La nécessité d’un service public de l’énergie sous contrôle citoyen

jeudi 23 septembre 2021, par Anne Debregeas *

La crise climatique sans précédent que nous connaissons nous impose de revoir en profondeur nos modes de vie ainsi que l’ensemble de notre modèle de développement. À l’échelle mondiale, l’accord de Paris fixe un objectif de neutralité carbone en 2050 qui implique une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre (GES) ainsi qu’une compensation des émissions résiduelles par des puits de carbone (forêts, océans, techniques de restauration du climat, et de capture et stockage du carbone).

Un défi gigantesque : atteindre la neutralité carbone en 2050

Cet objectif de neutralité carbone a été décliné dans les feuilles de route européenne (Green Deal) et française (Stratégie nationale bas-carbone - SNBC).

L’énergie tient un rôle central dans les émissions de GES. Sa transformation en profondeur, décisive, sollicite deux leviers : la réduction drastique de sa consommation, qui doit être divisée par deux d’ici 2050 (par rapport à 2015) et la décarbonation totale de sa production. Il s’agit donc, d’ici 2050, de se passer totalement de pétrole, de charbon, de gaz naturel…, soit des sources d’énergie qui alimentent aujourd’hui 80 % de l’énergie consommée dans le monde, les trois quarts de celle consommée en Europe. En France, cette part tombe à 50 % en raison du parc nucléaire important.

* Énergie renouvelable : Hydroélectricité (2 %), éolien, solaire, géothermie, etc.

Énergie primaire = Énergie disponible dans l’environnement (listée ci-dessus). Elle diffère de l’énergie finale, consommée par les utilisateurs après d’éventuelles transformations (par exemple l’électricité).

La transition énergétique n’est donc pas un vain mot, on peut même parler de révolution énergétique. En 2050, toute l’énergie devra provenir de sources renouvelables (éolien et solaire essentiellement), de la biomasse et éventuellement du nucléaire si l’on choisit de poursuivre dans cette voie.

Les industries pétrolières et gazières devront se réinventer : on voit ainsi Total, devenu TotalEnergies, investir le champ de l’électricité tout comme d’autres pétroliers ; les gaziers font de même et se positionnent sur les gaz de synthèse, produits à partir de biomasse ou d’électrolyse de l’eau (hydrogène).

Le secteur électrique est au contraire appelé à se développer, malgré les nécessaires efforts d’efficacité et de sobriété énergétique, en raison d’une électrification d’usages aujourd’hui alimentés par le pétrole ou le gaz, dans les transports et l’industrie notamment. En parallèle, il doit opérer une transformation profonde, dans les pays qui utilisent encore une part importante de production électrique carbonée (charbon et gaz essentiellement), mais également en France puisque dans tous les scénarios prospectifs aujourd’hui à l’étude, la part du nucléaire diminue fortement (pour atteindre entre 0 et 50 % selon les scénarios contre 70 % aujourd’hui).

Production électrique française en 2019  [1]– Source RTE

Source : RTE, d’après SNBC

En parallèle, les énergies renouvelables – éolien et solaire principalement – sont appelées à un fort développement, ainsi que les moyens de flexibilité [2] nécessaires pour compenser l’intermittence de cette production. Les réseaux doivent également s’adapter à ces évolutions.

Si la décision est prise de sortir du nucléaire, cette évolution sera radicale puisqu’on devra remplacer environ 80 % des filières de production actuelle (70 % de nucléaire et 8 % de gaz). Si l’option nucléaire est conservée, ces changements seront néanmoins importants. Dans tous les cas, le parc, vieillissant, devra être entièrement remplacé dans les prochaines décennies.

L’urgence climatique impose d’agir vite. Les investissements à faire dans le secteur électrique se compteront en dizaines de milliards d’euros annuels. À cela s’ajoutent les investissements, eux aussi massifs, nécessaires pour développer les autres énergies (notamment la biomasse pour le transport et le chauffage), transformer l’industrie, isoler les bâtiments, etc. Finalement, les experts s’accordent sur un chiffre d’environ 70 Mds €/an pour la transition énergétique, contre 20 Mds actuellement dépensés [3].

