Recension du livre d’Hélène Périvier : L’économie féministe

vendredi 11 juin 2021, par Esther Jeffers *, Christiane Marty *

Disons-le d’emblée, on ne peut que se réjouir qu’Hélène Périvier ait écrit ce livre qui a pour titre L’économie féministe [1], paru aux Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques et préfacé par Thomas Piketty. Pour les personnes qui ne connaissent pas Hélène Périvier, elle est économiste à l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques, Sciences Po, Paris) et directrice de PRESAGE (Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre). Elle est autrice de nombreux articles dont on ne citera que quelques-uns, consacrés à l’évaluation des politiques sociales et familiales avec une optique féministe, à une lecture genrée de la sécurité sociale, à la pauvreté au prisme du genre, et encore plus récemment, elle est co-autrice d’une analyse des conséquences de la crise sanitaire sur les inégalités entre les sexes en France.

Le livre est facile à lire, nul besoin d’être économiste pour comprendre les notions essentielles que l’autrice cherche à introduire et à illustrer. Disons que, schématiquement, les quatre premiers chapitres sont consacrés à la place des femmes (ou serait-il plus juste de dire à leur absence ou invisibilisation) dans la pensée économique, et les deux autres à la place des femmes dans l’économie (qu’il s’agisse de l’économie au sens d’activités économiques ou de l’économie en tant que discipline des sciences sociales). La bibliographie fournie est assez complète et on apprend beaucoup, l’ouvrage est lui-même rempli d’informations par exemple sur les travaux oubliés de Flora Tristan sur la condition ouvrière, et ceux de Julie-Victoire Daubié sur les conditions de vie économiques et sociales des femmes, voire les travaux niés ou non identifiés comme relevant de l’analyse économique comme ceux de Millicent Fawcett et de Harriett Taylor, toutes deux épouses d’économistes reconnus (respectivement d’Henry Fawcett et de John Stuart Mill). Après la mort d’Harriett Taylor, John Stuart Mill révèle la coécriture avec elle de certains textes et ouvrages majeurs dont The Subjection of Women, mais la profession continuera à nier la participation de Taylor aux travaux de Mill.

Hélène Périvier se présente comme économiste féministe hétérodoxe. Aussi, la classification de l’économie féministe au sein des écoles hétérodoxes lui semble répondre au besoin de rejeter la domination du courant néoclassique qui fait de l’homo œconomicus la seule grille de lecture des comportements humains. Elle rejette la pensée unique et considère que la recherche en économie doit produire une pluralité d’analyses qui s’inscrivent dans un contexte historique et politique donné. Elle dénonce l’économie construite par des hommes pour être au service d’une société dirigée par des hommes et souligne que « loin d’altérer la dimension scientifique de l’économie, l’économie féministe en renforce la rigueur, car elle élargit le champ des controverses et réduit l’emprise des biais sexistes et essentialistes ». Aussi, sa contribution à l’économie est le fruit du travail non seulement d’une spécialiste de l’économie féministe, mais aussi et surtout celui d’une économiste féministe soucieuse de construire une économie politique féministe qui contribue au renouvellement conceptuel de l’économie ainsi qu’à un élargissement de ses thématiques.

Parmi les qualités de l’analyse d’Hélène Périvier, on citera sa connaissance des mouvements sociaux et sa reconnaissance de la diversité des féminismes qui appelle le pluriel. Son souci est de ne pas essentialiser les femmes, de ne pas leur attribuer des qualités supposées « naturellement féminines ». Elle rejette une vision instrumentale de l’égalité de genre et affirme que l’émancipation des femmes passe par leur indépendance économique et donc par leur participation au marché du travail.

À côté de toutes ces qualités de l’ouvrage, on peut regretter certains choix faits qui donnent parfois l’impression que le livre ne fait qu’effleurer certains sujets sans les approfondir. Ainsi, le premier chapitre parle de l’économie, le second du féminisme et le troisième des critiques féministes de l’économie. Inutile de préciser que des siècles de la pensée économique sont ainsi survolés, ce qui est potentiellement frustrant pour les économistes, et encore plus pour les économistes féministes. Des courants de pensée ou des économistes sont cités dans le premier chapitre, puis repris dans le troisième, et ce va-et-vient entre les deux chapitres n’est ni suffisant ni satisfaisant sur le plan de l’analyse de ces courants ou de ces économistes, même si on comprend bien que là n’est pas l’objet premier du livre. D’autre part, on aurait aimé un apport plus important, tant sur le plan de la théorie économique existante que sur le plan du renouvellement conceptuel, et pas un juste rappel de sa nécessité. Mais c’est sans doute là les pistes de recherches d’un vaste programme qui ne fait que commencer et auquel nous appelle à contribuer Hélène Périvier.

