Crise de confiance et réforme monétaire : le difficile passage du franc CFA à l’eco

vendredi 11 juin 2021, par Samba Diop *

Depuis quelques années, le franc CFA fait l’objet de vives controverses en Afrique de l’Ouest. Ces débats opposent ceux qui considèrent qu’il est le signe d’un néocolonialisme qui ne dit pas son nom et ceux qui mettent en avant la stabilité monétaire (interne et externe) dans les États qui l’utilisent comme la preuve de son efficacité économique. La persistance de ce débat sur une période relativement longue et les tensions qu’il charrie ont débouché sur des aménagements engagés et pilotés par la France, ancienne puissance coloniale et architecte du franc CFA.

Les ajustements entrepris dans le cadre de la réforme en cours tentent d’apporter des réponses aux points de crispation les plus saillants autour de cette monnaie. Annoncée en décembre 2019 par le président français Emmanuel Macron et son homologue ivoirien Alassane Ouattara, adoptée par l’Assemblée nationale française en décembre 2020 puis par le Sénat français le 28 janvier 2021, cette réforme du franc CFA fait l’objet de commentaires les plus opposés.

Partant du principe que la monnaie est un bien collectif dont l’usage n’est pas réductible aux seuls grands opérateurs économiques, mais qu’elle concerne également le reste de la population, notre article propose de sortir du dilemme stabilité monétaire/gains de compétitivité, dans lequel est enfermé le débat sur le franc CFA. Pour ce faire, il s’appuie sur l’idée selon laquelle l’adhésion des populations est nécessaire à tout projet monétaire pour qu’il soit viable : lorsque les populations ne croient pas ou plus aux bienfaits de la politique monétaire, c’est tout l’édifice qui s’effrite et menace de s’effondrer en l’absence de mesures correctives radicales. Dans le cas du franc CFA, tenir compte de la défiance dont fait l’objet cette monnaie permet de sortir les populations africaines de la position d’acteurs passifs, à laquelle elles sont trop souvent assignées, pour les considérer comme des protagonistes à part entière dans les dernières évolutions observées sur le plan monétaire. Dès lors, analyser le bien-fondé des propositions de réforme en cours, estimer les conditions de leur réussite et, le cas échéant, proposer des solutions alternatives nécessitent de revenir sur les fondements de cette défiance.

L’article est subdivisé en plusieurs parties : la première revient sur la problématique de la confiance dans la monnaie telle qu’elle se donne à voir dans les travaux d’Aglietta et Orléan. La deuxième analyse les raisons pour lesquelles le franc CFA suscite une défiance de plus en plus en grande en Afrique de l’Ouest. La troisième rappelle les principaux points de la réforme qui est actuellement en cours de mise en application. La dernière partie présente les remarques conclusives sur les raisons pour lesquelles les projets de réforme en cours ne nous semblent pas proposer des voies de sortie par le haut à la crise du franc CFA.

Fondements de la confiance dans la monnaie

Penser le fait monétaire n’a rien d’évident pour une grande partie des économistes. Le plus clair du temps, en effet, ils la présentent comme un simple expédient venant fluidifier les échanges. Dans cette perspective, l’intelligence des relations économiques s’appuie sur l’idée que les individus souverains sont capables de déterminer, en dehors de toute influence sociale, les biens en mesure de leur permettre de maximiser leur satisfaction. Les échanges de marchandises sont alors présentés comme échanges de valeurs d’usage et la monnaie n’est envisagée, par la suite, que comme le moyen de dépasser les désagréments du troc. Toute autre est l’approche défendue par Aglietta et Orléan [1], qui considèrent que la monnaie est avant tout l’expression d’une réalité sociale. D’après celle-ci, le processus qui explicite l’émergence de la monnaie fait jouer un grand rôle au besoin de protection qu’expriment les individus isolés dans les sociétés marchandes. En effet, confrontés à l’incertitude et à la rareté, ils recherchent dans l’échange non pas des valeurs d’usage, mais l’acquisition d’une qualité permettant de calmer l’angoisse causée par l’incapacité de se procurer l’intégralité des biens dont ils ont besoin. Cette qualité, également appelée liquidité ou richesse, permet à l’objet qui en est dépositaire d’être échangé contre tout ce qui est jugé utile. Soulignons ici que, pour nos deux auteurs, ce qui confère cette qualité ne se trouve pas dans des caractéristiques intrinsèques propres à tel ou tel objet, mais se révèle au terme d’un processus mimétique auquel se livrent les individus. Une relation positive s’établit alors entre le degré de liquidité de l’objet et l’horizon des possibilités d’échange. Pour cette raison, chacun cherche ce qui est désiré par autrui pour accroître ses chances de disposer du bien liquide par excellence. Ce mimétisme se poursuit jusqu’à la stabilisation du processus sur un objet élu et considéré comme la définition unanimement acceptée de la richesse. Dès lors, la richesse élue acquiert le statut d’une institution sociale et se met à distance, du moins pour un certain temps, du processus mimétique qui a permis sa désignation collective comme monnaie.

