Le capitalisme sans rival, à propos du dernier livre de Branko Milanovic

jeudi 23 septembre 2021, par Gilles Rotillon *

Branko Milanovic est un économiste reconnu, ancien chef économiste à la Banque mondiale, (ce qui n’est pas nécessairement un titre propice à prendre ses analyses pour argent comptant), il s’est fait remarquer du grand public avec son livre Inégalités mondiales [1] où il présente sa désormais fameuse courbe de l’éléphant, qui retrace l’évolution des niveaux de vie par fractiles de revenu et montre que les gagnants de la mondialisation sont les plus riches des riches. Il vient de publier un nouveau livre au titre un peu provocateur Le capitalisme sans rival [2], au moment où beaucoup parlent de la crise systémique où se serait enfoncé ce capitalisme que l’auteur trouve sans rival.

Ne serait-ce que pour ce paradoxe, la lecture de son livre est utile pour comprendre de quelle manière un économiste « sérieux » et qui s’est toujours gardé de prendre des positions trop visiblement partisanes d’un point de vue politique, analyse notre réalité contemporaine.

On peut rapidement présenter la thèse défendue en trois parties. Les deux premières sont consacrées à l’analyse des deux formes de capitalisme que Branko Milanovic juge dominantes et susceptibles de s’imposer dans l’avenir, la troisième partie tentant justement de déterminer laquelle des deux a le plus de probabilité de l’emporter.

1. Le capitalisme méritocratique libéral

La première forme de capitalisme qu’analyse l’auteur est celui des pays riches occidentaux dont le modèle est évidemment les USA et qu’il dénomme capitalisme méritocratique libéral. Dans un premier temps, il le compare avec deux autres formes qu’il baptise respectivement de classique (celui qui existait avant 1914) et de social-démocratique (soit celui des USA et de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale). Tous possèdent « la caractéristique principale de tout système capitaliste, le partage du revenu net entre les deux facteurs de production : les propriétaires du capital et les travailleurs » (p. 32). Mais plusieurs traits distinguent la forme méritocratique libérale, le plus saillant étant le fait que ceux qui ont des hauts revenus provenant de leur capital, ont aussi de hauts revenus provenant de leur travail, ce qui augmente les inégalités. Il faut y ajouter une forte homogamie entre capitalistes qui ont tendance à se marier entre eux (contrairement à la forme sociale-démocratique où le brassage de classe était plus important), et une forte corrélation entre le revenu des parents et celui de leurs enfants, via l’héritage, aussi bien financier que symbolique, en particulier grâce à l’éducation.

Cette situation tend à réduire fortement la redistribution caractéristique du capitalisme social-démocratique et à faire que les capitalistes « disposent d’une influence politique disproportionnée » (p. 83), qui leur permet de maintenir leur domination. Celle-ci étant due essentiellement à deux facteurs : d’une part le financement des partis politiques et, d’autre part, un accès à une éducation coûteuse que seuls les riches ont la capacité de payer à leurs enfants, contribuant ainsi à leur reproduction. Le premier constat est d’ailleurs largement confirmé et documenté par Julia Cagé dans Le prix de la démocratie [3], et le second, bien connu depuis les travaux de Bourdieu et Passeron, a pris une forme exacerbée avec la prépondérance d’un enseignement privé (commençant dès l’école primaire aux USA), si dispendieux que « les familles de la classe moyenne ne peuvent pas offrir de telles études à leurs enfants  » (p. 87).

Il se constitue de cette manière une classe dirigeante stable, fondée sur la richesse et l’éducation et qui juge « désirable tout ce qui leur permet de maintenir ou de conforter leur position, tout en restant dans le cadre légal » (p. 95). Si on peut trouver Branko Milanovic trop optimiste sur le respect d’un cadre légal dont de multiples affaires et l’existence de paradis fiscaux florissants montrent qu’il n’est pas si respecté que cela, il ne fait pas de doute que la domination écrasante d’une minorité, tant économiquement que politiquement, est un des traits de cette forme de capitalisme qui s’est développée aux USA et en Europe.

2. Le capitalisme politique

Cette seconde forme, née selon l’auteur des révolutions communistes menées dans les sociétés colonisées, est particulièrement représenté par la Chine qui en est l’archétype. Elle se caractérise aussi par la domination d’une minorité politique et économique, mais par des moyens très différents de ceux employés par la forme méritocratique-libérale.

