Discussion avec Dominique Plihon au sujet de mon En finir avec le capitalovirus

jeudi 23 septembre 2021, par Jean-Marie Harribey *

Je remercie beaucoup Dominique Plihon d’avoir lu et commenté mon dernier livre En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible (Dunod, 2021). D’autant que les points positifs qu’il souligne font effectivement partie de ceux que j’ai voulu mettre en évidence : la crise est une crise multidimensionnelle du capitalisme, à la fois sociale et écologique, le facteur du coronavirus se greffant sur celle-ci ; les questions du travail, de la répartition des revenus, de la promotion des biens communs et de la (re)socialisation de la monnaie sont alors les pistes privilégiées pour bâtir une stratégie capable de nous faire sortir de la logique capitaliste.

Mais Dominique Plihon exprime aussi une « réserve » et une « frustration ». C’est sur celles-là que s’amorce une discussion ouverte par sa critique.

Il dit regretter ma conception des transformations du travail : « Considérer que le capitalisme dit numérique n’est que la poursuite, dans sa forme extrême, du capitalisme industriel apparu il y a trois siècles, comme cela est indiqué au chapitre 2 (p. 64), ne risque-t-il pas d’en minimiser les conséquences multidimensionnelles – sociales, démocratiques, écologiques –, voire d’occulter des éléments de ruptures dans le fonctionnement du capitalisme contemporain ? », dit-il. Sans doute, n’ai-je encore pas assez insisté pour que n’apparaissent pas aux yeux du lecteur les nuances que je souhaitais apporter. Pourtant, je n’écris pas exactement ce que dit Dominique Plihon mais explicitement ceci :

«  En l’exprimant dans des termes sociologiques, c’est véritablement le cœur de la classe des travailleurs qui est touché à la fois par l’évolution du capitalisme et par la crise pandémique. » (p. 61) […]

Pour autant, s’agit-il de l’avènement d’un capitalisme numérique promis à une nouvelle phase d’accumulation ou bien du renvoi des contradictions du système à un niveau inédit ? À l’appui de la première hypothèse, il y a la place croissante prise par les GAFAM (Google, Appel, Facebook, Amazon, Microsoft) et autres NATU (Netflix, Air Bnb, Telsa, Uber). Ces ’industries’ sont des industries de services. Or, les services occupent près de 80 % de la valeur ajoutée dans les économies modernes, mais connaissent des gains de productivité faibles. Les grandes sociétés du numérique entendent contourner cette difficulté en remplaçant l’organisation du travail fondée sur le face à face travailleur-client par une organisation dans laquelle le client est un ensemble de données gérées le plus automatiquement possible sur la base d’algorithmes. Cependant, la faille possible de cette révolution numérique est qu’elle n’engendre que peu de valeur, la productivité du travail voyant sa progression s’éteindre peu à peu. Comme les entreprises mastodontes du numérique ont une position de force sur le marché, on risque d’entrer dans une ère de captation systématique de la valeur par ces grands groupes. C’est ce que Cédric Durand [2020] appelle la « rente de l’intangible ». La conséquence prévisible est que, en dehors d’un rapport de force plus favorable au travail, celui-ci soit soumis aux contraintes du travail en ligne… à la chaîne. (p. 61-62). […]

Il faut donc voir les transformations techniques comme un reflet des rapports sociaux. La révolution numérique n’échappe pas à cette constance qu’un système technique est inséparable d’un rapport social. […] Autrement dit, le capitalisme dit numérique ne serait pas le remplaçant du capitalisme industriel, il en serait la forme ultime à travers l’extrême circulation des flux de capitaux, des flux de marchandises – dont les matières premières nécessaires –, des flux de travail sous la forme de transferts de données digitalisées, mais du travail organisé, diligenté et contrôlé par des algorithmes automatiques. Nouvelle phase de mondialisation plutôt que fin de la mondialisation ? La réponse est aussi incertaine que ce système technico-social, véritable rapport social, peut se révéler fragile, comme l’a montré la crise du coronavirus. » (p. 64).

La prudence dont j’essaie de faire preuve est peut-être trop grande quant aux évolutions futures du travail, tellement les conséquences de la révolution numérique sont encore incertaines. La seule certitude sur laquelle j’insiste – et c’est ce qui conduit peut-être Dominique Plihon à considérer que je ne marque pas suffisamment la rupture qui est en train de se produire – est la continuité de l’exploitation de la force de travail salariée, c’est-à-dire l’essence du capitalisme, sous des formes complètement renouvelées. Mais sans que le capitalisme puisse accomplir de miracle pour faire jaillir la valeur d’une autre source que la force de travail. Le « capitalisme de plateforme » est un capitalisme de captation de valeur beaucoup plus que de création de valeur nouvelle. Sur ce point, je suis sans doute beaucoup plus proche de Cédric Durand que de Robert Boyer [1]. De plus, je ne pense pas qu’il faille glisser vers un déterminisme technologique coupé de la transformation des rapports sociaux de production. La dialectique entre forces productives et rapports sociaux est un acquis qui nous vient de Marx. De même nous vient de lui l’idée que la crise capitaliste n’est pas due à la séparation de la finance de l’économie réelle, car la financiarisation est la tentative de pallier les contradictions du système productif dont le signe le plus évident est le ralentissement très fort des gains de productivité du travail.

