Introduction : Un été meurtrier… pour « le meilleur des mondes »

jeudi 23 septembre 2021, par Jean-Marie Harribey *

L’été 2021 a été meurtrier. D’abord parce que deux de nos amis les plus proches nous ont quittés. L’économiste-statisticien Michel Husson a ouvert la série noire en juillet. Il est sans doute parti en emportant la dernière étude iconoclaste au sujet des contradictions économiques. Mais il nous en reste tellement sur son site que nous n’en manquerons pas pour débusquer les fausses informations répandues par l’idéologie économique régnante [1]. En tant que marxiste hétérodoxe, gageons qu’il aurait répondu sans hésitation à la question que se posent avec angoisse les bien-pensants, le ministre de l’économie en tête : « faut-il augmenter les bas salaires ? »

Sans crier gare non plus, Jean Tosti a tiré sa révérence au mois d’août. Cheville ouvrière de la revue Les Possibles, sur la forme et sur le fond, nous lui rendons hommage dans ce numéro et nous invitons à relire l’un de ses textes « Les accords commerciaux préférentiels dans l’histoire », dans lequel il met en perspective le développement des accords de libre-échange et celui du capitalisme depuis trois siècles. Une histoire déjà longue, jalonnée par les luttes des peuples pour se soustraire à la domination colonialiste ou néocolonialiste.

L’été a été également meurtrier parce que se sont accumulées catastrophes sur catastrophes : des inondations gigantesques en Europe (Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, France), aux États-Unis et en Chine ; des méga-feux en Sibérie, en Scandinavie, dans les Balkans, etc. Les dérèglements écologiques, dont le dérèglement climatique, ne sont plus une menace, ils sont devenus une réalité de plus en plus violente. Le GIEC a publié les résultats de son premier groupe de travail : le réchauffement ira vraisemblablement bien au-delà de +2 °C dans quelques décennies [2]. De son côté, l’IPBES (Intergovernmental Platform on Biodiversity and Ecosystem Service) montre le lien entre la perte de biodiversité et le changement climatique [3].

L’été n’est pas encore achevé, mais on voit grossir les dangers futurs : les vaccins contre le coronavirus restent quasiment inaccessibles aux populations des pays du Sud (6,5 % seulement des Africains y ont eu accès) ; le peuple afghan et surtout les femmes afghanes sont entrés dans un tunnel de barbarie que les pays occidentaux, largement responsables du désastre, regardent, inconscients et impuissants. Le « réalisme » de la conflictualité inter-impérialiste, notamment entre les États-Unis et la Chine, prend le pas ici sur la protection des droits humains, là sur la mise à disposition des biens communs pour tous les humains.

L’urgence d’une transformation sociale, écologique et démocratique est désormais sur toutes les lèvres. Mais qu’en sera-t-il en réalité ? La réunion de la COP 26 à Glasgow en novembre prochain ne s’annonce guère différemment des précédentes, parce que les tergiversations gouvernementales dans le monde entier l’emportent sur les décisions courageuses, et parce que les grandes multinationales et les financiers se préoccupent davantage de transformer la nature en actifs financiers que de pratiquer des investissements de soutenabilité écologique [4]. Pendant ce temps, les économistes bien en cour glosent sur les « effets-prix » du marché pour sauver le climat [5].

L’urgence est devenue telle que nous consacrons le dossier de ce numéro à l’énergie et à la transition énergétique. Pour l’ouvrir, nous publions un article de Jean-Baptiste Fressoz, repris de la série Responsabilité & Environnement des Annales des Mines, avec l’autorisation des auteur et éditeur. Fressoz démythifie la notion de transition énergétique en montrant que le passage d’une énergie à une autre (bois, charbon, pétrole…) ne s’est jamais fait par substitution de l’une à l’autre mais par ajout cumulatif. Ainsi on peut concevoir une « histoire des symbioses énergétiques et matérielles ».