Les enjeux auxquels nous devons faire face ont donc des similarités avec les besoins de reconstruction d’après-guerre. Or, depuis des décennies, les gouvernements successifs, sous la houlette de l’Union européenne, se sont appliqués à détruire les outils industriels dont nous disposions pour faire face à ces défis, au nom du marché et de la concurrence.

Depuis vingt ans, un seul objectif : casser le service public

La casse du monopole

La mise en place du monopole public d’EDF-GDF, issu de la nationalisation de centaines d’entreprises privées, a accompagné le développement du système électrique et gazier à partir de 1946. Dans le secteur électrique, en quelques décennies, l’entreprise publique a développé de grands parcs de production – charbon, puis hydraulique et nucléaire – ainsi qu’un réseau permettant à chaque foyer d’accéder à une électricité de qualité (très peu de coupures), à un prix parmi le plus faibles d’Europe et égal pour tous.

Des critiques virulentes ont été adressées à EDF par des citoyens et associations sur le volet démocratique et « technocratique », en lien avec le développement du « tout nucléaire » et « tout électrique », nous y revenons plus loin.

En revanche, sur le plan technique, économique et social, le succès de l’entreprise publique était reconnu, y compris par les partisans de la libéralisation outre-manche, et EDF était régulièrement élue « entreprise préférée des Français ».

Pourtant, cinquante ans après sa création, le service public de l’énergie est tombé sous le coup d’une directive européenne imposant son ouverture à la concurrence, tout comme les autres services publics de réseau (transports et communications).

À partir de 2000, cette directive européenne est transposée dans le droit français, par étapes : le secteur des entreprises fortement consommatrices d’électricité (les électro-intensives) est d’abord ouvert à la concurrence, puis les entreprises de plus en plus petites, et enfin les clients particuliers depuis 2007.

EDF est séparée de GDF, puis la gestion des réseaux, restée en monopole, est séparée de l’activité de production et de vente. Cette gestion est aujourd’hui confiée à RTE pour les lignes à haute tension (réseau de transport) et à Enedis pour la moyenne et basse tension (réseau de distribution). EDF change de statut pour devenir une société de droit privé (société anonyme) : elle se soumet aux mêmes modes de gestion que n’importe quelle multinationale, cherchant à devenir « une entreprise comme les autres ». Progressivement, elle développe son activité internationale avec l’objectif – aujourd’hui presque atteint – d’atteindre 50 % de son chiffre d’affaires à l’étranger.

Parallèlement, des concurrents émergent dans un secteur qui ne s’y prête pourtant pas. Il est en effet tout aussi absurde de vouloir mettre en concurrence des centrales que des réseaux. Dans un cas comme dans l’autre, une planification fine des investissements et du fonctionnement est nécessaire pour garantir à chaque instant l’équilibre parfait entre la production injectée sur le réseau et la consommation prélevée (le moindre déséquilibre peut provoquer très rapidement des coupures de courant, sur des zones très étendues). Chaque centrale joue donc un rôle complémentaire et non concurrent. De plus pour la production comme pour le réseau, les coûts sont essentiellement fixes, c’est-à-dire indépendants de la quantité d’électricité produite, et composés en grande partie d’investissements de très long terme : construire plus de centrales que nécessaire pour pouvoir ensuite faire jouer la concurrence et laisser la « meilleure » produire serait une gabegie économique et écologique qu’aucun pays ne peut se permettre.

Les concurrents se sont donc développés sur une activité tout à fait annexe, la fourniture, qui consiste à démarcher les clients, acheter aux producteurs de l’électricité, la faire acheminer automatiquement par le réseau (aucune intervention humaine possible, pas même le choix des centrales qui alimenteront les clients), et facturer. En clair, une activité purement commerciale et financière, aussi utile que d’apposer son logo sur la facture. Cette activité n’existait pas du temps du monopole public, EDF se contentant d’appliquer une grille tarifaire unique, très simple, à tous ses clients (tarif bleu pour les particuliers, vert et jaune pour les entreprises), dans le seul but de recouvrer les coûts de production, de garantir l’égalité de traitement entre usagers et dans une moindre mesure, d’inciter certains à déplacer leur consommation aux heures creuses (option heures pleines – heures creuses du tarif bleu).