Hâtons-nous d’ajouter à cette présentation, certes très sommaire, de la genèse théorique de la monnaie défendue par Aglietta et Orléan, que cette désignation n’a rien de définitif : en permanence, la monnaie doit démontrer sa légitimité en se montrant capable de maintenir la confiance qui a permis sa définition. Il en est ainsi car, sans cesse, la primauté de la définition retenue est contestée par des formes alternatives prétendantes. On voit l’importance du rôle que joue la confiance dans cette approche, puisqu’elle rend possible la pérennité de la définition de la richesse qui a été retenue. Sans confiance, nulle possibilité de garantir l’acceptabilité de la monnaie sur le long terme. A partir de là, le maintien de la confiance doit être une priorité pour tout dispositif de régulation monétaire. C’est à cette condition que l’acceptation inconditionnelle de la monnaie pourra perdurer. Cependant il ne faudrait pas voir dans la confiance une notion monolithique. Au contraire, au niveau analytique, elle se donne à voir sous trois dimensions différentes : méthodique, hiérarchique et éthique [2].

La première forme de confiance, ou confiance méthodique, s’inscrit dans les usages quotidiens de la monnaie. À force de répétition dans son utilisation, se met en place une acceptation routinière de la monnaie. Le mimétisme qui est à l’œuvre dans cette dimension méthodique de la confiance peut s’exprimer de la manière suivante : chacun accepte la monnaie parce qu’il est persuadé que les autres en feront de même, de telle sorte que la valeur de cette dernière ne subira pas d’évolutions trop importantes. Le deuxième type de confiance, qualifié de hiérarchique, provient de la garantie apportée par une autorité politique en charge de la qualité des relations monétaires. Le mode d’émission et la circulation monétaires doivent en ce sens inspirer pleinement confiance à travers une légitimité établie de l’institution qui en a la charge. La confiance éthique, elle, s’exprime à travers un système de valeurs supérieures qui fondent l’appartenance sociale et qui doivent être préservées. Pour inspirer cette confiance éthique, la monnaie doit proposer des modes d’émission et de circulation qui permettent de garantir la reproduction de la société tout en respectant son système de valeurs. Ce faisant, la confiance éthique rend compte de la nécessité que la gestion monétaire soit soumise à la satisfaction des besoins essentiels exprimés par les populations. Ces trois niveaux de confiance, loin d’être indépendants, sont articulés les uns aux autres.

La seule confiance méthodique ne suffit pas, car, aussi régulière que soit l’utilisation d’une monnaie, elle ne pèse pas bien lourd devant les tensions que peut entraîner une crise monétaire par exemple. Dans le même ordre d’idées, la présence d’une autorité monétaire disposant de moyens de rompre la spirale négative qui menace la stabilité monétaire est primordiale. Mais toute politique de régulation monétaire ne sera acceptable que si elle se fait dans le respect des valeurs supérieures qui fondent la société. Pour ces raisons, il est possible d’avancer que la hiérarchie des formes de confiance place la confiance éthique au-dessus de la confiance hiérarchique qui est elle-même supérieure à la confiance méthodique.

Dès lors, une fois précisés les éléments qui fondent la confiance dans la monnaie et l’explicitent, quel regard pouvons-nous poser sur les raisons qui ont présidé à la réforme du franc CFA et ses chances de rencontrer l’adhésion des populations ouest-africaines ?

