Lecture de Piketty II : Propriété, idéologie et mystère de la disparition de John Locke

vendredi 11 juin 2021, par Walden Bello *

Capital et idéologie de Thomas Piketty est une vaste exploration des origines, du maintien et de la persistance des inégalités qui s’étend sur 1 200 pages. Dans le but de rendre l’économiste français plus accessible, l’organisation Focus on the Global South a proposé « Lecture de Piketty I : un résumé concis et complet deCapital et Idéologie ». Publié en janvier 2021 dans Les Possibles, il s’agissait d’un résumé simple, avec un minimum de commentaires, qui visait à présenter les idées de Piketty de la manière la plus objective et la plus juste possible.

Cette publication complémentaire, Lecture de Piketty II, passe de la présentation de Capital et idéologie à son évaluation critique. Capital et idéologie n’est pas seulement long ; c’est un ouvrage tentaculaire, où se succèdent de nombreuses pistes de recherche, certaines directement liées à l’objet principal du livre, d’autres moins, voire de simples digressions (mais toutes intéressantes). Pour éviter une analyse critique qui pourrait finir par être aussi longue que le livre, celle-ci est limitée aux sujets suivants :

  • Une brève discussion sur le fait que Piketty soit ou non marxiste.
  • Situer le concept de Piketty de « propriété temporaire de la richesse sociale » dans la tradition radicale/progressive de la pensée sociale américaine.
  • Une analyse critique sur les limites du concept d’idéologie de Piketty pour rendre compte des origines et de la force de l’idéologie « propriétariste ».
  • Évaluer l’alternative de Piketty à l’idéologie propriétariste à la lumière de ce qui est nécessaire pour s’opposer efficacement au régime d’inégalité actuel dans le Nord global, en particulier aux États-Unis.
  • La pertinence de Piketty pour le Sud.

1. Piketty est-il marxiste ?

De nombreuses critiques des deux livres de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle et Capital et idéologie, se concentrent sur la question de savoir s’il est marxiste ou non. Dans une critique très citée, par exemple, John Judis affirme que si Piketty connaît certainement Marx, il est « faux de décrire Piketty comme un marxiste  » et que son « approche de l’histoire économique ressemble plus à celle d’Adam Smith ou de David Ricardo qu’à celle de Marx ». [1] Judis dit cependant que Piketty « se moque de vous  » en disant qu’il n’a pas lu Marx parce qu’en fait il l’a lu et que son déni cherche simplement à parer les critiques de la droite.

En revanche, David Harvey, l’un des principaux marxistes de notre époque, prend au pied de la lettre l’affirmation de Piketty selon laquelle il n’a lu ni le volume 1 ni le volume 2 du Capital et affirme que les écrits de Piketty révèlent en fait qu’il ne sait pas vraiment comment fonctionne le capitalisme [2].

À notre avis, Piketty ne connaît peut-être pas bien Marx, mais dans ces deux livres, la perspective et la méthodologie qu’il déploie s’écartent du marxisme classique, qui situe le moteur du changement social dans les dynamiques du mode de production d’une société.

Marx a consacré sa vie à analyser les « lois du mouvement » du capitalisme. En revanche, la dynamique d’un régime de propriété privée, dont le capitalisme serait une modalité ou son incarnation actuelle, est au centre de l’analyse de Piketty. Dans la mesure où il existe une « loi » qui régit le système de ce que Piketty préfère appeler le « propriétarisme », c’est l’expansion plus rapide de la richesse privée par rapport à la croissance du système productif – le fameux r>g articulé dans Le Capital au XXIe siècle, où « r », le taux annuel de rendement du capital, est supérieur à « g », le taux de croissance de l’économie. Mais si c’est une régularité qu’il observe, Piketty hésite à l’appeler une loi, préférant l’appeler une « force fondamentale de bifurcation  ». [3]Dans Capital et idéologie, Piketty trouve également des régularités statistiques dans les parts relatives de revenu et de richesse – comme par exemple « la part du revenu total allant aux plus pauvres est toujours d’au moins 5 à 10 %  » (p. 319) [4] – mais il hésite également à les appeler lois de l’économie. La raison en est que le « moteur » du changement est idéologique, c’est-à-dire un système d’idées bien ancré qui protège un régime d’inégalité d’accès à la terre et à d’autres formes de richesse en lui conférant une légitimité.

Donc oui, il y a une grande différence entre Marx et Piketty. Marx essayait de comprendre les lois du capitalisme. Piketty s’intéresse aux régularités dans la dynamique d’un régime de propriété privée et montre comment ce régime est légitimé et comment sa couverture va s’étendre de la terre à de nouvelles formes de richesse grâce à un système idéologique. Marx considère que le changement émane principalement du domaine de la production matérielle, bien qu’il ne soit pas le déterministe que beaucoup considèrent. Piketty voit le changement comme résultant principalement de la bataille des idées, bien que son récit montre que l’impact des développements au niveau de l’« infrastructure » ou de l’économie politique du régime de propriété n’est pas négligeable.

2. La tradition de Skidmore-George

Si l’on cherche à savoir si Piketty appartient à une tradition intellectuelle, ce seraient les traditions populistes et progressistes radicales développées, entre autres, par les économistes américains du XIXe siècle Thomas Skidmore et Henry George. Il n’est pas certain que Piketty ait lu le Skidmore du début du XIXe siècle, mais il connaît le George de la fin du XIXe siècle.

Comme Piketty, le penseur radical Skidmore ne s’est pas intéressé à la dynamique du capitalisme comme source d’inégalité, mais au passage de l’inégalité de la répartition des biens d’une génération à l’autre par le biais des lois sur l’héritage. Skidmore a théorisé que les individus avaient un droit naturel à la propriété et que, contrairement à la célèbre théorie de Locke sur les origines de la propriété privée, des droits de propriété égaux existaient avant l’application du travail humain à des terres vierges [5]. L’inégalité d’accès à la terre était une violation de la loi naturelle qui devait être rectifiée, et ce processus commencerait par la redistribution égale des biens à tous. Bien entendu, les différences naturelles entre les gens allaient ensuite faire que certains accumuleraient plus de biens que d’autres au cours de leur vie. Mais, tant que « l’héritage était aboli et que tous les biens étaient rendus à la communauté pour être distribués à la mort de leur propriétaire, les différences naturelles ne se transformeraient pas en inégalités permanentes  » [6].

Là où Piketty s’écarte de Skidmore, c’est qu’il n’est pas pour abolir l’héritage, mais pour soumettre les biens transmis de génération en génération à une réduction importante sous la forme d’importants impôts progressifs pendant et après leur transmission aux descendants d’une personne riche. Avec un impôt annuel progressif sur la fortune, entre autres choses, « on ne va pas attendre que Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos atteignent 90 ans et transmettent leur fortune pour commencer à leur faire payer des impôts  » (p. 1 125). Mais l’esprit radical de Skidmore est bien vivant dans le discours de Piketty. Parlant de l’imposition progressive des détenteurs de propriétés privées, par exemple, Piketty affirme qu’« il s’agirait de facto d’une forme de réforme agraire permanente et continue, s’appliquant à l’ensemble du capital privé, et non seulement des terres agricoles  » (p. 654). Il y a ici plus qu’un écho à l’idée de Skidmore sur les membres d’une société se réunissant pour une « division générale » de la propriété qui serait restituée à la communauté et redistribuée après le décès d’un détenteur de richesses.

