Pourtant à bien réfléchir, il est nécessaire et indispensable de vacciner l’entièreté de la population en même temps. Tant que le virus peut circuler librement et trace son chemin à travers des chaînes de transmission communautaires, c’est l’assurance de voir apparaître de nouveaux variants. Des nouveaux variants qui viendront tôt ou tard remettre en cause la nouvelle immunité des populations vaccinées avec les premières générations de vaccins. Au niveau strictement sanitaire, il est donc pertinent pour tout le monde (Occident compris) de penser global en termes de stratégie vaccinale.
Au niveau humain et éthique, il n’est pas défendable de penser que les pays du Nord puissent avoir la légitimité de se protéger avant les autres, d’autant plus que les études rapportent un taux de décès imputable à la Covid-19 deux fois supérieur dans un scénario avec une campagne de vaccination priorisée dans certains pays. Et, au niveau économique, alors que nous vivons une hypermondialisation des flux commerciaux, il est illusoire de croire que l’économie du Nord peut se passer des matières premières, de la main-d’œuvre et des marchés des pays à revenu faible et intermédiaire. Forts de ces réflexions et constatations, des chefs d’État, l’OMS, le CEPI et GAVI travaillent ensemble pour mettre sur pied le COVAX (Covid-19 Vaccines Global Access). Un mécanisme qui a pour objectif de fournir de quoi vacciner 27 % des populations à la fin 2021, gérer l’éventail des vaccins, les distribuer dès que ceux-ci sont disponibles, mettre fin à la phase aiguë de la pandémie et relancer les économies…
« Nous partageons le même engagement : faire en sorte que toutes les personnes aient accès à tous les outils pour prévenir, détecter, traiter et venir à bout de la Covid19 ».
Un vaste programme…utopique. Le programme Covax a été financé. Beaucoup par le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Allemagne, l’Union européenne…, surtout sur la branche « achat des vaccins », ce qui permettait une communication positive pour les pays bailleurs. La branche logistique, celle qui permet d’acheminer lesdits vaccins jusqu’aux bénéficiaires, ne trouve pas de financeurs aussi facilement. C’est pour cela qu’il manque aujourd’hui plusieurs milliards de dollars pour compléter le programme 2021. Au-delà de tout problème de financement, il faut bien se rendre compte que vacciner 27 % des populations dans les pays à revenu faible et intermédiaire ne suffira pas à endiguer une quelconque propagation du virus et encore moins d’atteindre une éventuelle immunité collective. Dans ces conditions, comment se procurer des vaccins pour protéger sa population ? Telle est la question que se sont posée bon nombre de pays ces derniers mois.
En sortant du cadre occidentalo-formaté de notre vision de l’international, on constate que, depuis mi-2020 déjà, certaines puissances vaccinales font parler d’elles. La Russie fait partie de celles-là, puisqu’elle fut la première à communiquer sur son candidat vaccin à l’été 2020. Nommé Spoutnik V, le vaccin de l’institut Gamalia a été commandé par 74 pays. Les vaccins chinois Sinopharm et Sinovac l’ont été par 24 pays, à hauteur de 720 millions de doses. Au moment où les États-Unis menacent du « Defense Production Act » et que l’Europe, tout récemment séparée du Royaume-Uni, se bat pour le droit de garde des vaccins Astra Zenaca, la Chine s’empare du concept de « vaccin : bien commun de l’humanité » et part consolider sa sphère d’influence le long de la nouvelle route de la soie. En Asie bien sûr (un million de doses au Cambodge, 500 000 aux Philippines et au Pakistan, 300 000 en Birmanie), mais aussi en Afrique et jusqu’en Amérique latine. Notons une mention toute spéciale pour le Brésil, avec qui la Chine a conclu un accord « étude clinique » contre « vaccin ». N’ayant pas les moyens d’acheter directement les doses de vaccins, certaines régions du Brésil ont négocié la possibilité de tenir les stades 2 et 3 des recherches cliniques des laboratoires chinois sur une population volontaire au Brésil, contre l’assurance d’avoir accès aux vaccins lorsque ceux-ci seront validés. En effet, les laboratoires chinois ne pouvaient pas faire les études cliniques sur leurs populations, puisque la Covid-19 ne circulait pas assez dans la population chinoise. D’autre part, la diversité génétique de la population brésilienne (du fait de son histoire) permet d’assurer d’un vaccin efficace au niveau mondial. C’est en quelque sorte un contrat « gagnant-gagnant » qu’a pu conclure le Brésil.
La Russie a également octroyé son vaccin à des pays amis historiques ou sur lesquels elle avait de nouvelles visées diplomatiques. L’Inde, forte de l’autorisation pour le Serum Institute of India de produire le vaccin de l’université d’Oxford (Astra Zeneca) pratiquait également une consolidation de son aire d’influence régionale. Outre ses voisins, l’Inde fournissait jusqu’à 75 % des vaccins Astra Zeneca pour le système Covax. Et cela jusqu’au moment où l’Inde s’est retrouvée elle-même devant le mur d’une nouvelle vague de Covid-19, alors qu’elle pensait avoir atteint l’immunité collective.
Ces liens tissés à travers les contrats/donations de vaccins dans les pays à revenu faible et intermédiaire étaient en train d’esquisser les relations internationales des années à venir. La géopolitique de l’émotion en pleine action. Se souvenir de quels pays ont porté assistance, quels pays ont préféré se protéger eux-mêmes prioritairement devant l’urgence sanitaire qui pourtant était mondiale. Nous étions en train d’assister à une nouvelle bipolarisation du monde. Non plus Est-Ouest, mais Nord-Sud.
Devant le même réflexe de repli national lorsqu’une vague de contamination frappe un pays, on ne peut que constater que le niveau national n’est pas la bonne solution pour gérer une campagne de vaccination face à une pandémie. Il nous faut une OMS qui n’existe pas réellement. Une OMS capable d’orchestrer la distribution des vaccins en fonction des vagues de contamination à travers le monde. Une OMS forte, entendue, écoutée et respectée. Si aujourd’hui les pays occidentaux ne souhaitent pas lâcher une once de souveraineté sanitaire, il serait pertinent pour les pays à revenu faible et intermédiaire d’appeler de leurs vœux à une réforme profonde et majeure de l’OMS.
Voilà que l’Occident se réveille, une fois qu’il a sécurisé une bonne part de vaccination de sa propre population. Plus de 60 % pour le Royaume-Uni, 50 % pour les États-Unis, 34 % en France (mais 75 % des plus de 65 ans)… Les États-Unis plaident pour une levée des brevets liés aux vaccins. Une façon de revenir sur le devant de la scène et ne pas prendre ombrage de la mise en lumière des « ennemis », qu’ils soient historiques ou contemporains. La France, elle, annonce des envois de doses en Afrique subsaharienne, quelques milliers en mai, mais surtout pour la fin 2021, lorsque la totalité de sa population sera vaccinée.
Un soutien et une solidarité (mesurée) pour l’Occident qui tente de faire oublier son égoïsme vaccinal, tandis que la Chine a joué de la diplomatie du masque après avoir été taxée de « responsable » de la Covid-19. On constate que cette pandémie, un des premiers ennemis communs, n’a réussi qu’à nous replier sur nous-mêmes, alors que la solidarité et la coopération étaient la clef. Combien de défis allons-nous devoir subir avant de lâcher le nationalisme ? Souvenons-nous que la vaccination contre le changement climatique ne sera pas une option…