Recension du livre d’Enrique Ubieta Gómez, Zone rouge, l’expérience cubaine contre l’Ébola

vendredi 11 juin 2021, par Claude Bleton *

Aujourd’hui, face à la pandémie du Covid-19 et malgré l’accélération de la vaccination dans les pays développés, l’OMS annonce que cette pandémie pourrait être encore plus meurtrière en 2021 qu’en 2020. Des pays, dont l’Inde, appellent au secours. Un livre passionnant du journaliste Enrique Ubieta Gómez [1], qui a accompagné les volontaires cubains, y compris dans les zones rouges où étaient soignés les malades d’Ébola, montre combien l’aide et la solidarité internationales sont nécessaires, indispensables, en pareil temps. Le livre relate la mission du contingent Henry Reeve, les 256 volontaires cubains qui ont répondu présents à l’appel de l’OMS en septembre 2014 pour lutter contre l’épidémie d’Ébola en Guinée Conakry, au Liberia et en Sierra Leone. Un récit-reportage sur tous les aspects médicaux, humains, historiques et politiques.

Ignacio Ramonet, qui a préfacé le livre, fait l’éloge de l’éthique de ce « petit pays », Cuba, devenu par solidarité internationale « l’une des plus grandes puissances médicales du monde », et termine en disant du livre qu’il est « une pièce exemplaire de ce qu’on appelle le ’journalisme littéraire’ ou la ’littérature du réel’. »

L’auteur explique comment tout a été déclenché par l’appel du secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, le 09 septembre 2014, à quatre dirigeants du monde, trois des anciennes puissances coloniales de ces pays d’Afrique, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, et un petit pays, Cuba, de 11 millions d’habitants.

Le premier cas d’Ébola serait apparu en 2013 en Guinée, pays partageant une frontière commune avec Le Liberia et la Sierra Leone. Le 08 août 2014, l’OMS émettait une « Déclaration internationale d’urgence d’épidémie d’Ébola en Afrique de l’Ouest ».

Aucun pays n’avait encore décidé d’envoyer d’aide massive. Sur place, seules étaient présentes quelques équipes médicales d’organisations non gouvernementales (ONG), pour appuyer les équipes médicales locales submergées, manquant de moyens et déjà durement touchées. L’annonce en septembre 2014 par le gouvernement cubain de l’envoi de 256 coopérants, en réponse à la demande des trois pays africains, fut saluée par Margaret Chan, directrice générale de l’OMS : « Cuba a été la locomotive… et c’est vraiment la présence des médecins cubains qui a motivé le reste de l’effort international ». L’aide a ainsi augmenté : la Chine a envoyé des médecins supplémentaires, les États-Unis 500 soldats au Liberia pour monter des structures hospitalières, et le Royaume-Uni, l’Afrique du Sud, l’Australie et l’ONG Golt ont contribué à l’installation de laboratoires.

Le New York Times écrivait alors « Seuls Cuba et quelques ONG fournissent ce qu’il y a de plus urgent : des professionnels de santé. » C’est ce qu’aucun autre pays n’a essayé de fournir, même par la suite. 12 000 professionnels de santé cubains ont répondu à l’appel de volontaires, 300 ont été retenus et ont reçu une formation à l’Unité centrale de coopération médicale et à l’Institut de médecine tropicale à La Havane. Les plus compétents ont été sélectionnés. La brigade entière était opérationnelle, sur place le 21 octobre 2014.

« Les personnels médicaux qui vont partir quelque part pour sauver des vies, même au risque de perdre la leur, sont les plus grands exemples de solidarité qu’un être humain peut offrir, par dessus tout, parce qu’ils ne sont pas motivés par des intérêts matériels », déclarait Fidel Castro au départ du contingent Henri Reeve le 4 octobre 2014.