Les ressorts de la défiance face au franc CFA

La contestation à laquelle fait face le franc CFA, monnaie actuelle des huit pays membres de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA), n’est pas récente. Dès leur accession à l’indépendance, au tournant des années 1960, un certain nombre de pays (Algérie, Guinée, Madagascar, Maroc…) ont rapidement émis le souhait de disposer d’une autre monnaie que celle qui les liait à l’ancienne puissance coloniale. Avec des fortunes diverses, ces tentatives ont eu pour point de convergence de remettre en cause le consensus sur les supposés effets bénéfiques de l’appartenance à la zone CFA. Mais c’est au début des années 1980, avec la publication de l’ouvrage de Pouémi, que cette contestation allait prendre une tournure différente en posant la question du rôle que pouvait jouer la monnaie dans le développement économique des États africains [3]. Au cours des dernières années, l’opposition au franc CFA s’est intensifiée à travers une mobilisation vigoureuse de la société civile, l’expression de plus en plus ferme de voix dissonantes dans la littérature économique et l’émergence de mouvements politiques résolument antagonistes à cette monnaie présentée comme une relique coloniale [4]. À la faveur du jeu politique cette question a même pu trouver, chez certains dirigeants au pouvoir, des porte-voix opportunistes [5]. De cette manière, la question monétaire, jusque-là cantonnée aux marges du débat académique, réservée aux échanges entre experts ou reléguée aux colonnes d’une presse contestataire, s’est progressivement imposée pour devenir incontournable pour qui analyse la situation économique des pays de la zone CFA.

L’examen des griefs faits au franc CFA montre que les raisons qui fondent son rejet sont sérieuses et peuvent être reliées à la question de la confiance. Au-delà des accusations en termes de servitude monétaire [6], de vestige de la Françafrique [7], il est perçu comme un instrument qui participe à l’appauvrissement de l’Afrique [8], un système qui brime le développement économique ou qui participe d’un mécanisme désuet fondé sur des rigidités pénalisantes pour l’essor du continent africain. Sur ce terrain, l’utilisation des développements théoriques issus des travaux d’Aglietta et Orléan peut être riche d’enseignements. En identifiant les soubassements de la confiance dans la monnaie, ils montrent que cette dernière se nourrit de valeurs supérieures qui ne peuvent être mises de côté sans altérer le rapport qui la relie à ses utilisateurs. Examinons les termes de la défiance sur les trois niveaux où elle s’exprime.

La confiance méthodique n’est sans doute pas la forme de confiance la plus remise en cause. Cependant, de manière sporadique, souvent lorsque des rumeurs de dévaluation reviennent avec insistance, il est possible d’assister à des interrogations sur le pouvoir libératoire légal du franc CFA. Autrement dit, ces rumeurs intempestives participent d’une forme de méfiance dans la capacité du franc CFA à préserver son pouvoir d’achat. Ce qui conduit à des comportements de fuite vers les devises, de hausse des prix, voire de stockage de marchandises pour anticiper l’éventuelle modification des parités. Par prophétie auto-réalisatrice, on observe une accentuation d’une forme de méfiance qui n’incite pas à détenir cette monnaie. Sur ce point, il faut dire que la dévaluation de 1994, décidée à Paris avec l’aval du FMI, a joué un grand rôle. En effet, il est apparu à l’occasion de cette dévaluation que le pouvoir décisionnel des dirigeants africains sur le sort de leur monnaie était très faible, voire inexistant. Dès lors qu’il est apparu qu’une décision aussi importante qu’une modification significative de la parité (de l’ordre de 50 % en l’espèce) pouvait échapper aux dirigeants élus, il n’est plus surprenant de voir ressurgir des rumeurs de dévaluation lorsque se dégrade le niveau de couverture de l’émission monétaire exigée par la France par le truchement de la garantie de convertibilité. Depuis cet événement monétaire et ses conséquences économiques douloureuses, la menace de dévaluation plane, à intervalles réguliers, sur le destin du franc CFA, entamant tout aussi régulièrement la dimension méthodique de la confiance. En effet, le doute sur l’acceptation future d’une monnaie à sa valeur du jour sape les fondements de la confiance routinière.

La confiance hiérarchique est, quant à elle, sérieusement remise en cause depuis un certain nombre d’années. Pour des raisons liées à l’ingérence des autorités françaises dans ses organes de décisions et à l’alignement de sa politique monétaire sur celle de la BCE, la BCEAO a vu sa légitimité de plus en plus contestée. Même si la réforme en cours apporte des réponses sur le premier point, c’est sur le second que portent les doutes les plus sérieux quant à la capacité de l’institution à apporter des réponses aux problèmes économiques des États africains. Engluée dans un agenda néolibéral, hérité de sa consœur de la BCE et qui se traduit dans la zone CFA par une forme de répression monétaire pour imposer l’austérité, la BCEAO se montre incapable de relever le défi d’une politique de crédit ambitieuse. Même si la faiblesse du crédit accordé au secteur privé a également à voir avec une politique de marge excessive des banques commerciales, il n’est pas exclu de penser qu’une politique monétaire plus accommodante de la BCEAO pourrait avoir un effet positif sur le financement de l’activité économique. De plus, le mandat de l’autorité monétaire ouest-africaine fait de la lutte contre l’inflation son objectif prioritaire et révèle une certaine forme de dissonance avec la situation économique des États membres de l’UMOA. Considérée comme une banque centrale éloignée des réalités économiques africaines, la BCEAO apparaît comme une entité qui agit peu en faveur du dynamisme économique dans la sous-région. L’orientation prioritaire du pouvoir monétaire vers la réalisation d’objectifs tels que la couverture de l’émission monétaire et la sentencieuse lutte contre l’inflation renforce la défiance dont celui-ci fait l’objet.