Ici, c’est d’abord l’existence d’une bureaucratie efficace, initiant une forte croissance économique, sans État de droit contraignant, mais permettant au contraire à l’État une autonomie qui l’autorise à prendre des décisions sans cadre juridique, qui maintient une minorité au pouvoir, au prix d’une forte corruption, les bureaucrates utilisant leur pouvoir discrétionnaire pour « obtenir des avantages économiques d’autant plus grands que leur position hiérarchique est élevée » (p. 127). Ce qui induit de fortes inégalités qui peuvent délégitimer le pouvoir en place et constitue une des contradictions de ce capitalisme « toujours en équilibre précaire » (p. 128). L’autre contradiction qui le marque, selon l’auteur, c’est celle entre « le besoin d’une gestion impersonnelle de l’économie, nécessaire à une bonne bureaucratie, et l’application discrétionnaire de la loi » (p. 129).

Cette forme de capitalisme serait « le fruit des révolutions communistes menées dans des sociétés colonisées, formellement ou non comme la Chine » (p. 97) et remettrait en cause aussi bien la conception marxiste de l’histoire que son interprétation libérale. La première parce qu’elle voyait dans le communisme « l’aboutissement de l’évolution humaine » (p. 98), reprend le reproche classique au marxisme d’être une téléologie lui ôtant toute pertinence. La vision marxiste interdirait en effet de comprendre le retour d’une formation censée être supérieure, comme le proclamaient les pays socialistes, vers un état inférieur. Et la vision libérale, qui voit dans le capitalisme associé à la démocratie « le stade ultime des systèmes socio-économiques inventés par l’humanité » (p. 101), si elle permet de comprendre effectivement ce retour vers une forme supérieure, interdit en revanche de comprendre le déclenchement des deux guerres mondiales destructrices du vingtième siècle dans un système considéré comme le meilleur possible. Pour Branko Milanovic, le rôle historique du communisme a été de permettre l’accumulation primitive qui manquait aux pays qui étaient encore dans un système féodal, par d’autres moyens que la fin des enclosures. « Le socialisme, au lieu d’être une étape transitoire entre le capitalisme et l’utopie communiste, a en réalité permis le passage du féodalisme au capitalisme dans certains pays du tiers monde » (p. 268).

3. Et maintenant ?

Au terme de l’analyse de ces deux formes de capitalisme, Branko Milanovic constate d’une part que, pour la première fois dans l’histoire, un seul mode de production, le capitalisme, domine l’ensemble de la planète. Mais, d’autre part, sa déclinaison en deux formes différentes, et même antagonistes sur certains aspects comme la démocratie, pose la question de leur cohabitation et de leur devenir. La cause principale de sa domination mondiale serait due à l’adéquation entre le but systémique du capitalisme qui est la recherche du profit, et les préférences individuelles qui font que « l’argent devient l’unique critère d’évaluation de la réussite  » (p. 229). Cette situation rend l’appel à des contraintes d’ordre éthique à la fois futile et naïf. Futile parce qu’espérer que les riches modifient leurs comportements serait leur demander de risquer de perdre leur fortune. Naïf parce le problème est systémique, ce qui fait qu’un comportement plus éthique conduirait ceux qui l’auraient à laisser gagner leurs concurrents.

Le capitalisme est donc aujourd’hui sans rival et même promis à un bel avenir, du fait de cette coïncidence entre les préférences des individus qui privilégient tous l’enrichissement personnel et la capacité du capitalisme, quelle que soit sa forme, à leur permettre de les satisfaire. « Aujourd’hui, la domination du capitalisme comme meilleure, ou plutôt comme la seule manière d’organiser la production et la distribution semble totale. Il n’y a plus aucun concurrent en vue. Si le capitalisme a acquis cette position, c’est grâce à sa capacité, en faisant appel à l’intérêt privé et au désir de propriété, à organiser les gens pour qu’ils parviennent de manière décentralisée, à créer de la richesse et à augmenter très rapidement le niveau de vie moyen des humains » (p. 243).