Après ce recadrage historique afin de changer notre regard sur ladite transition, le dossier se poursuit par plusieurs articles faisant un état des lieux du débat sur l’énergie. Pierre Masnière fait le bilan des données dont nous disposons pour mesurer l’évolution rapide de la concentration des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les mécanismes de marché mis en place après le Protocole de Kyoto (1997) n’ayant pas réussi à contenir ces émissions, la neutralité carbone en Europe risque donc de ne pas être atteinte en 2050.

Jacques Rigaudiat examine les trois scénarios de transition énergétique élaborés par négaWatt, l’Ademe et le Cired. Le premier est le plus connu, et Rigaudiat, tout en approuvant le projet de prioriser les énergies renouvelables, lui adresse au moins deux critiques fortes. La première est d’adopter des hypothèses technico-physiques trop optimistes, notamment en retenant une hypothèse de « facteur charge » surévalué (la même critique est adressée au Cired). Au fur et à mesure des scénarios actualisés par négaWatt, l’échéance d’abandon du nucléaire est restée fixée en 2035 alors que l’amorce de l’arrêt du nucléaire par le gouvernement est toujours repoussée. C’est ce qui explique que l’Ademe envisage cette échéance vers 2060. La deuxième critique adressée à négaWatt est de refuser d’évaluer le coût économique de la transition proposée.

Anne Debregeas reprend la question de la transition énergétique en France à la lumière (si l’on peut dire) des difficultés rencontrées par EDF pour s’y engager. Il faut remarquer que, entre les énormes investissements à réaliser et le gâchis provoqué par la « casse » du service public, la tâche est immense. La mise hors marché du secteur de l’énergie et de l’électricité en particulier est une condition sine qua non de la réussite d’une transition. D’où l’enjeu de la mise en débat citoyen des choix énergétiques.

Pierre Masnière élargit la question au niveau européen pour constater qu’« on a fait croire aux usagers devenus clients que la libre concurrence entre fournisseurs d’électricité allait faire baisser les prix et améliorer le fonctionnement du système. Ce n’était évidemment ni le cas, ni la préoccupation de ces compagnies qui ont avant tout le profit comme ligne d’horizon. » Et le tournant négocié par les « majors » vers les énergies renouvelables reste orienté dans cette direction.

Une enquête de terrain permet à Isabelle Bourboulon de pointer le paradoxe qu’il y a à raser des forêts qui sont des puits de carbone pour y installer des centrales solaires. C’est pourtant ce que, dans une logique purement financière, font actuellement les industriels de la filière à la recherche d’espaces moins coûteux que les ombrières ou toits de grandes surfaces. Et ce contre quoi s’insurgent de plus de plus de collectifs locaux de citoyens. Des citoyens qui, localement, décident de s’emparer des enjeux énergétiques en réalisant des centrales villageoises, en partenariat avec des collectivités locales. Avec néanmoins plusieurs obstacles à surmonter. C’est l’expérience que rapporte
Laurence Boubet, à l’initiative des Centrales villageoises Soleil Sud Bourgogne.

Jean-Michel Servet décortique minutieusement le phénomène « bitcoin ». Si cette crypto-(pseudo)-monnaie est bien un instrument spéculatif, elle est aussi énergivore. Le bitcoin ne peut porter en lui un stock de valeur tellement il est volatil et instable. Et « une différence essentielle entre un métal précieux et le bitcoin, une fois produit, est que le premier peut être conservé physiquement, en particulier personnellement. Il peut toujours redevenir matière première et être utilisé comme tel par les bijoutiers, par des dentistes ou certaines industries. Cela lui donne une valeur minimale, indépendamment de la confiance sociale et publique variable qui lui est accordée. À l’inverse, le bitcoin stocké et circulant entre des plateformes et portefeuilles ne redevient jamais électricité. »

Trois textes plus politiques dessinent enfin des orientations stratégiques en matière énergétique. Jacqueline Balvet et Gilles Sabatier actualisent une Note d’Attac de janvier 2021. Ils posent plusieurs questions que le débat politique et citoyen doit résoudre, notamment produire une énergie de façon centralisée ou décentralisée et comment organiser un service public de l’énergie au service des usagers et des salariés ?

