Synthèse
L’accord d’investissement UE-Chine (CAI), annoncé le 30 décembre 2020, s’inscrit dans un contexte géopolitique complexe : alors que l’UE et les États-Unis ont fait de la Chine un rival stratégique et que les tensions politiques se multiplient, la conclusion du CAI représente incontestablement une victoire pour Pékin, qui déjoue ainsi le risque de diabolisation sur la scène internationale, et montre que l’UE ne saurait se passer des produits et du marché chinois.
À l’heure où ce rapport est écrit, nul ne saurait néanmoins garantir avec certitude que cet accord soit un jour finalisé et présenté à ratification des instances européennes. Alors que les violations des droits humains par Pékin dans le Xinjiang suscitent une vague d’indignation mondiale, les 27 se sont accordés le 22 mars dernier pour instaurer des sanctions contre des responsables chinois. Mesures auxquelles Pékin a immédiatement répondu par des représailles envers plusieurs parlementaires et institutions européennes, faisant ainsi la démonstration que le CAI ne saurait être le levier annoncé par Bruxelles pour peser sur les politiques domestiques chinoises.
Alors que Bruxelles ne cesse d’affirmer qu’elle souhaite faire du CAI la pierre angulaire de ses relations avec la Chine, c’est une double démonstration chinoise à laquelle on assiste : incontournable sur le plan économique et géopolitique, Pékin affirme ainsi qu’elle ne cédera rien en matière de respect des droits humains et démontre les limites de la stratégie européenne, quelques semaines à peine après l’annonce d’un accord de principe sur le CAI.
L’analyse du contenu de l’accord ne peut que nourrir ce constat : peu d’engagements nouveaux du côté de Pékin, beaucoup de renoncements et espérances peu fondées du côté de Bruxelles. La Chine a surtout réussi à renforcer sa position géopolitique. Outre une légitimité et un pouvoir consolidés, Pékin s’offre la possibilité de prendre à revers la diplomatie américaine et éviter le tête à tête avec Washington. C’est d’ailleurs sans doute ainsi qu’il faut lire la finalisation hâtive de cet accord de principe annoncé dans les dernières heures de l’année 2020 : Bruxelles et Pékin s’émancipent de concert de leurs relations bilatérales respectives avec les États-Unis en espérant jouer un rôle majeur dans cette troïka renouvelée.
Sur le plan de l’investissement stricto-sensu, Pékin et Bruxelles se sont surtout mises d’accord pour consigner dans un accord bilatéral un ensemble d’engagements déjà existants, qu’ils soient multilatéraux, via les accords de l’OMC, ou unilatéraux, notamment pour la Chine. Une somme d’engagements auxquels s’ajoutent quelques promesses nouvelles, essentiellement techniques, dont les dispositions exécutoires du texte ne garantissent même pas sérieusement l’application. Assez néanmoins semble-t-il pour permettre à la Commission de tranquilliser les entreprises et les investisseurs, et communiquer sur les « engagements sans précédent » de la Chine.
Bruxelles fait le pari de contester l’hégémonie naissante de Pékin par une application plus stricte du droit de l’investissement et du commerce. A travers le CAI, l’UE espère visiblement contrer la montée en puissance industrielle et technologique de la Chine, en la privant de certaines modalités d’action sur son économie, en particulier le financement direct comme indirect des secteurs stratégiques et les soutiens aux entreprises d’État. Le CAI offre ainsi un cadre d’engagement qui dépasse (légèrement) celui de l’OMC, sans toutefois se montrer trop légalement contraignant [1]. Le traité matérialise aussi la promesse chinoise de renoncer aux transferts contraints de technologies pour les entreprises étrangères qui souhaitent s’installer sur son sol, un élément de discorde récurrent entre les deux capitales.
Les grands patrons de l’industrie et de la finance peuvent se satisfaire d’un cadre qui fait de promesses unilatérales des engagements de droit international, et par lequel l’UE leur promet protection : car dans les faits les mécanismes de dialogue institutionnel mis en place par le traité consistent à mettre la diplomatie bruxelloise au service des grandes entreprises multinationales européennes.
Dans cette négociation, les droits humains et les droits sociaux ont été bradés pour complaire aux grands PDG et investisseurs. Dans le CAI, Pékin et Bruxelles ont bien pris soin de s’assurer que les droits sociaux et environnementaux des populations et le « développement durable » ne feront jamais obstacle aux investissements. Et quoi qu’en dise Bruxelles, la Chine n’a rien cédé sur l’essentiel et se limite à promettre « des efforts » sur les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) qu’elle n’a pas ratifiées, et à réaffirmer des obligations internationales qu’elle a déjà prises.
Le choix de l’UE et de ses responsables, qui consiste à traiter d’enjeux stratégiques, économiques, environnementaux… d’ampleur mondiale, historique, avec les outils limités - autant sur le plan technique que théorique – du droit de l’investissement et du commerce est d’une grande gravité. L’UE, qui souhaite s’affirmer comme grande puissance internationale, ne peut traiter ainsi l’enfermement et le travail forcé imposés aux populations ouïghoures du Xinjiang ou la répression systématique menée à l’encontre des mobilisations populaires à Hong Kong.