Piketty parle très favorablement de George, l’économiste américain le plus influent du XIXe siècle (qui retrouve de l’influence au début du XXIe siècle). Comme George et Skidmore, Piketty dit que toute richesse est fondamentalement sociale :

« La question n’est pas tant de savoir si une richesse constitue une ressource naturelle appartenant à tous, ou bien une richesse privée qui pourrait être attribuée à l’action d’un seul individu isolé, car au fond toutes les richesses sont avant tout sociales. En particulier, toutes les créations de richesses dépendent de la division du travail social et du capital de connaissance accumulé depuis les débuts de l’humanité, dont aucune personne vivante ne saurait être tenue pour responsable ou propriétaire » (p. 655).

Selon George, les êtres humains ont un droit naturel à la terre, mais l’inégalité d’accès à la terre et aux ressources naturelles conférée par le régime de la propriété privée donne aux propriétaires individuels des avantages particuliers, comme le fait de bénéficier de la hausse des prix de la terre en raison d’une situation favorable. L’augmentation de la valeur de la terre est une chose qui est créée soit par la nature, soit par les activités ou la société, mais elle est injustement entièrement appropriée par le propriétaire foncier. D’où le paradoxe suivant : plus l’économie se développe, plus la pauvreté se crée. Le propriétaire foncier-spéculateur est le grand ennemi du travail et de l’entrepreneur, car il est le bénéficiaire des revenus non pas gagnés par son travail, mais créés par les activités de la société dans son ensemble.

Affirmant que « les propriétaires fonciers ne peuvent réclamer justement aucune compensation si la société juge à propos de reprendre ses droits  » [7], George affirme que l’État doit récupérer pour la société les plus-values liées à la propriété par le biais d’un impôt foncier, mieux connu sous le nom de « l’impôt sur la valeur de la terre  ». Cet impôt proportionnel permettrait de redistribuer les loyers non gagnés par son travail et de garantir qu’aucun individu ne bénéficie injustement de la richesse qui appartient légitimement à la société.

Piketty est en désaccord avec George sur le fait que ce dernier limite l’imposition à la seule rente foncière ou à l’augmentation de la valeur de la terre brute, c’est-à-dire en dehors de toute construction, drainage ou autres améliorations apportées par le propriétaire. En outre, Piketty préconise une imposition progressive non seulement des terres et des ressources naturelles, mais aussi des actifs comme les actions, les obligations et autres actifs financiers, puisque ceux-ci constituent désormais la majeure partie des fortunes individuelles. Un tel « impôt sur la fortune », dit Piketty, serait l’un des éléments du « triptyque » des impôts d’une société juste, les deux autres étant un impôt progressif sur les héritages et un impôt progressif sur le revenu.

3. Inégalité et idéologie

Maintenant que nous pouvons dire que Piketty se situe dans la tradition intellectuelle de Skidmore-George, il est temps de se pencher sur la relation centrale qu’il cherche à éclairer, la relation entre un régime d’inégalité et le système idéologique qui le soutient.

La fonction de l’idéologie

Comme indiqué plus haut, bien qu’il n’ignore pas les contradictions du capitalisme, Piketty ne situe pas la volonté d’accumuler de vastes richesses dans les lois économiques, mais dans la capacité des riches à monter une offensive idéologique agressive à laquelle il donne le nom de « sacralisation ». S’organiser est important, bien sûr, mais la tâche principale des progressistes est de démystifier ou de désacraliser les régimes d’inégalité et de mettre en place des mécanismes tels que des impôts progressifs sur le revenu et sur la fortune, grâce auxquels la société peut reprendre ce qui lui appartient de droit.

La lutte contre le « propriétarisme » ou le régime de la propriété privée au XXe siècle révèle cette dialectique entre les idées et l’organisation, et elle fournit des leçons à la fois positives et négatives aux progressistes contemporains confrontés à sa résurgence à l’ère néolibérale (« néopropriétaire »), qui a commencé à la fin des années 1980. Selon Piketty, des mouvements sociaux critiques à l’égard de la propriété privée ont vu le jour et ont gagné une masse critique après 1914, mais ils n’auraient pas vu le jour si des idées « en gestation » depuis la fin du XIXe siècle n’avaient pas remis en cause la légitimité des idées dominantes de l’époque. Selon lui, « il était certes essentiel que ces coalitions se soient également incarnées dans des partis politiques  », mais « le fait est que la véritable prise de pouvoir fut d’abord idéologique et intellectuelle  », de sorte qu’ « il s’agissait de coalitions d’idées fondées sur des programmes de réduction des inégalités et de transformations profondes du système légal, fiscal et social qui finirent par s’imposer à l’ensemble des forces politiques au cours de la période 1930-1980, y compris d’ailleurs aux partis situés plus à droite de l’échiquier politique de l’époque  » (p. 54-55). Les partis n’étaient qu’une partie d’un mouvement plus large d’acteurs de la société civile, y compris des syndicats, des militants, des médias et des intellectuels qui ont été mobilisés par des idées radicales contestant le régime de propriété dominant. Parmi ces idées déstabilisatrices, on trouve la social-démocratie, les nationalisations, la cogestion et la fiscalité progressive des patrimoines et des revenus.

Néanmoins, le mouvement contre le propriétarisme qui a abouti à des régimes progressistes n’a été que partiellement couronné de succès. « Les compromis sociaux-démocrates de l’après-guerre ont été bâtis à la hâte  », affirme Piketty, « et les questions d’impôt progressif, de propriété temporaire et de diffusion de la propriété (par exemple au moyen d’une dotation universelle en capital, financée par un impôt progressif sur la propriété et les successions), de partage du pouvoir et de propriété sociale au sein des entreprises (cogestion, autogestion), de démocratie budgétaire et de propriété publique, n’ont jamais été examinées et expérimentées de manière aussi globale et cohérente qu’elles auraient pu l’être.  » (p. 60). Pour Piketty, cette « limitation programmatique, intellectuelle et idéologique fait partie des raisons de fond qui expliquent l’épuisement du mouvement historique vers l’égalité et le phénomène de remontée des inégalités  » (p. 51).

La propriété temporaire de Piketty et la tutelle de Carnegie

Pour Piketty, la sortie de la situation troublée dans laquelle nous sommes pourrait résider dans la fusion de l’idée des progressistes selon laquelle la propriété est essentiellement sociale et du concept de « propriété temporaire ».

« L’idée selon laquelle il existerait une propriété strictement privée et des formes de droits naturels et inviolables de certaines personnes sur certains biens ne résiste guère à l’analyse. L’accumulation de biens est toujours le fruit d’un processus social, qui dépend notamment des infrastructures publiques (en particulier du système légal, fiscal et éducatif), de la division du travail social et des connaissances accumulées par l’humanité depuis des siècles. Dans ces conditions, il est parfaitement logique que les personnes qui ont accumulé des détentions patrimoniales importantes en rendent une fraction chaque année à la communauté et qu’ainsi la propriété devienne temporaire et non plus permanente. » (p. 1 139).