Généralement, quand des médecins et infirmiers se portent volontaires pour des missions médicales dans le monde, personne ne met en doute leurs motivations et leurs compétences, et les médias y sont même relativement indifférents. Mais s’il s’agit de médecins et d’infirmiers cubains, il se trouve des médias pour hurler à « l’esclavage moderne à Cuba. » Ce fut aussi le cas en 2020, en écho à la campagne du gouvernement des États-Unis au moment de l’arrivée d’une brigade médicale cubaine en Martinique (France), suite à celle accueillie en Italie pour aider à lutter contre le Covid-19.

Au moment de la Déclaration de l’OMS, Cuba avait déjà 32 brigades médicales dans plusieurs pays d’Afrique, qu’il s’était engagé à laisser en place.

À l’annonce de leur départ pour une mission de 6 mois, les commentaires cyniques pariaient déjà sur l’hécatombe que subirait le contingent. Jusque-là, les coopérants des missions étrangères d’ONG ne restaient jamais plus de 6 semaines, et ceux de Médecins sans frontières avaient déjà payé un lourd tribut par leur dévouement, 9 sur 16 étaient morts en octobre 2014. L’autre pari était que le flux des passagers vers Cuba, dont les étudiants universitaires provenant des pays frappés par l’Ébola, allaient y ramener le virus.

À la fin de leur mission, sur les 256 Cubains du contingent Henri Reeve, un seul soignant avait contracté le filovirus, Felix Baez Sarria. Il en a été guéri et est retourné en Sierra Leone. Deux sont morts : Jorge Juan Guerra Rodriguez au Liberia et Reinaldo Villafranca Lantigua, Coqui, en Sierra Leone – tous deux du paludisme. Aucun cas d’Ébola n’est survenu à Cuba. Les derniers volontaires sont rentrés en mai 2015.

Les Cubains doivent se défendre contre l’embargo américain qui dure depuis plus de 60 ans, et contre la calomnie et la diffamation. La révolution cubaine qui a renversé la dictature de Fulgancio Batista le 1er janvier 1959 a, depuis ses débuts, exprimé son internationalisme et sa solidarité, notamment avec l’Afrique. La première mission médicale internationaliste cubaine a commencé en Algérie en 1963. Il faut rappeler la colonne du Che au Zaïre, en 1964-1965, en soutien au combat des Simbas et de Laurent Kabila, contre le régime de Mobutu au Zaïre (République démocratique du Congo) ou les 375 000 militaires cubains volontaires en Angola, de 1976 à 1991, à l’appel du gouvernement de ce pays pour défendre sa récente indépendance contre le régime d’apartheid d’Afrique du Sud. Rien que pour l’année scolaire 2015/2016, Enrique Ubieta Gómez souligne que 10 000 étudiants étrangers, dont de nombreux Africains, débutaient leurs études de médecine à Cuba, gratuitement ou à faible prix.

Le virus Ébola provoque une fièvre hémorragique mortelle en quelques jours, il est extrêmement contagieux au contact, y compris par le sperme. Le porteur-transmetteur de ce virus serait à l’origine une chauve-souris frugivore. Mais comme l’écrit l’auteur, le virus pour se propager a besoin d’une catastrophe « invisible » et permanente : la pauvreté. Le livre explique que la déforestation et la captation de terres arables par des entreprises transnationales poussent les populations à dépendre encore plus de la viande de brousse, avec des animaux potentiellement porteurs d’agents pathogènes comme le virus Ébola.

