L’expression monétaire de la valeur-travail

vendredi 11 juin 2021, par Vincent Laure van Bambeke *

Il y a quelques années déjà, nous proposions un livre dans lequel étaient examinées les principales théories contemporaines de la transformation des valeurs-travail en prix de production. Cette question, constamment reprise depuis deux siècles, étudie pourquoi et comment la recherche de l’accumulation du capital aboutit à la formation de prix des marchandises qui s’écartent de l’équivalent monétaire de la quantité de travail nécessaire à la production de chacune d’elles.

Question posée par l’économie politique, à laquelle Marx avait proposé une réponse, mais qui fut contestée dans la plus grande part de la littérature depuis. N’est-il donc pas possible de confirmer les intuitions de Marx, dont l’une des conséquences est d’expliquer le profit capitaliste par l’exploitation de la force de travail ? Notre réponse était déjà positive et nous approfondissons ce sujet dans un nouvel ouvrage intitulé La valeur du travail humain, Essai sur la refondation de l’expression monétaire de la valeur-travail, publié par les éditions l’Harmattan cette année [1] et dans lequel nous proposons une refondation de l’expression monétaire de la valeur-travail.

I- Exposé du problème

La relation entre la valeur produite par le travail humain et son expression monétaire (le prix de la marchandise produite) est un thème récurrent qui a animé les débats entre les économistes des différentes écoles pendant des siècles. Bien sûr, les grands penseurs de l’économie classique (notamment Adam Smith et David Ricardo) établissaient un lien entre les prix des différents produits et le temps de travail nécessaire, directement et indirectement, pour les fabriquer mais leurs conclusions étaient contredites par la tendance à l’établissement d’un taux de profit uniforme, si aucune barrière n’entrave les mouvements des capitaux entre les branches. Quand le capitalisme est suffisamment développé, la concurrence et la fluidité du capital vers les activités les plus rentables tendent à établir un taux de profit moyen au sein de l’économie. Pour Adam Smith, la loi de la valeur ne s’appliquait qu’aux sociétés primitives et pas à la société moderne. Pour David Ricardo, elle ne s’appliquait qu’imparfaitement dans le capitalisme. Ultérieurement, et dans un cadre conceptuel différent, Karl Marx pensait pouvoir dépasser cette difficulté en affirmant que les marchandises ne sont plus vendues à leurs valeurs mais à des prix « moyens » différents des valeurs. Toute la difficulté consiste à expliquer la relation entre ces deux termes. Ainsi naissait le problème de la « transformation » des valeurs en prix de production. Évidemment, malgré la domination de la théorie néoclassique, la question de la relation entre la valeur produite par le travail humain et son expression monétaire se pose encore aujourd’hui pour les économistes, non seulement pour analyser la formation et l’évolution des prix, mais aussi la logique même de l’accumulation du capital, comme le voyait Marx.

II- Réfutation des thèses dominantes

Tout économiste particulièrement bien formé dans les écoles de commerce anglo-saxonnes ou les universités occidentales a appris que la théorie classique de la valeur-travail est obsolète, et cela se décline en quelques prétendus théorèmes [2] :

« Théorème 1 » : La transformation des valeurs en prix est logiquement impossible, il n’y a pas d’algorithme permettant le passage de l’espace des valeurs dans l’espace des prix.

« Théorème 2 » : Les équations d’égalités posées comme fondamentales par K. Marx, entre d’une part la somme des prix et la somme des valeurs, et, d’autre part entre la somme des plus-values et la somme des profits, n’ont plus aucune raison logique d’être vérifiées.

« Théorème 3 » : Tous les secteurs ne participent pas à la détermination du taux de profit général, car celui-ci est établi exclusivement par les secteurs dits fondamentaux, c’est-à-dire ceux qui produisent les instruments de production et les biens de consommation ouvrière. En conséquence, les biens de luxe n’exercent aucune influence sur la détermination du taux général de profit. Paul Sweezy donna à cette affirmation le nom de « corollaire de Ladislaus von Bortkiewicz » [3].

Dans ce nouveau livre nous démontrons que ces prétendus « théorèmes » ne sont pas fondés.