La propriété privée temporaire de richesses collectives est à la base d’un ambitieux programme de redistribution sous forme de prestations sociales, d’un revenu de base universel et d’une dotation universelle en capital.

Il est intéressant de noter que ce concept de propriété du capital comme temporaire plutôt que permanente ressemble beaucoup à l’idée du milliardaire/philanthrope Andrew Carnegie, selon laquelle les riches sont les « fiduciaires » en charge temporairement de la richesse de tous. Au summum du capitalisme, à l’âge d’or, Carnegie parlait de l’inégalité des richesses comme étant « temporaire », et appelait l’homme riche à « ...considérer le surplus de ses revenus comme un fonds, qui lui est simplement confié pour l’administrer sagement. Il se croira strictement tenu de l’employer à ce qui lui paraît le plus propre à procurer à la communauté des bienfaisants résultats  » [8]. Il a découragé les legs aux descendants au-delà de ce qui était nécessaire pour leur permettre de maintenir un niveau de vie décent. Il a également parlé de manière positive de la « sage gestion » du millionnaire qui consiste à rendre son patrimoine à la communauté par le biais de la philanthropie, et cela de son vivant. Mais le mécanisme qu’il privilégie pour restituer la richesse à la communauté est apparemment une lourde imposition de la richesse au décès du millionnaire :

« Ce serait le plus sage des impôts. Il est légitime, en effet, que, qui représente la communauté, fasse sentir aux hommes que cette communauté a aidé à rendre riches, qu’elle a droit à participer à leur héritage. L’État, en taxant lourdement leur succession, inflige un blâme à la vie inutile de l’égoïste millionnaire. Il serait certainement difficile de déterminer la part d’héritage qui devrait revenir à l’État et celle pour la communauté ; mais, en tout cas, il serait juste que ces impôts fussent progressifs. Insignifiants pour les revenus modestes du salarié, ils augmenteraient proportionnellement à ses revenus, pour frapper les trésors du millionnaire, comme le poète dit de Shylock : “The other half comes to the privy coffer of the State” (l’autre moitié entre dans le trésor secret de l’État) ». [9]

En soulignant la similitude entre Piketty et Carnegie sur la notion de « tutelle », le premier se trouve dans la position délicate d’être moins radical que le second en raison de son plaidoyer pour que les impôts sur les successions ne reprennent qu’une « fraction » de la richesse de l’homme riche, tandis que Carnegie préconise de dépouiller ses descendants de tout, sauf une fraction par le biais des impôts d’État et de la philanthropie. Mais la comparaison entre la propriété temporaire de Piketty et la tutelle de Carnegie n’est pas une simple digression, car elle soulève un ensemble de questions liées à la viabilité d’un programme politique basé sur le concept de propriété temporaire.

Tout d’abord, l’idée de « propriété privée temporaire » peut plaire aux philanthropes et aux intellectuels libéraux, mais est-ce le genre d’idée qui peut être la pièce maîtresse d’un mouvement d’opposition aujourd’hui ? A-t-elle l’attrait qui peut rassembler et mobiliser les travailleurs menacés, les travailleurs déplacés, les personnes marginalisées qui subsistent dans des emplois précaires, les femmes et les minorités traditionnellement marginalisées en période de crise grave du capitalisme ? Est-ce une revendication qui peut être aussi inspirante que l’appel au socialisme ou au communisme pouvait l’être au début du XXe siècle ? Une plateforme « taxer les riches » peut-elle servir de pilier central à une « redéfinition radicale » des bases intellectuelles, idéologiques et programmatiques de « nouvelles coalitions égalitaires  » ? (p. 54).

Deuxièmement, y a-t-il des organisations de masse qui peuvent « incarner » ce programme et sa vision ? Ce problème ne doit pas être sous-estimé, puisque les véhicules politiques traditionnels, des contre-idéologies aux idées néolibérales ou néo-propriétaires, comme le Parti démocrate aux États-Unis et le Parti socialiste en France, ont été discrédités et désertés par leur base traditionnelle, la classe ouvrière, en raison de l’« acceptation partielle » de ces idées par leurs dirigeants et du fait qu’ils deviennent de plus en plus le parti des « très instruits », une évolution que Piketty lui-même analyse superbement dans Capital et idéologie.

Troisièmement, le paradigme de la richesse sociale dont la propriété n’est que temporaire peut-il être suffisamment puissant pour servir de contre-idéologie à l’idéologie propriétaire ou néo-propriétaire profondément ancrée, une idéologie qui soit convaincante non seulement pour ceux qui en bénéficient mais aussi pour ceux qui en souffrent ?

Limites de la perspective de Piketty sur l’idéologie

Le troisième point nous amène à discuter du concept d’idéologie chez Piketty. Pour Piketty, une idéologie est « un ensemble d’idées et de discours a priori plausibles visant à décrire comment devrait se structurer la société » (p. 16). En se concentrant sur l’idéologie propriétariste, il souligne ce qu’il appelle son double aspect :

« L’idéologie propriétariste a une dimension émancipatrice qui est réelle et ne doit jamais être oubliée, et en même temps elle porte en elle une tendance à la quasi-sacralisation des droits de propriété établis dans le passé – quelles que soient leur ampleur et leur origine – qui est tout aussi réelle, et dont les conséquences inégalitaires et autoritaires peuvent être considérables. » (p. 151).

Le principal moteur d’une idéologie est la « peur du vide », c’est-à-dire de ce qui se passerait s’il y avait un relâchement des relations de propriété bien établies. Ainsi, dans le cas de l’idéologie propriétariste et de son contraire radical, l’idéologie communiste, la logique est d’étendre le modèle de la relation de propriété dominante à toutes les relations de propriété. L’idéologie mystifie ou « dissimule » les véritables relations d’inégalité afin de mettre ces relations « hors de portée » des individus, des communautés, des gouvernements et des tribunaux.

La critique que l’on peut faire au concept d’idéologie chez Piketty est qu’elle est trop instrumentale, c’est-à-dire qu’elle donne trop d’importance au calcul rationnel dans l’idéologie. Car le caractère non rationnel ou même irrationnel de ladhésion des gens aux idées fondamentales qui influencent leur comportement est tout aussi important, sinon plus. Les idées reçues qui peuvent initialement être articulées de manière rationnelle peuvent se figer en croyances culturelles profondes et subliminales, au fur et à mesure de leur transmission d’une génération à l’autre. Il est utile de rappeler ici l’observation de Keynes selon laquelle « les idées des économistes et des philosophes politiques, qu’elles soient justes ou qu’elles soient fausses, sont plus puissantes qu’on ne le croit généralement. En effet, le monde est régi par peu d’autres choses. Les hommes pragmatiques, qui se croient tout à fait exempts de toute influence intellectuelle, sont généralement les esclaves d’un économiste défunt ». En ce qui concerne la propriété privée, les propos de Keynes sont particulièrement pertinents, notamment à propos des idées du penseur anglais du XVIIe siècle John Locke, penseur qu’on ne peut séparer de toute considération sur les origines et l’emprise continue de l’idéologie propriétariste. Locke a eu une influence sur le développement de l’idéologie propriétariste en France et en Angleterre. Mais il a été plus important encore en Amérique. Pourtant, Locke n’est même pas mentionné une seule fois dans Capital et idéologie  !