Il n’en reste pas moins que ses deux formes posent la question de leur cohabitation, et donc de l’avenir du capitalisme. Une première possibilité est celle d’une confrontation armée, évidemment nucléaire compte tenu des armements existants, que l’histoire du vingtième siècle rend pensable. Pour Branko Milanovic, les conditions économiques sont réunies pour que cette issue soit envisageable, tout dépendant finalement de « savoir si l’humanité a acquis la maturité suffisante pour se rendre compte qu’une telle calamité ôterait tout sens aux concepts de ’vainqueurs’ et de ’perdants’, ou s’il faudra une illustration concrète pour que les humains le comprennent » (p. 255). En l’absence d’un conflit mondial, la question reste ouverte de savoir si une des deux formes s’imposera face à l’autre ou si le capitalisme se transformera en une troisième. Faisant un bilan des avantages et inconvénients des deux capitalismes, l’auteur considère que l’avantage essentiel du capitalisme libéral est l’existence de la démocratie qui « apporte un puissant correctif aux tendances économiques et sociales qui pourraient nuire au bien-être du peuple » (pp. 255-256). En revanche, le capitalisme politique permet quant à lui des taux de croissance plus élevés, conduisant à de hauts niveaux de revenu et de richesse fondamentalement en accord avec les préférences des individus, qui seraient prêts à renoncer à un peu de démocratie au bénéfice de meilleurs revenus. Toutefois, cette adéquation entre meilleure efficacité économique et richesse plus grande ne peut perdurer que sous la condition que la croissance soit toujours élevée. L’avenir reste donc à écrire, soit qu’une des formes l’emporte sur l’autre, soit qu’elles fusionnent en une synthèse qui pourrait être favorisée par l’augmentation de la corruption dans le système libéral, le faisant dériver vers un capitalisme ploutocratique. « Dans le capitalisme politique, le contrôle politique permet d’acquérir des avantages économiques, tandis que dans le capitalisme ploutocratique, formellement libéral, c’est le pouvoir économique qui est utilisé pour conquérir le pouvoir. Le résultat final de ces deux systèmes devient alors identique : l’unification et la pérennité des élites » (p. 266). Il faut d’ailleurs remarquer que l’avantage démocratique censé être un des traits du capitalisme méritocratique-libéral devient de nos jours de moins en moins évident avec la montée des extrêmes droites en Europe, les violences policières aux USA et en France, où la répression des Gilets jaunes ou l’adoption accélérée de lois liberticides n’en finissent pas de défrayer la chronique. Ce qui semble indiquer que la fusion des deux formes de capitalisme définies par Branko Milanovic est en train d’avancer à pas de géants.

4. De quelques problèmes soulevés par les thèses de Branko Milanovic

L’analyse développée par Branko Milanovic dans son livre souffre de nombreuses déficiences qui fragilise considérablement son propos. On se contentera ici de discuter celles qui nous paraissent les plus problématiques, à savoir sa conception de ce qu’est le capitalisme, le constat qu’il fait de sa victoire planétaire et sa conception du marxisme.

Sur le capitalisme

On peut comprendre qu’un spécialiste des inégalités de revenus mette au premier plan la distribution de ces revenus entre les individus, Thomas Piketty, le pendant français de l’auteur a la même propension à identifier le capital au revenu ou au patrimoine. On comprend moins que la référence au capital se fasse d’abord par son caractère redistributif plutôt que par son rapport de production, comme il le fait dans la citation rappelée plus haut où « la caractéristique principale de tout système capitaliste, (c’est) le partage du revenu net entre les deux facteurs de production : les propriétaires du capital et les travailleurs ».

Et quand il définit pour la première fois de manière explicite ce qu’est le capitalisme, c’est en le caractérisant comme un « système dans lequel l’essentiel de la production est réalisé avec des moyens de production privés, par une main-d’œuvre libre (juridiquement) employée par le capital, dans le cadre d’une coordination décentralisée » (p. 29). À quoi il ajoute un dernier critère, emprunté à Schumpeter, le fait que « la plupart des décisions d’investissement sont prises par des entreprises privées ou des entrepreneurs individuels » (p. 29).

Le problème en définissant le capitalisme par des caractéristiques en extension, c’est qu’on entre dans une suite infinie de qualificatifs, censés décrire au mieux ce qu’il est, mais qui n’a hélas pour résultat que d’en ignorer complètement le concept.

