Recension de Migrations forcées, discriminations et exclusions, Les enjeux de politiques néocoloniales, coordonné par Alain Fabart et Claude Calame

vendredi 11 juin 2021, par Catherine Samary *

« Interroger les causes à l’évidence multiples des migrations forcées, montrer les différentes formes de discrimination dont les exilés sous la contrainte sont les victimes, questionner le soubassement idéologique des différentes formes de stigmatisation qui les frappent, mais aussi proposer des issues aux exclusions qui les condamnent à l’invisibilité, dans l’immédiat et à plus long terme, tels sont les objectifs de la collection des contributions offertes dans le présent ouvrage » – tels sont les objectifs que Claude Calame et Alain Fabart – co-directeurs de ce précieux ouvrage collectif [1] présentent dans leur préface. L’ouvrage répond fort bien aux objectifs affichés. Et l’on peut y ajouter qu’un tel recueil est essentiel à l’affirmation d’une orientation et identité altermondialistes et un outil précieux d’éducation populaire tournée vers l’action.

Il présente une vue d’ensemble d’un système-monde inégalitaire où, au-delà de différenciations culturelles et politiques, s’impose de fait une vaste prolétarisation (S. Bouamama), et pour celles et ceux qui doivent s’exiler, la désaffiliation et le déracinement (É. Balibar), puis dans le pays de refuge, des discriminations enfreignant aussi bien les droits de la personne que les droits sociaux, pour aller jusqu’à la négation de la qualité d’être humain. Car les dizaines de milliers de disparitions, les odieux « arrangements » des pouvoirs européens pour sélectionner et externaliser les migrant.es vers des pays frontaliers ou sous-traiter leur disparition meurtrière à des milices libyennes sont de véritables « crimes contre l’humanité » de l’Union européenne (C. Calame et A. Fabart).

Bien loin, donc, de généralités, divers articles analysent les terribles facettes – et causes immédiates et profondes – des migrations forcées (C. Calame, A. Fabart, C. Wihtol de Wenden), notamment environnementales qui menacent d’être croissantes (H. Lefebvre). Celles et ceux qui sont forcé.es à l’exil affrontent les risques mortels des traversées macabres, l’errance, les humiliations et discriminations subies aux frontières de l’Union européenne (É. Balibar) – ou ailleurs dans le monde. Car si l’UE est ici l’ancrage des responsabilités militantes immédiates, la globalisation économique et financière produit ailleurs les mêmes rapports de domination néocoloniale avec leur lot de migrations contraintes de fait mondiales (C. Wihtol de Wenden). Entre le « statut » de réfugié.es (dans un contexte où la demande d’asile est de moins en moins admise) d’un côté, celui de migrant.es de l’autre, hommes femmes et enfants affrontent le plus souvent l’illégalité forcée, la clandestinité et finalement l’expulsion.

Tous ces drames sont ici exposés dans le cadre d’une démarche de « politisation » bien plus profonde qu’une « simple » solidarité morale envers ces migrations forcées (A. Nuselovici). Ce qui impose en premier lieu la dénonciation des fantasmes que M.-C.Vergiat déconstruit. Ils se doublent des mensonges des discours dominants (J. Brachet) au cœur d’une idéologie fortement européocentrée (S. Bouamama) qui propage ses théories du « choc des civilisations » (R. Martelli) ou encore du Grand remplacement (J. Brachet). Les affirmations « identitaires » contre les migrant.es sont devenues un enjeu électoral déterminant (A. Nuselovici). Derrière les idéologies mensongères sont mises à nus les facettes diverses d’une mondialisation qui n’a rien de naturel. Des conflits armés pour l’appropriation des ressources naturelles au soutien à des régimes politiques autoritaires et répressifs, des destructions des services publics de base (notamment pour la formation et la santé) à l’urbanisation sauvage, du démantèlement des droits sociaux à la dégradation de l’environnement (H. Lefebvre) – ce sont toutes les facettes d’un ordre politique et socio-économique dit néolibéral qui sont mises à nu. Cette mondialisation dominée par le capitalisme financier (G. Massiah) impose en particulier, via de puissantes institutions et des traités de libre-échange, ses mesures d’ « ajustement structurel » accompagnant les « principes » d’une « concurrence libre et non faussée » qui creuse les inégalités (R. Martelli) et accroît les discriminations sociales – notamment pour les populations immigrées. Celles-ci subissent ce faisant surexploitation et racisme, aidant à la stratification des exploité.es (S. Bouamama).