La dimension non rationnelle du lockéanisme

Locke est surtout connu comme l’inspirateur de la Révolution américaine, avec sa justification du droit de se rebeller si le souverain violait les termes du « contrat social », dont la raison la plus importante est le fait que ce dernier revient sur sa promesse de protéger la personne et les biens de ses sujets. Mais la théorie connexe de Locke sur les origines de la propriété privée a également influencé les colons américains. Pour Locke, ce qui différencie le fait qu’une personne soit propriétaire ou non de la terre est le fait qu’elle y a travaillé [10]. C’est la relation fondatrice, celle qui se crée dans « l’état de nature » avant la création de la société politique via le fameux « contrat social » [11]. En effet, la défense de cette relation primordiale est la pièce maîtresse du contrat entre le souverain et la société.

Échappant aux structures de classes agraires de l’Europe, le désir du colon était celui d’un petit paysan cherchant à se tailler des terres dans ce qui était considéré comme des « terres vierges ». Comme l’a fait remarquer le célèbre spécialiste du libéralisme Louis Hartz, le colon avait une mentalité de petit-bourgeois, soucieux de sécuriser la propriété de la terre plutôt que de l’accumuler. Comme il l’a dit, « vivant dans l’état de nature le plus proche de celui de Locke », le colon petit-bourgeois « craint économiquement de perdre plus qu’il n’apprécie de gagner » [12]. Cet attachement à la petite propriété individuelle, ancré dans la psyché culturelle collective, est si profond que Hartz a affirmé que l’idéologie des Américains pouvait être décrite comme un « lockéanisme irrationnel » [13]. En ce qui concerne son impact sur le développement des relations de classes aux États-Unis, le lockéanisme « a englouti la paysannerie et le prolétariat dans le schéma ’petit-bourgeois’ », « faisant dérailler les travailleurs de la vision du socialisme et canalisant les énergies réformistes vers l’illusion du capitalisme démocratique » [14].

Cet ancrage profond dans le subconscient populaire de la notion fondamentale chez Locke du travail créant des droits de propriété privée est entremêlée avec un autre de ses héritages tout aussi profondément ancré : l’inégalité raciale d’accès à la propriété et à la liberté.

« Au début, le monde entier était comme l’Amérique », a écrit Locke, imaginant ce qu’il appelait ’l’état de nature’ avant la création de la société politique. En avançant sa théorie selon laquelle c’est la relation entre le travail et la terre qui a créé la propriété privée, Locke a vu les Amérindiens comme des créatures qui ne pouvaient pas être considérées comme des propriétaires, puisqu’elles ne faisaient qu’habiter la terre et les forêts sans cultiver le sol. Pour Locke, en fait, les Amérindiens pouvaient être assimilés à « une de ces bêtes sauvages avec lesquelles les hommes ne peuvent avoir ni société ni sécurité » et qu’« on peut donc détruire comme un lion ou un tigre
 » [15] Locke a ainsi fourni une justification éthique particulièrement puissante au génocide racial.

De même, l’esclavage est défendu par Locke dans la distinction théologiquement justifiée du philosophe anglais entre la relation d’un maître avec un serviteur et celle avec un esclave : il voyait la première comme un contrat entre le maître et son serviteur, tandis que la relation de l’esclave d’Afrique et du maître relevait de la ’domination absolue’ de celui-ci sur son esclave [16]. De fait, la question de l’esclave était au cœur même de la Révolution américaine, des pères fondateurs comme Washington ou Jefferson ayant défendu, suivant en cela Locke, le droit de se rebeller contre la tyrannie et en faveur des ’droits de l’homme’, mais pour les Blancs, alors qu’ils refusaient ces droits à leurs esclaves noirs. Une contradiction que les Britanniques n’ont pas manqué de remarquer, à l’instar du célèbre homme de lettres Samuel Johnson qui demandait : « Comment expliquer que les cris de douleur les plus forts en faveur de la liberté, nous les entendions s’élever des chasseurs de nègres ? [17]. Comme l’écrit Charles Mills, éminent philosophe contemporain de l’intersectionnalité, « dans la mesure où le monde moderne est façonné par l’expansionnisme européen (colonialisme, impérialisme, établissement d’États dominés par des colons blancs, esclavage racial) », le contrat social de Locke « pourrait être considéré comme fondé sur un ’contrat racial’ d’exclusion entre Blancs qui refuse aux personnes de couleur un statut moral, juridique et politique qui serait égal au leur » [18].

Différents types de démocratie de la race supérieure

Le succès de la Révolution américaine a inauguré une période où le libéralisme, c’est-à-dire « l’autonomie de la société civile, a triomphé, brandissant le drapeau de la liberté et de la lutte contre le despotisme », tout comme « il a stimulé le développement de l’esclavage raciste de masse et a créé un fossé sans précédent et infranchissable entre les Blancs et les gens de couleur ». Comme l’a dit le philosophe italien Domenico Losurdo, « entre ces deux éléments, qui ont émergé ensemble lors d’une naissance gémellaire, une relation pleine de tensions et de contradictions s’est établie » [19]. Je voudrais cependant modifier légèrement le récit de Losurdo. Transmises de génération en génération, les idées fondatrices de Locke ont eu un double effet : le lockéanisme irrationnel a affaibli la solidarité de classe tout en renforçant la solidarité de race. Ce conflit entre une solidarité de classe faible et une solidarité raciale forte allait fournir les deux pôles entre lesquels se déroulerait l’histoire torturée des États-Unis. Le même conflit, bien qu’à un bien moindre degré, marquera l’évolution de la démocratie libérale en Grande-Bretagne et en France.

Les tensions de classes étaient très répandues dans l’Amérique du XIXe siècle, et les premières tentatives de restreindre le droit de vote aux détenteurs de patrimoine ont lentement cédé la place au suffrage universel, mais au prix de la consolidation d’une solidarité raciale interclassiste contre l’octroi des mêmes droits aux Noirs. L’esclavage, bien sûr, était la principale division politique entre le Nord et le Sud, mais le refus du droit de vote aux Noirs était, à quelques exceptions près, commun à l’ensemble des États-Unis. Ainsi, comme le voyait l’éminent historien de la montée de la démocratie américaine, Sidney Wilentz, la différence fondamentale entre le Sud et le Nord dans la période précédant la guerre de Sécession était entre « le Sud, où dominait une démocratie raciste avec l’esclavage comme fondement, et le Nord, où existait une démocratie masculine blanche qui se divisait sur la participation des hommes noirs, mais était hostile à l’esclavage » [20]. Les deux étaient des variantes de ce que Pierre van den Berghe appelait « la démocratie de la race dominante » [21].