Aujourd’hui, les fournisseurs dits « alternatifs » sont une cinquantaine : des électriciens étrangers (ENI, Vattenfall, Iberdrola, etc.), des pétroliers (ENI, TotalEnergies), des gaziers (Engie, ex GDF), des start-ups, des enseignes de la grande Distribution (Carrefour, Cdiscount,…) et des SCOPs militantes (Enercoop en particulier).

En parallèle, des acteurs privés ont pris pied dans la production, non pas sous la forme d’une concurrence avec une rémunération par un prix de marché, mais par une délégation de service public, à l’image des autoroutes ou de la distribution d’eau. Certains ont récupéré des centrales existantes, hydroélectriques notamment. D’autres développent de nouvelles centrales, essentiellement éoliennes et photovoltaïques, en échange d’un tarif d’achat garanti par l’État de toute leur production sur la durée d’amortissement de leur installation. Suivant les époques et la taille des installations, ce tarif d’achat garanti est soit fixé par l’État, soit défini aux enchères par appel d’offre.

Un système absurde

Pour permettre la venue de ces nouveaux producteurs et fournisseurs, un marché de l’électricité a été mis en place, dont les prix sont excessivement volatils et décorrélés du coût de production de l’électricité, ce qui pose des difficultés à la fois pour les producteurs et les consommateurs.

Finalement, le système électrique est devenu bien plus complexe, donc fragile et coûteux. Notamment, dans un secteur si capitalistique, c’est-à-dire qui nécessite des investissements lourds et de très long terme, les conditions de financement (ou coût du capital, rémunérant les banques et actionnaires pour leur investissement) jouent un rôle essentiel. Ainsi, la Cour des comptes anglaise indiquait, dans un rapport de 2017, que les coûts de production de la centrale nucléaire d’Hinckley Point étaient estimés à 30 €/MWh pour une rémunération des investissements de 2 % (taux facilement accessible pour un acteur public)…, mais de 100 €/MWh lorsqu’elle monte à 9 % (taux régulièrement demandé par un acteur privé). Nos simulations, à partir de données publiques sur les coûts des futures centrales nucléaires, éoliennes ou solaires, montrent que les coûts de production doublent lorsque la rémunération des investisseurs passe de 2 % à 9 %. Dans ces conditions, faire appel à des investisseurs privés pour développer les centrales de demain revient à accepter une explosion des coûts de production, donc des factures. Mais c’est aussi accepter de livrer à des oligopoles privés, comme TotalEnergies, Engie, EDF SA ou des énergéticiens européens, voire chinois, un secteur hautement stratégique puisqu’il gère un bien de première nécessité, essentiel à l’économie et capital pour la transition énergétique. Souhaite-t-on reproduire dans le secteur énergétique la situation du numérique avec les GAFAM ou du médicament ?

Nous avons dressé le bilan détaillé de vingt ans de libéralisation, que gouvernements et commission européenne refusent obstinément de réaliser malgré les demandes répétées de nombreux acteurs (cf. Rapport SUD-Energie ainsi qu’un ensemble de documentations, émissions, articles, présentations ici). Ce bilan est sans appel : augmentation des coûts, bien sûr, et des factures (+60 % depuis 2007, dont une partie directement liée aux marchés), mise en difficulté des producteurs, perte d’égalité de traitement, confrontation des usagers devenus clients à des pratiques commerciales agressives et trompeuses, etc. L’association de consommateurs CLCV (Consommation, logement, cadre de vie), deuxième en France, multiplie les critiques, parle de « témoignages absolument choquants » de la part de clients victimes de « harcèlement, intimidation, procédés trompeurs ». Il s’agit de pratiques massives, dénoncées également par le médiateur de l’énergie. La CLCV, qui dit avoir suivi la libéralisation d’autres secteurs, a publié en début d’année un Plaidoyer pour un retour au monopole.