Le livre décrit le moral et la discipline des brigades cubaines, les premières peurs surmontées de rentrer dans la Zone rouge ; les procédures rigoureuses d’un travail sous combinaisons par 50 °C. L’arrivée de la première brigade cubaine qui a changé la règle qui était de ne pas toucher les malades – en conséquence les privant de soins rapprochés – et qui a permis de mieux les réhydrater, de les traiter contre leurs autres maladies. Ensuite, le nombre de survivants a progressivement augmenté, incitant les équipes locales à les imiter. La coordination et l’organisation avec les équipes médicales des ONG, locales, d’autres nationalités africaines et de coopérants de l’Union africaine. L’exemple des médicaux cubains – suivi en Sierra Leone – médecins et infirmiers faisant les mêmes tâches. La coopération avec les équipes médicales britanniques de Save the Children, de Partners in Health, de Médecins sans frontières. Les erreurs du début, reconnues par les trois gouvernements africains, de communiquer des consignes sanitaires d’abord par écrit en anglais et français à des populations villageoises majoritairement analphabètes – provoquant la méfiance à leur égard – et d’avoir écarté les guérisseurs et les autorités religieuses du dispositif sanitaire. L’auteur revient sur le rôle fondamental d’associer des malades guéris au travail des soins pour convaincre les malades d’aller en confiance aux Unités de traitement et d’accepter de nouveaux rites funéraires. Les délais trop longs pour avoir les résultats des laboratoires, les coupures d’électricité, la prophylaxie à l’hôtel pour ne pas attraper le paludisme. Et cette immense satisfaction de voir ces arbres de vie devant les Unités, où progressaient de plus en plus le nombre des rubans de couleurs contre celui des rubans noirs.

La démarche des équipes cubaines était sociale : respecter, expliquer et associer les malades et leur entourage à la prophylaxie en respectant leur culture. C’est cette démarche sociale de solidarité, sans esprit de charité, qui a gagné le respect et l’admiration sur place, pour ces médecins et ces infirmiers étrangers, habillés, méconnaissables, en combinaison de « cosmonautes ».

Et, alors que la chanson caritative de Bono et Robert Plant « Savent-ils que c’est Noël  » passait sur les ondes internationales à destination de peuples majoritairement musulmans en Sierra Leone et en Guinée, l’auteur en rappelle une autre, de Tiken Jah Fakoly : « Africa stop Ebola  », encourageant à aller voir le médecin et à lui faire confiance.

Le livre nous montre la face cachée de l’engagement de solidarité des médecins et infirmiers cubains qui font tout autant références aux félicitations, ou à l’acceptation de leurs femmes, enfants, mères, ou voisins à l’annonce de leur candidature à partir dans cette mission, qu’au fait d’être traités de fous et de provoquer des larmes, quand d’autres ne l’ont annoncé à leurs proches seulement qu’à la toute veille de leur départ. Malgré les risques pour Cuba même, l’exemple de ces volontaires était profondément populaire à Cuba.

L’infirmier Orlando O’Farrill Martinez de La Havane dit à l’auteur : « Nous sommes partis pour une mission suicide. Il est vrai que beaucoup d’entre nous, voire tous, avons résolu quelques problèmes matériels, et si nous n’étions pas revenus ? J’aurais pu aller au Qatar et j’aurais été bien payé. J’étais sur le point de partir, et pourtant j’ai dit, je vais en Afrique. »

Les plus jeunes Cubains volontaires ont aussi confronté les rapports sociaux de leur pays avec ceux qu’ils ont rencontrés dans leur mission. À la fin, les volontaires sont rentrés à la maison, alors que, comme le rappelle l’auteur, il existe un programme américain spécifique qui consiste à acheter la désertion des soignants cubains dans le monde, en échange de leur installation aux États-Unis et de leur naturalisation.

L’auteur fait aussi un rapide rappel des relations de Cuba avec le Liberia depuis les années 1990, avec la Sierra Leone depuis mai 1972 et avec la Guinée depuis 1959 avec la rencontre à Alger entre Fidel Castro et le président Sékou Touré.

Le Liberia et la Sierra Leone sortaient de guerres civiles depuis une dizaine d’années avant le déclenchement de l’épidémie d’Ébola. Les structures sanitaires des deux pays avaient été dévastées. Le personnel médical local, sans protection, était durement touché. À Monrovia, la capitale du Liberia, « des cadavres infectés s’accumulent dans les rues » décrivait l’hebdomadaire américain New Yorker. Dans un des premiers hôpitaux ouverts à Freetown, capitale de la Sierra Leone, « Ils étaient à court de personnel pour s’occuper des malades. J’ai trouvé des patients morts dans les lits. D’autres gisent sur le sol… », décrivait le Dr cubain Jorge Delgado Bastillo. En Guinée, la brigade des 37 Cubains du contingent Henri Reeve avait été affectée à l’Unité de traitement de l’Ébola de la ville de Coyah. Ce centre a affiché les meilleurs résultats avec le concours de spécialistes d’autres pays africains. Il était visité en premier par les étrangers pour y voir le travail effectué.