Avec ses propres qualificatifs, Branko Milanovic s’inscrit dans cette veine, à laquelle il ajoute à la fin de son livre un capitalisme populaire ou égalitaire. Mais il est loin d’être le seul, avec, par exemple, Shoshana Zuboff [4] qui parle de capitalisme de surveillance, Christian de Perthuis [5] qui voit un capitalisme thermo-industriel et un post-carbone, ou Robert Boyer [6] qui parle de capitalisme de plateforme. Il y a quinze ans, Bruno Amable [7]en distinguait cinq formes selon le type de concurrence sur le marché des biens, le niveau de déréglementation des marchés du travail, les caractéristiques des marchés financiers, le degré de protection sociale et le système d’éducation. Il ne s’agit pas de dénier toute pertinence à ces exercices de caractérisation, mais de les situer à leur place, qui n’est pas au niveau conceptuel de l’essence du capitalisme mais à celui, conjoncturel, des diverses déclinaisons qu’il prend au cours de son histoire. Car le capitalisme n’est pas un système figé, il a une dynamique au sein de laquelle, par exemple, la dimension financière est aujourd’hui dominante par rapport à ce qu’elle était il y a deux siècles. Mais sous toutes ces formes, aussi diverses qu’elles puissent paraître, LE capitalisme demeure, à savoir un rapport social qui, outre le rapport monétaire des économies marchandes existant depuis l’Antiquité, ajoute le rapport salarial institué par la propriété privée des moyens de production d’une minorité et l’obligation pour ceux qui en sont exclus de lier un rapport de subordination avec les possesseurs de ces moyens de production, dont la fiction juridique de liberté formelle cache mal la nécessité d’y être soumis si on veut tout simplement vivre. Et c’est d’ailleurs ce rapport social spécifique, qui n’existe que depuis quelques centaines d’années et s’est imposé par la contrainte et l’expropriation violente des paysans de leurs terres pour les transformer en travailleurs « libres », qui fait qu’il est erroné d’identifier économie de marché et capitalisme, la première existant des millénaires avant le second. C’est aussi pour cela, pour la permanence de ce rapport social aujourd’hui, au-delà des habillages juridiques ou des dénominations politiques, que la Chine « communiste » est bien capitaliste, bien sûr différemment des USA, mais pour les deux, la grande majorité des travailleurs n’ont aucun droit sur leurs moyens de production et doivent aller sur le marché du travail.

C’est avec cette conception du capitalisme défini, par quelques caractéristiques jugées suffisantes, qu’il en conclut à l’absence d’alternative où nous en sommes arrivés, aujourd’hui que l’URSS et ses satellites ont disparu. Il faut reconnaître que l’expérience historique du « socialisme réel » ne fournit pas une alternative enviable à notre mode de production actuel et c’est bien ce qui fait la force de l’argument de l’expérience historique. Toutefois, cette expression de « socialisme réel » est très discutable car elle sous-entend que le seul socialisme envisageable (réel) est celui qui s’est construit en URSS et chez ses satellites et comme il a échoué, toute autre voie est bouchée, il ne nous reste qu’à nous accommoder au mieux du régime actuel, CQFD. La force du syllogisme est comme toujours dépendant de ses prémisses. L’échec n’est pas niable, l’URSS s’est désagrégée, mais est-il vrai que ce qui s’est construit en URSS entre 1917 et 1989 soit le socialisme, ce que l’adjonction du mot « réel » semble donner pour évident. Si on se réfère à la définition habituelle du socialisme, propriété collective des grands moyens de production et d’échange, la réponse est positive du moins du point de vue du droit en vigueur dans les pays en question, mais si on regarde ce que recouvre cette « propriété collective » on y retrouve toujours la même séparation des producteurs directs de leurs moyens de production. Ce n’est que formellement, dans les textes de loi soviétiques, que la propriété collective existait et pas du tout dans l’organisation économique concrète.

Et c’est exactement la même assimilation superficielle qui fait qualifier la Chine de « communiste » aujourd’hui. En réalité ces sociétés sont des formes différentes de capitalisme au sens où elles s’appuient sur des institutions et des règles de droit différentes, mais elles reposent toutes sur le même rapport social constitutif de ce mode de production.