Si cette ouverture des marchés est néfaste à court terme pour l’usager et le service public, elle l’est également, à plus long terme, pour la transition énergétique. Car ce système complexe et opaque empêche de réaliser les très lourds investissements nécessaires à cette transition. Seule la puissance publique peut assumer efficacement de tels investissements.

Le projet Hercule de réorganisation d’EDF est caractéristique de l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui le secteur électrique. Depuis plus de trois ans, le gouvernement et la direction d’EDF négocient avec la Commission européenne, en toute opacité, un projet visant à corriger une situation que chacun s’accorde à trouver intenable et qui consiste à imposer à EDF de vendre à ses concurrents un quart de sa production nucléaire en dessous de son coût de production [4]. L’entreprise, en difficulté financière pour de multiples raisons, dit ne plus avoir les moyens de faire les investissements nécessaires au système électrique. Enfin, la France est sous le coup d’une mise en demeure de l’Union européenne exigeant une mise en concurrence de ses barrages hydroélectriques, alors que grâce à un travail militant important (voir ici), les députés de tous bords comme les élus locaux sont aujourd’hui convaincus de l’aberration et des risques à confier à des acteurs privés, français ou étrangers, la gestion de ces ouvrages essentiels à l’équilibre du système électrique, stockant une ressource en eau utile pour de multiples usages et appelée à se raréfier, et potentiellement très dangereux (la rupture d’un barrage peut être dramatique).

Mais « en échange » d’une révision de la rémunération du nucléaire et de la mise à l’abri de la concurrence des barrages, l’Union Européenne imposerait – d’après l’État – un découpage d’EDF conduisant à une nationalisation des filières historiques (nucléaire, hydraulique et thermique) et une privatisation plus large des autres activités, dont la production renouvelable et le réseau de distribution. Il s’agirait donc de continuer à démanteler EDF et de livrer au privé les parties les plus rentables. Finalement, aucun accord n’a eu lieu à ce jour, trois ans de « palabre » hors de tout contrôle démocratique non abouti à rien alors que l’urgence climatique impose d’agir maintenant.

Quelles réponses pour le service public de demain

Vraies critiques et fausses solutions

Les critiques concernant l’absence de contrôle démocratique sur la politique énergétique du pays doivent être entendues. EDF est aujourd’hui intimement associé au programme électronucléaire, même s’il a par le passé développé un parc thermique, puis un grand parc hydroélectrique et un réseau de qualité. Et même si le programme nucléaire relevait d’une décision politique (le Plan Messmer), en réponse à la crise pétrolière de 1973, dans l’objectif de rompre une dépendance jugée trop forte aux importations de pétrole et de gaz et à la variabilité des prix de ces commodités. (Il est au passage désespérant de constater qu’aujourd’hui des mécanismes de marché absurdes font dépendre le prix de l’électricité du cours mondial de ces commodités, qui pourtant n’entrent que pour une part infime dans les coûts de production de l’électricité).

Il est indiscutable que la direction d’EDF se rêve aujourd’hui en champion de l’industrie nucléaire et « pousse » cette filière de manière très partiale, dans un objectif bien éloigné du service public.

La lutte pour la sortie du nucléaire et pour la reconquête démocratique du secteur de l’énergie devient alors, pour certains mouvements écologistes, intrinsèquement liée à la lutte contre EDF… et donc contre le retour à un monopole public. Pourtant, si un gouvernement élu décidait de nommer à la tête d’EDF une direction ayant pour feuille de route d’aller vers le 100 % renouvelable, EDF ne rimerait plus avec nucléaire.

Pour ces mouvements écologistes, le contrôle démocratique sur la politique énergétique passe souvent par des solutions très locales : des projets citoyens, reposant si possible sur des structures coopératives, pour développer et gérer des petites installations de production éolienne ou solaire ; des communautés d’énergie locales s’échangeant de l’énergie, éventuellement en circuit fermé (on parle alors d’autoconsommation individuelle ou collective). Pour certains, la libéralisation a permis l’émergence de telles structures locales. La coopérative Enercoop est souvent mise en avant comme symbole de cette évolution jugée positive et l’Allemagne est souvent portée en exemple de l’implication citoyenne accompagnant le développement du renouvelable.