La confiance éthique, qui se situe au-dessus des deux autres niveaux de confiance, est sans doute la forme la plus affaiblie dans le cas de la zone CFA. S’il est possible de considérer que l’amélioration significative de la qualité de vie des populations est une valeur supérieure pouvant faire consensus, la situation économique actuelle des États membres de l’UMOA alimente le doute des citoyens sur la capacité du système monétaire CFA à relever le défi du développement économique. Ce qui affaiblit l’adhésion à ce système et mine les fondements de la confiance éthique. Lorsque l’on prend l’ensemble des quinze pays utilisant le franc CFA [9], l’examen de leurs performances en termes d’indice du développement humain (IDH) montre qu’onze d’entre eux sont classés dans la dernière catégorie du classement du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) : le groupe des pays à « développement humain faible ». En restreignant l’analyse aux seuls pays de l’UMOA, on se rend compte qu’à l’exception de la Côte d’Ivoire, ils sont tous classés dans la catégorie des pays les moins avancés de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Dès lors, l’incapacité du franc CFA à promouvoir le développement économique est patente. Incapacité qui s’explique par la priorité accordée à la lutte contre l’inflation par l’autorité monétaire au détriment d’autres objectifs comme la lutte contre le chômage, la promotion ou le financement de l’investissement. Or, on sait que la sacro-sainte lutte contre l’inflation est destinée avant tout à protéger les intérêts du capital et des classes supérieures [10]. Cette incapacité peut également être reliée à la subordination des principes de développement économique à celui de la fixité du taux de change. Sur ce point, instauré sur la base d’une parité fixe avec le franc français, puis avec l’euro en 1999, le franc CFA est aujourd’hui arrimé à une monnaie forte qui ne favorise pas la compétitivité des États de l’Afrique subsaharienne. On aboutit à cette situation paradoxale où les pays les plus pauvres du monde utilisent une monnaie surévaluée. Si on ajoute à ce constat que, pour garantir cet arrimage, une partie des réserves de changes était logée dans un compte d’opérations, privant de fait la BCEAO d’un degré de liberté dans l’exécution de sa politique monétaire, on comprend aisément les crispations qu’il pouvait y avoir autour de ce compte ouvert au niveau de Trésor public français. Même si la réforme en cours revient sur le compte d’opérations, l’échec du système CFA dans la réalisation du bien-être des populations a posé de manière durable les bases de la défiance éthique dont il fait l’objet.

Une réforme en plusieurs actes

La réforme du franc CFA a été annoncée par les présidents français et ivoirien lors d’une conférence de presse organisée en marge d’une visite d’État du président français en Côte d’Ivoire le 21 décembre 2019 à Abidjan [11]. Cette annonce a été très surprenante, aussi bien sur le plan du timing que sur les caractéristiques de la future monnaie. En effet, elle a été faite quelques mois seulement après l’ébauche d’un autre projet de réforme envisagé par une autre instance sous-régionale : la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Lors du sommet de la CEDEAO qui s’est tenu à Abuja en juin 2019, sous l’impulsion du Nigeria, première puissance économique de la sous-région, un accord historique avait été trouvé par les quinze chefs d’État et de gouvernement – dont les huit de l’UMOA – pour la mise en place d’une monnaie unique en lieu et place des monnaies actuelles, l’eco-CEDEAO. Cet accord venait concrétiser un projet ancien d’union monétaire, initié dès le début des années 1980 pour tenter d’apporter une réponse aux problèmes de paiements dans l’espace économique ouest-africain. La réforme monétaire de la CEDEAO portait sur plusieurs points : le choix de l’acronyme eco [12] pour désigner la future monnaie unique ; l’instauration d’un régime de change flexible avec ciblage d’inflation ; la création d’une autorité monétaire communautaire constituée d’une banque centrale ouest-africaine à laquelle seraient transférées les compétences des banques centrales nationales en matière monétaire. Pour la mise en place effective de ces dispositions, l’accord de la CEDEAO est favorable à une adhésion progressive conditionnée au respect des critères de convergence [13].