Et on pourrait en trouver une confirmation dans la rapidité avec laquelle une partie de l’élite « communiste » de l’URSS s’est transmuée en une élite oligarchique n’ayant rien à envier aux tycoons capitalistes de l’Ouest. Loin d’être une preuve de la supériorité d’un système, qui permet l’enrichissement mérité dû à des incitations adéquates sur un autre qui les réprime, il faut bien plutôt y voir une continuité du même rapport social dans des conditions politiques différentes sous lesquelles une élite garde le pouvoir économique. Il est donc possible d’aller plus loin que l’auteur quand il défend l’idée que « le socialisme (…) a en réalité permis le passage du féodalisme au capitalisme dans certains pays du tiers monde » (p. 268). Avec des moyens aussi violents que la suppression des enclosures en Angleterre, comme la dékoulakisation, la transformation engagée en URSS sous Staline à partir des années 1930 et annoncée dès décembre 1927 au XVe congrès du PC(b) est de « pousser par tous les moyens à l’industrialisation du pays ». Ce qui en découle, c’est, comme l’écrit Lucien Sève [8] dans son dernier livre, « un régime où les producteurs directs dans l’industrie comme dans l’agriculture, sont foncièrement aliénés en pratique et assez souvent en conscience à une bureaucratie gestionnaire aux ordres d’un pouvoir d’État fortement marqué de despotisme à la russe » (p. 460). Soit non pas une alternative au capitalisme qui aurait montré sa moindre efficacité, mais un capitalisme se construisant dans des conditions historiques différentes et ne faisant donc aucunement la preuve de l’impossibilité d’une autre voie de développement, mais se présentant comme le brouillon de ce qui a finalement constitué le capitalisme politique de la Chine, pour reprendre la terminologie de l’auteur. Et s’il fallait une dernière preuve de l’incompréhension de ce qu’est le capitalisme pour Branko Milanovic, il suffit de convoquer ce « capitalisme populaire » qu’il semble appeler de ses vœux, et qu’il définit une fois de plus par l’état de la distribution des revenus comme un « système (où) tout le monde a à peu près les mêmes revenus du capital et du travail  » (p. 264), associés à un accès gratuit à la santé et à l’éducation, sans que l’on sache si le rapport social caractéristique du capitalisme subsiste ou pas. Mais les préconisations des politiques qui seraient nécessaires pour favoriser ce type de capitalisme consistant pour l’essentiel à évaluer les progrès dans « le recul de la concentration des richesses et des revenus du capital, et la mobilité intergénérationnelle en matière de revenu » (p. 265), ne font aucune mention de quelque rapport de production que ce soit. Dans ce « capitalisme populaire », c’est le capitalisme qui a disparu ne subsistant plus que par la force d’un mot vidé de tout sens.

Sur l’expansion victorieuse du capitalisme dans le monde

Il s’agit là d’abord d’un constat indéniable. Le capitalisme, en tant que rapport social, a effectivement envahi la planète et donc, il semble bien sans rival comme l’affirme Branko Milanovic. Et son livre vient confirmer ce qu’il écrivait déjà dans Le Monde en 2019 dans un article intitulé significativement « Non, le capitalisme n’est pas en crise ». On peut y lire que nous avons aujourd’hui affaire à « un capitalisme d’une puissance jamais atteinte jusqu’ici, tant en termes d’expansion géographique que d’expansion dans des secteurs (comme les loisirs ou les médias sociaux) où il a créé des marchés totalement nouveaux et marchandisé des choses qui n’avaient jamais fait l’objet de transactions ». Si malgré tout on continue de parler de crise du capitalisme, c’est, selon lui, une illusion d’optique liée à la distribution inégale des gains de la mondialisation qui bénéficient principalement aux pays émergents (Chine, Inde, Vietnam ou Indonésie), impliquant une régression sur l’échelle mondiale des revenus pour les classes moyennes occidentales, ce qui alimente leur mécontentement devant la mondialisation, « interprété à tort comme un mécontentement à l’égard du capitalisme ».

Certes, le capitalisme s’étend géographiquement et il a créé de nouveaux marchés. Mais au lieu d’y voir une preuve de bonne santé, on peut surtout y voir une fuite en avant pour rentabiliser le capital avec des taux de profits suffisants, face à la baisse des gains de productivité. C’est cette quête éperdue de rentabilité qui lui fait investir de nouveaux secteurs, comme les loisirs et les médias sociaux, mais aussi l’industrie du vivant avec le brevetage des gènes ou les données personnelles que les Gafam se disputent âprement.

Mais cette extension, loin d’être triomphante, est lourde de dérèglements majeurs dont les deux principaux sont les dégradations environnementales et la constitution des personnalités humaines. Au premier rang des premières on trouve le changement climatique et la perte de biodiversité, dont Branko Milanovic ne dit pratiquement rien. Dans la seule page où il aborde la question, c’est pour immédiatement ajouter que « le concept de capacité de charge, qui ne tient compte ni du progrès technologique, ni de l’évolution des prix, est juste un autre sophisme des limites » (p. 247), dans une section significativement intitulée « Une peur infondée du progrès technique ». Mais en attendant, on assiste à la poursuite des émissions de gaz à effet de serre et aux risques avérés de zoonoses dont la crise sanitaire actuelle n’est sans doute que le prélude, en attendant que le dégel du permafrost sibérien en libérant des millions de tonnes de méthane et des virus létaux, ne vienne fixer de sérieuses limites à l’extension glorieuse du capitalisme. Il est certes sans rival mais pas sans dangers.