Mais à y regarder de plus près, Enercoop fait figure d’exception dans sa démarche militante visant l’émergence de projets renouvelables et l’accompagnement des usagers dans la maîtrise de leur consommation. Cette coopérative s’est développée sur les ruines du service public et parmi leurs salariés, certains affirment clairement qu’ils essaient de faire au mieux dans un marché qu’ils n’ont pas choisi et préféreraient revenir à un système public. Par ailleurs, Enercoop propose à ses clients de participer au financement de solutions renouvelables en payant leur électricité sensiblement plus cher que le marché (autour de 17 % de plus) : ce modèle ne peut jouer qu’un rôle marginal dans la transition énergétique, tant les sommes à investir sont élevées [5]. Le développement à grande échelle des renouvelables nécessite des garanties de retour sur investissement. En France comme dans les autres pays, cette filière se développe essentiellement par des mécanismes de subvention comme les tarifs d’achat garantis.

Quant à l’Allemagne, elle peut certes se prévaloir de formes de décentralisation bien plus développées qu’en France et d’une implication citoyenne importante dans les projets renouvelables [6]. Mais la situation est loin d’être idéale et l’implication démocratique a bien peu à voir avec la libéralisation. Le modèle allemand est historiquement plus décentralisé qu’en France, la production et la distribution reposant dans de nombreuses communes sur des entreprises publiques locales, les StadtWerke. La libéralisation s’est accompagnée d’une phase de concentration et de privatisation : beaucoup de ces StadtWerke ont été rachetées par de grands groupes privés constitués en oligopole. Les « Big Four » : E.ON, EnBW, RWE et Vattenfall, totalisaient 82 % de la production en 2015. Cette part diminue progressivement. Le groupe privé E.On détient également environ la moitié des réseaux de distribution [7]. Les réseaux de transport sont, quant à eux, aux mains de quatre opérateurs privés ou étrangers [8], posant des problèmes de contrôle de ces infrastructures stratégiques. Le pays connait aujourd’hui un mouvement inverse de remunicipalisation de ces services publics. Marché ne rime donc pas forcément avec local, ni public avec centralisé.

L’absence d’acteur intégré pose des difficultés : les réseaux, détenus et exploités par plusieurs gestionnaires, connaissent des retards de développement entraînant des congestions ; les tarifs de ces réseaux sont parmi les plus chers en Europe et critiqués pour leur opacité [9]. La péréquation tarifaire n’existe pas : les usagers des campagnes peuvent payer plus cher que les zones urbaines, les régions de l’est, moins favorisées, d’avantage que celles du sud. La Cour des comptes allemande critique une gestion jugée inefficace, très bureaucratisée et sans véritable pilote de la transition énergétique. Les mécanismes sont complexes, parfois contre productifs comme l’incitation à l’autoconsommation [10].

Aucun pays n’a donc trouvé la solution idéale et résumer l’implication citoyenne à des projets locaux conduit à se focaliser sur une partie très limitée des décisions. Pendant ce temps, les choix structurants sur la politique énergétique et son organisation continuent à être pris sans véritable contrôle démocratique.

Impliquer les citoyens dans les choix énergétiques essentiels

L’électricité, qui représentera la plus grande part de l’énergie consommée demain, est soumise à des caractéristiques techniques (nécessité de garantir l’équilibre permanent entre production et consommation sur le réseau) qui impliquent des formes de centralisation et de planification de long terme.

Certes, le développement des énergies renouvelables permet de nouvelles formes de décentralisation. Mais celles-ci restent limitées : même avec une énergie 100 % renouvelable, la solidarité entre régions demeure décisive. Par exemple, les éoliennes off-shore ou les barrages hydroélectriques, dont les propriétés de stockage et de flexibilité sont précieuses, doivent bénéficier à l’ensemble du système électrique, alors que seules certaines régions en disposent [11]. Plus généralement, le foisonnement permis par le réseau permet d’utiliser la complémentarité de chaque source et de limiter largement les capacités nécessaires au « passage de la pointe » de consommation [12].