Mais comment résister et impulser le renversement économique, social, politique et idéologique qui s’impose ? Plusieurs articles (J. Brachet, M-C. Vergiat, C. Wihtol de Wenden) examinent de façon critique certaines actions internationales ou promues dans le cadre de l’ONU. Ainsi, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a pour mandat de « promouvoir des migrations humaines et ordonnées dans l’intérêt de tous ». Source de statistiques précieuses quant aux mouvements migratoires parmi lesquels la « migration forcée » tient une place importante, l’OIM a en charge de veiller au respect d’un droit international de la migration dont les bases sont encore floues et non partagées par beaucoup de pays. De même, dans plusieurs pays en guerre et dans des pays d’accueil de victimes de conflits, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés est supposé réguler l’accueil des réfugiés qui s’entassent dans de précaires campements. L’ONU s’est dotée en 1990 d’une Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles. Mais il faut souligner que cette convention, signée uniquement par 39 États, dont aucun du « Nord », est pratiquement restée lettre morte. De plus, organisé dès 2007, le Forum mondial sur la migration et le développement a débouché fin 2019 sur le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » (régulières signifiant ici légales au regard des droits régaliens édictés par les États singuliers). Mais là encore, du côté des pays du Nord, ce « Traité de Marrakech » a suscité cinq oppositions majeures (États-Unis, Hongrie, République tchèque, Pologne et Israël) et quinze abstentions dont l’Autriche, l’Australie, la Bulgarie, l’Italie, la Roumanie, la Suisse, l’Algérie, et le Chili. De plus et surtout, il est non contraignant. Récemment, en France des États généraux des migrations (EGM) ont été impulsés, pour coordonner les actions de près de 500 organisations et associations locales et nationales. Dans un courrier adressé en juin 2017 au président Macron, les EGM dénonçaient les « situations inacceptables » réservées aux migrantes et migrants pour revendiquer la construction collective de « propositions pour démontrer qu’une autre politique migratoire est possible ». On sait ce qu’il en est advenu depuis, notamment avec l’adoption de la loi « Asile et Immigration »… Gustave Massiah souligne également que face aux violations systématiques des droits des exilé.es, en réponse à la demande de près de 500 organisations de migrant-e-s et de réfugié-e-s, le Tribunal permanent des peuples a tenu différentes audiences en Europe, à Barcelone, à Palerme, à Paris, à Londres et à Berlin entre juillet 2017 et novembre 2020.

L’ouvrage ne se contente pas de déconstruire des mythes et de dénoncer des politiques. Il présente d’autres interprétations aux macabres et inhumaines réalités produites par ce (dés)ordre mondial, mais aussi des réponses. Celles-ci relèvent de critères solidaires et égalitaires altermondialistes (G. Massiah) à différentes échelles et selon des temporalités combinées de luttes. De véritables impératifs immédiats sont mobilisés visant l’interdiction de la « brutalisation » et de la répression, l’interdiction de la « discrimination d’origine, fondée sur des critères nationaux, raciaux, religieux », ou l’interdiction de l’externalisation des demandes d’asile accompagnée du refoulement des réfugiés (É. Balibar). Mais la démarche altermondialiste se traduit plus généralement par la bataille frontale pour « l’égalité des droits et l’accès égal aux droits pour toutes et tous », la dénonciation des discriminations, l’exigence de citoyenneté de résidence ou d’accueil inconditionnel (G. Massiah). L’ensemble se déploie dans une perspective d’hospitalité déclinée dans différentes contributions, par référence par exemple à la Charte de Lampedusa adoptée au début 2014 (D. Lochak, É. Balibar, A. Nuselovici) [2]. Cette charte revendique, au titre de mesures à moyen terme, la liberté de circulation et la liberté de choix du lieu de résidence. C’est soulever toute la question de la liberté de circulation et d’installation telle qu’elle est formulée dans l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (C. Calame & A. Fabart). Mais, au-delà des axes de revendications, est également soulevé l’enjeu de l’émergence d’un mouvement politique – notamment au sein de l’UE – apte à transformer les victimes de discriminations et marginalisation en sujets politiques (A. Nuselovici).