Une démocratie raciale de deuxième type a régné après la guerre civile, et, bien que débarrassée de l’esclavage, elle est restée profondément imprégnée de racisme ; le déni informel des droits politiques et le terrorisme raciste dans la société civile étaient la norme dans le Sud après la reconstruction, et la tolérance fragile du droit de vote pour les Noirs dans le Nord s’est accompagnée d’une discrimination sociale et économique systémique [22].

Avec la mobilisation des droits civils dans les années 1960, la démocratie de la race dominante n’a pas disparu, mais elle a battu en retraite pendant une brève période avant de rebondir en contestant cette évolution de la politique américaine grâce à la tristement célèbre « stratégie du Sud  », par laquelle le Parti républicain, utilisant à la fois un racisme ouvert et de la « dog-whistle politics  », c’est-à-dire un langage politique codé dont le sous-entendu est clairement raciste, est finalement devenu le parti de la suprématie blanche. Mills soutient que les structures et les institutions des États-Unis continuent d’être tellement racialisées qu’il existe un « système permanent de domination blanche, même en l’absence d’une idéologie basée ouvertement sur le suprémacisme blanc et de règles manifestes de subordination juridique  » [23].

Certes, Piketty n’ignore pas la faiblesse de la conscience de classe ni l’impact du racisme dans la politique américaine. Mais, lorsqu’il aborde ces phénomènes, il fournit principalement un bref compte rendu historique de la façon dont ils ont joué un rôle politique, et non de la façon dont le propriétarisme, dont ils sont des caractéristiques centrales, est idéologiquement construit et transmis de génération en génération. Piketty part du principe qu’il faut expliquer pourquoi l’idéologie propriétariste a une telle emprise sur les générations. Mais quand il propose une explication, elle est superficielle et instrumentale, présentant le racisme ou le ’nativisme social’ comme un effort conscient des élites pour diviser le peuple (p. 289-294). Même en tant que récit historique, son récit est imparfait. Il date, par exemple, la naissance du nativisme social aux États-Unis – c’est-à-dire de la suprématie blanche – à la période post-reconstruction de la fin du XIXe siècle (p. 289), alors qu’en fait, il s’était déjà développé de manière constante pendant la période coloniale à partir du XVIIe siècle, les théories de Locke y ayant fortement contribué. Au moment de la Révolution américaine, la relation contradictoire entre le libéralisme et le racisme s’était déjà figée en une force idéologique puissante, qui a survécu à la Guerre de Sécession et se poursuit jusqu’à aujourd’hui sous la forme d’une idéologie subliminale largement répandue de suprématie blanche.

Maîtriser la démocratie raciale et la suprématie blanche

L’un des principaux résultats de cette idéologie cachée de la suprématie blanche a été de détourner les antagonismes de classes contemporains générés par le néolibéralisme au profit du conflit racial, ce qui a amené la plupart des Blancs de la classe moyenne et de la classe ouvrière à aller à l’encontre de leurs intérêts de classe. « Le gorille de mille livres dans la politique américaine est que la race convainc de nombreux Blancs de voter contre leurs intérêts. Comment y parvient-il ? », se demande Ian Haney Lopez. Il vaut la peine de citer sa réponse dans son intégralité car elle élucide la dimension culturelle et psychologique de l’idéologie raciste des classes moyennes et ouvrières qui est totalement absente chez Piketty :

  • Les Blancs découvrent les races par l’apprentissage social dans une société dominée par les Blancs, et l’éducation par osmose se développe par un effort politique massif pour convaincre de façon subliminale les Blancs qu’ils sont en danger.
  • L’environnement reflète des siècles de privilège blanc, et cela aussi augmente le pouvoir souterrain des divisions raciales, faisant de la race un moyen facile d’expliquer la place de son groupe social et même son propre destin.
  • Comme pour nous tous, l’esprit des Blancs conspire contre eux : ils pensent automatiquement selon des lignes raciales, d’une manière très difficile à contrôler, et ont tendance à ressentir comme une perte toute diminution de leur statut et de leurs privilèges. Pendant ce temps, loin d’apprendre à contrecarrer les biais dans leurs jugements, l’aveuglement à la couleur de la peau dit constamment aux Blancs que le moyen de dépasser la question raciale est de ne pas la considérer de manière consciente.
  • Enfin, même si leurs motivations ne sont pas aussi articulées, les Blancs sont piégés par le désir de protéger leur image ainsi que la légitimité apparente de la position de leur groupe social, et ont donc tendance à adopter des idées sur la race et le racisme qui leur donnent l’absolution – des idées souvent élaborées par des idéologues adeptes du “dog whistle” qui justifient l’infériorité des minorités et favorisent un sentiment de victimisation chez les Blancs. » [24]

Propriétarisme, suprématie blanche et 6 janvier 2021

Nous avons consacré beaucoup d’espace à discuter les idées de Piketty sur le rôle de l’idéologie dans la légitimation de l’inégalité car, bien qu’elle apporte des éléments importants, elle est insuffisante pour expliquer la persistance du propriétarisme, qui s’est manifesté dans des événements aussi dramatiques que la prise d’assaut du Capitole américain le 6 janvier 2021.

Pour se répéter, l’accent que met Piketty sur la rationalité d’une attitude fondée sur l’intérêt matériel des acteurs néglige les racines culturelles profondes, psychologiques – en fait, non rationnelles – du lockéanisme, dont l’évolution historique a vu une synergie entre la consolidation des inégalités de classes et leur justification philosophique. Cela conduit à une grave sous-estimation de l’attachement populaire aux institutions comme les banques et les entreprises sur lesquelles se base le régime de propriété privée.

Tout aussi problématique est l’incapacité de Piketty à prendre en considération l’entrelacement historiquement explosif entre classes et races qui a fait que les Blancs « votent contre leurs intérêts », comme le dit Lopez. Les Blancs de la classe ouvrière ont déserté les partis de gauche non seulement parce que la direction politique du Parti démocrate, aux États-Unis, a « partiellement accepté » le récit néolibéral. Ce n’est pas seulement à cause du poids des classes moyennes et supérieures dans l’évolution du parti. C’est aussi, sinon en grande partie, parce que ce parti est considéré comme soutenant les intérêts des Noirs et des autres minorités, comme le fait croire le Parti républicain grâce aux déclarations politiques « dog-whistle » qui déclenchent des réactions racistes subliminales, héritage de siècles de discriminations.