Les investissements, tout comme les programmes de production en temps réel, sont mieux optimisés s’ils sont définis de manière centralisée. Les velléités de certains de s’orienter vers des réseaux locaux, soutenues parfois par les textes européens, représentent un gâchis écologique et économique.

Cette nécessaire planification des investissements repose sur des scénarios de long terme : il faut préciser quelles sont les hypothèses d’évolution de la consommation, quelle est la part de chaque filière de production, quel moyen de flexibilité on mobilise pour compenser les aléas de production et de consommation, quels investissements doivent être faits sur le réseau. Puis des modèles simulent la production et la consommation heure par heure, suivant différentes hypothèses météorologiques, pour vérifier que l’équilibre global du système est bien garanti en prenant en compte les aléas climatiques.

RTE sortira prochainement de tels scénarios décrivant le système électrique jusqu’en 2050, voire 2060 : certains intègrent une part de nucléaire, d’autres reposent sur une production 100 % renouvelable.

Les hypothèses qui sous-tendent ces scénarios ont fait l’objet d’une large concertation, avec les acteurs impliqués dans le domaine : industriels et syndicats professionnels de l’énergie, ONG, directions techniques de l’État, organisations syndicales du secteur, etc. Ces scénarios seront accompagnés d’une analyse de leurs impacts technico-industriels (risques notamment), écologiques (CO2, utilisation des matières premières et de l’eau, emprise au sol, biodiversité, etc.), économique (coût de chaque scénario) et sociétal (implication en termes d’acceptabilité, de modification des modes de vie, etc.).

L’exercice doit permettre d’éclairer la politique énergétique en décrivant toutes les implications des différents mix possibles. Le choix du scénario retenu sera décisif : s’il porte sur un scénario avec nucléaire, il faudra relancer la filière et construire des centrales dans les toutes prochaines années : quel que soit le niveau d’implication des citoyens dans des projets renouvelables locaux, ceux-ci resteront limités [13]. Si au contraire, le choix porte vers un scénario 100 % renouvelable, alors des moyens seront à engager pour développer massivement le solaire, l’éolien, l’hydrogène.

Nous pensons que ce choix du scénario énergétique peut et doit être démocratique, car il aura des implications fortes et durables pour tous les citoyens. Certes, le sujet est complexe, les lobbies sur ce sujet sont particulièrement armés et les expériences passées n’incitent pas à l’optimisme : les conclusions de la convention citoyenne et de nombreux débats publics ont été largement ignorées par les décideurs. Mais pour une raison essentielle selon nous : la concertation n’a pas été suivie d’un vote.

En revanche, elles ont souvent été riches et ont montré que même sur des sujets complexes comme l’énergie, des citoyens non experts, s’ils ont accès à une information contradictoire, sont en mesure de faire des propositions et des choix. Si les citoyens sont consultés, s’ils ont l’impression que leur voix sera prise en compte, alors ils s’intéresseront au sujet, comme ils l’ont fait en 2005 pour le Traité constitutionnel européen, malgré le caractère ardu du sujet. Impliquer les citoyens dans la politique énergétique permettrait en outre de redynamiser une démocratie en berne, mais également de faciliter l’acceptation de la politique énergétique et des efforts qu’elle impliquera, quel que soit le scénario : si chacun participe à la décision et prend conscience qu’il n’existe pas de solution indolore, les efforts demandés seront plus acceptables.

Les conditions de cette décision démocratique devront être précisées : ce pourrait être, par exemple, un vote sur les scénarios préalablement synthétisés par une convention citoyenne. Ce vote devrait bien sur être précédé d’un large débat public, contradictoire, où chaque partie pourrait confronter ses analyses des scénarios RTE, enrichis par ceux proposés par d’autres acteurs [14].

