1) La crise écologique vient de la rentabilisation et de l’accumulation du capital. Les modalités et les montants très élevés des rémunérations de salariés dirigeants d’entreprise les poussent fortement dans la course à cette rentabilisation-accumulation [3].
2) Une visée sociale-écologique radicale devrait amener à effectuer d’importantes conversions des qualifications professionnelles et des emplois « vers le haut » dans une sécurité sociale professionnelle. Il s’agirait d’assurer une mobilité « positive » incluant des garanties sur les salaires.
3) Plus généralement, le changement visé s’organiserait sur la base d’un développement général des capacités humaines et une promotion de la coopération entre les salariés. Une réduction de la hiérarchie des tâches associée à celle des rémunérations en serait une composante importante.
4) Le changement visé appelle un développement des liens entre conscience professionnelle et conscience écologique qui, ainsi que le souligne le psychologue du travail Yves Clot, « …ont commencé à cheminer de concert dans la conscience sociale » [4]. Le contenu du travail est ici en jeu en cohérence avec le relèvement des bas salaires et la réduction des distances salariales.
5) S’il faut « plus de liens et moins de biens », la qualité des services interpersonnels est essentielle. Elle suppose d’assurer la reconnaissance des qualifications déjà acquises et le développement des formations d’actifs professionnalisés payés correctement, sans pressions au « rendement », telle la réduction des temps des prestations aux personnes. En raison du caractère fortement féminisé des métiers dans les services interpersonnels, le lien est ici très fort avec les luttes pour une forte hausse des bas (et très bas) salaires perçus par les femmes [5].
6) Le bouleversement culturel impliqué par une rupture avec le consumérisme est inconcevable sans une réduction massive des inégalités de revenus. Un accord ne peut se construire dans la société sur ce bouleversement sans la justice et la mise en cause des consommations ostentatoires des titulaires des revenus les plus hauts qui ont d’ailleurs une empreinte carbone élevée [6] et qui génèrent des effets d’imitation même si c’est à des échelles réduites.
Le numéro 1863 de Insee Première, juin 2021, comporte des données très fines sur la répartition des salariés par salaires mensuels nets en 2019 dans le privé incluant les entreprises publiques [7]. Les tranches partent de moins de 1200 €, puis, par 100 € supplémentaires, arrivent à une tranche de plus de 8700 €. Pour avancer des ordres de grandeur, j’ai effectué des hypothèses comportant des incertitudes. Je souhaite que la question soit reprise par un statisticien ayant accès à la base « Tous salariés » de l’Insee [8]. En attendant, voici des estimations provisoires.
La masse salariale dans le secteur privé en 2019 est de près de 888 milliards € [9]. Au 1er janvier 2021, le Smic net mensuel est de 1230 € sur la base de 35 heures par semaine. La proposition actualisée en mai 2021 de l’Avenir en commun de passer immédiatement le Smic à 1400 € représente une hausse de 13,8 % [10]. Avec une répercussion au même taux jusqu’aux salaires de 1600 €, puis une répercussion dégressive jusqu’à 2000 €, un peu au-delà du salaire médian [11], la hausse de la masse salariale serait de l’ordre de 27 ou 28 Mds €. Un passage du Smic à 1500 € s’inscrirait dans la lignée de l’ouvrage Vers une société plus juste. Manifeste pour un plafonnement des revenus et des patrimoines (Fondation Copernic) [12]. Il représente une hausse du Smic de 22 % et, avec le même principe de répercussion que ci-dessus, une augmentation de la masse salariale de près de 40 Mds € [13].
Que ce soit pour le Smic à 1400 ou 1500 €, je prends l’hypothèse d’une compensation complète par des économies sur les rémunérations les plus élevées. L’objectif serait de réserver la réorientation des profits vers la Sécurité sociale professionnelle et vers des dépenses visant l’accroissement des capacités humaines, la recherche, les investissements matériels d’un changement social-écologique radical. Une compensation complète de la hausse de la masse salariale due à l’élévation du Smic et à ses répercussions pourrait s’effectuer en réduisant la rémunération moyenne dans la tranche de plus de 8700 € du fait d’une diminution croissante à partir de 8700 € jusqu’à un plafond au-delà duquel tout est prélevé. Les économies sur les rémunérations les plus élevées moins la compensation de la hausse du Smic laisseraient des fonds pour la réduction de la durée du travail et les budgets des services publics notamment de la santé, de l’éducation, de la culture.
Des ordres de grandeur sont nécessaires, mais le plus complexe vient ensuite, à savoir les moyens de mise en œuvre des ces orientations .
C’est l’objet du point suivant.
Les politiques publiques ont à intervenir dans la réduction des inégalités salariales par la hause du Smic et par d’autres dispositions. Certaines à portée limitée existent déjà. Depuis 2012, les rémunérations annuelles des dirigeants d’entreprises publiques sont plafonnées à 450 000 €, de même qu’à un niveau bien moindre, les rémunérations des dirigeants d’entreprises demandent l’agrément « entreprise solidaire d’utilité sociale » [14]. Les propositions d’échelle des salaires avec plafond vont plus loin, 1 à 12 pour Gaël Giraud et Cécile Renouard [15], 1 à 20 dans l’Avenir En Commun. De même, on peut mentionner les propositions de loi portées par François Ruffin sur la rémunération des femmes de ménage salariées par des sous-traitants et, avec le député LREM Bruno Bonnelle, sur la reconnaissance des métiers du lien. Par ailleurs, la responsabilité des donneurs d’ordre est à engager de façon générale vis-à-vis des salaires et conditions de travail chez les sous-traitants. Quant à la fiscalité, elle peut diminuer fortement les inégalités de revenus, mais avec des limites, car elle ne s’articule pas avec la réduction de la hiérarchie des tâches au sein de l’entreprise.