La seconde conséquence majeure de cette « victoire » du capitalisme, quelle que soit sa forme, c’est son impact sur la formation des personnalités, ce que Lucien Sève qualifiait de catastrophe anthropologique. Branko Milanovic en est d’ailleurs conscient, mais loin d’y voir un problème, il nous explique au contraire que « le succès ultime du capitalisme est d’avoir réussi à transformer la nature humaine de sorte que tout le monde est devenu un excellent calculateur des peines et des plaisirs, des gains et des pertes – à tel point que même si la production des entreprises capitalistes venait à disparaître, nous continuerions à nous vendre des services les uns aux autres » (p. 240) [9].

Mais le capitalisme n’est pas un mode de production qui a pour but d’enrichir les personnalités humaines, même s’il créé des bases matérielles pour que ce soit possible, ce qui est la source de ce qu’on appelle ses « acquis » et qui pour beaucoup justifie qu’on se contente de cela, même si pour quelques milliards d’êtres humains il faut encore attendre longtemps et souffrir beaucoup (un discours tenu généralement par ceux qui ont largement assez).

En revanche, en révolutionnant sans cesse les moyens de production, il crée les conditions d’un enrichissement des personnalités humaines. L’augmentation du niveau moyen des connaissances, l’allongement de l’espérance de vie faisant de la retraite une troisième vie, la reconnaissance progressive de nombreuses discriminations avec l’ouverture de nouveaux droits (mariage pour tous, couverture universelle de santé), l’émancipation en cours des femmes, forment les bases d’une société qui pourrait progressivement quitter le royaume de la nécessité contrainte de la survie pour aborder les rives d’un monde de solidarité où les différences n’opposent pas mais sont au principe de la liberté de chacun de vivre sa vie.

Nous n’en sommes pas encore là et il ne faut pas non plus oublier que beaucoup de ces transformations se sont faites dans des luttes pour les obtenir (comme l’ont été en leur temps, le droit de grève, la limitation de la journée de travail ou les congés payés). Il en sera certainement de même dans l’avenir, car si les conditions des changements n’ont jamais été aussi favorables, elles cohabitent aussi avec cette extension à un niveau jamais atteint du capitalisme que célèbre Branko Milanovic et qui a pour seul objectif le profit maximum avec des conséquences humaines dramatiques. En 1844, Marx écrivait que « la dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses » [10] et nous le vivons tous les jours, aujourd’hui où cette « mise en valeur » s’étend au fil de la mondialisation et de la création de nouveaux marchés. Cette « dépréciation du monde », on la trouve d’abord dans le travail, d’une part avec la création en masse de ces hommes inutiles dont parle Pierre-Noël Giraud [11] qui en sont exclus quasi définitivement, ensuite pour ceux qui ont la chance d’avoir un emploi (mais souvent avec la crainte de le perdre), la croissance exponentielle de la souffrance au travail (burnouts, troubles musculo-squelettiques, suicides, stress…) où la redécouverte de l’auto-exploitation avec l’augmentation de l’auto-entreprenariat, enfin, avec le développement des « Bullshits jobs » que l’anthropologue David Graeber a documentés [12] et qui ne permettent de vivre (chichement) qu’en en ayant plusieurs.

L’ensemble de ces transformations a eu des effets sur les personnalités elles-mêmes, avec l’apparition massive dans les cabinets des psys des narcissiques qui viennent remplacer les psychoses et névroses habituelles narcissiques, dont on trouve aussi de plus en plus d’exemples chez les dirigeants actuels, à commencer par Donald Trump. Le repli sur soi, la montée du racisme, la peur de l’étranger en sont aussi des conséquences dont on peut voir l’expansion en Europe ou aux États-Unis. L’individualisme croissant n’est pas lié à une « nature humaine » intemporelle, mais à la société d’aujourd’hui où le premier de cordée est donné en exemple et où il faut savoir se vendre et « tuer » pour s’affirmer.

Branko Milanovic est d’ailleurs parfaitement conscient des effets de la marchandisation sur les individus et il en fait même l’explication de la victoire du capitalisme qui a réussi à faire coïncider le but du système et les désirs individuels. Mais, en même temps, il reconnaît, peut-être sans s’en rendre compte, que ces désirs ne sont que le résultat des rapports sociaux où ils se forment et il n’y a donc nulle fatalité à se diriger vers le « monde rêvé de l’économie néoclassique où les individus, avec leurs caractéristiques uniques, n’existent plus. Ils ont été remplacés par des agents – avatars interchangeables, qui, au mieux, se distinguent encore par quelques caractéristiques générales comme le niveau d’études, l’âge ou le sexe. Une fois ces caractéristiques prises en compte, les individus, qui n’ont plus aucun trait distinctif, sont parfaitement interchangeables » (p. 238). C’est certainement un avenir qui le fait rêver, mais on peut douter qu’un monde où du fait que « nous ne serons plus que des agents dans des échanges ponctuels, il n’y aura plus de place pour la bienveillance gratuite » (p. 242) soit si désirable.