1. Les théorèmes évoqués ci-dessus reposent sur une interprétation erronée de Marx, d’inspiration micro-économique. Celui-ci n’a jamais affirmé que la somme des prix unitaires devait être égale à la somme des valeurs unitaires, comme l’affirment certains commentateurs [4]. Il précise que « dans la société, lorsqu’on considère l’ensemble de toutes les branches de production, la somme des prix de production des marchandises produites est égale à la somme de leurs valeurs » [5]. Le terme prépondérant dans cette citation nous semble être : « lorsqu’on considère l’ensemble de toutes les branches de production ». Ce qui signifie, selon nous, que la somme des productions de toutes les branches évaluée en valeur est égale à cette somme de productions évaluées en prix de production de marché. Cette nuance apparemment secondaire met en exergue le rôle des quantités de marchandises produites par chaque branche et aussi le rôle du montant du capital qui est investi dans chaque branche, ce qui est totalement occulté par les auteurs académiques.

  • En outre, l’économie dominante néglige les transferts de valeurs d’une période à l’autre [6]. En ce qui nous concerne, nous reconsidérons au contraire cette notion comme fondamentale. Le concept de capital fixe joue ici un rôle prépondérant. D’un côté, celui-ci transfère progressivement sa « valeur » à la production qu’il contribue à fabriquer et, d’un autre côté, les fonds initiaux qui ont permis d’acquérir les bâtiments, les machines, etc., doivent être reconstitués au moment de la vente des marchandises produites à l’aide de ces moyens de production. Ils sont reconstitués progressivement chaque année durant la durée de vie des biens achetés avec ces capitaux (par exemple des bâtiments et des machines), indépendamment des méthodes comptables d’amortissement de ces immobilisations (linéaires, dégressives ou dérogatoires). Cela nous conduit à repréciser la notion de « valeur ajoutée », définie généralement comme la différence entre la production totale et les consommations intermédiaires (matières premières, énergie, eau...), grâce aux concepts de « valeur additionnelle » et de « valeur transmise ». Autrement formulée, la valeur de la production d’une année correspond à la somme de la valeur des périodes antérieures transmise à la valeur de la production de la période actuelle et de la valeur additionnelle créée durant cette période [7].
  • Par ailleurs, nous estimons que l’hypothèse d’une mobilité du capital entre les branches joue un rôle fondamental dans l’émergence d’une solution. Nous montrons dans cet ouvrage que, sous cette hypothèse, il existe toujours une répartition du capital pour laquelle, simultanément, d’une part la somme des productions de toutes les branches évaluées en valeurs est égale à ce même agrégat évalué en prix de production de marché, et d’autre part la somme des plus-values est égale à la somme des profits, alors que la théorie dominante juge cela impossible ou le fruit du hasard.
  • Nous démontrons aussi que tous les secteurs participent à la détermination du taux de profit général, contrairement à ce qu’affirme le « corollaire de Bortkiewicz » évoqué ci-dessus. 


III- Une nouvelle solution

Nous décrivons alors les mécanismes qui font converger les prix courants vers les prix de production de marché, dans un système capitaliste caractérisé par un usage massif de capital fixe et dans lequel les mouvements des capitaux entre les branches ne sont pas entravés. Pour faire cette démonstration nous faisons appel à un processus itératif et en utilisant une méthode mathématique nouvelle de calcul des coefficients de transformation inspirée des travaux des mathématiciens Moore et Penrose [8].

Les principaux résultats auxquels nous aboutissons au terme de cette démarche sont les suivants :

1. Nous montrons qu’il est possible d’établir une nouvelle méthode itérative dans laquelle les prix et les quantités sont déterminés alternativement, chaque terme étant conditionné par l’autre.

2. Nous réfutons le chemin de croissance optimal (dit de von Neumann dans la littérature économique) selon lequel tous les secteurs croissent à un taux optimal (par ailleurs égal au taux de profit) et où les taux de surplus sont identiques dans toutes les branches. Ce cas est présenté par la théorie dominante comme la seule solution envisageable au problème de la transformation. Nous montrons qu’en réalité il ne s’agit que d’une solution particulière qu’il convient de dépasser en exposant toutes les autres solutions possibles. Par exemple, nous montrons que, lorsque l’on considère une économie formée de trois branches, les nombreuses solutions appartiennent à une droite dans l’espace à trois dimensions. Il est ainsi mis fin à l’idée que la transformation des valeurs en prix de production n’est possible que dans le régime de croissance de von Neumann.