Il pourrait y avoir une telle articulation sous condition de s’attaquer au tabou de la gestion capitaliste des entreprises qui continue de régner très largement [16]. La proposition est de modifier les pouvoirs et les critères de gestion des entreprises grandes et intermédiaires, celles de taille supérieure aux PME (petites et moyennes entreprises) [17]. De telles modifications sont nécessaires pour une forte réduction des inégalités salariales comme pour l’ensemble d’un changement social-écologique radical.
En effet, la planification et les politiques publiques doivent bien jouer un rôle essentiel, mais la visibilité qu’elles donneraient aux débouchés des entreprises ne suffirait pas à engager celles-ci dans un changement social-écologique radical. Si le principal demeure inchangé au sein des entreprises grandes et intermédiaires, existent des risques majeurs de « grève » des dépenses nécessaires au changement visé, d’informations très imparfaites sur ce qui se passe, de détournements réalimentant le profit et l’accumulation du capital, de conservatisme dans la hiérarchie des tâches, base d’un renouvellement de fortes inégalités salariales.
A contrario, il s’agirait d’engager un changement systémique comportant une redéfinition démocratique des pouvoirs en allant de l’État aux entreprises grandes et intermédiaires. Elle inclurait un changement des critères de gestion et de financement de ces entreprises, critères qui seraient définis en partant du bas à partir de normes publiques, d’indicateurs sociaux et écologiques en nombre restreint, et des comptabilités monétaires. L’égalité professionnelle entre hommes et femmes et la réduction de toutes les inégalités salariales dans l’entreprise feraient partie des critères. Une échelle réduite, par exemple de 1 à 5, pourrait émerger progressivement dans le cadre des rapports entre la planification et les entreprises, un rôle crucial étant joué par des institutions de financement refondues.
J’explicite en me référant aux processus sociaux de validation, c’est-à dire de vérification que les activités économiques ne sont pas effectuées en vain. Il y a validation ex post, après que la production est effectuée, quand elle intervient par la vente des produits sur un marché. Il y a validation ex ante quand elle est effectuée par décisions politiques et administratives avant que les activités ne soient effectuées, à l’exemple de l’enseignement public. La proposition est de mettre en place un nouveau type de validation ex ante. La définition des critères et des programmes d’activité des entreprises grandes et intermédiaires reviendrait aux pouvoirs démocratiques de celles-ci, y compris à propos de la hiérarchie des tâches et des salaires en respectant les normes publiques. La validation ex ante serait ensuite le fait des institutions de financement prenant en compte les orientations données par la planification et les circonstances particulières. Face à un refus des institutions de financement, après discussions poussées, un arbitrage serait effectué par des Conseils régionaux du financement ou un Conseil national pour les plus grandes entreprises. Ces Conseils comporteraient des représentants des salariés, d’associations d’entreprises, des collectivités territoriales, de l’État, d’organisations citoyennes. Les pouvoirs publics disposeraient de droits d’intervention.
J’ajoute une piste à propos de la réduction des inégalités salariales entre entreprises. Des indices de l’importance de ces inégalités viennent des comparaisons de salaires moyens nets dans le secteur privé. Ceux-ci vont en 2012 du simple au double selon la taille de l’entreprise [18]. Il sont en 2018 un peu plus du double dans les activités financières et d’assurance que dans l’hébergement et la restauration. Certaines entreprises pourraient rencontrer des difficultés à assurer la hausse des salaires jusqu’à la médiane actuelle.
Faut-il alors que les salaires dépendent des qualifications et des tâches quelle que soit l’entreprise ou dépendent de la situation financière de celle-ci ? Aller vers la première option est facteur de justice, de solidarité, de souplesse dans l’évolution de la production, d’éviction d’entreprises ne pouvant fonctionner qu’avec de très bas salaires. Des facilités de conversion « vers le haut » seraient procurées à ces entreprises par des effets seconds d’une réforme visant d’abord d’autres objectifs. Il s’agirait de fournir des recettes suffisantes à la sécurité sociale professionnelle et de réduire les inégalités salariales en remplaçant l’actuelle cotisation chômage employeurs de 4,05 % du salaire brut avec plafond [19] par une contribution à la Caisse de Sécurité sociale professionnelle basée sur les bénéfices et de façon progressive sur les salaires pour leur fraction supérieure à cinq fois le Smic. Ce remplacement procurerait des ressources supérieures à celles venant de l’actuelle cotisation chômage employeurs. Dans les cas où la fermeture d’entreprises ne pourrait être évitée, la Sécurité sociale professionnelle assurerait de fortes garanties aux salariés.
Mais, que ce soit à propos des salaires ou de l’ensemble d’un changement social-écologique, la planification et les institutions de financement encourageraient les mutations conduites par les collectifs de travail.
Pour conclure sur la réduction des inégalités salariales qui vient d’être esquissée, ses conditions culturelles, politiques, et tenant aux actions collectives organisées, ne sont pas à ce jour réunies. Sans que rien ne soit assuré à l’avance, elles pourraient murir face aux chocs sociaux et écologiques présents et à venir en luttant pour des valeurs de solidarité et d’entraide dans les affrontements avec des solutions inégalitaires et autoritaires. Nous pouvons y travailler.
17 août 2021
Patrice Grevet est professeur honoraire de sciences économiques à l’Université de Lille.