Sur le marxisme

Branko Milanovic l’affirme avec force, « le communisme a rempli son office, et il est peu probable qu’il ait encore un rôle à jouer dans l’avenir de l’humanité. Ce n’est pas un système à venir, mais un système du passé  » (p. 270). C’est évidemment la conséquence de ce qu’il définit le communisme comme « l’aboutissement de l’évolution humaine, ce vers quoi tend l’histoire » (p. 98), conception qu’il attribue généreusement à Marx, accusé d’avoir construit une vision téléologique de l’histoire.

Il s’agit là d’un reproche tellement courant fait à Marx, que ceux qui le font considèrent qu’il suffit à mettre aux oubliettes l’œuvre de Marx, sans qu’il vaille la peine de s’y pencher un peu plus. Lucien Sève [13] le disqualifie en quelques lignes, reproduites ci-dessous et qui attendent toujours leur contradicteur : « La façon spécifiquement hégélienne de penser l’histoire humaine comme une grande journée de l’esprit, c’est-à-dire de manière à la fois idéaliste, téléologique et close d’avance, est aux antipodes de l’optique marxienne (…). (On) a souvent fait grief à Marx de vouloir nous faire croire à un ’sens de l’histoire’, or cette formule est, non par hasard, introuvable dans son œuvre. (…) Une indication souvent citée de L’introduction de 1857 dit en clair quelle conception antitéléologique du temps historique est celle de Marx. (…) ’ce qu’on appelle développement historique repose sur le fait que la forme dernière considère les formes passées comme des étapes conduisant à elle-même’ – toute une critique d’une façon téléologique d’entendre le développement historique est ici ramassée » (p. 241).

Déjà, Dühring accusait Marx de donner l’expropriation des expropriateurs comme un procès historique automatique, à quoi Engels répondait que Marx n’expliquait pas une nécessité historique par une formule philosophique, mais à l’inverse, qu’ayant fait cette démonstration historique, il constatait qu’elle vérifiait une idée philosophique, en l’occurrence celle de négation de la négation. Pour le dire autrement, il n’y a pas de « Sens de l’Histoire » et Marx n’a jamais soutenu cette position, mais l’histoire a du sens et si le futur n’est pas inscrit par avance dans le passé, il s’y détermine en partie. Comme il l’écrit en 1851 dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants  ». Il n’y a rien de téléologique dans la prédétermination d’un procès à condition de ne pas la prendre pour une embryogénèse. C’est ce que Marx explique un peu plus tard, dans les Grundisse, où on peut lire : « Si, dans la société telle qu’elle est, nous ne trouvions pas par avance sous le masque les conditions matérielles de production d’une société sans classes et les rapports d’échange correspondants, toutes les tentatives de la faire sauter ne seraient que donquichottisme  ». Le communisme pour Marx est un mouvement historique réel et non le portrait fictif d’un monde à venir.

À le prendre pour tel, on trouve une autre incompréhension de ce qu’est le communisme chez Marx en l’identifiant à une forme spécifique de système social qu’il faudrait instaurer. Pourtant, dès L’idéologie allemande, il écrit avec Engels que « Le communisme n’est pas pour nous ni un état de choses qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui met fin à l’état des choses actuel. Les conditions de mouvement résultent de la présupposition actuellement existante » (souligné par Marx et Engels). Il est impossible dans une note de lecture, brève par nature, de discuter sérieusement les conséquences de cette interprétation erronée d’un communisme identifié à une forme spécifique d’État dont ceux qui ont existé en URSS et ses satellites seraient des réalisations, (dès lors, décrédibilisant par avance toute tentative d’y faire référence). On s’écarterait d’ailleurs largement du livre de Branko Milanovic qui se contente de reprendre cette conception fausse sans trop s’y attarder, aussi ne peut-on que renvoyer une fois de plus au travail de Lucien Sève (cf. note 8) où l’on trouvera bien des raisons de trouver peu convaincante la compréhension générale du marxisme de Branko Milanovic.