Jacqueline Balvet soutient un projet « pour une réelle transition énergétique » qui signifierait « décroître vers la suffisance énergétique ». À rebours de la « transition verte capitaliste » qui consiste à produire toujours plus d’énergie. Il s’agit au contraire d’organiser une décroissance pour « une forme de vie plus saine, plus joyeuse et plus solidaire ».

Mais entre le temps de la dégradation planétaire et le moment de la vie joyeuse, comment s’intercale la transition ? Il est sûr que nous aurons à en reparler…

La partie « débats » de ce numéro des Possibles débute par une analyse de Patrice Grevet sur la nécessité de réduire les inégalités salariales dans une perspective « sociale-écologique radicale ». Il dénombre six raisons de le faire avant de dresser un état des lieux des inégalités et de proposer de nouvelles voies pour les politiques publiques.

Marie N’Guettia analyse la contribution des femmes à la construction d’un État de droit dans le cas de la Côte d’Ivoire. Il en ressort que les actions publiques en faveur de l’égalité homme-femme ne sont pas suffisantes. Le soutien aux initiatives prises de façon autonome par les femmes est indispensable.

Viennent ensuite plusieurs recensions d’ouvrages parus récemment. Gilles Rotillon rapporte sur le livre de Branko Milanovic, Le capitalisme sans rival. Et il doute de l’affirmation de Milanovic. D’abord parce que celui-ci ignore le concept de capitalisme (d’où son dénigrement de Marx). Ensuite parce que, après avoir supposé à juste titre que le capitalisme « transforme les êtres humains », il n’envisage pas un instant que l’humanité puisse imprimer un cours à sa propre histoire.

Adda Bekkouche recense le livre de Philippe Marchesin : La politique française de coopération. Je t’aide, moi non plus. Ce livre « fait le point sur la coopération française pour le développement et l’aide apportée par la France durant la Ve République ». Or, « la politique de coopération n’est guère porteuse d’aide, mais plutôt soucieuse de l’intérêt de la France ou, au mieux, d’échange, mais toujours en faisant primer l’intérêt de la France. » Et cela, quel que soit le président de la République depuis plusieurs décennies.

Dominique Plihon rend compte du dernier livre de Jean-Marie Harribey, En finir avec le capitalovirus. On n’est plus dans une perspective où le capitalisme est promis à l’éternité. Plihon approuve plusieurs éléments développés par l’auteur, notamment l’analyse de la crise endogène au système et son caractère non conjoncturel mais systémique, qui met au jour la place cruciale du travail pour porter la société. Mais Plihon exprime des commentaires critiques sur ce livre à propos des conséquences de la révolution numérique qu’il considère sous-estimées, et également à propos des pistes alternatives insuffisamment précisées à ses yeux.

Jean-Marie Harribey entame une discussion avec Dominique Plihon. D’abord pour préciser ce qu’il perçoit de majeur dans les répercussions prévisibles de la révolution numérique : de nouvelles formes d’exploitation de la force de travail et le développement d’un capitalisme de plateformes rentier. Il met en évidence les transformations du rapport de l’humanité à la nature [6] que la crise pandémique rend plus nécessaire que jamais, ainsi que celles du rapport à la science, chamboulé par cette crise. Mais on sort du domaine de l’économie pour aller sur celui de l’épistémologie des sciences et sur celui de la philosophie politique.

Enfin, Daniel Tanuro, économiste et militant belge, ayant pris un peu ombrage du commentaire peu amène que faisait de son travail Claude Calame dans un précédent numéro des Possibles, a demandé un droit de réponse, auquel il avait évidement droit.

La revue Les Possibles est publiée sans relâche depuis neuf ans. Il est temps de marquer un point d’étape pour dresser bilan et perspectives futures, avec l’ambition de contribuer à éviter « le meilleur des mondes » mortifère que nous promet le capitalisme avec une planète dévitalisée mais avec des « transhumains » super-performants. Nous organiserons prochainement une réunion dans ce but et nous vous préviendrons de sa date et de ses modalités, dès que possible, cela va de soi.

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