La dernière partie du livre intitulée « L’économie au défi de l’égalité », est consacrée à examiner la dynamique des inégalités en mettant en relation la famille, le marché et l’État. Ce n’est pas l’objet de rendre compte ici de l’ensemble des analyses qu’elle présente, on en retient simplement quelques-unes qui nous semblent caractériser plus particulièrement son apport.

Hélène Périvier note que le développement du libéralisme au XIXe siècle s’est accompagné d’exclusions pour les femmes (interdictions de pratiquer certains métiers, de s’instruire) et de leur incapacité juridique, ce qui a conduit à un capitalisme patriarcal qui a progressivement été encadré par un État social… lui aussi patriarcal. Le système de protections juridiques et sociales associé au mariage a en effet renvoyé les femmes avant tout à un rôle de reproduction. Ce modèle a organisé la division sexuée du travail entre marché et famille (« Monsieur Gagne-pain et Madame Aufoyer »). Les hommes ont accès à une citoyenneté sociale et des droits propres de par leurs cotisations, mais le système a installé la dépendance des femmes mariées vis-à-vis de leur mari et de l’État social. De même en ce qui concerne l’impôt sur le revenu : dans son principe, il considère les femmes au foyer au même rang que les enfants, comme des charges pour l’homme. C’est ce que traduit le dispositif de quotient conjugal qui, dans les faits, contribue à freiner l’activité des femmes mariées. Ce que l’autrice formule ainsi : « L’État redistribue les richesses dans le cadre du mariage et socialise le coût de cette spécialisation des rôles pour le rendre accessible à l’ensemble des couples, y compris ceux des classes populaires ».

À partir des années 1970, avec la présence plus massive des femmes dans le salariat et le développement de l’union libre, le modèle de couple s’est transformé. Les revendications féministes ont porté sur l’émancipation économique en plus des droits reproductifs, mais, ajoute-t-elle, l’État social ne s’est pas adapté, appréciation qui serait peut-être à moduler. Les politiques publiques, dit-elle, sont le plus souvent défavorables à l’émancipation des femmes (exception faite de la Suède). Elle note que les politiques dites d’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale reposent sur deux piliers, l’accueil de la petite enfance et les congés parentaux (deux thèmes sur lesquels elle a beaucoup travaillé). Mais elle regrette que les aides financières attribuées au titre de l’accueil des jeunes enfants pour permettre aux mères de rester actives ne modifient pas le partage des tâches au sein des couples. De même, alors que les congés parentaux pourraient réduire cette division sexuée, les modalités retenues en France n’encouragent pas vraiment les pères à les prendre, par contre ils pèsent sur la carrière des femmes. Elle insiste sur l’enjeu pour l’égalité de congés parentaux partagés entre les deux parents : ils devraient être plutôt courts, bien indemnisés et incitant, voire obligeant, les pères à y recourir. Et elle rappelle à juste titre que, malgré sa promesse de faire de l’égalité femmes-hommes une grande cause nationale, Emmanuel Macron s’est opposé à l’adoption d’une directive européenne très progressiste sur ces congés, avec l’argument que cette belle idée risque de coûter trop cher !

Si Hélène Périvier indique bien que les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes stagnent depuis le milieu des années 1990, on peut regretter qu’elle ne mentionne que très brièvement la responsabilité de l’emploi à temps partiel dans ces inégalités, en ce qui concerne à la fois les salaires, les carrières et les retraites. Cette forme d’emploi – essentiellement féminine – s’est en effet fortement développée à partir des années 1990 en lien avec les recommandations des instances européennes de, précisément, permettre la conciliation entre vie familiale et professionnelle. Même formulée de manière neutre, cette conciliation ne visait en réalité que les femmes : le temps partiel était alors censé répondre à ce besoin… mais il a largement servi au patronat d’outil de flexibilisation de l’emploi.