Dans ce contexte, la réforme de la monnaie des pays de l’UMOA (l’eco-UMOA) n’a pas manqué de soulever interrogations et incompréhensions chez les autres membres de la CEDEAO. L’eco-UMOA est construit autour de plusieurs volets :

  • le changement de nom de la monnaie de l’UMOA : le franc CFA deviendra l’eco ;
  • la fin de l’obligation pour la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) de déposer au moins 50 % de ses réserves dans un compte d’opérations logé au niveau du Trésor public français ;
  • le retrait des représentants français des différents organes de contrôle (Conseil d’administration, Conseil de politique monétaire de la BCEAO et commission bancaire de l’UMOA).
    Ces différents volets sont inscrits dans deux nouveaux textes entrés en vigueur le 01/01/2021 : l’accord de coopération monétaire qui remplace l’ancienne convention de 1973 et la convention de garantie qui se substitue à la convention du compte d’opérations. Ces textes précisent les modalités de fonctionnement de la garantie que l’État français apporte pour assurer la convertibilité de la future monnaie en euros selon une parité fixe. Dans le nouvel attelage, l’ouverture d’une ligne de trésorerie non plafonnée dans les comptes du Trésor français garantit à la BCEAO un accès illimité à la devise européenne (convention de garantie-CG, art.2). Ligne de trésorerie mobilisable lorsqu’il y a une diminution du niveau des réserves officielles en mesure de compromettre la couverture des engagements extérieurs (ici un niveau de 20 % entre le montant moyen des avoirs extérieurs et le montant moyen des engagements est indiqué. CG, art.5). Il apparaît que la garantie est apportée sans imposer qu’une partie des réserves officielles de change 50 % dans le précédent accord de coopération) n’ait à être déposée au niveau d’un compte ouvert auprès du Trésor français (le fameux compte d’opérations). Ce qui interroge la pertinence de son maintien pendant une période aussi longue.

Outil d’intégration économique pour la CEDEAO ou attestation d’indépendance monétaire pour l’UMOA, l’eco porte, avant même sa circulation, les termes d’une contradiction dans les finalités que lui prêtent ses différents promoteurs. Dans l’agenda de la CEDEAO, l’eco est davantage perçu comme une étape devant venir parachever l’intégration économique qui est déjà passée par les stades d’instauration d’une union douanière et de mise en place d’une zone de libre-échange. L’hégémonie économico-démographique du Nigeria en Afrique de l’Ouest et son leadership sur la question de la monnaie unique ne souffrant d’aucune contestation, c’est tout naturellement que, pour ce pays, l’eco doit se construire autour du naira, la monnaie nationale [14]. Cette approche est en partie remise en cause par l’initiative des pays de l’UMOA.

Pour ces derniers, en effet, la mise en place de l’eco doit apporter des réponses aux critiques maintes fois renouvelées d’une forme de servitude monétaire dans le système CFA actuel. Dans cette perspective, la réforme en cours du franc CFA doit concerner prioritairement les principaux points de contestation. Partant du constat que le sigle CFA a beau avoir été transformé en Communauté financière d’Afrique, il a du mal à se défaire de sa première signification (Colonies françaises d’Afrique) ; le changement de nom a été jugé nécessaire pour calmer les tensions autour de cette monnaie. De plus, dans l’ancien accord, la présence des représentants français dans les différents organes de contrôle de la BCEAO ainsi que l’obligation qui était faite à cette dernière de déposer 50 % de ses réserves dans un compte d’opérations ouvert dans les livres du Trésor public français étaient la preuve, aux yeux d’une partie de plus en plus importante de l’opinion publique ouest-africaine, que le franc CFA était l’instrument déployé par l’ancienne puissance coloniale pour maintenir une forme de domination économique sur les États africains. En s’adressant aux points qui cristallisent la contestation de cette monnaie, la volonté de redorer le blason du franc CFA est manifeste [15].