Sur le fond et à plus long terme enfin, émerge de l’ouvrage l’exigence d’une remise en cause du système qui est à la racine de si profondes inégalités sociales et d’irrémédiables destructions environnementales, porteuses de catastrophes comme l’épidémie du coronavirus. Face à ces réalités, de véritables impératifs sont soulevés et mobilisés : le « droit de l’hospitalité (É. Balibar), et de « circulation » (D. Lochak) – exigences « de civilisation » (R. Martelli) et de mobilisations pour des réponses relevant de l’urgence mais aussi d’un rejet profond d’un tel système. Saïd Bouamama analyse ce qu’il nomme des « assassinats institutionnels de masse ». Les dénoncer, et y opposer une logique solidaire et égalitaire, c’est contester l’ordre capitaliste mondial existant dans ce qu’il a d’organiquement xénophobe et néocolonial.

On ne saurait pleinement rendre compte de l’intérêt de cet ouvrage sans souligner les qualités (au sens fort) et la diversité des personnes qui y contribuent. En voici donc la présentation, nominale.

Saïd Bouamama, Sociologue et militant du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP). Il a en particulier publié La Tricontinentale, Les peuples du Tiers-monde à l’assaut du ciel, Paris, Syllepse, 2016, et de PLANTER du BLANC, Chroniques du (néo-) colonialisme français, Paris, Syllepse, 2019.

Julien Brachet, Chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) – Développement et Sociétés (DEVSOC), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Rédacteur en chef de la revue Politique africaine, il est l’auteur de Migrations transsahariennes. Vers un désert cosmopolite et morcelé, Le Croquant 2009.

Claude Calame, Directeur d’études à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris), membre de la LDH et de l’Espace de travail Migrations d’Attac. Il a publié Avenir de la planète et urgence climatique, Au-delà de l’opposition nature/culture, Fécamp,Lignes, 2015, et dirigé Identités de l’individu contemporain, Paris, Textuel, 2008.

Alain Fabart, Économiste « aménagement du territoire, urbanisme et prospective », militant associatif pour le développement de l’Éducation Populaire, animateur de l’Espace de travail Migrations d’Attac et membre du Conseil scientifique, ancien conseiller municipal, militant et membre du bureau de l’association Salto de solidarité et de soutien aux migrants et aux personnes en situation d’exil, aux demandeurs d’asile et mineurs non accompagnés.

Henri Lefebvre, Chargé de projets au CRID (Centre de Recherche et d’Information pour le Développement. Co-auteur de Les “migrations environnementales” pour les null.e.s, État des lieux des réflexions sur les migrations environnementales du point de vue de la solidarité internationale, Paris, PPDM, 2019.

Danièle Lochak, Professeure émérite de droit public à l’Université Paris-Nanterre, ancienne Présidente du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI). Elle est l’auteure notamment de Le droit et les paradoxes de l’universalité, Paris (PUF) 2010, et Les droits de l’homme, Paris, La Découverte, 2018 (3e éd.).

Roger Martelli, Historien, codirecteur de la revue Regards, ancien co-président de la Fondation Copernic. Il a publié en particulier La Bataille des mondes, Paris, Éditions François Bourin, 2013, et L’identité c’est la guerre, Paris, Les liens qui libèrent, 2016.

Gustave Massiah, Professeur émérite à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette, ancien président du CRID (Centre de recherche et d’information pour le développement), membre du Conseil scientifique d’Attac-France. Il est l’auteur avec Élise Massiah de Une stratégie de l’altermondialisme, Paris, La Découverte, 2011.

Alexis Nuselovici (Nouss), Professeur, Centre interdisciplinaire d’étude des littératures d’Aix-Marseille (CIELAM), Aix-Marseille Université, Chaire « Exil et migrations », Collège d’études mondiales, auteur en particulier de La condition de l’exilé. Penser les migrations contemporaines, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2015.

Marie-Christine Vergiat, Députée européenne de 2009 à 2019, Vice-Présidente de la Ligue des droits de l’Homme. Elle est l’auteure de Pour une Europe de l’égalité et de la citoyenneté, Paris, Arcane 17, 2014.

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Notes

[1Éditions du Croquant, 2020. Issu d’un dossier sur ce sujet publié dans Les Possibles, n°19, sur le site d’Attac-France, il regroupe les contributions de E. Balibar, S. Bouamama, J. Brachet, C. Calame, A. Fabart, H. Lefebvre, D. Lochak, R. Martelli, G. Massiah, A. Nuselovici, M.-C. Vergiat, C. Wihtol de Wenden.

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