Un vote sans débat n’aurait pas de sens. Mais inversement, un débat sans perspective de vote a peu de chance de se tenir, et encore moins d’intéresser les citoyens. Sans vote, il est à craindre que la large concertation qui a eu lieu autour des scénarios RTE se soldera, comme de nombreuses concertations par le passé, par une décision unilatérale du chef du gouvernement.

Le sujet est complexe, des votes ultérieurs devront venir compléter ce choix initial du scénario énergétique. De même, une déclinaison locale est également nécessaire pour préciser, dans chaque région et même à une maille plus locale, le poids relatif de chaque filière, les décisions d’implantation, etc. Il existe déjà des schémas régionaux (SRADDET [15]) et locaux (PCAET) qui font l’objet de concertation. Là encore, aller jusqu’au vote pourrait favoriser une réelle implication citoyenne.

D’autres formes d’implication, au travers de coopératives et projets citoyens, peuvent également être envisagées, mais elles doivent éviter d’exclure les populations qui ne peuvent pas s’impliquer financièrement. Surtout, elles ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt et servir d’alibi pour détourner le regard des grandes décisions.

Dans tous les cas, les conditions du contrôle citoyen sur ce secteur essentiel doivent être débattues.

Sortir l’énergie du marché

Parallèlement au choix du scénario énergétique, l’organisation du secteur électrique doit elle aussi, et de manière urgente, être remise sur la table, après avoir été préemptée par l’Union européenne, avec la bénédiction des gouvernements successifs. Comme nous l’avons vu, le service public a été patiemment détricoté au profit de grands groupes privés et d’une idéologie de la concurrence, sans aucun bilan, sans débat, sans vote, en toute opacité, dans un déni total de démocratie.

En décembre dernier, alors qu’il était question de faire voter le Parlement, en urgence et sans débat éclairé, sur le projet de réorganisation d’EDF (projet Hercule), des députés socialistes ont menacé de demander un référendum d’initiative partagée (RIP) sur le démantèlement d’EDF, comme cela avait été fait pour Aéroports de Paris (ADP). Cette idée pourrait être reprise, dans un cadre plus large : là encore, il pourrait être organisé un vote citoyen sur l’organisation du secteur de l’énergie, et en particulier sur l’opportunité de sortir du marché ce secteur si stratégique.

Reconstruire un service public au service de l’intérêt général, pour gérer ce bien commun

De nombreux représentants politiques, potentiels candidats à l’élection présidentielle [16] , mais aussi des économistes reconnus [17], sociologues, historiens de l’énergie, essayistes, journalistes, représentants d’ONG, associations de consommateurs ont signé une tribune collective dans ce sens en mai dernier (publiée par Le Monde et relayée parMediapart) : constatant collectivement l’échec de l’ouverture des marchés, ils se prononcent pour la reconstruction d’un véritable service public de l’énergie ne se limitant pas à l’électricité et intégrant la question de la maîtrise de la consommation, quitte à déroger aux règles européennes. Comme le soutiennent les signataires de la tribune, « La transition énergétique doit être financée par des fonds publics, bien moins coûteux à long terme que le recours aux capitaux privés […]. Le contrôle citoyen sur ce secteur stratégique doit être garanti à tous les niveaux de décision par des structures décisionnaires élues, transparentes, informées par des sources diverses et potentiellement contradictoires. Le choix du mix énergétique et celui des formes de décentralisation de ce service public devront, eux aussi, faire l’objet de débats démocratiques. ». Il est également nécessaire de revenir à une grille tarifaire garantissant une stabilité des prix, une équité de traitement et l’accès à tous à l’énergie, qui pourrait passer par la gratuité des usages de base et des prix plus élevés pour les surconsommations. Les objectifs sociaux, d’aménagement du territoire et écologiques liés à l’énergie sont incompatibles avec des prix de marché.

Les objectifs de service public pourraient être définis démocratiquement et contrôlés, par exemple via des contrats de service public, sur la base d’indicateurs clairs.