La comparaison de ces deux projets montre à quel point la création de l’eco est entourée d’une cacophonie sur ses finalités. Ce qui ne peut que jouer un rôle négatif dans son acceptation par les populations concernées. Cependant, tout importantes que soient ces considérations stratégiques pour les acteurs politiques concernés, elles ne doivent pas faire perdre de vue que, d’après l’explication du rejet du franc CFA en termes de défiance privilégiée dans ce texte, les propositions de réforme doivent être ambitieuses pour rencontrer l’assentiment des populations. Sous ce rapport, l’eco-UMOA arrimé à l’euro, garanti par la France et portant l’empreinte ivoirienne ou l’eco-CEDEAO monnaie flexible construite autour du naira nigérian, ne nous semblent pas apporter des réponses de nature à susciter l’adhésion des populations ouest-africaines.

Remarques conclusives

On l’aura compris, la réforme du franc CFA, à travers l’eco-UMOA, est une tentative de réponse à la contestation du rôle de l’ex-puissance coloniale dans la conduite des affaires monétaires des États africains. Elle vise, à travers l’élimination de quelques symboles perçus à tort ou à raison comme les raisons de l’émergence d’une opinion anti-France, à canaliser le rejet dont le franc CFA fait l’objet. Mais, même sur le plan de ces symboles, les avancées ne peuvent pas être qualifiées de majeures tant elles sont inscrites dans un cadre global très proche du système actuel. La présence française dans les organes de décision de la BCEAO, qui suscitait beaucoup de réactions, n’est pas totalement remise en cause dans le nouveau projet. En effet, la nouvelle convention de garantie, dans son article 4, prévoit la participation du Garant au conseil d’administration pour « prévenir ou gérer une crise ». L’accord de coopération, dans son article 4, dispose, quant à lui, que dans le Comité de politique monétaire de la BCEAO sera nommée une personnalité indépendante en fonction de son expérience et de ses compétences sans que soit précisée sa nationalité. Et l’article 5 de ce même accord de préciser que le Garant devra être tenu informé de l’évolution du risque qu’il couvre (lorsque le taux de couverture est en deçà de 20 %). Autant d’éléments qui conduisent à avancer qu’il y a dans ce projet un retour subreptice mais réel de la tutelle de la France sur les États ouest-africains.

En plus de cette incertitude qui pèse sur les modalités d’exercice de la garantie de la France, il y a un autre point sujet à interrogations : le calendrier d’application de la réforme. Pour l’heure, et malgré l’adoption de cette réforme par l’Assemblée nationale (décembre 2020) et le Sénat français (janvier 2021), aucune des dispositions mentionnées ci-dessus n’est encore totalement à l’œuvre [16]. Et pour cause, aucun des parlements des pays concernés par la réforme n’a encore été saisi pour se prononcer sur cette réforme. Ainsi, l’absence d’indication calendaire sur l’examen de ce texte par les parlements de la zone UMOA révèle-t-elle une faille démocratique béante dans cette réforme qui aura donc été annoncée par le président français et son homologue ivoirien, adoptée par le parlement français sans que les principaux concernés, par la voix de leurs élus, n’aient pu se saisir de la question. Ce déni démocratique n’a pas d’autres conséquences plus importantes que d’éloigner les citoyens de la monnaie qu’on leur propose. Même si le sommet France-Afrique d’octobre 2021 apporte des éléments sur le calendrier législatif, il ne sera pas en mesure de démentir le constat suivant : les principaux concernés seront les derniers consultés.

Cependant, ces points d’achoppement, bien qu’importants, ne rendent que très partiellement compte de l’incapacité de la réforme en cours à rencontrer l’adhésion des populations africaines. En effet, privilégiant une lecture de l’opposition au franc CFA qui relèverait davantage de reproches symboliques (sigle, lieu de fabrication des billets et des pièces, représentation française dans les organes de décision…) que du délitement de la confiance dans la monnaie, le projet eco-UMOA se borne à apporter des ajustements superficiels à un système qui n’est pas fondamentalement remis en cause. Le maintien des changes fixes et de la liberté de mouvement des capitaux dans le cas d’une monnaie surévaluée n’annonce aucune perspective économique favorable à la jeunesse africaine. Le défi du développement économique qui pourrait être relevé grâce à des politiques économiques ambitieuses semble lointain, tant les marges de manœuvre offertes par le projet eco-UMOA sont faibles. Sur ce point, l’identification des dimensions de la confiance qui a été faite plus haut montre que l’adhésion à une monnaie est conditionnée à la défense de valeurs supérieures. Avec les projections démographiques qui montrent qu’à l’horizon de 2050, 50 % de la population africaine aura moins de 25 ans, il est permis de douter de l’adhésion à un projet monétaire qui a pour horizon indépassable la lutte contre l’inflation. Garantir la stabilité interne de la monnaie se traduit en effet par une répression monétaire coupable de la limitation du crédit au secteur privé, et elle brime l’investissement et mine les opportunités de croissance. Parallèlement, au niveau externe, ne pas remettre en cause l’arrimage de la future monnaie à l’euro, c’est réduire la compétitivité des unités de production locales qui ont pourtant un rôle majeur à jouer dans la création d’emplois.