3. Par ailleurs, nous discutons le corollaire de Bortkiewicz selon lequel le taux de profit dépend exclusivement des branches dites fondamentales et est indépendant de la production de biens de luxe. Dans le chapitre où est étudiée une économie formée de plusieurs branches, nous exposons tout d’abord les cas où les capitalistes remplacent seulement les immobilisations usées et consomment toute la plus-value excédentaire (reproduction simple) et puis le cas où ils accumulent toute la plus-value et ne consomment pas de biens de luxe (accumulation optimale). Puis, nous démontrons mathématiquement que, entre ces deux possibilités, il existe une infinité de cas pour lesquels la transformation des valeurs en prix de production est possible et que pour chacun de ces cas le taux de profit est différent. Le corollaire de Bortkiewicz est mis en défaut.

4. Enfin, dans cet ouvrage, pour la première fois est expliqué le mouvement séculaire et paradoxal des capitaux des branches à faible intensité capitalistique vers celles qui sont à forte intensité capitalistique, en application de la loi de la valeur. Nous avons aussi tenu compte des transferts de valeurs d’une période à l’autre, des mouvements des capitaux vers les activités les plus rentables, des modifications de la répartition du capital, de la péréquation de la plus-value entre les branches et des transferts de valeurs entre branches en fonction de la composition organique du capital (répartition du capital entre capital constant achetant les moyens de production et capital variable payant les salaires). La nouvelle solution proposée au problème de la transformation des valeurs en prix de production est plus générale que les précédentes. Elle permet de traiter des situations d’équilibre, mais aussi de déséquilibre, et surtout elle nous semble conforme à l’esprit, aux hypothèses et aux résultats de l’auteur du Capital.

Notes

[1Vincent Laure Van Bambeke, La valeur du travail humain, Essai sur la refondation de l’expression monétaire de la valeur-travail, Paris, L’Harmattan, 2021 ; Les méandres de la transformation des valeurs en prix de production, Paris, L’Harmattan, 2013 (présentation de celui-ci dans « De la valeur-travail aux prix de productionouLes méandres de la transformation des valeurs en prix de production », Les Possibles, n° 2, Hiver 2013-2014).

[2Liste non exhaustive évidemment. On consultera par exemple Lefteris Tsoulfidis et Persofoni Tsaliki, Classical Political Economics and Modern Capitalism, Springer, 2019, p. 83.

[3Paul M. Sweezy, The theory of capitalist developpement, Principes of Marxian Political Economy (1942), New York et Londres : Modern Reader.

[4Voir par exemple L. Tsoulfidis L. et P. Tsaliki, op. cit., p. 94 ; et Alain Béraud et Gilbert Faccarello (sous la dir. de), Nouvelle histoire de la pensée économique, Paris, La Découverte, tome 2, 2000, p. 101 ; ou encore Gérard Duménil, De la valeur aux prix de production, Paris, Economica, 1980, quatrième de couverture : « Depuis près d’un siècle, la controverse sur la « transformation » des valeurs en prix de production demeure, au sein de la théorie marxiste et à sa périphérie, l’objet d’une vive polémique. L’impossibilité de la vérification simultanée des deux conditions posées au livre II du Capital : la somme des valeurs égale la somme des prix, la somme des plus-values égale la somme des profits, est présentée, par les détracteurs de l’analyse marxiste, comme une faille fondamentale. Pour les marxistes eux-mêmes, la question reste épineuse, quelles que soient les positions de repli envisagées ».

[5Karl Marx, Le Capital, Livre III, Paris, Éditions sociales, 1974, Tome 1, p. 176

[6G. Duménil, op. cit., p. 56 : « C’est pourquoi l’histoire de la marchandise qui nous est « racontée » par les équations des valeurs dans leur écriture sérielle n’est pas l’histoire effective de la marchandise, mais cette même histoire relatée telle qu’elle se serait déroulée si la marchandise, et tous ses antécédents, étaient produits selon les conditions de production du moment. En d’autres termes, et toujours par référence aux valeurs, la marchandise est entièrement réévaluée à chaque instant selon les conditions du moment. »

[7La valeur additionnelle correspond à la valeur ajoutée nette. La valeur transmise étant la différence entre la valeur ajoutée brute et la valeur ajoutée nette.

[8Initié il est vrai par Brody, Morishima et Shaikh.

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