Alors que, d’un côté, le capitalisme aggrave les inégalités, l’attachement au lockeanisme irrationnel est en retrait et les conflits de classes s’intensifient, de l’autre, la « solidarité de race » s’est accrue pour soutenir le régime propriétariste et freiner les alternatives progressistes. C’est la relation torturée entre solidarité de race et solidarité de classe, la première l’emportant, le 6 janvier 2021, lorsqu’une foule nombreuse appartenant clairement à la classe moyenne et à la classe ouvrière blanche a attaqué le Capitole américain. Le président de l’époque, Donald Trump, a certainement encouragé la foule, mais c’était une foule que la pensée suprémaciste blanche avait conditionnée à être réceptive à ses paroles. La signification profonde de ce que l’on appelle aujourd’hui communément ’l’insurrection’ a été saisie par Charles Mills :

« La psyché des citoyens blancs est fondamentalement façonnée non seulement par des attentes rationnelles d’avantages sociaux et matériels différentiels, mais aussi par leur position sociale par rapport aux Noirs. Pour un pourcentage significatif de partisans blancs de Donald Trump (je ne veux pas dire tous), je pense que l’espoir était que le trumpisme, en puisant dans leur ’ressentiment racial blanc’, s’attaquerait à ces deux risques et les éliminerait, la fin des avantages matériels des Blancs et aussi la menace d’égalité entre races... Ce que nous avons vu le 6 janvier était dans une large mesure le résultat de la rage suscitée par la perspective de son départ. » [25]

4. Remettre en question le lockéanisme et la suprématie blanche

Briser le lockeanisme irrationnel qui sert de barrière à la solidarité de classe et détruire la solidarité raciale sont des tâches qui se renforcent mutuellement. En effet, l’une des clés de l’affaiblissement du premier passe par une remise en cause sans équivoque de la solidarité raciale, contre la suprématie blanche. La principale tâche de la politique progressiste aujourd’hui est de rassembler une masse critique autour d’une idéologie et d’un programme basés sur la solidarité de classe qui a pour tâche prioritaire de surmonter la force centrifuge de la suprématie blanche.

Cet article n’est pas là pour développer un tel programme, car il nécessite une réflexion très sérieuse et substantielle. Mais nous pouvons au moins formuler les principes clés qui devraient guider ce processus.

Le premier est que la suprématie blanche doit être placée au même niveau que la domination de classe et la discrimination sexuelle comme un problème central pour unir les forces progressistes.

Deuxièmement, elle doit être abordée de manière centrale, explicite et radicale dans tout effort de construction d’une coalition. Le « daltonisme », une option préférée par de nombreux libéraux, n’est pas une option.

Troisièmement, un vaste programme alternatif doit être construit autour de l’ « intersectionnalité’ des luttes autour de la classe, de la race, du sexe et de l’environnement qui constituent les lignes clés du conflit global entre les forces du progrès et celles de la réaction. Cela peut sembler une tâche difficile, mais il existe un précédent historique qui a fonctionné dans la mise en avant de la race dans une alliance basée sur l’intérêt commun : la guerre civile américaine. Ce n’est que lorsque les esclaves émancipés ont été rejoints par le président Abraham Lincoln pour sauver l’Union que l’impasse morale, politique et militaire a été levée et que le chemin de la victoire s’est ouvert. La guerre, a affirmé Lincoln, « se poursuivra tant que je serai président dans le seul but de restaurer l’Union. Mais aucune puissance humaine ne peut maîtriser cette rébellion sans utiliser le levier de l’émancipation comme je l’ai fait ». [26]

Enfin, si la référence aux intérêts communs est importante dans la création de coalitions progressistes, la référence ultime doit porter sur les valeurs communes d’égalité, de justice et de liberté. Se référer aux valeurs permet de toucher ce qu’il y a de meilleur chez les individus, un appel qui peut les faire sortir de l’enfermement dans leur intérêt immédiat. La guerre de Sécession fournit ainsi un exemple de réussite. Malgré les difficultés et les souffrances dues à l’absence de coton venant des états sudistes pour alimenter les usines et sauver les emplois, en raison du blocus du Nord, les travailleurs blancs du textile du Lancashire en Angleterre ont soutenu le Nord en raison de leur conviction dans l’injustice de l’esclavage. Comme l’a expliqué un ancien dirigeant chartiste, « le peuple avait dit qu’il y avait quelque chose de plus élevé que le travail, plus précieux que le coton... c’était le droit et la liberté, faire justice et rejeter tout ce qui est mal » [27]. Pour replacer les choses dans un contexte contemporain, une minorité d’électeurs blancs (42 %) n’a pas voté pour Trump, mais cela ne signifie pas que l’on ne peut pas en gagner plus par un appel passionné à leurs valeurs plutôt qu’à ce qu’ils perçoivent à tort comme leurs intérêts.

Parce qu’il n’est pas ancré dans l’articulation concrète et complexe de la propriété, des inégalités et de l’idéologie, le programme fiscal redistributif proposé par Piketty, qui repose sur le principe de la propriété privée temporaire de la propriété sociale, restera désincarnée.

5. Piketty et le Sud global

De son propre aveu, Piketty affirme que Capital et l’idéologie se consacre principalement à l’analyse des tendances en matière d’inégalité dans le Nord global et que ses prescriptions pour la transformation des régimes d’inégalité ont une pertinence limitée pour les pays du Sud global en raison de leurs sources limitées disponibles pour une fiscalité et une redistribution sous forme de prestations sociales. Pourtant, précisément parce que ses centres d’intérêt sont si vastes, dans les parties de Capital et idéologie où il traite des caractéristiques et du développement des inégalités dans certains pays du Sud, Piketty offre des perspectives importantes.

Tout d’abord, il rassemble un recueil de statistiques sur l’évolution des inégalités dans les sociétés esclavagistes et coloniales et en tire des enseignements et des propositions politiques. Ses estimations statistiques sur la rentabilité de l’esclavage aux Antilles sont particulièrement précieuses à cet égard. Rien que dans les années 1780, les profits du système esclavagiste dans les Amériques s’élevaient à 7 % du revenu national de la France, dont 3 % pour la seule Haïti. Pour protéger son indépendance durement acquise, Haïti a accepté de payer aux anciens propriétaires d’esclaves 150 millions de francs-or, ce qui représentait à l’époque 300 % du revenu national du pays, soit trois ans de production. Les créanciers français ont réussi à extraire en moyenne 5 % du revenu national d’Haïti entre 1849 et 1915, et la dette n’a été officiellement remboursée et effacée des livres de compte qu’au début des années 1950. Les conséquences tragiques que cet accord a imposées à Haïti sont soulignées par Piketty : « Pendant plus d’un siècle, de 1825 à 1950, le prix que la France voulut faire payer à Haïti pour sa liberté eut surtout pour conséquence que le développement économique et politique de l’île fut surdéterminé par la question de l’indemnité... » (p. 266). Pour la France, en revanche, la manne des réparations versées aux négriers plutôt qu’aux esclaves a été multipliée plusieurs fois en raison d’un réinvestissement constant. Il y a donc une bonne base économique et morale pour qu’Haïti demande des réparations à la France.