Pour autant, l’autre projet concurrent, l’éco-CEDEAO, apporte-t-il plus de garanties en
termes de perspectives aux États ouest-africains ? À ce sujet, ce qu’il est possible d’ores et déjà de dire, c’est que le plus grand mérite de ce projet afro-africain serait de provoquer un déplacement du centre de gravité de la gestion monétaire dans le continent africain de Paris vers Lagos, avec un rôle de premier plan pour le Nigeria. De fait, il permettrait de mettre un terme à l’immixtion de la France dans la politique monétaire des États ouest-africains. Cependant, l’examen des principes de fonctionnement de cette future monnaie laisse planer le doute sur sa capacité à mobiliser toutes les forces économiques de la zone. Échafaudé sur le modèle néolibéral de la zone euro avec ses critères de convergence, sa banque centrale indépendante, sa liberté de mouvement des capitaux, ce projet dessine un cadre peu propice à l’émergence économique des États membres. En effet, reprenant la thèse de la férule monétaire, ce projet semble faire peu de cas de la zone à deux vitesses produite par la mise en place de l’euro. À l’instar de ce qui s’est produit dans la zone euro, l’hétérogénéité des situations économiques (croissance économique, inflation, dette publique) interroge la nécessité de mettre en place une politique monétaire unique pour l’ensemble des États ouest-africains. En outre, dès lors que l’on admet que la faiblesse des échanges intra-régionaux s’explique davantage par la faible complémentarité des pays de la zone [17], principalement spécialisés dans l’exportation de produits primaires, que par l’incertitude créée par les fluctuations de change entre les monnaies sous régionales, les bénéfices liés à l’adoption d’une monnaie unique semblent inférieurs aux risques qui lui sont associés.

Les développements précédents soulignent en creux la question de l’opportunité de l’instauration d’une monnaie unique en Afrique de l’Ouest. Pourtant, dans l’idéal panafricaniste qui rencontre un écho très enthousiaste dans le continent, la mise en place d’une monnaie partagée par les États serait sans doute une étape importante en ce qu’il viendrait affermir l’unité africaine réclamée par les figures marquantes de cette cause [18]. Comment, dès lors, concilier les apories de la monnaie unique et l’exigence d’une coopération monétaire féconde sur le plan du développement économique ? Sur ce point, si, pour les raisons évoquées plus haut, l’adoption d’une monnaie unique sur le modèle des deux projets en discussion ne semble pas apporter de garanties, une voie alternative, celle de la monnaie commune, permettrait une émancipation monétaire tout en préservant les possibilités de politiques de change autonomes [19]. Cette monnaie commune aurait le mérite de porter les conditions d’une coopération monétaire dans un cadre souple en dehors des ajustements erratiques que pourraient imposer les marchés de change. Concrètement, chaque État conserverait une monnaie nationale reliée à la monnaie ouest-africaine, elle-même convertible sur les marchés de change, sur la base d’une parité fixe. La conversion des monnaies nationales entre elles serait de facto soustraite au marché des changes et ne serait possible qu’au niveau de la banque centrale sous-régionale. Ce faisant, les ajustements monétaires intra-zone se feraient sur la base de décisions politiques et en fonction de l’évolution du solde de la balance courante de chaque État membre [20]. Cette option de la monnaie commune permet un traitement différencié des taux de change tout en répondant à cette exigence de solidarité monétaire des États africains que fait naître la globalisation financière. À l’écart de la stratégie du « one size fits all » qui ne fait qu’aggraver la polarisation des situations économiques nationales au sein des zones dotées d’une monnaie unique, ou de la stratégie de la fragmentation monétaire d’États isolés, la monnaie commune rendrait la politique de change, confisquée par la parité fixe (eco-UMOA) ou par la monnaie unique (eco-CEDEAO), aux États. Retrouvant l’instrument de la politique de change, débarrassés de la tutelle monétaire de l’ancienne puissance coloniale et inscrits dans la cadre d’une coopération monétaire africaine, les États concernés auraient la possibilité de mettre en pratique une politique monétaire ambitieuse au service des citoyens. Dans les représentations de la monnaie comme réalité sociale, leur adhésion est cruciale.