En s’immisçant sur le terrain des réformes politiques, dans la contrôle des acteurs économiques et dans l’édification de standards de droit international, cet accord sur les investissements entre l’UE et la Chine met en jeu l’ensemble de la relation eurochinoise. Placer au second plan les enjeux du « développement durable et des droits humains » a des effets politiques majeurs. Pékin en ressort plus fort, plus légitime, et c’est sur tous les opposants que s’abattront la force et la légitimité nouvelles conférées par cet accord.
Première partie : Les volets géopolitique et géoéconomique de l’accord UE-Chine
- L’accord UE-Chine s’inscrit dans un contexte géopolitique complexe : alors que l’UE et les États-Unis considèrent la Chine comme un rival stratégique, la conclusion du CAI représente incontestablement une victoire pour Pékin, qui déjoue le risque de diabolisation sur la scène internationale, et montre que l’UE a besoin d’elle.
- Les relations d’investissement entre les deux blocs existent depuis l’ouverture de l’économie chinoise : elles concernent des secteurs multiples (beaucoup d’industrie manufacturière dans le sens Europe->Chine ; infrastructures, énergie, équipement notamment dans le sens Chine->Europe) et prennent la forme d’IDE mais également de prêts et contrats, comme dans le cadre de la BRI.
- La taille et le potentiel de l’économie chinoise, ainsi que le contrôle du PCC sur nombre d’entreprises multinationales, confèrent un rôle systémique à Pékin sur l’échiquier géo-économique mondial.
- Depuis 3 ans, Bruxelles autant que Pékin souhaitent exercer un contrôle politique plus important sur
l’investissement étranger dans les secteurs stratégiques : la Chine souhaite orienter son économie vers une montée en gamme, et jouer un rôle de leader technologique dans la transition énergétique mondiale. L’UE vise une plus grande « autonomie stratégique ouverte », sans arriver à juguler sa dépendance aux matières premières disponibles en Chine, et à ses produits à bas coût.
Deuxième partie : Un accord qui s’inscrit dans un processus de libéralisation continue depuis 20 ans
- Les sempiternelles critiques de l’UE à l’égard de la Chine et de ses politiques préjudiciables à l’optimum de marché n’empêchent ni le commerce des biens et services ni l’investissement d’aller bon train entre les deux entités.
- Les deux puissances proposent un cadre très ouvert aux investissements étrangers, moyennant le maintien de leur empire respectif sur les domaines jugés stratégiques.
- Les relations de commerce et d’investissement entre l’UE et la Chine sont non seulement très développées mais également très codifiées, via des instruments multilatéraux communs mais également par le droit domestique des deux parties.
- La Chine a mené la libéralisation de son économie tambour battant depuis la fin des années 2000, mais l’UE fait feu de tout bois pour l’y pousser encore plus vite.
- L’accord entre l’UE et la Chine sur ce nouveau CAI ne crée pas ex nihilo un nouveau régime de relations sino-européennes en matière d’investissement.
- Il s’ajoute aux cadres existants, en créant une nouvelle strate de règles et d’outils qui visent à organiser les interactions existantes, et permettre un traitement institutionnalisé de potentiels conflits.
- Vu d’Europe, le CAI s’inscrit clairement dans la réflexion que mène la nouvelle Commission quant aux moyens de « se faire respecter » sur la scène commerciale internationale, notamment pour exiger une application rigoureuse des traités (multilatéraux ou bilatéraux) lorsque ses intérêts sont en jeu et que l’ORD de l’OMC se montre impuissant.
Troisième partie : « Qui gagne quoi ? » au-delà de la communication officielle ?
- L’Union européenne présente comme une victoire l’inscription dans le traité d’engagements déjà pris par la Chine, qui profiteront à tous les investisseurs étrangers : les restrictions à l’investissement dans l’industrie automobile devaient de toute façon être levées en 2022, l’ouverture du secteur privé de la santé a déjà été promise par le Premier ministre après un programme pilote sur quelques régions ; il en va de même pour les services de cloud et gestion de données.
- La Chine reste très mystérieuse sur les concessions qu’elle estime avoir obtenues de l’UE : d’après le texte, elle a surtout négocié un accès au marché accru dans le secteur de la production et de la commercialisation d’énergies renouvelables, jusqu’à 5% de la production par État membre énergies renouvelables.
Quatrième partie : Quelle protection pour les investisseurs
- Le CAI comprend un mécanisme de règlement des différends État-État, qui confie aux diplomaties européenne et chinoise le soin de défendre les intérêts de leurs investisseurs par la concertation, voire par l’arbitrage, en cas de désaccord persistant.
- Il ne comprend pas pour l’instant de dispositif d’arbitrage directement ouvert aux entreprises, mais prévoit la possibilité, sous deux ans, d’en ajouter un au texte. L’UE souhaite en effet que la Chine soutienne son projet de Cour multilatérale sur l’investissement, qu’elle défend à la CNUDCI.