Les estimations de Piketty sur la manne de l’esclavage et ses arguments en faveur de réparations sur la base d’une justice transgénérationnelle renforcent l’approche d’une nouvelle école d’économie politique en Afrique, aux Antilles et aux États-Unis, l’« école de la stratification », qui construit un programme basé sur les intersections non seulement des inégalités actuelles de race, de classe, de sexe et d’environnement, mais aussi des inégalités transmises par l’histoire. Pour ces universitaires noirs progressistes, comme Sir Hilary Beckles et William Darity Jr, les réparations pour l’esclavage et le colonialisme sont un élément central d’un programme global visant à dépasser l’héritage du sous-développement [28]. Deuxièmement, l’école de la stratification accueillerait avec sympathie les propositions de Piketty pour une fiscalité progressive, ce qui vient du fait qu’ils sont tous deux influencés par Henry George. Beaucoup ont perdu leurs illusions sur la nationalisation ou la socialisation comme alternative à la propriété privée, parce que cela a donné naissance à une classe bourgeoise corrompue et dépendante de l’État, a placé l’efficacité de la production derrière une économie de rente, dirigé les profits des entreprises nationalisées vers des intérêts privés et choisi des responsables pour leur loyauté plutôt que pour leurs qualités de gestionnaires. En conséquence, certains d’entre eux défendent une politique de taxation importante des terres et des ressources contrôlées par les sociétés multinationales, les entreprises nationales et les élites locales propriétaires de terres, pour soustraire de leurs profits ce qui appartient légitimement à la société, comme le prescrit George. Piketty lui-même aurait probablement beaucoup à apprendre des approches de ces « georgiens » africains comme Franklin Obeng-Odoom, qui actualise George pour le contexte africain contemporain :

« Le système fiscal dans son ensemble peut être modifié pour récompenser l’effort et décourager la spéculation et les situations de monopole en déplaçant l’objet de l’imposition vers le foncier plutôt que des coûts de construction. Comme la valeur des terrains dans les villes riches en ressources ne cesse d’augmenter, une taxe sur les terrains augmentera les recettes de l’État, surtout si la législation introduisant une telle taxe supprime les nombreuses exemptions accordées aux entreprises multinationales. L’impôt sur le revenu peut alors être progressivement supprimé. La suppression des taxes sur le travail améliorera sa condition et créera des incitations dans tous les secteurs. À mesure que les revenus disponibles augmenteront, il y aura une augmentation des achats de produits locaux, qui à leur tour stimuleront l’activité économique, créant ainsi un cycle vertueux. La croissance de l’activité économique augmentera la valeur des terrains, et alimentera donc les fonds publics. Le processus lui-même générera des revenus également et développera l’expérience d’un État social et “georgien”. » [29]

Piketty peut apprendre non seulement des théoriciens noirs, mais aussi d’exemples pratiques très intéressants qui ont déjà mis en place le type d’État social qu’il appelle de ses vœux. À cet égard, il pourrait se pencher sur le cas de l’île Maurice :

« L’île Maurice prend ses programmes environnementaux très au sérieux. Elle taxe le pétrole du berceau à la tombe, de la production à la consommation, et utilise ces revenus pour inciter à des investissements plus écologiques. Le projet Maurice Île durable (MID), lancé en 2008, en est un bon exemple. Taxe sur les combustibles fossiles, la MID a doublé depuis cette date sur le charbon, le gaz de pétrole liquéfié et d’autres produits pétroliers. Elle a eu pour effet de rendre le prix de ces produits prohibitif afin de décourager leur utilisation. Dans le cas du charbon, son prix a augmenté de 9,4 %... De nombreuses préoccupations subsistent quant à savoir si le taux d’imposition est trop faible, de quelle manière la production peut être contrôlée plus directement et si la MID devrait être transformée en une taxe carbone à part entière ou en un système d’échange de droits d’émission amélioré. Toutes ces questions ont été posées dans l’intention d’améliorer le bilan environnemental du pays plutôt que de rejeter les références géorgiennes du pays. » [30]

 « L’île Maurice est un cas d’étude fascinant », conclut M. Obeng-Odoom, ayant « réussi à combiner la croissance économique avec la réduction de la pauvreté et une distribution plus égalitaire des ressources dans un environnement plus propre et plus vert, tout en restant ouvert au commerce international. » [31]

Conclusion

Thomas Piketty peut ou non se considérer comme marxiste, mais le point de vue que cet économiste français utilise pour son étude des inégalités appartient à l’école radicale et progressiste de la pensée sociale américaine, dont les pionniers ont été le penseur radical du début du XIXe siècle Thomas Skidmore et l’économiste progressiste de la fin du XIXe siècle Henry George.

Piketty et ses prédécesseurs radicaux/progressistes considèrent que la terre et les autres formes de richesse appartiennent à la société, mais que leur valeur est injustement accaparée par des intérêts privés. Ce qui revient aux riches, c’est une rente plutôt qu’un profit lié à leur travail, puisque ce sont les efforts de coopération de la société qui confèrent une valeur à la terre et aux autres formes de richesse. La tâche de la société est donc de récupérer ce qui lui revient de droit par le biais d’une taxation progressiste des patrimoines, de l’héritage et des revenus.

Le moteur de cette monopolisation des richesses n’est pas principalement dû à la dynamique du capitalisme, mais à une idéologie propriétariste dont la dynamique centrale est d’étendre sa portée au-delà des terres, à de nouvelles formes de richesses, telles que les actions et les obligations, et de légitimer leur appropriation par des intérêts privés. Il est donc essentiel de créer une contre-idéologie pour délégitimer l’idéologie propriétariste. Il s’agit, selon Piketty, de la notion de « propriété privée temporaire » des richesses détenues par la société dont une grande partie doit revenir à la société sous forme d’impôts, qui sont ensuite transférés en prestations sociales, un revenu de base universel et une dotation universelle en capital. Il est intéressant de noter que la propriété temporaire présente également une grande similitude avec l’idée de tutelle promue par l’incarnation du capitalisme de l’âge d’or, en la personne du milliardaire/philosophe Andrew Carnegie.

Le problème du traitement par Piketty de l’idéologie propriétariste est qu’il considère la socialisation des peuples par une idéologie et sa transmission générationnelle comme un processus largement rationnel, basé sur les intérêts des groupes sociaux. En fait, il y a un attachement à la propriété privée qui traverse les classes en raison du fait qu’elle a une base non rationnelle ou même irrationnelle. Cet attachement a été forgé par des personnages clés qui réfléchissent au déroulement de l’appropriation privée de la propriété et fournissent la justification idéologique de ce processus. Une contribution centrale est venue du philosophe du XVIIe siècle John Locke, dont la justification de la propriété privée était l’articulation du travail d’un individu avec la terre. Cette théorie de la valeur de la terre et de son travail est liée à sa théorie du contrat social par lequel la société conclut un contrat avec un pouvoir souverain, dont la pièce maîtresse est l’engagement de ce dernier à protéger la propriété individuelle. L’influence idéologique de Locke a été si forte aux États-Unis qu’un éminent chercheur a qualifié l’idéologie des Américains de « lockéanisme irrationnel ».

La théorie de la propriété de Locke n’était cependant pas une théorie qui offrait à tous un accès égal à la terre. Elle légitimait l’expropriation des terres communes des Amérindiens qui en dépendaient pour leur subsistance, au motif qu’ils ne l’enrichissaient pas de leur travail. La philosophie politique de Locke reconnaissait également l’égalité entre les Blancs, mais pas entre les Blancs et les Noirs. Le libéralisme est donc né en même temps que l’esclavage fondé sur la race, une contradiction qui a été incarnée plus tard dans la revendication à la liberté et à l’égalité universelles portée par les dirigeants de la révolution libérale américaine qui étaient en même temps des esclavagistes, dont le développement en tant qu’individus libres a été rendu possible par le travail des esclaves.