Enfin, comme le propose la tribune, « Bien loin de la politique expansionniste d’EDF par ailleurs fort coûteuse qui a accompagné la libéralisation, les échanges avec les autres pays doivent se recentrer sur une coopération sans but lucratif, respectant les services publics et l’intérêt des citoyens de chaque pays, dans un souci de réciprocité. » Il n’est pas acceptable qu’EDF participe à la privatisation des services publics des autres pays. En revanche, pour limiter la catastrophe climatique, il est essentiel que les pays en développement puissent accéder à l’énergie sans « passer par la case » des énergies carbonées : aider ces pays à y parvenir, sans ingérence dans leurs décisions, est de la responsabilité de nos pays.

Il est temps que ce bien commun stratégique qu’est l’énergie cesse d’être considéré comme une marchandise, qu’il soit géré dans l’intérêt général et sous contrôle démocratique, dans le souci premier de répondre aux enjeux climatiques et écologiques, tout en garantissant l’accès à tous à l’énergie.

Au-delà de l’énergie, l’avenir des services publics doit devenir un enjeu majeur pour la campagne présidentielle et législative qui démarre. Ils ne sont pas un coût, mais notre richesse collective, le pilier d’une société solidaire, comme nous l’a durement rappelé la crise sanitaire.

Anne Debregeas est porte-parole de la Fédération SUD-Énergie, Ingénieure de recherche à EDF en économie et fonctionnement du système électrique.

Notes

[1Ces chiffres peuvent varier à la marge, notamment en fonction des apports hydrauliques.

[2Stockage hydraulique, hydrogène de synthèse, véhicules électriques connectés au réseau, éventuellement batteries, pilotage de la consommation.

[3Cf. Olivier Sidler, tribune du 24/02/2019 dans Connaissance des Energies -Transition énergétique : quel coût et quelles mesures prioritaires.

[4Mécanisme de l’ARENH –(Accès régulé à l’électricité nucléaire historique).

[5Enercoop dispose actuellement d’environ un millième de la production en France.

[6La réalité du caractère citoyen fait cependant l’objet de débats, comme ici.

[7Les Statwerke en détiennent environ un tiers, le reste étant possédé par les autres grands producteurs.

[8L’un d’eux, Tennet, est partiellement détenu par le gouvernement des Pays-Bas. Un autre, 50Hertz, a fait l’objet d’une tentative d’achat par le gouvernement chinois.

[9Globalement, l’électricité est chère pour les particuliers en Allemagne et la production énergétique reste très carbonée : la sortie du charbon n’est prévue qu’en 2035, un Allemand émet environ 80 % de plus de GES qu’un Français.

[10Ainsi, aujourd’hui, la moitié des installations de panneaux photovoltaïques s’accompagne de stockage individuel pour viser l’autoconsommation, avec un coût économique et écologique inutile.

[11Les barrages hydroélectriques sont concentrés sur une moitié de la France.

[12À titre d’exemple, le foisonnement du réseau permet de diviser par quatre environ la pointe de consommation, c’est-à-dire les capacités qui seraient nécessaires si chacun devait répondre à sa propre consommation sans compter sur les autres.

[13Même si tous les scénarios prévoient une part d’énergies renouvelables d’au moins 50 %.

[14Scénarios de l’agence pour la transition énergétique (ADEME), l’association négaWatt, des chercheurs du Cired, EDF, Engie, etc.

[15Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires.

[16Dont Jean-Luc Mélenchon, Eric Piolle, Sandrine Rousseau, Arnaud Montebourg, Benoit Hamon.

[17Dont Thomas Piketty, Alain Grandjean, Lucas Chancel, Dominique Finon, Raphaël Boroumand.

J’agis avec Attac !

Je m’informe

Je passe à l’Attac !

En remplissant ce formulaire vous pourrez être inscrit à notre liste de diffusion. Vous pourrez à tout moment vous désabonner en cliquant sur le lien de désinscription présent en fin des courriels envoyés. Ces données ne seront pas redonnées à des tiers. En cas de question ou de demande, vous pouvez nous contacter : attacfr@attac.org