- Toutefois, si le CAI devait être finalisé, signé puis ratifié, il ne supprimerait pas les accords d’investissement bilatéraux existants entre la Chine et 26 des 27 États-membres. Ces derniers, notamment leurs mécanismes de règlements des différends s’appliqueront encore, même s’ils ne pourront s’appliquer aux nouvelles dispositions du CAI.
- L’extension de l’accès au marché permis par le CAI dans des secteurs très sensibles tels que l’énergie, l’électricité et les télécoms pourrait néanmoins bien augurer de nouveaux contentieux. L’expérience montre en effet que la Chine recourt de plus en plus à l’arbitrage d’investissement, et n’a pas hésité à utiliser les TBI déjà existants.
Cinquième partie : La logique globale : stabilité, sécurité et tranquillité pour les entreprises
- La première fonction du CAI est d’inscrire dans un traité bilatéral les engagements d’ouverture qui ont été pris récemment par la Chine, mais qui demeuraient au plan multilatéral ou bien à un niveau politique et diplomatique. La libéralisation de certains marchés (automobile, santé, services financiers…) devient ainsi une obligation de droit international pour la Chine, que l’UE souhaite rendre « opposable ».
- Le traité codifie également le « traitement » que les autorités administratives, réglementaires, voire judiciaires, domestiques devront garantir aux entreprises de l’autre partie. Sauf exception, ce ne sont pas des engagements nouveaux, puisqu’ils correspondent à des engagements déjà pris via l’OMC ou via le droit respectif de l’UE et de la Chine. Mais ces dispositions rassureront sans aucun doute les multinationales européennes qui considèrent que les autorités chinoises les traitent de façon discriminatoire, et n’offrent pas une prévisibilité et la lisibilité suffisante s’agissant des modalités d’instruction, de décision et de recours relatifs aux IDE.
- Le CAI comporte toutefois trois nouveautés relatives :
Les deux parties promettent de ne pas conditionner l’accès à leur marché au partage de leurs secrets industriels et commerciaux. C’est une demande de longue date de l’UE qui estime (en partie à tort) que la Chine ne respecte pas ses engagements à l’égard de l’AADPIC de l’OMC. C’est également un enjeu majeur en Europe, car la Chine est soupçonnée d’utiliser ses entreprises pour pratiquer l’espionnage industriel et technologique, et l’UE le craint.
Le traité crée l’obligation de publication de tous les soutiens apportés par les autorités d’État aux investisseurs étrangers opérant dans les secteurs ouverts. Aucune interdiction nouvelle n’est créée, mais l’UE estimant que les subventions chinoises à son économie pénalisent ses entreprises, elle pourra désormais – dans un certain nombre de situations où cela est autorisé par l’OMC – décider de mesures compensatoires.
Enfin l’UE a obtenu de la Chine qu’elle s’engage à assurer que ses entreprises D’État (40% du total) agissent selon les règles commerciales de marché de sorte que les entreprises européennes ne feront plus l’objet de décisions arbitraires et déloyales, et ne seront plus discriminées dans le cadre de leurs activités d’achat ou de fourniture de biens et de services. Le texte crée même un mécanisme de requête pour assurer la mise en œuvre de cette obligation par les autorités chinoises.
Sixième partie : Les grands perdants de cet accord : le droit du travail et les droits humains
- « L’accord sur l’investissement n’est pas une réponse aux questions de droits de l’Homme » estime
l’ambassadeur européen à Pékin [2] : en refusant de conditionner la finalisation d’un tel traité à la mise en œuvre d’engagements sérieux à cet effet, Bruxelles en fait bien la démonstration.
- En s’immisçant sur le terrain des réformes politiques et du contrôle des acteurs économiques, en contribuant à déterminer des standards de droit international, cet accord met pourtant en jeu l’ensemble de la relation sino-européenne.
- Placer au second plan les enjeux du « développement durable et des droits humains » a des effets politiques majeurs : Pékin en ressort plus fort, plus légitime, et c’est sur tous les opposants que s’abattront la force et la légitimité nouvelles conférées par cet accord.
- Alors que les marchandises et les IDE circulent déjà et qu’il n’est pas question d’y mettre un terme immédiat, la conclusion d’un accord de cette ambition donne l’onction publique, de tous.toutes les citoyen.nes d’Europe, à une relation qui jusqu’alors demeurait dans le domaine des contrats, et du commerce stricto sensu. Elle revêt pour signification l’abandon des valeurs humanistes et émancipatrices qui devraient structurer l’Europe, son projet, et ses politiques.
La note de l’Aitec et d’Attac France a été rédigée par :
- Amélie Canonne, membre d’Attac, chercheuse et experte en politiques commerciales et climatiques ;
- Maxime Combes, économiste, en charge des enjeux commerce/relocalisation à l’Aitec
- Nicolas Roux, porte-parole des Amis de la Terre, expert en politiques commerciales et d’investissement
- Lora Verheecke, chercheuse en politique commerciale européenne