Les formes que prennent le télétravail et le travail à distance sont le plus souvent en « mode dégradé », comme le dit l’UGICT-CGT dans son enquête sur le télétravail [2]. Le paléoanthropologue Pascal Picq, quant à lui, l’exprime ainsi :

« Les machines, les nouvelles machines, bousculent les métiers et leurs activités. Plutôt que de croire naïvement à la tarte à la crème du genre ’les machines vont nous libérer du travail et surtout des tâches fastidieuses », comprenons qu’elles imposent toujours de nouvelles formes d’asservissement ou d’épanouissement. Pour reprendre une terminologie marxiste, chaque révolution technologique du travail génère son « lumpenprolétariat ». Ou encore : « Faut-il comprendre que le développement du travail à distance, susceptible de répondre à la satisfaction des collaborateurs comme à l’attractivité de leur emploi, n’implique pas leur participation à l’organisation générale de l’entreprise et de leur consentement à ces changements ? En d’autres termes, des arrangements et des accords à partir des schémas de transformation imposés par l’entreprise, mais pas de collaboration sur la définition des nouvelles organisations du travail à partir de leurs compétences et de leurs expériences : toujours la différence entre les macaques et les chimpanzés. » [3]

Dominique Plihon a parfaitement raison quand il dit que mon livre forme un tout avec le précédent que j’avais publié en 2020 (Le trou noir du capitalisme, Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Le Bord de l’eau). Mais ce que peut-être il n’a pas vu, c’est que le second n’est pas la réplique exacte du précédent, car l’un des enseignements majeurs à mes yeux de la période des confinements répétés, c’est d’avoir souligné la profondeur de la dimension socio-anthropologique des transformations que la crise multidimensionnelle du capitalisme imposait à la société. On le voit aussi bien à propos du travail et de la répartition des revenus issus de celui-ci (mes chapitres 2 et 3), que du rapport de l’humanité à la nature (chapitre 4). D’où mon dialogue avec plusieurs philosophes et juristes de la nature, comme Baptiste Morizot, Pierre Charbonnier ou François Ost [4].

Enfin, et c’est aussi cela que la pandémie du coronavirus a mis au premier plan, notre rapport au savoir et à la science a été quelque peu bousculé, et la prétendue science économique est complètement désarmée pour aborder des questions aussi mal nommées que le « prix de la vie » ou la désormais fameuse « distanciation sociale ». L’épistémologie des sciences, notamment des sciences sociales, n’est pas la moindre des questions largement en suspens aujourd’hui. Il n’est qu’à voir la tour d’ivoire dans laquelle se sont enfermés les plus brillants représentants de l’économie dominante qui viennent de rendre un rapport sur les défis à relever au XXIe siècle, dont je ne connaissais pas les résultats au moment de terminer mon livre, mais que j’avais un peu anticipé au vu de la composition de leur commission. Je faisais l’hypothèse que, pour critiquer leur posture, il fallait quitter le terrain de la seule économie pour aller sur celui de la philosophie politique (chapitre 6) [5]. Alors, l’alternative au capitalisme devient pensable.

Pensable mais pas effective pour le moment. D’où les incertitudes concernant les voies de passage concrètes d’une société capitaliste à un écosocialisme. Je comprends la « frustration » de Dominique Plihon. C’est celle de tous ceux qui tâtonnent au milieu du brouillard formé par les fumées nauséabondes du capitalisme, pour prendre un peu d’air. Il n’y a pas de vaccin contre lui. Pour avancer sur les pistes nouvelles, il faut compter sur les luttes sociales, à condition d’accompagner celles-ci par l
es transformations institutionnelles nécessaires pour que le travail ait un sens, que les revenus soient partagés, que la nature et la monnaie soient des communs.

Notes

[1Cédric Durand, Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique (La Découverte, Zones, 2020). Dominique Plihon me renvoie au dernier livre de Robert Boyer, Le capitalisme à l’épreuve de la pandémie (La Découverte, 2020), que je cite, mais pour montrer que je me sépare de lui au sujet de la crise sanitaire qu’il considère comme exogène au capitalisme, comme un choc « essentiellement non économique », et qui n’aborde pas la question de la captation de la valeur ; voir ma recension, « Lectures : où va le capitalisme ? », Blog sur Alternatives économiques, 15 novembre 2020. Ma première réaction contre la captation de la valeur date de 20 ans : « L’entreprise sans usines ou la captation de la valeur » (Le Monde, 3 juillet 2001). Voir aussi La richesse, la valeur et l’inestimable (Les Liens qui libèrent, 2013) et « Sur fond de crise socio-écologique du capitalisme, la théorie de la valeur revisitée », RFSE, 1er semestre 2020, p. 101-120.

[2UGICT-CGT, « Enquête nationale sur le télétravail  », 2021.

[3Pascal Picq, Les chimpanzés et le télétravail, Vers une (r)évolution anthropologique ?, Paris, Éd. Eyrolles, 2021, respectivement p. 101 (aussi p. 177) et 119. L’auteur signifie l’opposition entre macaques et chimpanzés comme archétypes de sociétés hiérarchiques versus sociétés où règne la collaboration. Lorsque j’ai écrit mon En finir avec le capitalovirus (en 2020), je ne connaissais évidemment pas cet ouvrage de Picq, par rapport auquel je suis réservé concernant sa vision très déterministe de l’évolution par les techniques, dans laquelle les rapports entre les classes n’interviennent pas, allant jusqu’à vanter les mérites de l’ubérisation et du revenu universel de base.

[4Après avoir terminé l’écriture de mon livre, je proposai un dossier consacré à « Vers la fin de la séparation société/nature », dans Les Possibles, n° 26, Hiver 2020-2021, où ces auteurs intervinrent, de même que, entre autres, Geneviève Azam, Alain Caillé, Claude Calame, Fabrice Flipo et Catherine Larrère.

[5En complément de ce point, voir la Note des Économistes atterrés, à laquelle j’ai contribué, « Les défis du XXIesiècle vus par la Commission Blanchard-Tirole », septembre 2021.

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