Au début, les Cubains ont dû faire face à quelques difficultés, le reproche de mal parler le français pour la Guinée, alors que le coordinateur national de la lutte contre l’Ébola, le Dr Sakota Keita, médecin diplômé à Cuba, y avait fait ses études de médecine, et qu’il pratique l’espagnol comme de nombreux autres médecins guinéens ; ou bien le manque d’expérience de lutte contre l’Ébola. Mais, comme le remarque le Dr cubain Osvaldo Miranda Gomez : « Parce qu’en fin de compte, qui est expert en Ébola ? Personne. »

Il y a aussi ce mois et demi de retard à s’installer pour la brigade cubaine en Sierra Leone, qui a eu ses fonds de fonctionnement en dollars bloqués à la banque par l’embargo américain contre Cuba. L’OMS a dû avancer l’argent jusqu’à ce que les Cubains puissent toucher leurs fonds en monnaie locale pour payer leur hôtel, leur nourriture et leur frais quotidiens.

Le livre nous apprend que les femmes avaient été écartées du contingent cubain. Les faibles connaissances scientifiques sur Ébola dans les premiers mois de l’épidémie, laissaient croire faussement que les femmes étaient plus sujettes à contracter le virus pour des motifs biologiques. Pour cette même raison, toutes les femmes des équipes médicales cubaines déjà en mission en Guinée et en Sierra Leone ont été rappelées à Cuba, et cela malgré leurs protestations écrites rappelant l’engagement de leurs aînées dans la brigade féminine de Mariana en Angola dans la guerre contre l’Afrique du Sud, de Celia Sanchez et Vilma Espín dans la révolution cubaine. L’expérience ultérieure a montré que le virus frappait indistinctement, mais avec un taux de mortalité plus fort pour les jeunes enfants et les personnes âgées.

Les efforts communs des équipes médicales ont permis des résultats importants dans la connaissance de la maladie, la conduite à tenir et son traitement. Et surtout des vies sauvées. Par exemple, en mai 2015, les équipes du Centre de Coyah avaient sauvé 207 patients sur un total de 350 admis, dont 244 cas confirmés comme atteints du virus. Dans le même temps, des médicaments en phase expérimentale, sans avoir passé les tests cliniques, ont été acceptés en urgence par l’OMS, dont un vaccin américain mis au point avec les Britanniques et les Canadiens. « Et il est bon », disait le scientifique cubain Jorge Pérez Avila. Félix Baez, le volontaire cubain victime de l’Ébola, avait été traité à Genève avec deux autres médicaments expérimentaux qui ont probablement joué un rôle dans sa guérison.

L’épidémiologiste René Abeleira donne à l’auteur les racines de son engagement : « J’aime la compétition, dans le sens d’être le meilleur professionnel. … La [troisième] chose, c’est ce que l’on m’a toujours transmis, l’esprit de solidarité, de camaraderie, de fraternité… Personne ne voulait entrer dans la zone, parce qu’ils voyaient que sur 10 médecins britanniques, deux ou trois tombaient malades. Nous étions 165 [en Sierra Leone] et un seul est tombé malade. Et il a été sauvé. Je pense que ce fut grandiose. »

Je recommande la lecture de Zone rouge : l’expérience cubaine contre l’Ébola, car non seulement il s’agit d’un chapitre méconnu de l’histoire, mais c’est aussi un remède contre le pessimisme et pour la confiance en l’humanité.

Claude Bleton est adhérent de France-Cuba.

Notes

[1L’auteur Enrique Ubieta Gómez est journaliste. Son livre est publié aux éditions Casa Editora Abril, 2021. Le titre existe aussi en anglais et en espagnol aux éditions Pathfinder. Les trois éditions sont disponibles en librairie, 18 €.

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