La partie qui traite des discriminations présente et discute différentes théories des mécanismes sous-jacents. En particulier, elle conteste les arguments qui expliquent la ségrégation sexuée des emplois par les choix d’orientation faits par les femmes elles-mêmes : les filles renonceraient à s’engager dans certaines filières (valorisées, à dominante masculine) par crainte ou anticipation des difficultés qu’elles y rencontreraient. Hélène Périvier refuse – à juste titre – cette explication basée sur l’autocensure des femmes, car elle renvoie à une dimension individuelle qui minimise les difficultés réelles dues à l’effet des normes, des coutumes, de l’environnement défavorable. Plus largement, « le croisement de l’économie et de la psychologie a mis en avant le rôle des identités » multiples en termes de genre, de classe, d’appartenance à une minorité, rappelant ainsi le féminisme intersectionnel. Cette approche conduit à recommander des politiques qui réduisent l’emprise du genre : par exemple, la féminisation des noms de métiers, qui rencontre beaucoup de résistance (maîtresse d’école, oui, mais « plus difficilement maîtresse de conférence, et surtout pas maîtresse de requêtes au Conseil d’État »).

Concernant la mesure des discriminations, Hélène Périvier rappelle que les écarts de salaires entre les sexes s’expliquent selon plusieurs facteurs : le temps de travail, le secteur d’activité, le niveau de diplôme, l’expérience professionnelle, le type de poste, etc. Ces facteurs ne suffisent pas néanmoins à expliquer la totalité de l’écart : la partie inexpliquée – 10,5 % selon plusieurs études – est donc assimilée à de la pure discrimination. Et elle pose cette question importante : est-ce que les différences expliquées (temps de travail, secteur, etc.) sont justes pour autant ? Elle y répond par la négative en indiquant que des travaux ont montré que ces différences sont aussi le fruit de discriminations : les choix d’orientation, la sous-représentation des femmes dans les postes de direction (plafond de verre), la sous-valorisation des métiers à dominante féminine (soin, santé…). Ce qui nécessite en particulier de revoir la classification des emplois, renégocier les salaires et qualifications de l’ensemble de ces professions (voir les travaux de Rachel Silvera et Séverine Lemière).

Dans le dernier chapitre « La priorité de l’égalité », est affirmée la nécessité de l’égalité des sexes comme un impératif en soi, qui n’a pas à être justifié par des considérations de performance économique (cf. les études qui témoignent des meilleures performances des entreprises plus égalitaires). En effet, certaines approches souhaitent évaluer l’efficacité des politiques d’égalité, non pas en ce qu’elles réduisent les inégalités, mais au regard de la performance que l’on en attend. On les légitime alors en montrant qu’elles sont rentables, et donc ne font que des gagnants ! Il s’agit soit d’une approche purement néolibérale – si l’égalité permet un meilleur fonctionnement de la concurrence, il faut la défendre –, soit d’une approche stratégique – si affirmer simplement le principe d’égalité ne suffit pas pour convaincre de son bien-fondé, il faut montrer qu’il est rentable –. Dans les deux cas, cette instrumentalisation de l’égalité « met en danger le principe de justice lui-même ». (De plus, que se passe-t-il si l’égalité des sexes est plus coûteuse que rentable ?). La question pertinente, comme la formule Hélène Périvier, n’est pas celle de l’efficacité, mais celle d’une juste répartition des ressources et richesses.

Elle conclut le livre en proposant de construire une économie politique féministe. Elle présente deux exemples de politiques publiques à adopter pour la réduction des inégalités. D’une part, l’instauration de congés parentaux courts, bien indemnisés, avec obligation pour les pères à y recourir. D’autre part, une réforme de l’imposition des couples remettant en cause le quotient conjugal. « Pour introduire des droits nouveaux et progressistes, il faut renoncer à certains droits plus anciens et conservateurs ».

Pourtant, elle reconnaît que la transition vers un autre modèle d’État social intégrant l’égalité des sexes n’est pas simple. Il faut repenser « le système fiscal et social pour construire un modèle cohérent, porteur d’émancipation et d’égalité ». Si on ne peut que souscrire à toutes ces analyses, au besoin de service public de la petite enfance et de prise en charge de la dépendance, on regrette que ne soit pas mentionné aussi le besoin de politiques pour réduire l’emploi à temps partiel, si néfaste aux femmes, et pour promouvoir en parallèle la réduction globale du temps de travail en tant qu’outil pour une plus juste répartition du temps de travail et des revenus.

Cette recension est loin de rendre compte de la richesse du livre, dont nous recommandons vivement la lecture.

Notes

[1Hélène Périvier, L’économie féministe, Les presses de Sciences Po, 2020.

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