne sont pas nulles pour s’assurer du dépôt de ses bitcoins sur une plateforme ou un portefeuille électronique grâce à une application wallet parfaitement sécurisée. Et certains apprentis bitcoiners font régulièrement les frais de leur ignorance en la matière.
Ajoutons que les mineurs ne sont pas rémunérés seulement par les bitcoins nouvellement créés mais aussi par les commissions versées à l’occasion de transferts des bitcoins. Contrairement aux cartes de crédit, les frais éventuels sont à la charge non pas du vendeur mais de l’acheteur, qui peut en choisir le montant.
Ce texte est la version actualisée le 2 septembre 2021 de l’article « Le bitcoin, mirage monétaire et désastre écologique », publié par l’Institut Rousseau le 19 juillet 2021.
Jean-Michel Servet est professeur honoraire à l’Institut des Hautes études internationales et du développement de Genève et chercheur associé à Triangle (unité CNRS, École normale supérieure de Lyon et Université Lumière Lyon 2).
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