Notes

[1Aglietta M. & Orléan A., 1982, La violence de la monnaie, Paris, PUF. Aglietta M. & Orléan A, 2002, La Monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob.

[2Aglietta M. & Orléan A, 1998, La monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob.

[3Pouémi J.-J., 1980, Monnaie Servitude et Liberté, Paris, Ouranos.

[4On peut citer les partis Patriotes du Sénégal pour le travail, l’équite et la fraternité (PASTEF) de Ousmane Sonko au Sénégal, le Parti Comores Alternatives (PCA) de Said Ahmed Said Abdillah aux Comores ou Liberté et Démocratie pour la République (LIDER) de Mamadou Koulibaly en Côte d’Ivoire.

[5Souvent la protestation contre le système CFA est un moyen tactique utilisé pour rendre l’ancienne puissance coloniale plus attentive aux difficultés exprimées par tel ou tel chef d’État. Il n’est pas exclu de penser que les prises de position « anti-CFA » d’Idriss Deby, l’ex-président du Tchad, relevaient, au moins en partie, de considérations de cette nature.

[6Nabupko & al.,2016, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, Paris ,La Dispute. .

[7Pigeaud F. & Sylla N. S., 2018, L’arme invisible de la Françafrique, Paris, La Découverte

[8Selon les termes de Luigi Di Maio, vice-président du Conseil italien, lors d’une sortie en janvier 2019 ayant pour toile de fond la question de l’accueil des migrants sur le sol européen. Cette sortie démontre l’instrumentalisation de la question du franc CFA par certains acteurs qui n’hésitent pas à la mobiliser pour régler des différends politiques. Ce qui démontre, s’il en est besoin, le caractère éminemment politique du fait monétaire.

[9Les huit de l’UMOA, les six de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale et les Comores.

[10Palley, Thomas I. (2011) : “Monetary Policy and Central Banking after the Crisis : The Implications of Rethinking Macroeconomic Theory”, IMK Working Paper, No. 8/2011

[11Pour l’heure, cette réforme ne concerne pas la CEMAC et les Comores.

[12Eco comme diminutif d’ECOWAS (Economic Community of West African States) qui est la traduction anglaise de CEDEAO

[13Ces critères sont calqués sur ceux de Maastricht et portent sur le plafonnement du déficit public, de la dette publique et de l’inflation même si les seuils choisis sont différents. Si le déficit public ne doit pas dépasser 3 % comme dans la zone euro, le ration dette publique/PIB ne doit pas dépasser 70 % du PIB, et l’évolution du niveau des prix d’une année à l’autre ne doit pas excéder 10 %..

[14Le Nigéria, qui pèse plus de 70 % du produit intérieur brut de la CEDEAO et compte 200 millions d’habitants, est le principal contributeur au budget de l’organisation sous régionale dont il abrite les sièges de la Commission et du Parlement.

[15La volonté de la Côte d’Ivoire, première puissance économique de l’UMOA, d’assumer une forme de leadership et de contester l’hégémonie nigériane est un élément dont il faut également tenir compte dans l’analyse de la suite des événements.

[16Notons que, le 4 mai 2021, la France a annoncé que 5 milliards d’euros de réserves de change sont en cours de transfert du compte d’opérations vers la BCEAO. Fin 2019, le volume des réserves UMOA dans ce compte d’opérations était estimé à 9 milliards d’euros.

[17En 2019, le rapport de la BCEAO sur le commerce extérieur faisait état d’un taux de près 14 % pour les échanges commerciaux intra-UMOA (p.14). On obtient des niveaux similaires en se basant sur les données de la CNUCED ou de la CEDEAO.

[18Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop ou Thomas Sankara, pour citer les principaux promoteurs de cette urgence panafricaine en Afrique de l’Ouest.

[19Sapir J. 2012, Faut-il sortir de l’euro  ?, Paris, Seuil.

[20Il s’agirait d’instituer un modèle de réajustements comparable à l’International Clearing Union pensé par Keynes qui inscrit les relations de change dans un cadre permettant de venir à bout des comportements non coopératifs. Les pays déficitaires éviteraient les dévaluations internes (ou la diminution de l’emploi) en ayant la possibilité de dévaluer leur monnaie tandis que les pays excédentaires auraient l’obligation de revoir à la hausse la parité de leur monnaie.

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