5. Le capitalisme sans rival ? Vraiment ?

Arrivé au terme de cette lecture et des réserves qu’elle inspire, quelles leçons peut-on en tirer ? Tout d’abord que, contrairement à ce que son sous-titre laisse entendre, on n’est guère plus avancés sur « l’avenir du système qui domine le monde ». On a le choix entre la guerre nucléaire et une interrogation sur la forme de capitalisme qui serait apte à conquérir toute la planète. Si la guerre « changerait tout de même radicalement l’avenir du monde » (p. 252), soyons rassurés, elle ne « devrait pas détruire toute vie à la surface de la planète (p. 252) et dans « ce sinistre scénario, le capitalisme serait à la fois la cause de la dévastation de la civilisation et son sauveur » (p. 255). En effet, la technologie serait préservée et comme elle est, pour l’auteur, la source des progrès à venir, le cycle pourrait sans doute recommencer. En tout cas espérer que cette option ne puisse être écartée qu’à condition que l’humanité ait acquis la maturité suffisante pour l’éviter n’est pas de nature à nous rassurer quand on voit avec quelle efficacité se mène la lutte contre le changement climatique (et les multiples dérèglements environnementaux), ou comment la secousse de la crise de 2008 n’a conduit qu’à rapiécer le système monétaire mondial. Quant au scénario d’une victoire d’une des deux formes de capitalismes que décrit l’auteur ou à celui de la fusion des deux en une forme hybride, il fait tellement l’impasse sur la rupture écologique et anthropologique qui se profile qu’il serait bien audacieux de lui accorder quelque crédit.

D’autant que si ce que nous promet cette extension de la sphère marchande, effectivement indiscutable factuellement, c’est un affaiblissement des liens personnels du fait que nous devenons des calculateurs rationnels dotés de besoins illimités auxquels nous pouvons répondre en payant en prêtant « moins d’attention à ses voisins et à sa famille » (p. 242), Il y a lieu de tout craindre de ce monde futur.

Mais c’est à ce point que le raisonnement « froid » de Branko Milanovic laisse entrevoir à la fois sa limite et la possibilité d’une alternative. Car si l’évolution du capitalisme, quelle que soit sa forme, transforme les êtres humains, il n’y a aucune raison que cette transformation se fasse toujours dans le même sens, (on pourrait reprocher à l’auteur sa téléologie). Et que « l’humanité », dans sa grande majorité, prenne conscience que c’est la poursuite des intérêts privés d’une minorité de possédants qui nous mène dans cette direction suicidaire. Dans ce cas, le capitalisme pourrait bien s’apercevoir qu’il existe une alternative bien plus enthousiasmante que le repli sur soi dans les échanges marchands.

Notes

[1Milanovic Branko, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, Paris, La Découverte, 2016.

[2Milanovic Branko, Le capitalisme sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, Paris, La Découverte, 2020.

[3Cagé Julia, Le prix de la démocratie, Paris, Gallimard, Collection Folio actuel, 2020.

[4Zuboff Shoshana, L’âge du capitalisme de surveillance, éditions Zulma, 2019.

[5De Perthuis Christian, Le tic-tac de l’horloge climatique, De Boeck éditions, 2019. Le même dans un article récent d’AOC le désigne comme viral (« Le capitalisme viral peut-il sauver la planète ? »
La réponse est non !).

[6Boyer Robert, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, éditions de La Découverte, 2020.

[7Amable Bruno, Les cinq capitalismes, Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Seuil, 2005.

[8Sève Lucien, « Le communisme » ?, Paris, La Dispute, 2019. Je n’ai pas la place dans le format de cette note de lecture de développer sur ce thème du rôle du « communisme » dans la formation de l’URSS et du socialisme « réel ». Je renvoie ici au livre de Sève où il fait litière de la thèse d’une continuité entre Lénine et Staline et développe une analyse de la formation du régime et de son échec beaucoup plus éclairante et complexe que la simple intuition de Branko Milanovic sur le passage du féodalisme au capitalisme par accumulation des forces productives.

[9Citation qui confirme que Branko Milanovic a une idée assez confuse de ce qu’est le capitalisme, défini ici sans référence à des rapports de production mais seulement par des rapports d’échange.

[10Marx Karl, Manuscrits de 1844, Éditions sociales, 1972 (souligné par l’auteur).

[11Giraud Pierre-Noël, L’homme inutile, Du bon usage de l’économie, Paris, Odile Jacob, 2015.

[12Graeber David, Bullshits jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.

[13Sève Lucien, « La philosophie » ?, Paris, La Dispute, 2014.

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