L’accès fondamentalement inégal à la propriété, à l’égalité et à la liberté a été institutionnalisé dans une démocratie de type « race dominante » qui a perduré jusqu’à nos jours, malgré la guerre civile qui a aboli l’esclavage au milieu du XIXe siècle et le mouvement des droits civiques des années 1960. Aujourd’hui, l’idéologie de la suprématie blanche est le pivot du Parti républicain, du Tea Party et d’autres organisations d’extrême droite.

Le programme de taxation proposé par Piketty, basé sur la propriété temporaire, est un programme social-démocrate imparfait parce qu’il ne reconnaît pas le pouvoir du lockéanisme irrationnel, et un programme « daltonien » qui ne reconnaît pas non plus la présence idéologique écrasante de la suprématie blanche.

Le lockéanisme irrationnel, avec sa dilution de la solidarité de classe, et la suprématie blanche, qui promeut la solidarité de race, se nourrissent l’un l’autre. La façon d’affaiblir les deux en ce moment est d’affronter l’héritage de la suprématie blanche avec une coalition intersectionnelle basée sur l’intérêt commun à surmonter les inégalités de race, de classe et de genre et la destruction de l’environnement. Mais, avant tout, un tel mouvement doit aller au-delà de l’intérêt commun et fonder son appel à tous les groupes sociaux basé sur leurs valeurs fondamentales d’égalité, de liberté et de justice. Ce n’est qu’en étant inséré dans l’articulation historiquement concrète de la propriété, de l’inégalité, de l’idéologie, que le programme fiscal progressiste de Piketty, basé sur le principe de la propriété temporaire, acquerra pertinence et force.

Walden Bello est coprésident du conseil d’administration de Focus on the Global South, basé à Bangkok, et professeur adjoint de sociologie à l’université d’État de New York à Binghamton. Il est l’auteur ou le co-auteur de 25 livres, dont les derniers en date sont Counterrevolution : The Global Rise of the Far Right (Nouvelle-Écosse : Fernwood, 2019) et Paper Dragons : China and the Next Crash (Londres : Bloomsbury/Zed, 2019). Il a reçu le Right Livelihood Award (alias Prix Nobel alternatif) et a été nommé Outstanding Public Scholar par l’Association des études internationales.

Ce texte a été traduit en français par Christophe Aguiton et Nicolas Bullard, avec l’aide de Deepl.

Notes

[1John Judis, « Thomas Piketty is Pulling Your Leg », Carnegie Foundation for International Peace, article republié de New Republic, 6 mai 2014.

[2David Harvey, « Afterthoughts on Piketty’s Capital », Reading Capital with David Harvey, 27 mai 2014.

[3Thomas Piketty, Capital in the 21st Century (Cambridge : Harvard University Press, 2014), p. 25-27.

[4Toutes les citations de Capital et idéologie auront leur numéro de page dans le texte.

[5Thomas Skidmore, The Rights of Man to Property (New York : 1829), tel que résumé dans Sean Wilentz, The Rise of American Democracy (New York : Norton, 2005), p. 353.

[6 Ibid, p. 354.

[7Henry George, Progrès et pauvreté : enquête sur la cause des crises industrielles et de l’accroissement de la misère au milieu de l’accroissement de la richesse, le remède, Guillaumin, Paris 1887, page XII.

[8L’Évangile de la richesse, par Andrew Carnegie. Traduction autorisée, Paris 1891, p. 28.

[9Ibid., p. 22-23.

[10Locke, comme ses contemporains, ne pensait qu’aux hommes en tant qu’acteurs politiques.

[11MacPherson, CB, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Première parution en 1971, Trad. de l’anglais (Canada) par Michel Fuchs. Préface de Patrick Savidan, Collection Folio essais (n° 446), Gallimard.

[12Hartz, Louis, Histoire de la pensée libérale aux États-Unis, Trad. de l’américain par Jacques Eymesse, Paris : Économica, 1990.

[13 Ibid.

[14 Ibid.

[15John Locke, cité dans Losurdo, Domenico, Contre histoire du libéralisme, La Découverte, 2013

[16John Locke, cité dans Ibid.

[17sdend Cité dans Losurdo, Domenico, Contre histoire du libéralisme, La Découverte, 2013.

[18Charles Mills, cité dans Daniel Steinmetz-Jenkins, « Liberalism Still Has a Chance », Entretien avec Charles Mills, The Nation, 28 janvier 2021.

[19Losurdo, op. cit., p. 40.

[20Wilentz, p. 587.

[21Pierre van den Berghe, Race et racisme : A Comparative Perspective (New York : Wiley 1967).

[22l est important de noter ici que dans le cas du Sud, on avait un système marqué non seulement par la répression politique et civile mais aussi un système économique semi-esclavagiste. Comme l’a dit Ian Haney Lopez, « Le bail des condamnés a recréé directement un fac-similé de l’esclavage, avec des travailleurs condamnés détenus et exploités sous la terreur du fouet dans les champs, les usines et les mines. Mais il a également reconstitué la stratification raciale d’avant la guerre civile en soutenant la montée de la servitude de la dette et du métayage dans le Sud rural. L’omniprésence et le caprice du système garantissaient que pratiquement aucun Afro-Américain n’était en sécurité s’il n’était pas sous la protection et le contrôle d’un propriétaire terrien ou d’un employeur blanc. Si vous vouliez être sûr de pouvoir rentrer chez vous, plutôt que d’être chassé, emprisonné sous de fausses accusations et vendu dans le système de location des condamnés, vous aviez besoin de la caution d’un homme blanc puissant. Les Noirs se sont lancés dans le métayage, une relation qui s’apparentait elle-même à l’esclavage, en partie parce qu’ils avaient besoin de patrons blancs pour les protéger du système mortel du travail des condamnés. La menace mortelle du travail des condamnés et de la chaine a soumis les Afro-Américains à un système de péage agricole au moins jusqu’au milieu des années 1940 ». Ian Haney Lopez, Dog Whistle Politics (New York : Oxford University Press, 2014), pp. 40-41.

[23Mills.

[24Ian Haney Lopez, Dog Whistle Politics : How Coded Racial Appeals Have Reinventted Racism and Wrecked the Middle Class (New York : Oxford University Press, 2014), pp. 188-189.

[25Mills.

[26ité dans McPherson, James M., La guerre de Sécession, 1861-1865, Béatrice Vierne (Traducteur) Robert Laffont, 1991.

[27Cité dans ibid.

[28Voir Franklin Obeng-Odoom, Property, Institutions, and Social Stratification in Africa (Cambridge : Cambridge University Press, 2020), pp. 56-58.

[29 Ibid., p. 276.

[30 Ibid., p. 279.

[31 Ibid., pp. 279-280.

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